Quel impact les outils informatiques vont-ils avoir (ont-ils
déjà)
sur les pratiques de recherche en littérature,
en particulier dans le domaine français ?
par Michel Pierssens, Université de Montréal
Pour répondre à cette question, je prendrai l’exemple
concret du séminaire que j’anime à l’Université de
Montréal sur « Savoirs et littérature au 19e siècle ».
1. Dans un premier temps, essayons de représenter graphiquement
ce « territoire » en dressant la carte des lieux et des rapports
entre ces lieux. (cf. tableau cliquable ci-dessous)
2. Je vais maintenant en esquisser une analyse sommaire, en recourant aux
outils conceptuels que l’épistémologie contemporaine nous
a rendu familiers : local, global, réseau, etc.
Première observation : le travail de recherche, désormais
collectif, se déroule à la fois dans un espace local, un
espace global et – sous-ensemble de ce dernier – dans un espace de délocalisations.
1. Impact local :
Le premier effet des applications informatiques est d’amener, à
plus ou moins long terme, la fin du privilège des chercheurs locaux
sur la culture locale (celui, par exemple, des universitaires parisiens
sur la littérature française grâce à leur accès
direct à l’archive concentrée à la B.N.)
De manière plus complexe, nous allons assister à un changement
en profondeur de la nature de nos objets et de nos outils :
- Les textes vont prendre la forme d’hypertextes (même s’ils
demeurent des textes, notre représentation en est désormais
hypertextuelle)
- Les corpus ne seront plus exclusivement textuels, ni même
hypertextuels : ils deviennent de plus en plus des hypermédias
(parallèlement au déplacement qui substitue de plus en plus
l’étude du livre à celle des textes proprement dits)
- Les produits de nos études vont eux-mêmes se transformer :
aux articles et livres classiques vont se substituer peu à peu les
notes brèves (rhétoriquement allégées), les
analyses statistiques, les présentations d’archives, les états
génétiques, etc. La traduction (en un sens large) remplacera
donc l’interprétation.
- L’étude de nos objets va se faire de plus en plus collective,
interactive, centrée sur des produits éclatés, perpétuellement
amendables.
- Incidemment, des problèmes d’évaluation se poseront
de plus en plus, avec des conséquences difficiles à mesurer
sur l’évolution des carrières et les politiques institutionnelles.
- La réception de nos produits critiques va cesser d’être
contrôlable : le clonage et la diffusion informatique de tout
objet numérisé en rend impossible une politique de gestion
hiérarchisée et graduée entre diffusion locale et
diffusion globale. Avec les problèmes de propriété
que cela pourra entraîner.
- En revanche, la production locale d’outils spécifiques deviendra
plus aisée, ainsi que leur mise à disposition globale (ce
qui permettra de les critiquer plus efficacement) : banques de données,
outils d’analyse informatique, documents d’orientation, etc.
2. Impact global
Deux grandes catégories d’outils vont devenir
disponibles :
- Logiciels de navigation spécialisés
sur intranets
- Logiciels de navigation sur l’Internet pour la fabrication
et l’accès à la Toile, aux listes, aux IRC, aux liaisons
voix et graphique (Net meeting) ou vidéo
De nouveaux noeuds de ressources, déjà en voie de constitution,
vont devenir disponibles :
- Fonds spéciaux des bibliothèques, centres de documentation,
instituts de recherche, etc. (outre les catalogues, déjà
acccessibles universellement)
- Sites installés sur la Toile et d’origines diverses :
amateurs, institutions, chercheurs, groupes, etc.
- Fonds d’archives numérisés, publics ou privés,
commerciaux ou non
- Grands projets de numérisation (BNF, TEI, OTA, etc.)
- Banques de CDroms
Surtout, des actions de recherche d’un genre tout nouveau vont pouvoir
prendre forme :
- Formation de groupes de recherche complexes, à participation
locale, plurilocale ou globale, partiellement dématérialisés,
à pilotage démocratique et publiconstants (l’organisation
politique de ces groupes – au sens simplement fonctionnel de ce terme –
va poser des problèmes intéressants)
- « Publiconstants » : les publications
de ces groupes se feront de manière permanente, sous forme d’un
flux d’information, dont l’archivage sera soumis à remaniement constant
- (problème de l’avenir des revues)
- Des colloques dématérialisés pourront s’organiser
à la demande, de manière quasi-immédiate, sans frontières
local/global
- Même remarque pour les séminaires, qui pourront être
ouverts, plurilocaux ou entièrement dématérialisés
- Au niveau de l’enseignement, enfin, il est clair que les cours et
séminaires pourront/devront être de plus en plus déterritorialisés
ou délocalisés (leurs animateurs pourront être situés
physiquement absents, en déplacement, multiples, etc. – ce qui posera
le problème de l’affiliation institutionnelle et du financement,
de même que celui du rattachement des étudiants)
3. Délocalisation
Les effets examinés ci-dessus impliquent tous
un brouillage des frontières entre local et global
Une structuration nouvelle des institutions de recherche va émerger,
impliquant des formes à réinventer pour la composition des
équipes, leur financement, l’évaluation de leurs produits,
la mobilité des chercheurs, la tutelle des étudiants, la
responsabilité des publications.
Au plan individuel, on attendra maintenant de tout chercheur localisé
physiquement en un lieu déterminé qu’il publie en permanence
sur son réseau, ouvert interactivement aux initiatives externes
et au téléguidage partagé (cf. l’homme dans l’espace :
il nous faudra élaborer des sortes de « critical mission
controls »)
Principaux problèmes à régler à partir de là :
la question de l’identité nationale de la recherche (non du chercheur),
celle de l’élaboration et de la responsabilité de la récompense
individuelle, celle de l’argent (sources de financement, retombées,
répartition).
Quelques réflexions de portée épistémique :
Les questions qui nous sont posées ne sont
pas seulement d’essence technique, mais aussi de nature sociale, politique,
philosophique.
Nous devons essayer de mieux comprendre ce que nous sommes en train de
construire (ce qui est en train de se construire en partie tout seul, par
auto-organisation).
Nous pouvons nous appuyer sur des analyses comme celles de Pierre Lévy
(« Les arbres de connaissance ») ou de Bruno Latour
(les « faitiches »). En effet, nous sommes désormais
déjà partie prenante de montages complexes assemblant de
manière inédite des projets, des savoirs, des archives, des
machines, des systèmes, des réseaux, des flux d’argent et
de pouvoir.
Ouvertures sur la pratique :
Comme le montre l’exemple, limité, du séminaire de
Montréal, il est devenu réellement possible aujourd’hui de
conduire un travail de recherche ouvert, appuyé sur les outils techniques
offerts par l’informatique. Je crois qu’il faut désormais en tenir
compte dès l’étape de conception des projets : avec
qui souhaitons-nous travailler ? Où se trouvent les chercheurs,
les équipes, les idées, la documentation, les archives ?
Comment les organiser en réseau, en fonction de quelles ressources
techniques ? Comment hiérarchiser les fonctions, répartir
les responsabilités, programmer la diffusion des résultats ?
Comment élaborer les montages financiers ?
Il ne s’agit, autrement dit, que de faire ce que nous faisons déjà
quand nous construisons des programmes de recherche « fermés »,
mais en intégrant cette fois de manière systématique,
à toutes les étapes, les moyens techniques capables de les
ouvrir.
Schéma des interconnections rattachées au séminaire
« Savoirs et littérature au 19e siècle »