Journal LittéRéticulaire

 
Littéréticulaire : néol., adj. (de littéraire et réticulaire), propriété d'un texte où s'associent, aux valeurs traditionnelles et aux figures classiques du texte littéraire, les significations et effets de sens provoqués par les liens hypertextuels au sein d'un réseau (l'internet par exemple), qu'ils aient été voulus ou non par l'auteur.
Septembre 2004

<< . 1 . 2 . 3 . 4 . 5 . 6 . 7 . 8 . 9 . 10 . 11 . 12 . 13 . 14 . 15 . 16 . 17 . 18 . 19 . 20 . 21 . 22 . 23 . 24 . 25 . 26 . 27 . 28 . 29 . 30 . >>

Mercredi 1er septembre 2004. Mémoire : pas de pas perdus.

Noté dans l'après-midi, après visionnement du film.
L'un des frères Taviani, au sujet de Griffith, dans une interview du DVD Good Morning Babylon :
"Si on cherche l'art, on ne le trouvera pas,
mais si on cherche l'artisanat, on trouvera peut-être l'art."


Ce soir, dîner avec Christine, T. s'est désistée pour finir une traduction. Nous allons chez Peter, un ancien serveur de la Brasserie de l'Institut qui vient d'ouvrir son restaurant sur Okubo-dori, entre le carrefour d'Iidabashi et le croisement avec la Kagurazaka-dori, presqu'en face de la caserne de pompiers. Ce qui peut avoir ses avantages. Le restaurant s'appelle French Dining et nous lui souhaitons un grand succès. Carte assez courte, bien pour un début, bonne sélection de vins, prix raisonnables.
Étant en train de ne pas oublier l'excellent margaux 1999, je n'irai pas bien loin. Plutôt vers mon lit que vers un livre.

Impossible de remettre la main sur L'Invention de Paris d'Éric Hazan pour le prêter à Christine ! On verra demain.

Et me revient la pénible question de mémoire de ce midi : avec qui ai-je bien pu discuter récemment du projet de transcription du manuscrit de Madame Bovary ? Ou bien ai-je rêvé cette discussion ? Ce qui me fait croire au rêve, c'est de ne pas avoir pris les coordonnées de la personne impliquée dans cette transcription après lui avoir dit que j'étais au courant de ce projet depuis qu'Yvan Leclerc en a informé la liste Litor il y a plusieurs mois.

Vertu de l'écriture ! Il n'y a pas de pas perdus ! Comme dit Hazan. En rajoutant les mots "impliquée dans", je le jure, j'ai revu la table du Saint-Martin où j'étais il y a peu, mardi ou mercredi dernier, avec Jephro ! C'est son pseudo dans les commentaires. Ce n'est pas lui qui participe au projet de l'université de Rouen mais son père, m'a-t-il dit. D'où la distance de la personne ; d'où aussi l'inutilité de noter son adresse puisque c'est par quelqu'un que je peux voir souvent et facilement.
Soulagement, mémoire pas perdue, pas en rêve non plus. Soulagement surtout de ne pas avoir de rêves si littéraires, ma vie l'est assez.


eh oui c moi! la transcription est visible à http://www.univ-rouen.fr/flaubert/02manus/048_rousse/0_pres048.htm
Et effectivement, voici ce que mon père me dit : à ma connaissance, l'équipe animatrice du projet, sinon directrice, est composée de Danielle Girard, Yvan Leclerc, Nitiwadee Srihong.
Donc c bien Yvan Leclerc.
2004-09-01 18:30:57 de jephro

Et rapide, avec ça !
Tu ne m'en veux pas, j'espère ?
Je passerai te voir demain, une idée qui m'est venue dans la discussion avec Christine...
2004-09-01 18:43:19 de Berlol


Jeudi 2 septembre 2004. Quatre miracles en un jour, peut-être.

Donnons-en la liste tout de suite, les répartissant autour de nous comme des trésors pour voir comment les traiter : une réponse aux interrogations sur l'Australie, la conversion de Josyane Savigneau, la rencontre d'amis au restaurant, un café avec Alexandra.

D'abord, véritable miracle !, voir au JLR du 3 août, le long et très intéressant commentaire sur Gonneville et la découverte de l'Australie, ajouté ce matin par Arvi, dont je ne sais rien, sinon qu'il (ou elle) a eu la délicatesse de poster en français, après usage d'un traducteur automatique. Ce qui veut dire aussi qu'il (ou elle) a peut-être fait traduire mes pages du 6 janvier et du 3 août après être tombé dessus en cherchant "Gonneville" ou "Paulmier" avec Google...
Moi qui m'arrachais les cheveux, le 22 août : "Où sont les gens capables de répondre...", etc., etc. Là, j'ai trouvé une réponse ! (Comme quoi, il ne faut jamais désespérer. Comme quoi, ma catégorie des lecteurs de blogs "imprévisibles" est efficace.)
Rien n'est sûr encore, dit en substance Arvi, sauf que le Vatican vient de déclasser des documents qui pourraient bien contenir de véritables bombes ! Pensez donc : si l'Australie avait été découverte par un Français et qu'il faille de nos jours le reconnaître, le Commonwealth en prendrait un sacré coup derrière le râble (de kangourou) !
Quoi qu'il en soit, Arvi, merci !

Miracle littéraire dans Le Monde des livres de la semaine : Josyane Savigneau, dont nous disions pis que pendre, commet un article honorable sur La Hache et le Violon (Seuil) d'Alain Fleischer, ce qui est déjà une très bonne chose, dans lequel elle révère une future "étude" en "revue" (elle ne va pas jusqu'à dire "universitaire", quand même...) :
"Voici certainement l'un des grands textes littéraires écrits, en français, sur le totalitarisme, sur la folie du XXe siècle. D'une liberté absolue. D'une intelligence rare. Jamais dans la convention ou la bien-pensance. Un roman que l'on lit avec bonheur, avec aisance, mais dont tout ce qu'on pourra dire, sauf à faire, dans une revue, une étude circonstanciée, sera réducteur, tant sa construction est subtile et longue à démonter, tant il est pluriel, foisonnant, riche de réflexions et d'expériences — chaque personnage mériterait que l'on trace son profil historique et psychologique. Il faut du reste signaler aux lecteurs pressés qu'il est impossible de parcourir le texte, de sauter des pages. Il n'y a aucun temps mort, chaque phrase est à sa place, indispensable, comme l'est chaque note de musique dans une symphonie."

Après, ce sont des petits miracles de la vie quotidienne : ayant bien déjeuné au Saint-Martin avec T., nous avons la joie de voir arriver Christine et Jephro, et de leur tenir compagnie pendant qu'ils déjeunent à leur tour. Joyeusement, on concocte des nouveaux cours et du WiFi dans l'Institut... Aparté pour Peter : les filets de rouget (itoyori) servis au Saint-Martin sont nettement plus grands que les tiens.

Enfin, last but not least, j'ai réussi à prendre un café avec Alexandra ! Si, si !
En fait, on a pris des jus de fruit, mais c'est pareil. Ça faisait des semaines qu'on ratait nos rendez-vous ! On a causé colloque Sand (dans un mois et demi), randonnée à Takao, vacances en Thaïlande et carrière d'avenir. Mais je rassure tout le monde, à part le colloque, ça ne sera pas avec moi qu'elle fera tout ça !


Un grand roman mais un roman qui date d'une grande époque littéraire aussi, ceci expliquant cela. Car depuis quelques décennies le roman français est semble-t-il en panne. En fait, je ne suis pas un vrai connaisseur aussi je profite de ton passage pour un avis sur ce point ainsi que sur un texte de Domenach que je viens de me procurer d'occase. C'est le crépuscule de la culture française. Le connais-tu (le livre par le crépuscule) ? Il dit que le roman français n'est plus écrit par des créateurs et devient ennuyeux depuis le coup d'éclat du nouveau roman. Rien n'a été tenté depuis, sauf une écriture nombriliste et asthénique ? Qu'en pense le spécialiste en littérature ?
Bonne journée
2004-09-02 17:35:30 de Fulcanelli

Comme il vient de sortir, je ne l'ai pas encore lu. Je l'attends... Je te dirai après. Ceci dit, je ne me lancerai pas dans l'amalgame oeuvre, auteur, époque où tu sembles vouloir me mener. Je ne crois pas que le roman, français ou autre, soit "en panne". Et d'ailleurs, en panne de quoi ? D'inspiration, de matière, de point de vue, de construction ? Allons ! Soyons, sérieux. Ces histoires de panne, c'est soit du journalisme à la petite semaine, soit du catastrophisme généralisé (car alors, il n'y a pas que le roman qui est en panne, la peinture, la musique, la politique, la philosophie, les salaires, etc.), d'où des titres comme "crépuscule". Pour Domenach, c'était surtout le sien, de crépuscule, non ? Et des "créateurs", c'est quoi ? Pour le NR, d'accord, c'est même un peu mon rayon, mais ça ne s'est pas arrêté net, comme ça, un jour de 70 ou de 74, ça a continué à évoluer. Aujourd'hui, il y a une richesse et une diversité qui sont époustouflantes ! Il faut du temps pour lire, chercher, apprécier, rejeter aussi. Et on se laisse matraquer par cinq titres des Prix que toute la presse focalise... Le problème, ce ne sont pas les oeuvres, c'est l'accès aux oeuvres.
Bien sûr, ce que je dis n'est pas contre toi, cher Fulcanelli, mais il y a d'autres lectures que Domenach ! Par exemple la collection Ecritures contemporaines chez Minard, pour n'en citer qu'une.
Au plaisir de te lire.
2004-09-03 17:12:53 de Berlol


Vendredi 3 septembre 2004. De quelques-uns qui pensent.

Je savais déjà depuis un bout de temps que Michel Onfray allait venir cet automne au Japon. Et puis j'ai écouté, je l'ai déjà dit, comme l'an dernier d'ailleurs, les conférences que diffusait France Culture. Michel Onfray, c'est cet individu épatant qui, bien que n'ayant qu'une vie, a décidé de plaquer l'Éducation nationale parce que ça ne correspondait plus à sa façon de penser. C'est simple et net. Mais combien l'ont fait ? Moi, j'en connais beaucoup de l'Éducation nationale qui passent leur temps à protester, pester, voire même manifester, mais qui ne pensent pas à la quitter (je précise quand même que je n'en fais pas partie). Pourtant, il y a sans doute beaucoup de gens qui ont eu des ulcères, des divorces ou des accidents de voiture à cause du stress lié aux conditions de travail dans l'Éducation nationale. Et ils n'ont jamais pensé une seconde à en sortir. Peut-être parce qu'ils n'ont jamais pensé une seconde. Et puis, une fois sorti, on fait quoi ? On nourrit les gosses comment ? Voilà...
"Je pense qu'une partie de la Révolution française là encore on fait de la fiction une partie de la Révolution française ne se serait pas faite sans l'effet des Essais de Montaigne. Les Essais de Montaigne produisent le libertinage érudit du XVIIe [siècle], qui lui-même produit une pensée athée qui va donner La Mettrie, Helvétius, d'Holbach, qui va aussi donner des pensées pas athées comme celle de Voltaire qui est déiste, comme celle de Rousseau qui est déiste aussi. Mais quand Rousseau écrit le Discours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes (1762), il reprend absolument des considérations de Montaigne sur l'état de nature. Mais absolument, complètement ! Vous imaginez cette Révolution française, qui emprunte aux matérialistes, à Voltaire à Diderot ou à d'autres... Ces gens-là, ils ont tous emprunté à Montaigne. Donc, c'est un point cardinal. Et ce point cardinal, il a mon admiration, parce que chaque fois que je le lis, que je le relis, que je le relis partiellement ou que je le relis en oeuvre complète, je découvre des choses formidables !
Il y a ici avec moi Pascal Hervieu qui est un ami, qui repart au Japon bientôt et qui parle japonais, avec qui on a le projet de traduire Montaigne du japonais au français. Parce que, quand vous lisez Montaigne, vous avez deux options. La première, elle est classique : vous allez voir le texte directement. C'est illisible : c'est le français du XVIe [siècle], c'est difficile. [La seconde :] Vous avez des traductions, enfin des mises en français contemporain. C'est-à-dire que ce sont autant d'occasion de dire que "je savois", bah, c'est "je savais", "j'estois", c'est "j'étais"... Bon, ça paraît quand même nettement plus simple. On met des points. On fabrique une syntaxe, à peu près... Et puis, ça reste compliqué. Ça reste complexe. Il y a un barrage de la langue.
On s'était dit que finalement il faudrait traduire Montaigne d'une traduction déjà faite. Pascal connaît le japonais ; je lui ai dit : fais-moi ça avec l'avertissement [Au Lecteur], ou avec quelques pages de Montaigne, on va voir comment les Japonais (ça marcherait pour n'importe quelle langue) ont traduit Montaigne. Parce que le personnage qui traduit Montaigne au XXe siècle, il ne fait pas une traduction en japonais du XVIe, il met le français du XVIe dans un japonais du XXe. Et j'ai dit : si ce japonais du XXe, on le mettait dans un français du XXe, qu'est-ce que ça donnerait ? Et Pascal m'a fait des propositions qui sont extraordinaires ! Parce que, pour le coup, on découvre la fluidité, l'intelligence, le rythme, la cadence, la musicalité. On découvre, dans son jus, ce qu'était Montaigne à cette époque-là. Comment on pouvait le saisir, ce que signifient les gasconnades, les formulations qu'on y trouve. D'un seul coup, ça devient une oeuvre lisible. Il me semble que l'accès à Montaigne est devenu de moins en moins facile à cause de sa langue. Et si vous avancez doucement, vous finissez par avoir une espèce d'habitude, et puis on finit par saisir, mais...
On va démarrer ça. Pascal fera l'introduction et on publiera ça chez Encre Marine, un ami éditeur qui fera une édition de deux chapitres. (Vraisemblablement, parce que... sauf s'il y a des mécènes parmi vous, qui paient le travail de traduction pendant cinq ans, et là il n'y a pas de problème, mais...) On va traduire De l'Expérience, qui est le dernier chapitre du Livre III et Sur des Vers de Virgile, qui est un chapitre extraordinaire sur les femmes, sur l'amour, sur le mariage, etc. C'est dans ce Sur des Vers de Virgile que Montaigne dit : "il ne faut pas épouser sa maîtresse, c'est comme chier dans un panier et se le mettre sur la tête" [chier dans le panier, pour apres le mettre sur sa teste]... (rires) C'est Montaigne, hein ! Donc, on tâchera de traduire ces deux chapitres-là. Peut-être que ça donnera des idées à des éditeurs qui, eux, pourraient dire : éh bien, on y va pour l'oeuvre complète, enfin pour les Essais." (Michel Onfray, Questions Réponses [des auditeurs], diffusion France Culture le 20 août 2004)

Donc, les miracles continuent. Il y a des séries, comme ça. Onfray, voilà, c'est fait. Je lui ai écrit pour avoir son autorisation, qu'il m'a donnée. Et puis dans l'après-midi, je trouve dans la boite aux lettres, une enveloppe avec un petit livre que m'envoie Michaël Ferrier, Kizu (La lézarde), chez Arléa. Merci, Michaël, j'en parlerai demain, mais déjà les quelques pages lues me plaisent beaucoup...
Et puis, T. négocie avec ses soeurs pour obtenir enfin l'accord d'opérer son père ; l'absence d'accord entre les soeurs paralysait le processus et risquait d'être fatal à leur géniteur. Étrange situation.
Moi, je vais bien. Je lis à la maison. Je fais des courses. Je prépare de la confiture d'oignons aux myrtilles (pour accompagner demain ou après-demain des côtelettes d'agneau). Je vais lire une heure à la médiathèque de l'Institut. Mummy mummies d'Alain Fleischer. Une oeuvre texte et photos construite comme un dispositif, une performance d'art contemporain : plusieurs couches de temps modifient les visions des images. Superbe et émouvant par la retenue même.


Samedi 4 septembre 2004. Jour Ferrier.

À trois heures, le ciel était gris. À cinq heures, le ciel était noir. À six heures, les vannes se sont ouvertes. Nous avons décidé d'aller nous promener vers cinq heures et demie. Dans Kagurazaka, nous avons rencontré Christine et Thomas qui s'en revenaient du cinéma où ils avaient vu Lovers. Ils se dépêchaient pour faire des courses avant la pluie car ils n'avaient pas de parapluie. T. et moi avons repris notre promenade vers Kudanshita. À peine étions nous au niveau du lycée franco-japonais que la pluie a commencé à tomber. D'abord faiblement. Mais les nuages étaient tellement noirs que l'on se doutait de la suite. Le temps de remonter jusqu'à la sortie Sud de la gare d'Iidabashi, l'eau ruisselait autour de nous. Des gens couraient en évitant les voitures qui commençaient à dériver. Des câbles se sont décrochés. Ils tombaient partout autour de nous, nous sautions d'une flaque à l'autre pour les éviter. Comme nous passions le pont, nous avons vu que les voies du JR glissaient vers le canal dans l'éboulement des murs. Puis les immeubles commencèrent à vaciller. Le bruit de la pluie qui transperçait maintenant nos parapluies empêchait d'entendre les bâtiments qui tombaient. D'ailleurs, il semblait plutôt qu'ils fondaient. Nous courions maintenant le long de Sotobori en enjambant les arbres couchés et les arcs électriques que les poteaux faisaient encore entre eux. Quand nous arrivâmes au bas de l'Institut, nous le vîmes qui se détachait et commençait sa descente tel un paquebot à l'inauguration. Nous n'avions pas de bouteille pour le consacrer. Nous nous sommes écartés pour le voir descendre dans le canal, au milieu des trains. Il y flotta un moment, toutes salles allumées, puis il sombra lentement. Le mât se coucha en dernier et comme il flottait du bon côté, on pouvait lire le nom de l'Institut. Nous montions maintenant la côte, ou ce qui en restait, T. se tenait à moi. Je me retournai une dernière fois et vis que la pluie avait criblé le panneau. Des tables et des chaises de l'Institut remontaient et jaillissaient soudainement, comme éructées par le canal. Nous courûmes encore jusqu'à la maison mais chacun de mes pieds était lourd d'un kilo d'eau supplémentaire. Nous nagions presque. Nous riions alors en pensant à toutes ces choses que nous ne verrions plus. Nous étions heureux, je crois. Quand la clé tourna dans la porte de notre appartement, T. me dit que le tonnerre allait bientôt faire son oeuvre...

quand il veut le ciel trans
forme ruelles en torrents
la foudre ose dans les temples
faire des yakitorii

Je me demande qui a bien pu écrire ça ! Il paraît qu'il arrive que l'on ne soit pas soi-même quand on écrit. Je voulais parler tranquillement du livre de Michaël. Et voilà que quelque chose de son ambiance et de sa progression s'est mélangé à notre promenade sous la pluie puis au film Resident Evil que nous venons de voir à la télé. Ce qu'on appelait une application de fonctions, à l'école : [(f o g) o h] (x) lire : "h rond, g rond f de x". À moins que ce soit à cause des côtelettes d'agneau. Ou des herbes que j'ai mises dessus.
Kizu (La lézarde) joue bien sûr sur le double sens du mot en français. Ce qu'on prenait pour une fissure du mur s'anime soudain et c'est un animal qui tire sa langue au narrateur (p. 55). À partir de là, le malaise dont le narrateur cherchait l'origine dans sa terne biographie s'étale sur tous les murs : fentes et lézardes vivent et se répandent. Jusqu'où ira le "peuple des fissures" (p. 58) ? Je n'ai pas le droit de le révéler. Langue en V, corps en X et queue en S, l'illustration de couverture propose son énigme...
Folie ou objectivité ? Plaisir ou dégoût ? Clinique comme du Maupassant et sobre comme du Murakami, l'ambivalence règne par l'euphémisme et l'oxymore. Cela, dès le texte de présentation, on pouvait s'y attendre : "Kizu est le nom que l'on donne au Japon à la blessure, lésion légère ou plaie tranchante. Griffure, fêlure, coupure, il désigne aussi bien un trouble profond de l'âme que la trace d'un canif sur la table, une entaille à la surface d'un fruit." On voit le marécage sémantique où notre auteur donne vie, si l'on peut dire, à son narrateur. Tout autant que la diversité des termes invoqués, c'est la figure de la "plaie tranchante" qui m'a instantanément séduit et mis la puce à l'oreille. L'hypallage est si rare de nos jours... Paradoxale, elle devient un lézard qui se mord la queue. Puis la langue. Celle par laquelle le narrateur s'investit dans la connaissance des reptiles agiles. Du coup, il n'est pas étonnant, oulipien comme il l'est, que Michaël Ferrier glisse une "ligne de fuite" (p. 65) dans son "ouvroir" (p. 58). Au-delà de l'élégante fiction qu'il nous propose avec bonheur, il faudra longtemps pour trouver toutes les allusions, références, citations qui lézardent très discrètement le texte.


Dimanche 5 septembre 2004. La cheville de Chloé.

Quand il top spin coup droit croisé
moi j'amortis revers courbant
Quand il sert court derrière filet
je smashe au pif parfois gagnant

Ce poème est tiré d'un recueil jamais paru parce que jamais écrit, tous les éditeurs à qui je ne l'ai pas proposé ne l'ayant pas accepté, les vaches. C'est dire en quelle estime je me tiens. Seul le partenaire m'intéresse, lecteur de blog ou pongiste émérite. Ce matin, à Shibuya, Manu n'a pas démérité. Mais il déprimait sérieux en pensant qu'il serait chroniqué négatif ce soir. Il a commencé par gagner les deux premières manches sans discussion, mes coups droits étant tout simplement minables. Puis je lui ai fait rendre de sa superbe en remportant la troisième. La quatrième fut la plus étonnante puisque nos scores se suivirent jusqu'à 13-13 avant que je ne trébuche. Enfin chaud et premier étonné, j'ai pris les trois manches restantes, profitant tout de même de nombreuses fautes de service que mon adversaire tête en l'air commettait.
Ça va, Manu, c'est pas trop dur ? Pense à David, qui ne joue pas du tout pendant ce temps-là ! Et à Bikun, actuellement en Australie mais bientôt de retour à Tokyo !

Dans le bain et dans les trains, j'écoute encore le Cri du sablier. C'est un des textes les plus étonnants qu'il m'ait été donné de lire depuis plusieurs années. Les quelques facilités de langages recyclés que j'y trouve ne pèsent pas lourd à côté de la création massive et radicale à laquelle s'est livrée Chloé Delaume. Là où un écrivain-journaliste nous aurait fait une narration en bon français bien correct pour nous expliquer les traumatismes d'une si misérable orpheline, Delaume crée une narratrice au style heurté, cahotique, trituré et exigeant mais d'une force sémantique rarement atteinte.

Combien d'auteurs de la rentrée arriveront à la cheville de Chloé ? Il semble que cette année, le mot d'ordre soit de louer la marée montante. Presque autant de livres que les deux ou trois années précédentes... Mais au lieu de s'en plaindre, tous, dans un bel ensemble (c'est ça qui est louche) s'en félicitent, avec une réserve pour les libraires qui ne savent pas où étaler tout ça. Le magazine Lire de septembre n'y déroge pas. Mais si je le cite, après l'être allé lire à la médiathèque en fin d'après-midi, c'est parce que j'y ai trouvé la plus belle stupidité du moment. Elle vient sous la plume de l'éditorialiste et rédacteur-en-chef de la revue, François Busnel, dont j'avais déjà remarqué l'arriération mentale en avril dernier. Je le cite :

"Et Houellebecq, dans tout ça ? On le croyait absent de la rentrée pour cause de grand œuvre en chantier. Eh bien, non ! Quoi, un nouveau Houellebecq à paraître en septembre ? Pas exactement. Disons plutôt que l'ombre portée du plus grand écrivain français de ce début de siècle paralyse bien des romanciers : ils pensent comme le maître, écrivent comme le maître, mais n'accouchent que d'une sorte de Canada Dry houellebecquien. Ces épigones plus ou moins doués s'emparent des thèmes de prédilection de Houellebecq, le citent, tentent de s'en démarquer, mais c'est pour mieux étaler leur dépendance [...]"

Là, j'en reste pantois ! Et je n'aperçois aucune trace d'ironie dans cette formulation busnelienne... Que Houellebecq soit péremptoirement nommé "plus grand écrivain français de ce début de siècle", c'est non seulement stupide, mais c'est aussi dangereux ! C'est stupide parce qu'à lire Houellebecq on voit bien qu'il n'est qu'un écrivain médiocre servant le plat du moment à la bonne température  c'est son talent. En cela, on peut comprendre que, plus qu'un créateur, il est un symptôme, un produit de son époque, destiné à un épandage de masse pour éteindre les derniers rêveurs d'un temps de respect mutuel et d'avenir heureux. Et c'est de cet épandage que vient le danger.
Je ne me suis pas ennuyé quand je lisais Houellebecq mais, quoiqu'ému parfois par l'usage de gros ressorts sentimentaux (c'est mon côté bon public, pire encore au cinéma, je m'en excuse auprès de mes amis intransigeants), quelque chose en moi faisait toujours la grimace : rythmes inaudibles, tons monotones et dépressifs, critiques sociales truquées et réalisme en boulet de forçat.
Mais le danger est plus grand lorsque le compliment est badigeonné par un éditorialiste qui encolle la France moyenne car, sans démonstration et d'une autorité que rien ne valide, il dicte la loi nouvelle comme le font les magazines de mode pour ce que l'on portera cet hiver.


Je n'aimais pas franchement Delaume. Je ne détestais pas Houellebecq. ...la plupart du temps, je suis incapable d'émettre un avis tranché par rapport aux écrivains contemporains. Je les lis assez peu.
Reviendrai me mettre au courant ici.
2004-09-05 18:32:36 de Turlupine

Il faut les lire ! Il n'y a qu'en les lisant que de l'avis vient, du personnel, je veux dire. (De l'avis et d'autres choses : du plaisir, du dégoût, de l'aide, de la colère, de la connaissance, etc.)
Tu es toujours la bienvenue !
2004-09-05 18:57:16 de Berlol

Je tiens à vous signaler qu'il y a un superbe dossier consacré à Houellebecq dans une des meilleures revues françaises L'imbécile. Frédéric Schiffter raconte que cet écrivain est le"seul auteur actuel à renouer ouvertement avec le "naturalisme" ou le "réalisme", et ainsi, à exceller dans l'art d'aiguiser chez ses contemporains le sentiment d'une existence décevante, même si elle tient toujours ses promesses de malheur."
J'avais déjà écrit à la sortie de Plateforme un texte toujours d'actualité http://www.legraindesable.com/html/houellebecq.htm
2004-09-05 22:30:17 de Fabrice Trochet

Je vous laisse à vos enguelades sur Busnel, Houellebecq, Delaume et compagnie... Aujourd'hui, je ne relèverai que la remarque sur ma non pratique du ping-pong. La faute à qui ? Privé de tous mes partenaires potentiels que je suis ! Avouez que contre le mur, c'est un peu fade. Je ne manque néanmoins pas d'activités sportives en ce dimanche : après un bain dans les rues de Nag l'après-midi, je me suis envoyé en l'air deux fois (vers 19h puis 0h) sur le trampoline géant installé dans la région de Tokai ! Super fun, mais pas mal thrill non plus !
2004-09-06 04:31:48 de dabichan

Frustré le David, hein !
Et puis olé olé avec ça !
T'aimes ça, les tremblements de terre !
Sinon, non, on ne s'engueule pas ! Il y a des points de vue différents, c'est tout (bonjour et merci à F. Trochet au passage). Je ne suis d'ailleurs pas de ceux qui disent que Houellebecq est nul. Je dis seulement qu'il me paraît plus être un symptôme qu'un phénomène. Inversement pour Delaume, plus phénomène que symptôme. Tu vois ?
Par contre, que Busnel est nul,oui, ça, je veux bien le dire...
2004-09-06 18:29:32 de Berlol

Et c'est du fin fond du Queensland d'un PC connecte par modem a 44.4 Kbps (ca existe encore!0 la veille de mon depart pour Melbourne que je t'ecris cette missive...
A bientot
2004-09-09 15:03:06 de bikun


Lundi 6 septembre 2004. Nos pays étaient alors ennemis.

En mars, j'ai revu Au Bonheur des dames (d'André Cayatte) et en mai, j'ai vu ou revu La Main du diable (de Jacques Tourneur). Aujourd'hui, je viens en partie de découvrir, dans Laissez-Passer de Tavernier (2002), les difficiles conditions de leur tournage, pour tous les deux, en 1943, sous censure allemande. On dira ce que l'on voudra de l'éloignement mais jusqu'à ce que je trouve ce film à la médiathèque de l'Institut en cherchant Coup de torchon (qui n'y est pas), je n'avais jamais entendu parler de ce film. A-t-il bien marché ? A-t-il fait un flop ?
N'étant pas à proprement parler cinéphile, je ne vais pas chercher l'information, que ce soit en revue ou dans l'internet. Quand on vit en France, on est tout de même exposé malgré soi à la publicité, matraquée ou discrète. Ici, j'y suis exposé aussi, mais dans une langue à laquelle je peux rester hermétique (il suffit que je ne fasse pas attention) et pour des produits qui n'attirent pas spécialement mon regard. Sûr que si j'avais été en France en 2002 et que, même sans le son, j'avais vu une bande-annonce avec Podalydès portant ses valises ou avec Gamblin sur son vélo de course, l'un et l'autre croisant des Allemands en uniforme dans les rues de Paris, je m'y serais intéressé ! Et si le journal télévisé avait montré la scène de la main (du diable) dans la boîte ou celle de Michel Simon montant l'escalier du Bonheur des dames, j'aurais sauté sur mon horaire des cinémas.

Ayant bien travaillé ce matin (préparation du plan de cours sur Sand en octobre-décembre), je me suis autorisé cette petite séance DVD. Avec entracte le film fait presque trois heures. Pendant l'entracte, je suis allé chercher T. qui déjeunait au Saint-Martin en rentrant d'un hôpital d'Ochanomizu où elle a fait transférer son père ce matin. J'y suis retourné avec elle en fin d'après-midi. Faisant au passage quelques photos du célèbre pont d'Ochanomizu parce qu'il y avait une belle lumière c'est pas tous les jours !
Éh bien, je n'y croyais pas ! Il a une forme du tonnerre, le pater familias ! Alors que l'on était affligé de ne pas lui donner une semaine à vivre il y a un mois, le voici qui se lève, qui s'assied tout seul au bord de son lit pour manger. Et son regard calme et clair qui se pose sur nous, de temps en temps. Car il se demande qui l'on est. Sa mémoire est quelque peu brouillée. On ne sait pas encore si c'est passager ou quoi. Il voit bien que tout est très moderne, il en profite même sans se poser de question, mais il a la sensation d'une maison où il vivait avant les années 50 !
Par le cinéma et par la mémoire, nous avons ce matin été plus proches, lui et moi. Nos pays étaient alors ennemis, mais pas nous. Quelque part, nous savions que T. serait un jour notre trait d'union.

"Je pense qu'une certaine mise en scène est nécessaire à tout homme pour transformer les apparences de son existence de telle sorte qu'elle lui paraisse valoir la peine d'être vécue. La sanctification, l'aide d'un code quelconque de l'honneur ou de la morale, d'accessoires par ailleurs futiles, arrive à conférer aux actes la dignité indispensable pour parvenir sur le plan de la tragédie. Dès lors, si l'homme peut se persuader qu'il est partie ou action d'un ensemble tragique, il est, en ce qui concerne sa vie intérieure, pratiquement sauvé."
(Claude Simon, La Corde raide, Éd. du Sagittaire, 1947)


Heureux d'apprendre que tout va bien, en tout cas bien mieux que vous ne l'imaginiez au départ, pour le père de T..
Espérons que toute sa mémoire lui reviendra rapidement.
2004-09-07 03:07:16 de Manu


Mardi 7 septembre 2004. Trop de bougies !

Une heure avant de partir...
Restitution du Cri du sablier à la médiathèque. Rien pris d'autre, on verra demain (et puis j'en ai à la maison). Discussion avec le directeur pour détails sur colloque Sand. Rendez-vous pris avec Clara pour déjeuner demain.

Vingt minutes avant de partir...
Suis invité à fêter les 40 ans d'Étienne Barral, au French Dining. Je ne sais pas qui il y aura... Est-ce que je prends des meishis (cartes de visite) ou est-ce que je me considère encore en vacances ? Et si je n'en prends pas, j'éviterai les présentations ? je dirai que je n'en ai pas ? je jouerai les tête-en-l'air ? je promettrai d'écrire à ceux qui me donneront la leur ? Grand vent dehors, c'est bon signe.

Photo de Philippe Pelletier De retour, vers 1 heure du matin...
Étienne avait invité une quarantaine de personnes, essentiellement françaises et japonaises, échantillonnant ses connaissances au Japon depuis une vingtaine d'années, et elles sont toutes venues ! La fidélité était donc au rendez-vous. La qualité aussi. Celle de la nourriture et des boissons, évidemment (merci à Peter et à son équipe, merci à la pâtissière qui nous a préparé un excellent gâteau au chocolat, sur lequel Étienne a d'ailleurs eu du mal à souffler les bougies...). Mais aussi la qualité des invités, et là, je suis encore plus difficile ! Et même un peu... emmerdant, en fait. Je ne supporte pas la conversation creuse, la médiocrité, les clichés, les flatteries, etc. C'est mon droit, non ? Après deux ou trois banalités, je tourne les talons.  À moins que ce ne soient mes talons qui tournent d'eux-mêmes... Et ce soir, pas du tout ! Sinon, je ne serai pas resté jusqu'à minuit et demi ! J'ai discuté, mi-sérieux mi-déconnade, avec un photographe sans appareil, Philippe Pelletier, avec une chanteuse sans micro, Sublime, avec un homme d'affaires sans portable, Éric (je n'ai pas eu sa meishi, il n'en avait plus, le malin), et avec quelques autres, dont un seul prof... Tout le monde paraissait très détendu, disponible pour dire quelque chose de soi qui ne soit pas nécessairement convenu. Car c'est alors, et alors seulement, que la conversation devient intéressante : quand les voyageurs sont sans bagages et qu'ils s'interrogent à demi-mot sur l'attente même de leur vie. Quand on fait le constat, quarantenaires, de ne plus séduire comme avant, malgré les crèmes de jour. Quand on entre en détail dans la comparaison Brel-Nougaro (et d'un commun accord, Nougaro l'emporte). Quand on compare l'expérience des love-hotel et qu'on apprend qu'on ne peut pas y entrer seul (par crainte d'un suicide) ni en sortir seul (par crainte d'un crime). Quand on remonte l'histoire d'un nom de famille étonnant (car Sublime n'est pas un pseudonyme). Quand on explique en détail ce qui fait la qualité du son avec du matériel de très haute fidélité (à essayer chez Dynamic Audio, à Akihabara).

Le lendemain...
En fait, je n'ai vraiment parlé qu'avec cinq ou six personnes. Je préfère ça au saupoudrage. Quand même, des fois on se dit qu'on est passé à côté de quelqu'un. Par exemple, j'ai appris après que Frédéric Boilet était là. C'est dommage, que je n'aie pas pu lui parler.


ba moi jpeu lè soufler lès bougies !!!!
c mon anniversaire !!!!!!!!
2004-09-07 19:16:55 de emaleka

Alors, bon anniversaire !
2004-09-08 00:13:49 de Berlol


Mercredi 8 septembre. "On a récupéré notre fric !"

Réveil avec casque fortement vissé à la nuque. Après une bonne quarantaine de minutes de thé au jasmin, le mal de tête s'évapore. Signe que je n'ai pas trop bu hier soir, quand même. Et que les boissons étaient de bonne qualité.
Le vent nous a quelque peu effrayés pendant la nuit. Quand le souffle se fait continu et progressif, on finit par sentir la pression sur les fenêtres, la vibration de ce qui résiste. Avec la question : jusqu'à quand ça tiendra ? Et puis ça entre dans les rêves...
Il en va de même avec les frontières. Leur existence même, je veux dire. Arnaud m'avait tanné depuis plusieurs semaines pour que je lise tel ou tel bouquin d'Isaac Asimov, en rapport avec des discussions que nous avions depuis quelques mois. Voyant que je n'obtempérais pas assez vite, il m'a passé quelques pages photocopiées de "I, Asimov" (1994, trad. française 1996). Mais Asimov sait-il que les millions de gens qui ont le cerveau étroit ne peuvent pas comprendre ce qu'il écrit et le prennent pour un "rêveur" ? (On dit aussi "doux rêveur", "cinglé", "allumé" ; il y a comme ça plein de termes pour dévaloriser, marginaliser, voire faire interner ceux qui disent la vérité sur la malhonnêteté stupide et destructrice de la majorité des êtres humains.) C'est ça, la vraie tragédie de l'humanité : depuis quelques centaines d'années, une minorité de cerveaux a donné beaucoup trop de moyens techniques à une majorité qui n'a pas dépassé le stade de la pulsion possessive (habillée de tous les tours de singe du droit, du commerce, de la philosophie, etc.). Majorité de cerveaux étroits qui maintenant contrôle tout.

"[On croit que] étant juif, je dois mourir d'envie d'aller en Israël. Mais il n'en est rien. En fait, je ne suis pas sioniste. Je ne suis pas persuadé que les Juifs aient un quelconque droit imprescriptible sur la terre d'Israël sous prétexte que leurs ancêtres y ont vécu il y a mille neuf cents ans. (Ce genre de raisonnement nous contraindrait logiquement à rendre l'Amérique du Nord et du Sud aux Indiens, et l'Australie et la Nouvelle-Zélande aux Aborigènes et aux Maoris.)  Par ailleurs, je n'accorde aucune valeur légale à la parole divine ou biblique garantissant la terre de Canaa aux enfants d'Israël pour l'éternité. (Surtout quand on sait que la Bible a justement été écrite par ces mêmes enfants.) À la fondation de l'État d'Israël, en 1948, tous mes amis juifs se sont vivement réjouis ; j'étais le seul à jouer les trouble-fête. "Nous sommes en train de nous construire un ghetto, disais-je. Nous y serons entourés de dizaines de millions de musulmans qui ne nous pardonneront jamais, ne nous oublieront jamais, et ne s'en iront jamais." J'avais vu juste, d'autant qu'on a bientôt appris que les Arabes avaient sous leurs pieds la quasi-totalité des réserves mondiales de pétrole. Étant propétrole par nécessité, les nations ont trouvé politiquement  plus logique d'être pro-Arabes. (Si l'existence de ces richesses pétrolières avaient été connue plus tôt, je suis d'ailleurs bien sûr qu'Israël n'aurait jamais vu le jour en tant qu'état.) Oui, mais les Juifs n'ont-ils pas droit à leur pays comme tout le monde ? En vérité, pour moi aucun peuple ne mérite vraiment de "terre natale" au sens courant du terme. La terre ne devrait pas être subdivisée en centaines de parcelles occupées par des sous-groupes humains auto-définis qui placent leur propre bien-être et leur propre "sécurité nationale" au-dessus de toute autre considération. [...]
Nous sommes actuellement confrontés à des problèmes économiques majeurs qui font planer sur la civilisation une menace d'anéantissement imminent et peuvent signer l'arrêt de mort de la Terre en tant que monde habitable. L'humanité n'a pas les moyens de gaspiller ainsi ses ressources financières et affectives dans d'interminables chamailleries dépourvues de sens. Nous devons acquérir une vision planétaire, nous unir sans exception pour résoudre les
véritables problèmes, communs à tous les habitants de la Terre. Est-ce faisable ? Se poser cette question, c'est comme se demander : l'humanité peut-elle survivre ?"
Si je ne suis donc pas sioniste, c'est que je ne suis pas favorable au concept de nation et que cette doctrine ne fait qu'établir une nation supplémentaire susceptible de perturber la situation globale, une nation de plus à exiger des "droits" et formuler des "exigences" au nom de la "sécurité nationale", une nation de plus à prendre des mesures protectrices contre ses voisines. Il n'y a pas de nations qui tiennent ! Il n'y a que l'humanité. Et si nous n'en prenons pas conscience très vite, il n'y aura plus de nations du tout, parce qu'il n'y aura plus non plus d'humanité."
(Isaac Asimov, "I, Asimov", p. 457-459)

Dans Les Matins de France Culture d'hier, François Bon rapporte cette phrase ignoble : "On a récupéré notre fric !" C'était un Président de région qui parlait à un de ses collaborateurs, près d'une machine à café, alors qu'une délocalisation avait provoqué des centaines de licenciements.
Il est où maintenant, ce libéral avancé ? Dans un fauteuil, tranquille ? Il fume un cigare en écoutant La Bohème sur des enceintes de luxe ?... Laissons-le tomber.
Par contre la prestation de François Bon est mémorable. Ce qu'il dit de son travail littéraire (pour Daewoo, théâtre et roman) sur une matière dont il veut témoigner sans prendre la place des journalistes, des politiques, des syndicalistes, etc., est dit avec une justesse et une conviction engageantes. Modeste mais pugnace, sans trop d'agressivité ni de pathos.
Le soir même, il était aussi dans le spectacle de rentrée littéraire proposé par Culture Plus sur la même station. Et là, de mon point de vue, c'était beaucoup moins bien, pour FB comme pour les autres, d'ailleurs.
Entre un dialogue serré autour d'un micro sur un sujet précisément approfondi et un spectacle où chacun fait sa petite prestation de cinq minutes comme au cirque, pour moi, y'a pas photo ! Si ça plaît... Il en faut pour tous les goûts...

Bien sûr, à côté de tout ça, ce qui se passe dans ma petite vie n'est pas très important. J'ai déjeuné au Saint-Martin avec Clara et Jephro. On a pris brandade, poulet, daurade ; devinez qui a pris quoi ? On a parlé cours, photo, acupuncture ; devinez qui a lancé quoi ? Les gagnants auront droit à un CD du JLR en fin d'année...
De retour à la médiathèque, j'emprunte Nous trois de Jean Échenoz. Bizarrement, c'est un Échenoz que je n'avais pas lu. En fait, paru en 1992, je ne m'y suis pas intéressé parce que je venais d'arriver au Japon. Plus tard dans l'après-midi, en lire une vingtaine de pages au dixième étage d'un hôpital d'Ochanomizu, près d'un vieillard qui dîne tranquillement sans que sa fille n'ait à tenir sa cuiller, c'est presque délectable. Faudrait dire aux auteurs les situations dans lesquelles on est amené à les lire. Ça les étonnerait, parfois.


Re Asimov : Par ce même raisonnement, sans en changer une virgule, il est bien entendu bien entendu que les Palestiniens n'ont absolument aucun droit à revendiquer. Cool, peace, man.
2004-09-08 18:22:47 de dom

"Il n'y a pas de nations qui tiennent ! Il n'y a que l'humanité. Et si nous n'en prenons pas conscience très vite, il n'y aura plus de nations du tout, parce qu'il n'y aura plus non plus d'humanité."
Suis heureux de te lire, mon cher Dom ! Ta présence et ta conversation nous manquent toujours, ici !
On te dit qu'il faut abattre _toutes_ les oppositions pour pouvoir se sauver tous et tu voudrais "quand même" défendre un "droit", maintenir _une_ revendication, d'un _peuple_?
Ce que tu sous-entends est "légitime" (si ton message est bien ironique et antiphrastique, comme je le pense), et cela montre bien l'utopie d'Asimov quand il dit "nous unir sans exception" : même si le danger mortel est imminent, avéré, engagé, il y aura toujours _une_ personne pour refuser l'abandon de ses petites affaires et pour garder sur elle le virus d'un "droit spécifique" que les autres n'auraient pas, entraînant tous les autres dans l'abîme... (c'est la vision d'Asimov, je crois ; qu'Arnaud me reprenne si je me trompe !)
Relis bien la citation, cher Dom, et entraîne-toi à la "vision planétaire" !
(et à part ça, comment va ta moitié ?)
2004-09-09 03:19:05 de Berlol

Pour répondre à Dom, qui a écrit :
« Re Asimov : Par ce même raisonnement, sans en changer une virgule, il est bien entendu bien entendu que les Palestiniens n'ont absolument aucun droit à revendiquer. Cool, peace, man. »
C'est totalement différent : les Palestiniens y habitaient lorsque l'Etat d'Israël a été construit dessus, et ils ont été mis dehors de ces territoires. Revendiquer un territoire dont on vient d'être mis dehors, ce n'est pas la même chose que de revendiquer un territoire où soit-disant "on" aurait habité il y a 2000 ans.
Le problème ici n'est pas tant de revendiquer une terre que de se voir garantir son lieu d'habitation.
Pour répondre à Berlol, qui a écrit :
« cela montre bien l'utopie d'Asimov quand il dit "nous unir sans exception" »
Tout à fait : critiquer le concept de nation et la revendication à avoir sa "parcelle" ne signifie pas admettre que des gens prennent leurs aises au détriment d'autres. La critique émise par Asimov vise tout le monde sans exception. Quand il critique ce qu' on peut appeler la théorie nationale, ce n'est pas pour justifier que l'on prenne la terre où vivaient jusque lors les Palestiniens et la conférer aux nouveaux-venus Israéliens.
Cela me rappelle les débats archéologiques qui ont eu lieu au début du XXe siècle en Rhodésie (actuel Zimbabwe), suite à la découverte d'un immense site archéologique (les restes d'une forteresse) que les archéologues britanniques (liés à C. Rhodes) ont jugés "culturellement supérieurs" à ceux que pouvaient faire les indigènes noirs et l'ont attribué à un ancien peuplement "caucasoïde", justifiant finalement leur propre occupation du sol comme un retour de "descendants de la même souche". Dangereux, les débats archéologiques sur la filiation...
2004-09-09 07:38:56 de Arnaud

C'est dans la nature humaine, il me semble, d'aller voir ailleurs ce qui s'y trouve, de découvrir (regarder le comportement d'un bébé/enfant) et voire, malheureusement de conquérir (surtout s'il y a du pétrole ou autres richesses dans cet ailleurs). S'il s'agit en plus de préserver les acquis, les endroits où on s'est un moment installé ou pire, de "rendre" à une tribu, un peuple etc. les terres où leurs ancêtres ont un passé, il est sûr qu'à un moment, fatalement, l'espace étant limité, ça va coincer...
On devrait peut-être faire payer des loyers aux nations?
(Les individus, eux, quand ils déménagent, en arrêtant de payer leurs loyers, acceptent de donner leur ancien espace de vie aux suivants).
Les terres, la Terre appartiennent à l'humanité (et encore...). A elle d'en faire ensemble, en concertation, un bon usage. Je crois là rejoindre l'utopisme d'Asimov!
2004-09-10 03:58:25 de Manu

Je ne sais pas si c'est de l'utopie. C'est un fait que les Etats-nations sont actuellement en crise et que l'économie mondiale ayant atteint ses limites d'expansion au XXe siècle, nous sommes actuellement dans une période de transition vers "autre chose" — bien que personne ne sache évidemment quoi.
Il est possible qu'à moyen terme un Etat-nation à l'échelle du globe voit le jour. Ou bien un empire centralisé (ce qui revient à peu près au même). Il est également possible que dans cette ère "post nationale" ce soit maintenant les gros conglomérats qui se partagent le sol et les individus, tels les Etats nationaux avant eux. Perspective peu joyeuse mais, il me semble, très possible. On deviendrait tous des "citoyens-actionnaires" du cartel X ou du conglomérat Y, comme dirait Spinrad.
2004-09-10 04:46:25 de Arnaud

Ce qui est intéressant c'est qu'on en est effectivement à l'échelle du globe. Cet "autre chose" pourrait être l'expansion vers l'Espace, vers d'autres planètes... Et si on découvre des traces d'une quelconque civilisation sur Mars, qui va revendiquer la propriété du sol ?
Mais bon, tout ça, c'est pas pour tout de suite... Il y a d'autres questions/problèmes plus immédiats à régler !
2004-09-10 05:12:42 de Manu

Pourquoi antiphrase ? Non, simplement réduction à l'absurde. Le chiffon a bien fonctionné sur Arnaud, mais la déduction me paraît évidente, sauf à penser que les Etats-nations existants devraient systématiquement se dissoudre et les revendications des nations sans Etat être systématiquement satisfaites, comme si le passage par la case "Etat-nation" était incontournable (comme éducation des "peuples", accession de la communauté "naturelle" à la conscience-pour-soi, etc. etc.).
Sur la revendication : c'est sans doute le point crucial, revendication de reconnaissance et de justice, pour soi (qu'on peut certes moralement critiquer) mais aussi pour autrui (plus difficile), proches, faibles, pauvres. J'y vois un des fondements les plus permanents de la revendication nationale, si on entend par nation, dans une acception volontairement la plus faible possible, une collectivité d'individus qui partagent le même stock d'arguments et de problèmes, hérité pour partie de leur parcours historique commun, pour partie de leur créativité continuée, puis le même style (ethos, habitus, hexis, pour faire mon Bourdieu au petit pied) et les mêmes jeux de langage (tout ça fait-il bien une culture ? S'y réduit-elle ?), et qui se sont dotés d'institutions visant à assurer, au sein de cette collectivité, la distribution, ouverte à des revendications de justice, de ressources collectives, matérielles et immatérielles. Il y a là des contraintes anthropologiques fortes (concernant le rapport personnel et collectif au temps, à l'espace, à la mémoire, à l'engagement, à la responsabilité, à la possibilité même de la signification de l'expérience vécue) qu'il est à mon avis impossible de balayer d'un vague grand geste critique ("il n'y a pas de nations qui tiennent" : bien si, justement, ça tient, ça comme la religion, et c'est bien là tout le problème).
Cette revendication de reconnaissance pourrait ne passer ni par la revendication d'un Etat (une autonomie politique suffirait, dans le cadre d'Etats impériaux-autoritaires, pluralistes ou fédérés) ni par celle d'un territoire (les empirons ont toujours accueilli des nations organisées en leur sein, que ce soit l'empire tsariste ou l'empire ottoman, en ce qui concerne la nation juive). Pour de relativement bonnes raisons (imposition de la règle de droit, garantie de l'égalité formelle entre citoyens, etc.), ça passe actuellement presque toujours par les deux. Il y a dans ce cadre d'excellentes raisons pour favoriser les membres d'une communauté par rapport aux étrangers (ne serait-ce que la difficulté à obtenir d'autrui la reconnaissance en l'absence de compréhension préalable partagée de la signification même qu'on donne à sa vie). Il n'y rien d'intrinsèquement critiquable, jusque là, rien qui doive déboucher inévitablement sur le conflit, l'oppression, la discrimination, le mépris de l'autre, que sais-je. Simplement la reconnaissance de la pluralité des devoirs (devoirs de solidarité à l'égard du proche et devoirs d'hospitalité à l'égard de l'étranger, pour faire vite) pour chacun et de la non-indifférenciation normative du monde vécu.
Sur le territoire : c'est une technologie qui a fait ses preuves. Quand des revendications conflictuelles à la justice sont confrontées, l'égalité des droits est le mieux préservée si l'arbitre chargé de régler le différend dispose d'un principe simple permettant de savoir quelles conventions s'appliquent au cas. Comparer avec l'intrication des droits et devoirs dans les sociétés féodales, impériales et multinationales. L'Etat-nation est une technologie qui fonctionne pour régler au mieux ce problème, c'est sans doute pour ça qu'il est tellement désirable. Cet argument d'efficacité justifie amplement, au vu de l'histoire de la communauté juive, la victoire du sionisme sur les autres positions idéologiques ouvertes à la fin du siècle avant-dernier à la réflexion juive : comment nier que s'ils avaient disposé de leur propre Etat territorial, les juifs auraient échappé à l'anéantissement ?
L'argument qui a ma préférence, en ce qui concerne la critique du cosmopolitisme naïf à l'Asimov, repose non pas sur l'importance de l'identification nationale ou communautaire ou le besoin naturel d'appartenance dans la réalisation personnelle de soi et l'imbrication de l'identité personnelle et de l'identité collective (tout ça me paraît très douteux) ni sur la mise en doute de la force de la motivation au cosmopolitisme ni même, bien que cet argument soit à mon sens plus fort, sur le caractère spontané des liens d'obligation morale entre membres d'une même communauté d'appartenance (ce qui veut d'abord dire des personnes qui se côtoient dans la durée, qui se revoient, qui peuvent faire fond sur une confiance partagée), mais sur une approche en quelque sorte "évolutionniste" de la question, l'avantage collectif, au plan de l'humanité toute entière (donc, tout de même, dans la perspective d'un cosmopolitisme conséquent), qu'il peut y avoir à préserver une multiplicité d'expériences collectives de vie, voire à circonscrire des territoires dans lesquels ces expériences puissent être mises à l'épreuve dans leurs conséquences ultimes, y compris négatives (jouant alors le rôle d'autant de "vaccins" pour l'humanité, comme on l'espère tous les expériences hitlérienne, stalinienne, polpotienne). Chaque communauté historique, nationale, ethnique, culturelle, etc., apparaîtrait comme autant de laboratoires institutionnels, moraux, etc., jeu des imaginaires collectifs et des confrontations ouvertes entre cultures qui représente une ressource précieuse pour affronter les graves crises que tu évoques, sur un ton un peu apocalyptique à mon goût. Le même argument, venant à l'appui d'une exigence internationale de protection de la liberté culturelle, vaudrait pour les langues, religions, etc.
Je plaiderais en faveur d'un nationalisme affaibli (détaché de tout fondement ethniciste, reconnaissant le caractère d'institution, conventionnel, fictif si on veut, des peuples, nations, Etats, etc., renonçant à revendiquer une valeur absolue pour chacun de ses choix particuliers au profit d'un débat continué avec l'ensemble des autres traditions et reconnaissant la primauté d'un ensemble minimal de droits universels et de revendications indiscutables déduits du respect de la dignité humaine) apportant toute sa cohérence à un cosmopolitisme lui-même affaibli (détaché de tout fondement rationaliste-critique, qui lui est en fait aussi peu consubstantiel que l'ethnicisme au nationalisme faible, faisant droit à la liberté culturelle, y compris d'ailleurs celle de chaque individu de se livrer à tous les jeux d'appartenance multiple qu'il aura choisis, jeu qui suppose d'ailleurs le maintien de la diversité des traditions, renonçant à la purification idéaliste du "patriotisme constitutionnel" à la Habermas pour reconnaître la légitimité des attachements irraisonnables à un monde vécu en butte aux agressions de la globalisation culturelle et marchande).
Quant au conflit israëlo-palestinien, et pour aller vite, j'adopte en toute logique un sionisme faible et laïque, et je me mets sur les positions du plan proposé récemment à Genève. Donc ni destruction de l'Etat d'Israël ni Etat binational.
Excuse la longueur.
2004-09-10 08:44:36 de dom

tout autre sujet, si j'ose : la brandade du st-martin est pas mal du tout, contrairement à ce que certains racontent. j'ai gagné ?
2004-09-10 11:48:10 de jephro

Gagné, Jephro !
Mais, t'as triché, tu y étais !
Pour Dom : on est bien d'accord sur l'utopie (comme pensée d'Asimov qui imagine comment les hommes devraient être (et ne sont pas)) et sur l'utopisme (comme manière de penser à un état des choses idéal qui tient plus ou moins compte des réalités).
Au fond, ce que dit Asimov est très bien mais ne s'applique pas aux hommes qui, dans leur ensemble, n'ont pas son intelligence (et l'aurait-on tous qu'on se ferait peut-être ch...). Humain, pas si humain !
Les ensembles d'États, à l'instar de l'Europe, correspondent sans doute en partie à ce que tu nommes "nationalisme affaibli". Pour les constituer, sur le long terme, il faut que chacun des États renonce à une partie de ses "droits", à une partie de sa souveraineté, ce qui signifie que certains éléments de l'identité nationale passent du mode réel (monnaie, douane, par exemple) au mode symbolique (dessins sur monnaie unique, signalisation des frontières mais pas d'arrêt).
Dans ce cadre, les conflits d'intérêts ou de culture devraient glisser, espère-t-on, du mode arc-bouté au mode négocié. L'interpénétration des relations de tous ordres et la normalisation des législations constituent un frein puissant à toute vélléité de domination ou de guerre.
Pour autant, cela ressemble plus au système du monarque éclairé qu'à de la démocratie, dans la mesure où les gens comprennent de moins en moins la complexité de l'architecture des réglements et des échelons d'intervention pour chaque problème spécifique (voir la politique agricole européenne, par exemple). D'où l'importance cruciale et même primordiale de l'éducation ! (Et comme on n'y a pas assez pensé, concrètement, dans les systèmes scolaires depuis vingt ou trente ans, cela crée le décalage actuel entre l'avance logique des institutions et l'incompréhension voire l'hostilité des "citoyens" trop peu instruits.)
2004-09-10 14:53:32 de Berlol

Dom a écrit :
« Pourquoi antiphrase ? Non, simplement réduction à l'absurde. Le chiffon a bien fonctionné sur Arnaud, »
C'est que moi je ne juge pas les gens, mais uniquement les textes. Et je m'appuie sur ce que j'ai à lire.
Dom a écrit :
« Je plaiderais en faveur d'un nationalisme affaibli (détaché de tout fondement ethniciste, reconnaissant le caractère d'institution, conventionnel, fictif si on veut, des peuples, nations, Etats, etc., renonçant à revendiquer une valeur absolue pour chacun de ses choix particuliers au profit d'un débat continué avec l'ensemble des autres traditions et reconnaissant la primauté d'un ensemble minimal de droits universels et de revendications indiscutables déduits du respect de la dignité humaine) apportant toute sa cohérence à un cosmopolitisme lui-même affaibli »
Autrement formulé, s'agit-il d'un nationalisme non pas ethniciste ("à l'allemande", pour faire très schématique), mais d'un nationalisme politique ("à la française" ou "à l'américaine"), c'est-à-dire une communauté politique correspondant à une réunion d'individus ayant les mêmes préoccupations et souhaitant gérer leur destin en commun ? Un grand classique des débats franco-français.
Mais comment ce nationalisme pourrait-il renoncer à considérer chacun de ses choix comme absolu, tout en s'érigeant lui-même comme une totalité nécessaire ? Car si ses choix ne sont pas des absolus, où résidera alors la nécessité de son existence en tant qu'Etat ? Bref, tout cela semble structurellement contradictoire.
Car je ne penses pas que cet idéal-ci soit compatible avec celui du respect des autres auquel il est fait référence. En effet, historiquement, les Etats-nations basés (théoriquement) sur un contrat politique n'ont pas vraiment été moins exclusifs et belliqueux que les Etats-peuples ou les Etats-races. En effet, pour que chacun soit prêt à dialoguer au sein du système inter-étatique, il faudrait d'abord que tous les Etats-nations soit élaborés sur le même modèle, sans cela chacun part écraser les autres (et tant pis pour l'utopique Etat-nation pacifiste : il se fera écraser en premier).
Aussi, je pense qu'imaginer un système inter-étatique pacifiste basé sur la communion d'Etats-nations à la sauce d'un "nationalisme affaibli", ça, pour le coup, c'est bien de l'utopie nationaliste, comme nous la serve messieurs les culturalistes et les différencialistes : plus de guerre ! protégeons NOTRE culture, etc. etc. Bref, l'antiracisme différencialiste bon tein, typique de l'après Seconde Guerre mondiale.
Car je pense que l'emploi du mot "culture" est ici problématique. On ne peut pas d'une part dire qu'il faudra considérer les peuples (ou bien la filiation "ethnique" des nations) comme des fictions, et d'autre part prôner une vision différencialiste et relativiste des "cultures", qui en deviennent autant de totalités "naturelles" et immanentes. Aussi, je critique ce mot de "cultures", qui n'apparaissent finalement qu'être le fondement de ce "nationalisme affaibli" censé les "défendre" au nom de leur sacro-saint "différence". Le mot "culture", venu lui aussi du XIXe siècle, n'est guère plus utilisé récemment que par les nationalistes lorsqu'ils mentionne "leur identité".
Un exemple significatif de cette aporie est certainement l'emploi ici de l'expression "nation juive" ? Depuis quand les Juifs sont-il une nation ? Certains parlent de "peuple juif", mais non : la judaïté est une religion, et non une caractéristique "ethnique". Parle-t-on de "peuple chrétien" ? Imagine-t-on qu'un Etat-nation "protestant" aurait permis éviter la St-Barthelemy ?
Historiquement, le nationalisme n'a amené avec lui que la guerre et la haine de l'Autre. Tandis qu'il s'apaise en Europe de l'Ouest, il se met à flamber de plus belle en Asie et au coeur du continent eurasien. Un jour, il faudra bien y trouver une réponse, surtout si tous les belligérants se munissent de l'arme atomique. Les gens qui parlent aujourd'hui d'introspection et de "nationalisme sain" etc. me font penser aux catholiques qui considèrent bien facilement qu'on peut distinguer l'inquisition et les guerres saintes du "vrai" catholicisme affaibli et pacifiste. La nation c'est comme la religion : qu'on lui donne le pouvoir et alors commence un conflit afin de "protéger NOTRE identité culturelle" etc.
Qualifier les critiques (je mets au pluriel, car, depuis vingt ans, la nation moderne est la cible d'une grande partie de l'historiographie) de l'Etat-nation de "naïves", c'est ne pas saisir que le concept de nation moderne, issu du XIXe siècle, n'est en rien la tant attendue "fin de l'histoire" ; et il en est de même pour la démocratie libérale, qui n'aura connu qu'une brève apparition historique au XXe siècle.
La solution qui consisterait un établir un gouvernement mondial me semble déjà en bon état d'avancement institutionnellement. Les attaches humaines ne sont en rien naturelle. Si une tentative impériale venait à faire jour, alors on assisterait à une guerre à mort (une lutte "politique" comme dirait C. Schmitt) entre deux Weltanschauungen, deux visions du monde : le camp impérial et les "nationistes".
Le rôle historique des Etats-nations aura sans aucun doute été de fournir l'assise mondiale, technologique et institutionnelle, pour cette nouvelle structure probable, qui ferait ainsi suite au système inter-étatique.
2004-09-10 14:56:09 de Arnaud

Berlol
Acceptes-tu encore une contribution sur ce fil-là ? J'ai comme même un peu l'impression de te parasiter. Mais qu'est-ce que c'est aussi que cette manie de partir tous azimuts dans ton blog, il faut s'en tenir aux débats littéraires, et jamais, au grand jamais, ne serait-ce que mentionner le problème judéo-sioniste-palestino-... ("Ils en ont parlé", tu sais bien, ça fait longtemps que ça dure).
2004-09-10 16:33:22 de Dom

Nan, nan, continuez ! Je suis avec vous, je vous suis. Et toute la France nous regarde !
Bon, peut-être pas toute... Mais, c'est intéressant comme fonctionnement de blog. Que deux commentateurs trouvent à s'investir comme ça (et peut-être d'autres qui brûlent d'envie de s'y jeter...). Et vous connaissant tous les deux, je sais que vous êtes capables d'aller beaucoup plus loin.
Je ne dis pas cela pour me débarrasser de vous (je le répète) mais si vous le souhaitez, je peux vous communiquer vos adresses de courriel.
Quant à cette "manie de partir tous azimuts", je prends cela pour un compliment ! Arigato !
(Ceci dit, c'est l'heure d'aller au lit.)
2004-09-10 18:14:42 de Berlol

Dom et Berlol,
C'est vrai que les réponses sont assez longues. Mais bon, les lit qui veut. Et puis, après tout, c'est le blog de Berlol et il y soulève les sujets qui l'intéressent. Et surtout : tant que nous n'empêchons aucune autre personne de s'exprimer, nous ne parasitons rien du tout.
Dom a tout à fait raison lorsqu'il écrit que le simple fait de mentionner le "fameux problème" a pour effet immédiat de déclencher des débats houleux. Signe que c'est un vrai problème...
Ceci-dit, je ne reviens sur rien de ce que j'ai écrit plus haut.
2004-09-10 18:26:27 de Arnaud

Osssu ! Bonjour à tous. Tu avais raison Arnaud… ce blog est fort intéressant dans son ensemble, et à cette date en particulier.
Bon, j'arrive en retard sur tous, là. Je me permets de reprendre un peu ce qui a été dit et d'y ajouter mon grain de sel. Dites-moi si ma contribution est inutile ou non, je ne voudrais pas avoir l'air de m'imposer.
En premier lieu, lisez bien tout Asimov (mais si !) et vous verrez qu'il n'est naïf (la question de sa naïveté revient souvent dans le blog) qu'à dessein, bien sûr. "I Asimov", ne fait certainement pas exception. Ce qui à mon sens à toute son importance ! "Robot", vaut aussi son pesant de pistache à mon avis. Autre chose, sur la question de l'identité (pas que nationale), puisque nous sommes dans les auteurs de SF, je vous conseillerais bien de lire en toute urgence (tant c'est bon ! Ah !) la trilogie de Mike Resnik "A Chronicle of a Distant World" (3 vol.).
Bon, maintenant, sur la question du droit, de la revendication, je pense que le danger vient presque uniquement du fait que dans les nationalismes, l'on fait correspondre et « droit » et « privilège ». Mais le terme de privilège est alors habilement habillé de celui de souveraineté. Dans l'État-nation en formation, c'est un fait.
Palestine et Isarël
Dans le cas de la Palestine, je pense qu'au-delà de la question de la légitimité « nationale » ou « territoriale », comme vous voudrez, le problème repose au départ sur une question existentielle au sens le plus strict : celle du droit d'exister !
Pour Israël, le problème n'était pas celui-ci au départ. Il s'agissait plus d'une conquête que de vouloir s'insérer dans un cadre géographique où les gens partageraient une communauté de destin. Ca change tout en terme de droit.
Bien sûr, maintenant que plusieurs générations d'Israëliens sont nés là-bas, eux aussi on droit à l'existence, au nom de l'humanité qui est la leur (quand même !).
Mais je pense qu'il y a une obligation (pas que morale, stratégique aussi) d'Israël de revoir la nature de sa « souveraineté nationale ».

Les limites de l'Expansion de l'État-Nation ?
Là, je dis « non ». Il est vrai que si l'on s'en tient à une limite historique de l'histoire de l'humanité, alors on a l'impression que nous en sommes à la limite ultime de l'expansion des organisations humaines, des États. Ce que tu évoques, Arnaud, très justement, en reparlant de la « fin de l'histoire ».
Mais l'histoire, la vraie, celle de l'humanité, est faite de ces limites d'expansion. Au paléolithique, les peuplements de groupes nomades à semi-nomades avaient atteint probablement leurs limites de fonctionnement, puis vint le néolithique, nouvelle modalité d'expansion humaine dans un terriroire plus limité. Cette expansion, agraire, avant toute chose, se poursuit jusque vers 1000 avant notre ère en Europe de l'ouest. Puis, on arrive à nouveau à un seuil limite : plus assez d'espace pour des groupes en croissance. Impossibilité d'expansion territoriale : le sol est occupé partout où c'est possible.
C'est à ce stade que l'organisation des sociétés humaines va durablement s'orientée verticalement. Et il va falloir, obligatoirement, se mettre à faire système avec et contre le voisin dans la nouvelle économie européenne de l'époque pour assurer les échanges. Ces derniers organisés essentiellement du nord vers la Grèce, qui joue à partir du VIIIème siècle un rôle central dans l'économie des groupes périphériques (vous savez, les « Celtes ») et vice-versa.
Ce que je veux dire, c'est que nous n'avons pas encore besoin de l'espace avant longtemps, très longtemps. Dire que nous allons avoir besoin de l'espace (on en aura besoin, mais pas là), c'est dire qu'on ne peut pas dépasser l'expansion des États Nations. Alors qu'en fait, il ne s'agit que d'une modalité d'expansion. Quand on en aura terminé, on passera à autre chose. Point. Il n'y aura pas besoin de continuer l'expansion nationale dans l'espace. Par contre une fois dans l'espace, localement, il y a des chances pour que le phénomène national ressurgisse.
Au satde actuel, on a besoin de réorganisation, pas de fuite en avant.
D'ailleurs, en Europe de l'ouest, c'est ce qui se passe. Les États ont tout essayé pour s'entre-absorber depuis plus de cent ans, et ça a cessé de fonctionner : limite. On passe à l'Union Européenne. Bien sûr ce n'est pas aussi mathématique, mais quand même.
En ce sens, il n'y a pas de nationalisme modéré ou affaibli. Il y a des nationalismes de stuctures différentes, mais modération ou « faiblesse » ne me semblent pas les qualificatifs exacts, ni aujourd'hui ni demain.
En Europe de l'ouest, je ne pense pas qu'il y ait des nations ou un nationalisme affaibli. Je pense qu'il n'y a plus de nation ni de nationalisme d''État ! Point. Il reste des État qui essayent de protéger consensuellement leurs intérêts. Ce n'est pas la même chose du tout à mon sens. Nous sommes dans une logique autre, dans une logique où l'on essaye de dépasser volontairement les limites d'expansion, et les prérogatives des États et Nations de jadis. Un État-nation qui se contenterait d'être affaibli, aurait vite fait de se faire absorber. Car par définition, ce qui fait la force d'un État-nation, c'est sa souveraineté et la justification de celle-ci. Enlevez-lui ces derniers et il devra se formuler sous une autre forme. Encore là, c'est se qui est en route en Europe de l'ouest.
Cette constatation sur la réalité de recherches entreprises pour dépasser ces limites, n'est pour l'instant valable que pour l'Europe de l'ouest. La Chine, et plus de la moitié du monde n'en sont qu'au début de la formation de leur nationalisme. Ils sont loin d'avoir bouclé leur expansion et d'avoir atteint leurs limites. Brrr !
La Nature humaine ?
Alors, là aussi, je dis « non ». C'est comme « le bon sens », ça. Tout est dans la nature humaine, si l'on va par là.
Dire que l'expansion est dans la nature humaine, la conquête aussi etc., je ne vois pas bien ce que cela vient expliquer d'un point de vu de la structure des changements. Après tout, si les humains font la guerre, ils font aussi la paix… où va-t-on alors ? Ce n'est ni une explication ni une justification, je pense, après vous avoir lu, que vous serez tous d'accord sur ce point.
De la complexité
Quant à l'architecture (Berlol, c'est vraiment plus agréable à utiliser que « structure ». Merci pour l'idée.), « trop complexe » de la création européenne, je ne suis pas certain que les gens la comprenne mieux ou moins que celle de notre république. Non ? Très franchement, sans mépris pour personne, je pense que les gens sont toujours trop peu instruits, non ? Regardez TF1 ! Ah !
Inversement, le système féodal, ou celui de la chefferie, dans leur réalité concrête pour les gens, étaient certainement très simples à comprendre (et douloureux sans doute, et violent), et ce n'était pas de la démocratie !
Par ailleurs, les citoyens, à l'ouest, ne sont pas contre l'UE. Par contre, si tu dis demain aux Japonais qu'on va créer une confédération asiatique et que le Japon n'en sera qu'un satellite important, là ta constatation est fort juste : personne n'est préparé. Mais en Europe de l'ouest, je pense au contraire qu'on essaye de préparer les gens depuis un moment. C'est ce que me laisse percevoir mon éducation d'ancien écolier pas si ancien.
Bon, bon, c'est très confus ce bazard ! Excusez-moi !
Bonne journée à tous et à bientôt.
2004-09-11 03:26:20 de Acheron

Salut Acheron (je précise en passant que c'est un collègue et très bon ami à moi, qui lit également ce blog)
Je suis tout à fait d'accord avec l'idée principale qui ressort de ce que tu écris, à savoir que c'est le type d'articulation entre des communautés à définir et leur organisation spaciale qui est en fait au centre des débats, comme lorsque tu écris que ce type particulier d'articulation qu'est l'Etat-nation n'est en rien nécessaire mais est historique et qui plus est récent et certainement pas éternel (mais ça je l'ai déjà écrit).
En te lisant, je me rends compte que tu as précisé ce que j'ai, maladroitement, tenté d'écrire en évoquant un passage à une architecture (c'est vrai que c'est mieux ce terme) post-système inter-étatique. Bien sûr, on serait mal assuré de dire vers quoi l'on va, mais certains directions sont déjà données en Europe de l'Ouest.
Bref, la relation actuelle qui est posée entre le "peuple" et le "territoire" n'est problématique que parce qu'elle est pensée comme devant nécessairement être résolue par la mise en place d'un Etat-nation, et sinon ne pas être résolue. Mais que l'on tente de penser le problème adans le cadre d'une autre architecture et, comme l'écrit Acheron, et ce problème peut très bien ne rien avoir de sensible.
2004-09-11 04:23:19 de Arnaud

Manu a écrit :
« Ce qui est intéressant c'est qu'on en est effectivement à l'échelle du globe. Cet "autre chose" pourrait être l'expansion vers l'Espace, vers d'autres planètes... Et si on découvre des traces d'une quelconque civilisation sur Mars, qui va revendiquer la propriété du sol ? »
Acheron a rapidement répondu à la question que tu posais. Je pense que, raisonnablement, la conquête de l'espace, au moins pour le Système Solaire, est une question qui va réellement se poser à moyen terme, certainement dans moins de 100 ans.
On sait comment lors de la compétition inter-européenne ceux des Etats européens qui ne pouvaient se mesurer aux autres sur le sol de l'Europe ont été conduit à rechercher de nouveaux débouchés à l'extérieur. Et ce n'est donc pas un hasard si ce sont des Etats "périphériques" (à l'époque), le Portugal et l'Espagne, qui sont partis pour le Nouveau Monde.
Evidemment, considéré de l'Espace il n'existe pas d'Etat périphérique, et même en utilisant cet adjectif dans un sens de "moins important", c'est au contraire un Etat surpuissant (comme les Etats-Unis) qui peut seul lancer un nouvelle expansion en direction de l'Espace, maintenant que l'ensemble du globe est couvert. Mais cela revient au même.
Je précise que je suis d'accord avec Acheron, et qu'avant de chercher de nouveaux débouchés dans l'Espace il nous faut plutôt repenser notre architecture mondiale, c'est-à-dire l'organisation de l'humanité sur le globe. Mais dans une optique de poursuite de la compétition inter-étatique, la conquête de l'Espace peut apparaître comme une nouvelle fuite en avant tout à fait logique, car elle permettrait de continuer à user tels quels, ou à peu près, les Etats-nations et le système inter-étatique actuel. Et de continuer la guerre inter-Étatique (comme Acheron le note, je pense que l'emploi de l'adjectif "inter-national" n'est pas approprié) dans l'Espace.
Alors qui occupera la Lune et Mars ? Et bien, lorsque l'occupation du sol (on y revient toujours) sera totalement accomplie, je suppose que si on ne veut pas en repenser l'organisation, et bien cela sera à nouveau la guerre.
Et si une civilisation non-humaine avait le malheur d'habiter sur Mars... l'Histoire nous montre comment les Européens ont traité l'Altérité lorsqu'ils l'ont rencontrée dans le Nouveau Monde à la fin du XVe et tout au long du XVIe siècles, dans la phase d'expansion évoquée plus haut : le Génocide. Malheur à eux !
2004-09-11 04:43:25 de Arnaud

Bon, moi, je suis un peu largué (manque d'instruction sans doute), mais j'ai une question pour vous tous.
Que deviendrait l'Economie s'il n'y avait qu'un Etat global mondial ?
2004-09-11 05:33:18 de Manu

Hum ! Question qui tue !
Bon, sérieusement, ce n'est pas comme chez Asimov : il n'y a pas de « psycho-histoire » qui puisse nous donner l'avenir. L'archéologie, l'histoire, ces disciplines reposent après tout sur ce qui est et a été, par sur ce qui sera…
D'abord, il faut se demander si l'État continuera de jouer un rôle économique. Parce que, a bien y penser, les États ont de plus en plus de mal à faire face à ce que représente les multinationales et autres monstres tentaculaires de notre monde actuel : certaines multinationales gagnent plus d'argent que ce que dépensent certains États ! Si la tendance se poursuit, et bien l'État global, comme chez Spinrad (Grennhouse Summer), serait alors une espèce de gigantesque système de conglomérat.
On peut aussi, en étant optimiste et un peu utopiste sans doute, que un État à l'échelle planétaire, pour assoir la légitimité de son existence vis à vis des citoyens du monde, soit obligé de prendre en compte un plus grand nombre de facteurs et d'exigences que nos petits États, alors relativement « protectionnistes ». L'intérêt de tous, quand il s'agit de la planète et d'un « gouvernement » planétaire est un sacré truc à gérer. En tous cas, on ne peut pas se limiter à un simple clientelisme sous peine d'explosion. Plus la base de l'État, les citoyens, est vaste, et plus l'« élite » économique va être diluée. Pas le choix, parce que la question de l'unité est quand même centrale dans l'organisation de toutes les sociétés humaines.
Dans ce dernier cas on pourrait imaginer que le rôle d'un État global serait celui d'une véritable redistribution des ressources et des richesses, en plus d'assurer un contrôle sur l'usage de la force armée. Ce sont les deux données, au cours des 5000 dernières années qui ont fait que les États, ou les systèmes proto-étatiques, se maintenaient ou disparaissaient : la justification de leur rôle régulateur.
Mais bon, là, on raisonne sans beaucoup de donnée factuelle ! On est exactement dans la SF.
2004-09-11 07:02:54 de Acheron

Oups, le bouquin de Spinrad c'est Greenhouse Summer. Skuzez moâ !
C'est assez particulier dans le genre, mais le monde tel qu'il est décrit dan son fonctionnement est assez intéressant. Cela vaut la lecture. Traduit en français sous le titre de Bleue comme une orange, chez Flammarion. Du même auteur et dans un autre registre, je préfère Jack Baron et l'éternité, chez J'ai Lu. Et puis, tant que nous y sommes, A Chronicle of a Distant World, de Mike Resnik, est traduit en français sous le titre de L'Infernale comédie (3 vol. aussi) chez Denoël. Et ça, cela donne vraiment matière à penser. Cela porte sur les questions de l'identité post-coloniale, et c'est extrêment « instruit ».
2004-09-11 07:22:50 de Acheron

Pour reprendre la question de Manu au sujet de la colonisation spatiale, mais en restant largement hypothétique :
Les livres qu'Acheron a mentionnés plus haut, de Mike Resnick (en français en trois t. : Paradis, Purgatoire, Enfer) traitent justement de cette question, en posant trois cas de figures pour illustrer le propos. En gros, l'auteur présente trois cas de colonisation par l'Homme de planètes habitées par des populations non-humaines mais intelligentes. Dans les trois cas, elles sont d'abord exploitées pour ensuite mener une guerre de décolonisation avec l'appui d'autres forces humaines anti-coloniales, puis est décrit la période d'"indépendance", qui se passe en général plutôt mal.
C'est intéressant parce que les trois cas présentés dans ces romans de SF reprennent en fait l'histoire du Kenya, du Zimbabwe et du Rwanda, plaquées dans un contexte futuriste mais qui reprend l'histoire réelle pour la trame générale. Je pense que c'est intéressant parce que le fait de mettre, dans ces romans, des populations non-humaines au centre du débat permet de réellement réfléchir le contact avec l'Altérité et de saisir — un petit peu — les angoisses et les hésitations, des coloniaux européens qui nous ont précédés lorsqu'il avait à faire à des "races" différentes et ce qu'ils pouvaient en ressentir, tout en restant critique bien sûr mais sans tomber dans un verticalisme facile.
Pour ce qui est de l'économie mondiale dans le cadre d'un Etat mondial centralisé, et bien je ne pense pas que le capitalisme y survive car ce dernier s'appuie largement sur une architecture basée sur une pluralité d'Etats (le système inter-étatique) et sur un système de frontières pour d'une part contrôler les échanges et le flux, et d'autre part pratiquer des délocalisations de capitaux et autre en fonction de la conjoncture. Donc je pense qu'une économie mondiale placée sous l'égide d'un seul Etat ne serait pas purement capitaliste, mais plutôt une économie mixte fonctionnant selon certains priorités pratiques et concrètes répondant aux besoins de la population (production de nourriture, production de biens de première nécessité, etc.), c'est-à-dire, dans une large mesure, planifiée. Bref, c'en serait très certainement fini de la recherche infinie du profit en soi, ou du moins il serait restreint à des activités non vitales pour le système (alors que le capitalisme ne se préoccupe pas de la bonne santé du système, puisque justement il peut se déplacer d'un Etat à un autre, dans le cadre du système inter-étatique).
2004-09-11 07:25:29 de Arnaud

Et dire qu'il y en a qui ont droit à de la bonne brandade en plus… faut que je trouve la recette : Tôkyô est trop loin depuis Io !
2004-09-11 10:05:36 de Acheron

Salut Achéron ! Sois le bienvenu ! Tes messages fleuves seront toujours bien accueillis, pourvu qu'ils ne charrient pas d'idées mortes...
Revenant du colloque Yourcenar et devant repartir, je ne me jette pas dans la discussion tout de suite.
Quant à la brandade, la recette n'est pas bien difficile. Si on le fait à la maison, on peut d'ailleurs forcer sur la proportion de morue, ce qui la rend meilleure, à condition que le poisson soit suffisamment désalé !
A+ (continuez sans moi...)
2004-09-11 10:58:52 de Berlol

Merci pour ce message de bienvenu.
Que l'on se rassure, je veilerai à ne pas déborder, même par jour de typhon !
Du moment que l'on me fait l'obole de la discussion, personne ne sera rejeté sur la rive.
Je ne trouve que de la morue normale (non Arnaud, pas à Shibuya !), et ça n'a pas le même goût. Faudrait que je trouve le truc pour saler moi-même !
2004-09-11 11:25:32 de Acheron

Euh… de bienvenue je veux dire !
2004-09-11 12:23:30 de Acheron

Aujourd'hui de mon lointain Melbourne (après avoir quitté le Queesnland), une journée plutôt pluvieuse avec même une pointe de grêle, je me permet d'émettre "mon" opinion-conclusion au débat. "opinion-conclusion" sans doute très simpliste veuillez m'en pardonner par ailleurs. Et d'ailleurs je m'écarte sans doute un peu du débat mais après tout le blog sert aussi à ca non?
J'aimerais croire un jour en un état-nation regroupant tous les états actuels du globe utilisant une seule monnaie, mais utilisant toutes les langues actuelles. Un peu à l'image de la communauté européenne. Seulement il faudrait sans doute changer énormément de choses à l'utilisation des ressources naturelles car on court droit à la catastrophe. Hors en l'état actuel des choses je vois mal une organisation humaine utiliser spartiatement les ressources naturelles de façon à ne pas les gaspiller, de façon à ne pas polluer notre environnement. Qui pourrait organiser et diriger une telle organisation? Certainement pas un français, ni un américain ni un japonais ni un autralien ni...etc.
L'être humain du fait de ses qualités humaines, ses états d'âmes, son intelligence ne s'adapte pas mais crée et adapte son environnement. En clair il construit son environnement et s'installe un certain confort très largement au delà du simple cap de la survie tel que le règne animal a organisé depuis des millénaires. Pour utiliser comme je l'écrivais plus haut "spartiatement" les ressources naturelles et non les consommer comme nous faisons il faudrait vivre comme des animaux et nous "reproduire" seulement. Au diable la belle maison, la belle voiture, la bonne nourriture. Au diable la télé, les journaux, les livres, et surtout au diable l'intelligence même. Car notre intelligence nous fait refuser l'état même d'animaux que nous étions.
Qui accepterait cela? Personne moi y comprit.
Donc je ne vois pas d'autres issus qu'une consommation jusqu'à la dernière goutte de toutes nos ressources naturelles . Une consommation qui ira sans doute exponentiellement du fait de l'explosion démographique et du fait du développement croissant de toutes les nations. Et oui...nous ne sommes pas les seuls à vouloir notre belle maison, la télé, la voiture...bla bla bla. Les chinois arrivent, les indiens les talonnent, les africains metteront plus de temps mais ils le souhaitent tout naturellement. Imaginez un peu un jour les 6 milliards d'habitants consommant comme nous le faisons. Aie aie aie.
Je suis de plus quasi convaincu que nous aurons consommé nos ressources bien plus rapidement que le progrès nous aura permis d'avancer au point de pouvoir explorer et exploiter suffisamment les planètes environnantes. Car effectivement cela serait la meilleur solution pour étendre la race humaine et dépasser tous les problèmes que je viens de citer.
Donc pour utiliser à bon essient nos ressources naturelles, pour controler la démographie soit on retourne à l'état animal soit on s'auto régule. Je viens de montrer précédemment que c'est impossible. L'histoire le montre, la littérature le montre, le cinéma aussi. Prenons Matrix, un monde parfait mais l'homme le refuse et se rebelle. Prenons irobot, les robots se rebellent car ils ont compris que l'être humain compromet la planète.
L'être humain se plait à rêver un monde parfait et dès qu'on lui donne ce monde parfait il se rebelle.
Une puissance alien peut-être pourrait venir et établir un état nation et réguler notre consommation et notre démographie?
J'aimerais le croire...mais on ne l'acceptera pas. Qui accepte
qu'une puissance étrangère vienne faire irruption dans ses affaires même sous couvert de bon prétextes? Aucune, voyez l'Irak en ce moment...
Donc je ne crois pas qu'un seul état-nation fonctionnerait, je ne crois pas qu'une puissance alien viennent nous "sauver", j e ne crois pas que l'être humain même si la recherche et la "civilisation" progresse énormément s'autorégulera. Je vois donc bien l'humanité s'étendre au point de consommer tous ce qu'il y a de possible et inimaginable pour finalement s'éteindre puisque plus rien à consommer. Quelques spéciments survivront sans doute encore que j'aimerais croire en une extinction complète de la race actuelle pour voir arriver une nouvelle race dans quelques millions d'années qui "hopefully" aura compris nos erreurs.
En clair à l'heure actuelle moi sois je me suicide tout de suite soit je continue de voyager à outrance et je continue de photographier à outrance...etc.
En clair je continue de vivre "happily" :-)
Je me suis énormément éloigné du conflit israélo palestinien et de la littérature milles excuses!
Bon sur ce j'ai un bon dîner qui m'attent avec un excellent fromage australien accompagné d'un magnifique Merlot local!
Je vous en dirais des nouvelles!
2004-09-11 12:24:17 de Bikun

Oui, oui, tout à fait. L'autorégulation de l'humanité, par l'humanité, et à l'échelle planétaire… cela semble comme ça impossible. Par contre, plutôt qu'un État-nation, je réduirai la chose à une État, point.
Mais ton point est extrêment important : on ne pourra pas, en l'état actuel des ressources de notre planète réguler pour tous. Il n'y aura pas assez de fromage, français ou australien, pour tous. Et puis, la consomation jusqu'à ce que mort s'en suive, parce qu'on ne peut pas dire éternellement à certains de se priver pour nous, les « riches », est un problème réel.
Mais, si les ressources physiques de la planèrtes sont données, je pense pas que l'on ait épuisé le volet des ressources techniques. J'en revient toujours à la question des limites données à un moment donné, mais l'humanité a connu des moments de crises très graves que l'on commence avec peine à comprendre, par l'archéologie par exemple.
Je parlais du cap de l'an 1000 avant notre être en Europe de l'ouest plus haut : une énorme pression démographique, avec une densité d'un « village » chaque 4 km (la répartition est quasi la même de nos jours !), avec un manque de ressources criant. Au bout de deux siècles, le passage au fer permet de mettre en culture des terrain jusque là trop dur à travailler (ce n'est qu'une des solutions au problème). Et la « machine » humaine s'organise alors d'une autre manière.
Je veux penser que l'humanité n'est pas totalement dépourvue de raison. Et que l'autodestruction n'est pour l'instant au programme que parce que l'on commence à voir des limites sans toujours saisir encore le moyen de les dépasser.
Une chose aussi : le « retour en arrière », c'est à dire un moment où après une désorganisation profonde des sociétés l'État disparaît, et avec lui la « richesse » de ces sociétés étatiques, est un phénomène qui est loin d'être rare. Jusqu'à présent il y a toujours eu un phénomène de balance. Il n'y a donc pas de marche forcée vers l'étatisation ou la nation irréversible ou indépassable. Il n'est pas dit que lorsque les Rwandais pourront avoir le même niveau de vie que les Européens de nos jours, ils le désirent. Il faut voir l'époque, je pense.
Par ailleurs, manger du fromage et boire du vin est humain depuis au moins 5000 ans (les deux réunis, veux-je dire). Et ce n'est pas ça qui ruine la planète. Je reste donc optimiste : je vais encore manger du fromage et mes enfants longtemps après moi !
2004-09-11 13:12:20 de Acheron

Bonsoir Bikun
Je suis d'accord avec tout ce que tu as exposé, même si je dois reconnaître que c'est un constat bien négatif. J'évoquais moi mêmei plus haut la crise vers laquelle il me semble évident que nous nous dirigeons.
Cependant, il me semble que ton propos s'appuie sur trois présupposés qui ne me semble pas évidents, car ils me semble liés au contexte actuels et n'être en rien immuables (bien qu'ils soient aujourd'hui réels) :
1/ Celui selon lequel l'homme ne serait pas prêt à faire des efforts substanciels pour réformer le système dans son intégralité.
En effet, ill me semble évident que l'homme peut accepter l'inacceptable si la situation non pas le demande mais l'exige. Par exemple dans une situation de guerre. Si les ressources venaient à approcher l'état d'insuffisance, je suis certain qu'on penserait et agirait autrement.
2/ Celui selon lequel l'homme et les sociétés pencheraient en qqc sorte naturellement vers la démocratie (mais je recoupe le point 3/).
En effet, il existe des centaines d'exemples de sociétés non-démocratiques dans l'histoire et qui ont fonctionné tout de même. Comme Akeron le notait plus haut, la stabilité d'un Etat dépend de sa capacité de régulation sociale. Rome n'a jamais été une démocratie, même du temps de la République, et personne n'a jamais été mécontent.
3/ Celui selon lequel l'homme n'acceptera pas de bouger contre sa volonté, refusera qu'on lui impose une volonté extérieure.
En effet, ce présupposé n'est valable qu'en démocratie.Or, comme je le notais dans un post plus haut ainsi qu'en 2/, je pense très sincèrement que la démocratie libérale n'a été qu'un épisode historique rapide, qui de plus touche à sa fin. Et si un Etat-nation (ou autre) mondial était un état par exemple totalitaire ou du moins coercitif ? Je pense qu'en mettant en place une société individuellement hiérarchisée — l'ordonnancement social basé sur le service rendu à la société — et socialement sécuritaire, on peut imposer à peu près ce qu'on veut à un niveau macro, tout en répondant aux exigences de ceux qui en ont encore au niveau micro.
Bien sûr, je ne soutiens pas un tel modèle. Mais en considérant l'évolution mondiale depuis les années 1990, et bien je ne suis pas optimiste pour l'avenir tel qu'il se profile actuellement...
2004-09-11 13:20:39 de Arnaud

Moi, tant qu'il reste du roquefort et du vin des corbières…
Sérieusement, bien qu'en « crise », je pense que l'on arrive aussi à un moment où, à l'échelle de régions entières, on se rend compte de ces problèmes. Et je trouve ça plutôt encourageant. Par exemple, l'UE qui décident de financer l'agriculture bio, et ben c'est une petite révolution les amis ! C'est du développement durable ! Et c'est nouveau de ces dix dernières années. On cherches des solutions et on cherche à les faire appliquer à niveau citoyen.
Bien sûr ce qui se passe aux USA ou ailleurs n'aide pas à espérer sereinement mais bon… Imaginez un instant posez la question à un colon Israëlien se promenant avec un fusil en permanence : « elles sont bio vos tomates, pasque sinon c'est mauvais pour la terre » !
2004-09-11 13:51:30 de Acheron

Merci à Acheron et à Arnaud pour leurs réponses à ma question.
Arnaud confirme l'idée que j'avais derière la tête, à savoir la fin du capitalisme, le besoin d'un nouveau système. Acheron me propose des pistes nouvelles.
Merci aussi à Arnaud pour la colonisation spatiale.
Je voudrais revenir sur une question qui a été abordé un peu plus haut: la nécessité d'une instruction suffisante des citoyens (cf. Berlol et Acheron). Peut-on vraiment imaginer un jour que tous les gens soient suffisamment instruits ? Moi-même - et je ne crois pas être le dernier des cons - je ne pense pas avoir tous les données nécessaires en main pour faire un vote proprement raisonné. Hors, qui va décider de l'avenir de l'Europe (ou du moins de sa Constitution), bientôt, par référendum, dans la plupart des pays ? Pour la plupart, des gens bien plus intéressés par ce qui se passe dans leurs villages, leurs maisons, leurs entreprises, que par l'avenir du monde... peut-être par manque d'instruction, car comme le dit Acheron, c'est à l'école qu'on lui a enseigné (inculqué ?) l'esprit européen. Moi, ma culture, est plutôt faite d'informatique, de musique... que de droit, d'histoire, de littérature... Il faut de tout pour faire un monde ! Rares sont par exemple les gens qui peuvent être experts à la fois en informatiques (je ne le suis pas) et en histoire ou en droit, hors sans experts en informatique, pas d'ordinateur, pas de réseau, pas d'Internet et pas de blog ! Doit-on pour autant retirer le droit de vote à toutes ces personnes qui n'ont pas l'instruction suffisante, si tant est qu'on puisse en définir les critères ?
Salut Bikun ! Quelle surprise de voir ton post en direct d'Australie, et quel post !
2004-09-11 15:24:03 de Manu

Là, Manu, je pense comme toi. Par ailleurs, je pense que nou ne sommes jamais assez instruits, dans le sens où l'instruction permet de conduire à l'ouverture. Je ne parlais pas d'instruction popur dire qu'il y avait les 100% con d'un bord et les cerveaux de l'autre.
En fait, comme je crois que tu le dis indirectement, il s'agit finalement plus de conditionnement que d'instruction peut-être. Ne pas avoir peur de l'Europe, dont on ne sait pas comment elle va évoluer. Ne pas craindre l'inconnu et avancer. Et ça, l'école a un rôle capital à jouer. Je suis incapable de dire comment fonctionne la république ou la nouvelle constitution européenne, mais j'ai confiance en ce que l'Europe pourrait être demain. Parce qu'elle ne peut être que la somme des espoirs des Européens (à l'ouest pour l'instant au moins).
Chacun a ses sensibilités et c'est très bien. Tu as raison de le noter. Mais c'est ça qui assure que l'ouverture est possible ! Si tous faisait la même chose, je ne veux pas imaginer le désert existentiel !
Je pense alors que l'essentiel n'est ce que tu fais, mais comment tu te place dans le monde, toi. L'informatique ou la musique sont des reflets de notre monde comme le reste. On peut apprendre beaucoup de l'obesité microsftienne, sur le plan culturel, qu'économique, que technique. On peut saisir beaucoup de chose du choix que font certains de bosser sur mac !
Il n'y a pas a retirer quoi que ce soit à qui que ce soit. Faut vivre avec, et la société et l'État doivent rendre possible une évolution des citoyens vers plus d'esprit critique, plus d'ouverture. Ca aussi, c'est une forme de régulation, mais elle ne doit pas être contrôle. On en revient donc à l'école et à son rôle…
2004-09-12 00:22:24 de Acheron

Je crois que c'est Bergson qui écrivait :
« Je ne vois qu'un seul moyen pour savoir jusqu'où l'on peut aller. C'est de se mettre en route et de marcher ».

L'Europe c'est un peu ça pour moi. Un espoir et une aventure nouvelle.
2004-09-12 00:32:36 de Acheron
Ce qui importe à mes yeux, c'est l'idée d'une éducation qui vise à la capacité pour chacun d'évaluer correctement les événements de ce monde et ses possibilités propres, de sorte que l'on puisse s'auto-administrer des compléments d'information en cas de nécessité et s'obliger à écouter et respecter les autres en cas de conflit.
Au lieu de cela, je vois de plus en plus une éducation de formatage en fonction des besoins des entreprises et des administrations qui transforme les individus en robots télécommandés et intolérants dès qu'on les sort de leur cadre fonctionnel.
En tout cas, à mon échelle d'enseignant, je sais ce que je fais et pourquoi. Comment faire plus et mieux ?
(Le sujet n'est pas nouveau, voir par exemple au 5 février dans les compilations mensuelles du JLR.)
2004-09-12 01:44:05 de Berlol

En réponse à Manu :
La question posée était donc de savoir si une personne ne pouvant appréhender de manière suffisante ses choix peut conserver ou non son droit de vote, c'est bien cela ?
Moi, je suis démocrate et je pense que les gens doivent choisir par eux-mêmes. On ne peut pas et ne doit pas retirer le droit de vote à un individu, quel que soit le motif (et ils sont légions ! Par ex. : le retirer aux femmes, le retirer aux communistes, le retirer aux vieux, le retirer aux prolétaires, promulguer un suffrage censitairr, le lier au service militaire, y adjoindre des conditions de nombre d'enfants, etc. etc.).
C'est une position métaphysique, si l'on veut : la conviction que l'homme doit être maître de son destin, en tenant compte du destin des autres (Liberté ET Égalité : on oublie souvent ce second terme ces derniers temps...).
De plus, je pense que les individus sont, du moins en Europe de l'Ouest, suffisamment informés pour avoir une image, peut-être pas exacte, mais en tout cas globale des résultats de choix qui s'offrent à eux.
La démocratie a, comparativement, des avantages et des inconvénients — mais je pense qu'il faut malgré tout la choisir et la soutenir. Dans le cas précis que tu mentionnes, à savoir la contruction européenne, tu as bien raison de mentionner l'éducation, car c'est elle qui nous as fait, depuis quarante ou cinquante ans, pro-européens. Construire démocratiquement l'Europe, ça prend du temps : il faut expliquer aux gens, les éduquer dans une certaine direction (en essayant d'éviter le formatage). Ca prend peut-être soixante ou quatre-vingts années (si l'on regarde l'histoire). En régime totalitaire, on pourrait faire l'Europe beaucoup beaucoup plus vite : Hitler l'a réalisé en quatre ans. Mais elle n'a pas tenue !
Donc,si les processus de décisions sont plus lents en démocratie, par contre les décisions obtenues sont beaucoup plus solides, car elles émanent de l'ensemble de la population et sont soutenues par cette dernière. C'est un avantage objectif, toute considération métaphysique mise de côté.
Donc, on en revient toujours à l'éducation (qui est, je le sais, un thème de prédilection d'Akéron, notamment sur le Japon) : 1/ ouvrir l'esprit à de nouvelle possibilités (ici : l'Europe) et le rendre capable de s'ouvrir de lui-même à d'autres possibilités encore ; 2/ non pas seulement l'informer, mais aussi en faire un être capable de s'informer par lui-même, pour participer à la vie civique.
(Pour ces deux points, cela manque bien au Japon, je pense que tout le monde sera d'accord).
Et puis, il y a aussi le débat. Participer à un blog sur ce type de sujet précis pour discuter, par exemple, c'est participer ou bien se préparer à participer à la vie civique. A un micro-échelon certes, mais il en va de même pour chacun, dans notre diversité d'ailleurs. Iil est évident que nous sommes tous complémentaires. Donc à chacun sa ou ses spécialité(s), à chacun son ou ses centre(s) d'intérêts. Et puis : c'est l'humain qui prime.
Ceci-dit Manu, tu as tout à fait raison lorsque tu soulignes qu'il faut maîtriser — à un certain degré — les nouvelles technologies. Comme je l'ai déjà noté, je pense que la démocratie est aujourd'hui dans une phase de déclin. Les "nouvelles technologies" nous aident à lutter contre ce déclin et à rester proche les uns des autres (les commentaires par emails et les discussions publiques sur une home page sont utilisés, semble-t-il, fréquemment en Suisse et en Belgique à l'échelle de la mairie). Dans une période de démocratie florissante il ne serait peut-être pas utile de faire attention à tout cela, mais en ce moment je pense que c'est important d'être attentif et vigilant.
2004-09-12 03:54:40 de Arnaud

J'ai pas tout lu de ces commentaires mais deux contributions quand même :
1. A propos de l'instruction infinie : on a atteint un plafond. Ce qui est drôle, c'est que le plafond ne se situe pas au même niveau dans les différents pays. Pour les chiffres exacts, voir E. Todd "L'illusion économique".
2. A propos de l'explosion démographique (à Bikun et autres) : on va atteindre un plafond pour les pays que tu mentionnes car développement = éducation = contraception = régression démographique. Pour le fonctionnement exact, voir E. Todd "Après l'empire" ou ses livres précédents.
2004-09-13 05:48:47 de jephro

Salut Jephro
Je n'ai pas lu les ouvrages récents de Todd, mais vais les lire.
Il est effectivement possible qu'un système éducatif "avancé" reste un luxe considéré à l'échelle du globe. De plus, comme ça a été noté plus haut, on peut sérieusement en poser les limites : produit-il de la liberté individuelle, ou bien nous oriente-t-il dans une certaine voie prédéterminiée ? (Parfois je doute, même si c'est, je pense, bien supérieur en France comparé au Japon, pour prendre deux exemples que je connais).
Pour la démographie, il est bien possible qu'elle baisse : on le constate bien aujourd'hui — même si cela en est au début — lorsqu'on voit comment l'effort conséquent de la Chine pour contrôler le volume de sa population (et elle revient du grand échec de la politique démographique démente de Mao il y a quarante ans). Mais qu'en est-il des pays où l'Etat ne réussit pas à imposer sa volonté de manière suffisante ? Il y en a beaucoup tout de même. Et puis, comme l'écrivait Akéron plus dans son premier post : il suffit que le mode d'organisation de nos sociétés connaisse une autre grande révolution pour que la population puisse à nouveau croître dans de grandes proportions.
Mais est-ce souhaitable ? Car, finalement, n'est-ce pas un choix de société ?
2004-09-13 15:24:39 de Arnaud

Je relis les contributions qui se sont accumulées ces derniers jours et réagis par petites touches, pour préciser aussi ce que j'ai cherché à avancer dans mon premier post [besoin de reconnaissance ?], et en essayant de moins développer cette fois-ci [loupé]. Désolé pour l'impression de retour en arrière, j'ai peu à dire sur la plupart des thèmes qui ont émergé entre-temps, bien que pas qu'un peu surpris par la référence sérieuse dans ce contexte à des thématiques de science-fiction souvent peu créatives (en gros, on reconstruit des empires ou on démarque explicitement des épisodes passés).
Sur la contribution d'Arnaud du 10/09, directement en réponse à mon propre post :
- d'abord préciser que je cherchais à voir ce qui pouvait _légitimement_ demeurer une fois plongé le concept de nation dans un dissolvant à base de nominalisme et de pragmatisme. C'était une position volontairement peu ambitieuse et défensive. Je suis tout à fait d'accord avec la dénonciation du nationalisme hardcore et je ne pense pas qu'il faille attacher une très grande importance aux valeurs qui se réclament de ce concept (je les place, dans cet ordre, après les valeurs d'autonomie et de dignité de la personne humaine, puis des droits de l'humanité, voire du vivant). Affaiblir, au sens où je l'entendais, ce n'était pas simplement "alléger", c'était dissoudre (est-ce là déconstruire ?) le coeur du concept, en gros l'ethnie et le réalisme ("il existe réellement des peuples, nations, ethnies"; on peut décider de ce qui constitue un peuple ou une nation, comme Arnaud le fait d'ailleurs pour la "nation juive"), et voir si ce qui reste, en gros des "attachements partagés non choisis", garde une valeur. Pour reprendre la comparaison avec la religion, on n'obtient pas un catholicisme sans Inquisition, plutôt un catholicisme sans croyance en Dieu (et là, pour le coup, il ne reste plus grand chose). Pourquoi continuer à appeler ça nationalisme plutôt que pluralisme ou particularisme ? Parce que ce sont les mots de la tribu : ces attachements-là, au(x) proche(s) et au(x) familier(s), quand ils se matérialisent dans des institutions, "on", l'homme ordinaire, les rattache à cette fiction efficace de l'existence d'une nation.
- je pense que la plupart des reproches avancés par Arnaud à la nation le seraient plus légitimement à l'égard de l'Etat "souverainiste", unitaire, etc. Le concept de nation ouvre au contraire la voie à la prise en compte du divers, du multiple, etc. Contrairement à ce qu'il doit croire, je ne suis pas souverainiste. Ce que je cherchais à faire, c'est d'imaginer ce que serait une "nation" hors de ce qui l'a historiquement associée à l'Etat et à la thématique de la souveraineté. Je pense moi aussi que la configuration "Etat-nation souverain" est actuellement problématique et ne représente nullement la "fin de l'histoire", mais je ne voulais pas parler des "Etats-nations souverains"...
- je ne suis pas du tout sur les positions du nationalisme à la française (il y entre une dimension de volontarisme et de contractualisme explicite qui m'est profondément étrangère, et que je juge largement illusoire, surtout comme antidote à un nationalisme ethniciste : Arnaud a raison sur ce point). À la limite, dans sa dimension de constat d'une situation non choisie, je serais plus proche du nationalisme à l'allemande, mais il faut en enlever le réalisme... donc je ne suis nulle part [cherchez du côté de Rorty] ? L'usage par Arnaud de l'expression "débat franco-français" m'amuse, parce que c'est justement en partie ce que cherche à souligner, qu'il y a des débats franco-français, nippo-japonais, etc.
- dans ma position, l'aporie relevée par Arnaud ("Car si ses choix ne sont pas des absolus, où résidera alors la nécessité de son existence en tant qu'Etat ? Bref, tout cela semble structurellement contradictoire.") trouve sa solution dans la position subordonnée des valeurs "nationales" ou "culturelles" ou "communautaires" (cf. ci-dessus). C'est sans doute un peu plus compliqué, ce n'est pas inconcevable (ça a à voir avec une conception de la "raison" comme délibération et non comme recherche d'une adéquation au vrai, au réel, etc.).
Je pense par ailleurs très profondément qu'il n'existe aucune nécessité en histoire, et vu le souci d'Arnaud d'en trouver une, je crois que c'est là une des grandes différences entre nos deux positions. Globalement, je suis d'ailleurs frappé par la tonalité très rationaliste et néo-hégélienne de beaucoup des contributions de ce mini-forum (avec des étapes historiques, des "époques", des cycles, etc.).
- je ne crois pas qu'il existe nécessairement une corrélation entre nationalisme et guerre, violence, etc. C'est un argument qu'Arnaud reprend souvent, je le pense largement erroné si on l'entend comme une corrélation de principe. Il y a pléthore de contre-exemples (au hasard, la Norvège (!!), nation Dieu sait et constamment pacifique, et toutes les guerres, oppressions, violences, etc. engendrées et justifiées par des idéologies non nationalistes : communisme, catholicisme, etc.). Le recours à la violence est indissociable non de l'idéologie nationaliste mais de l'existence de couches sociales qui font de la guerre leur vocation et développent une "culture de la guerre", et d'une conception de la souveraineté qui court-circuite la délibération politique ouverte à tous, plus des situations de concurrence sans arbitre dont l'émergence est largement contingente. Je pense que la délibération démocratique constitue le meilleur rempart contre la guerre (Kant le pensait aussi, qui voyait dans la diffusion des "constitutions républicaines" le meilleur garant de la paix universelle). La justification de la guerre est possible à partir de n'importe quelle position idéologique forte, qu'elle soit ou non d'inspiration nationaliste.
- je ne suis pas "culturaliste" : je conçois les diverses cultures esentiellement comme des expressions symboliques, voire des modélisations ou des simulations, des diverses situations dans lesquelles les groupes humains se trouvent placés et qui constituent avant tout des répertoires de ressources argumentatives et techniques à la disposition d'un individu, en société et situé, mais qui garde toute sa capacité d'action. Loin de moi l'idée qu'on y serait enfermé, qu'on puisse justifier quelque mépris de l'autre que ce soit à partir de la valorisation de sa propre culture, qu'on ne puisse pas en changer (c'est dificile en pratique mais loin d'être impossible en principe), qu'une culture constitue toujours un système cohérent, qu'elle détermine au sens fort les pensées individuelles (l'illusion du "cadre de référence" dont parlait Popper), etc. Le point crucial, c'est sans doute l'extrême difficulté à incorporer des styles de vie et d'argumentation différents lors de la période d'éducation du jeune enfant : ça repose sur des contraintes cognitives, pas sur des mécanismes "culturalistes" dont la nature reste mystérieuse.
En revanche, je suis effectivement différentialiste, c'est même sans doute le fond de ma position, en un sens. Est-ce que ça fait de moi un "antiraciste différentialiste" et quel mal y aurait-il à être effectivement un antiraciste différentialiste, je n'arrive pas en juger. Mieux vaut sans doute deux variétés d'antiracistes qu'une seule.
- sur ma position "défensive" : je pense en effet que certaines cultures ou nations sont l'objet d'agressions et qu'il est légitime qu'elles s'en défendent. Cela ne signifie pas qu'elles doivent le faire violemment. Mais il faut se souvenir qu'en agressant des cultures, on empêche en fait des êtres humains d'accomplir des actes très concrets : parler une langue, revêtir certains vêtements, prier telle divinité, épouser, manger, etc. L'autonomie et la dignité de l'individu primant sur toute autre considération dans ma réflexion, je cherche vainement au nom de quoi de telles interdictions seraient justifiables. Elles ne le seraient pas du tout, à mon sens, au nom d'une raison réduite à la critique du préjugé. C'est pour cette raison que j'ai toujours parlé de "liberté culturelle" et non de "diversité culturelle". Même si je pense que la diversité, le polymorphisme, etc. présentent en eux-mêmes des avantages évolutionistes, je ne les défends que parce qu'ils sont intimement liés avec l'exercice d'une liberté personnelle & collective.
- sur la "nation juive" : je parlais de cette "nation" dans les empires tsariste et ottoman, pas dans l'Etat d'Israël. Le fait qu'Arnaud ne reconnaisse pas la notion de "nation juive" en mettant en avant un argument ethniciste est assez savoureux. Je reviens des pays baltes et je viens de terminer un ouvrage sur la ville de Vilnius et la communauté juive de ces confins de l'Europe (Vilna, Wilno, Vilnius de Menczeles). J'ai été frappé de la situation très particulière de cette communauté par rapport à la diaspora de l'Europe occidentale. Comment qualifier autrement que de nation une communauté non choisie (on naît juif) qui disposait, en Lituanie, de ses propres institutions (écoles, hôpitaux, lieux de culte, associations de bienfaisance et de toutes sortes, parties politiques, et surtout institutions représentatives (c'est là un point crucial et qui déborde de la simple "communauté"), avec des "bureaux" chargés de la santé, du logement, de l'assistance aux pauvres, etc., qui était reconnue en tant que telle comme partie intégrante de l'empire, je veux dire par là qu'elle était consultée en la personne de ses représentants sur les mesures qui pouvaient la concerner, etc. etc. J'ai compris à la lecture de ce texte à quel point l'antisémitisme polonais, d'une virulence extrême, se justifiait à ses propres yeux avant tout par la nécessité de destruction, non pas d'individus isolés, mais d'une nation constituée qui venait contrecarrer sa propre affirmation nationale (on est là pour le coup dans du nationalisme hardcore archétypique, donc très baaaad). La nation juive se reconnaissait comme telle (l'expression était couramment employée) et était reconnue comme telle par ses voisins. Que veut-on de plus ?
Plus généralement sur ce point, contrairement à Arnaud, je pense qu'on peut faire nation à partir de n'importe quelle "ressemblance" : toutes les nations se ressemblent par "air de famille", pour reprendre une notion bien connue, elles ne suivent pas toutes un ou des modèles bien répertoriés et dénombrables.
- je ne crois pas à l'avènement d'un Etat mondial, pour avancer à mon tour une prophétie globale. Je pense qu'une fois créée, une technologie sociale reste disponible à toutes les reprises et réinterprétations possibles. Ma "vision planétaire" est plutôt celle d'un enchevêtrement de plus en plus complexe de toutes ces technologies sociales, sans perte ou quasi : religions, nations, empires, familles, ont encore de beaux jours devant eux. Plus généralement, j'ai une tendance sans doute critiquable à minimiser les (r)évolutions.
Sur les contributions d'Acheron :
- Israël-Palestine : c'est un conflit national typique, la mention du "droit d'exister" constitue une exagération ou une ellipse : exister en tant que quoi ? Mais exister "tout court", à ma connaissance (non pas exister en tant que nation ou que peuple ou que etc.), cela n'est pas remis en cause ni pour les Palestiniens ni pour les Israëliens : on n'assiste ni d'un côté ni de l'autre à des tentatives de génocide
- je partage en partie la remise en perspective d'Acheron (les limites techniques, les phases d'expansion et de repli, la très grande plasticité des sociétés humaines), mais il s'y trouve une dimension de déterminisme technique peu à mon goût et récemment remise en question, par exemple concernant la transition néolithique (mise en valeur de facteurs politiques au détriment des facteurs strictement technico-écologiques), et des imprécisions sur le plan historique
- l'"affaiblissement" que je défendais l'était sur le plan d'une réflexion d'ordre philosophique ou moral, je ne pense pas qu'on puisse définir de la sorte des situations réelles. Mais il existe bien un très grand polymorphisme des nations, Etats, empires, etc., à décrire dans chaque cas d'espèce à nouveaux frais ou presque.
Sur le thème récurrent dans plusieurs post de la limite à l'expansion des ressources matérielles, voire de la régression en deçà du niveau actuellement atteint : been there, done that. On a déjà connu. La compétition pour l'accès aux ressources immatérielles, qui ne sont pas concernées par ces contraintes écologiques, reprendra sans doute le dessus. D'ailleurs, satisfaits les besoins liés à la survie, ce sont déjà des ressources immatérielles (prestiqe, etc.) que nous permet d'accumuler la consommation matérielle à laquelle nous sommes actuellement voués.
Après ce déchaînement maniaque, je replonge illico en phase dépressive, et ne comprenant toujours pas ce qui a bien pu se passer, je mets là un terme à mes élucubrations para-blogesques sur ce fil. Bye.
2004-09-13 22:41:41 de dom

Dom, merci de nous avoir précisé un peu plus ta pensée.
La chose qui me demeure encore assez obscure dans ta vision, réside dans ce que tu entends par Nation en fait. J'ai bien l'impression que moi et Arnaud d'un côté, et toi de l'autre, ne parlons pas des même choses.
Notamment le fait de dire qu'une communauté non choisie, et organisé sur le plan politique et social, à l'intérieur d'un empire, serait automatiquement une nation, me semble relever de la pure opinion plutôt que de la démonstration. On ne parle pas de la nation Gauloise sous Rome, ni de la nation hilotes à Spartes, ni même, en dépis de leur autonomie, des cité-état grecques comme autant de nations. Les juifs vivaient aussi un peu comme tu le décris sous Rome.
Parler de nation, c'est un projet identitaire ET politique. Je pense que ce qui fait justement une nation, c'est bien le choix de se donner, notamment, par rapport aux autres, une identité particulière. Il y a derrière la nation un projet, qui peut être plus ou moins conscient c'est vrai, de se construire une identité, une unité. Ce n'est pas simplement le fait de s'organiser de manière indépendante : en Pologne, les juifs n'avaient de fait aucune raison d'aller dans les écoles catholiques, et malades, ils ne pouvaient recevoir de soin dans les hôpitaux des « polonais normaux ». De même, leur statut jurique faisait qu'ils étaient par ailleurs très fragile. Ils se sont organisés. Et là il y avait nécessité de s'organiser pour survivre humainement.
Ce qui me mène à la question du droit d'exister : il n'y a pas besoin d'attendre le génocide pour dire que le droit d'exister est refusé à certains. Quand tu ne peux pas aller travailler parce qu'un mur et des postes frontières te l'interdisent, et bien pour moi, on t'interdit d'exister. Quand il n'y a plus d'école parce qu'elles ont été détruites, on te refuse le droit à l'éducation, on te refuse le droit d'exister. Quand on te chasse de chez toi en pleine nuit, et qu'on fait sauter ton appart sans plus d'explication, on te refuse le droit d'exister. Tu parlais de culture, et bien là, on te tue culturellement à petit feu.
Et les kamikaze qui se font exploser dans les cafés aussi, refuse le droit à leur victime d'exister. Israël et puissant, et peut se permettre de jouer ce jeu plus « finement » que les terroristes de hammas qui n'ont que les armes (et c'est déjà beaucoup).
Sur le nationalisme Allemand, celui dont parle Arnaud, celui de la formation de l'Allemagne en État-nation, il s'agit d'un nationalisme « biologique » (pour parler brutalement) et (K)ulturel. Il ne s'agit pas de culture mais de Kultur.
Et au moment où en France l'on parle de culture et en Allemagne de Kultur, on n'entend pas du tout la même chose. Ta définition de culture, qui est une définition qui correspond bien à notre univers moderne, n'est pas celle qu'utilisent les États-nations au moment de leur formation.
Et pour le cas allemand, je ne vois pas très bien ce que l'on peut faire de cette forme de nationalisme qui repose au long d'une cinquantaine d'années sur l'anthropologie sociale (oui, celle de Vacher de la Pouge), et qui se veut, bien sûr, être une technologie sociale, voire même LA technologie sociale. Celle qui de manière clinique dit ce qui est culture (par la race) et ce qui ne l'est pas et qu'il faut éliminer.
C'est l'hygiène publique et la Kultur (celle de Gustaf Kossinna) qui est au cœurs du nationalisme allemand. On n'attend pas Hitler pour le dire haut et fort.
Par ailleurs, sur la violence, tu dis :
« C'est dans ce contexte qu'apparaissent notamment les considérations « morales », sur lesquelles on hiérarchise alors les groupes humains. »
Et tu as raison. C'est pour cela que la guerre existe depuis fort longtemps.
Mais la violence entre les nations n'est pas que guerre. Il s'agit d'une expérience où ce sont des nations (pas n'importe quelle société politique) entières se jettent les unes contre les autres, parce qu'en face ils sont Allemands ou Français, et que cette seule différence, dans la tête des gens suffit alors pour haïr et vouloir détruire. On ne parle pas du tout de la même chose lorsqu'il s'agit des guerres de Louis XIV, ou de la guerre de 100 ans. Il y a une différence d'échelle abyssale, au niveau des acteurs, et au niveau des objectifs.
Je suis d'accord avec ta définition du recours à la violence, pour les sociétés à chefferie par exemple : les couche sociale vouée à la guerre etc. Mais certainement pas pour les sociétés modernes, où c'est précisément les nations, et pas des couches sociales particulière qui, parfois dans un cadre démocratique, vont s'entre-tuer. Il ne s'agit pas par ailleurs de dire que les États-nations se font forcément la guerre, mais de dire que c'est quand même très souvent le cas, lorsqu'il y a une forte pression de part et d'autre concernant la domination d'une aire de souveraineté. Personne n'est en effet trop allé chercher des noises au Danemark ou à la Suède, zone bien périphérique de l'Europe de l'époque.
Pour finir, en vitesse, il n'y a pas de déterminisme technique dans ce que je dis (si, si ! Vraiment !). Le politique et le technique, tous cela ne fait qu'un. Ce n'est pas parce qu'il y a une crise à la fin de l'âge du bronze que l'on se met à utiliser le fer.
C'est parce que l'on s'organise politiquement de manière différente pour répondre à une crise (car il est légitime de vouloir survivre. La recherche de la survie est quand même une sorte de nécessité non ?), que l'âge du fer voit le jour. Le fer, n'est qu'un détail technologique, qui a certes son importance, qui est là pour illustrer le changement.
Ce qui fait souvent passer l'archéologie pour déterministe (parfois à raison), c'est que les données invoquées sont autant de traces d'un phénomène. C'est à dire que l'on ne peut que présenter la chaine événementielle à l'envers. C'est ça l'archéologie : la science de la trace (concrète) laissée, d'une société en négatif. En archéo, c'est d'abord le résultat d'un phénomène social ou technique (en fait les deux) qui est perçu.
Il est évident que dans une certaine mesure c'est toujours le social (pour le néolithique, en parlant de politique tu vas un peu vite en besogne, là) qui rend possible, dans un premier temps, le changement technologique, mais il y aussi ensuite un phénomène d'entraînement qu'on ne peut pas nier. La différence entre la chasse et la domestication et quand même d'une sacrée importance, et implique des fonctionnements et des comportements sociaux bien différents.
Pour le néolithique par exemple (mais de quelles recherches récentes parles-tu ?) cela fait 20 ans que l'on sait qu'il n'y a pas eu ce que Childe nommait la « révolution néolithique ». En ce sens, il n'y a pas eu de « mise en valeur de facteurs politiques au détriment des facteurs strictement technico-écologiques » mais plutôt une mise en valeur de facteurs sociaux et de données soulignant un aspect évolutif du changement des sociétés au détriment de l'idée d'une révolution technologique. L'idée générale de nos jours est plus de parler de néolithisation, d'un processus transversal donc, que de néolithique.
Par ailleurs il ne faut pas oublier que l'on parle alors de sociétés agraires à généralement faible densité pendant plusieurs milliers d'années. Il n'est pas vraiment question de société politique jusqu'au cap -5000 / 4500 en Europe de l'ouest. Et je dois préciser qu'il n'existe pas un néolithique mais des néolithiques. Le proche orient est bien différent.
Je ne comprends pas :
« l'"affaiblissement" que je défendais l'était sur le plan d'une réflexion d'ordre philosophique ou moral, je ne pense pas qu'on puisse définir de la sorte des situations réelles. »
Nous avons tous dit, chacun à notre manière, que le polymorphisme était la règle. Donc je suis d'accord, et sans doute Arnaud aussi.
En revanche, les « règles qui dirigent » ce polymorphisme pour l'État-nation, et même le polymorphisme des sociétés humaines en général ne sont pas forcément légion, comme le démontre beaucoup de recherches de ces dix dernières années en histoire des sciences sociales et en science sociale tout court. Cela va au-delà de la constatation d'un air de famille.
Ou la ! J'ai fait long, et j'en suis désolé, surtout que bon, je ne souligne que des évidences et n'invente pas l'eau tiède… j'espère que ça ne pose pas de problème berlol ?
2004-09-14 03:35:18 de Acheron

En réponse à Dom. [Désolé pour la longueur moi aussi. Mais je lis bien tous les posts].
Etant tout à fait d'accord avec Acheron, je vais plutôt reprendre qqc points précis sur lesquels Dom me pose des questions.
Je précise d'emblée que je ne pose aucune "nécessité" historique, et ne suis pas non plus "déterministe". Quand on parle ici de "stade historique", ou bien de "cycle", ce n'est pas téléologique. C'est retrospectif. Je parle ainsi (et il en va de même pour Achéron, je le sais) en historien, et non en philosophe de l'histoire façon XIXe siècle.
Le temps sagital et le temps cyclique sont deux modes classiques (et toujours pertinents) de traiter l'histoire. (D'ailleurs Dom fait lui-même allusion à un enchevêtrement de plus en plus complexe d'idées et outils plus anciens : c'est une bonne illustration de la dialectique entre le temps sagital et le temps cyclique, il me semble.)
Sur le nationalisme moderne, Dom a écrit :
« je ne crois pas qu'il existe nécessairement une corrélation entre nationalisme et guerre, violence, etc. C'est un argument qu'Arnaud reprend souvent, je le pense largement erroné si on l'entend comme une corrélation de principe. Il y a pléthore de contre-exemples (au hasard, la Norvège (!!), nation Dieu sait et constamment pacifique »
Je n'ai jamais parlé de nécessité. Je constate simplement historiquement ce qu'a été le XXe siècle. Je ne pense pas qu'il y ait "pléthore" (mot à utiliser avec Ô combien de prudence !) de contre-exemples, et je n'en connais en fait aucun. La violence peut être tournée vers l'extérieur du corps social, comme elle peut aussi l'être vers le corps social lui-même (cf. notamment Foucault : « "Il faut défendre la société" »). D'ailleurs, l'Etat-nation lui-même aura été, depuis le XIXe siècle, une formidable mécanique de violence contre la nation elle-même qu'il lui faut produire : car la nation a été formée par homogénéisation du corps social et par suppression de la fameuse diversité culturelle (surtout dans le cas français et la tentative de suppression systématique des langues régionales !).
Pour les pays nordiques : s'ilsi n'ont pas participés directement à la 2nde GM c'est parce qu'ils étaient des pays "alliés" d'Hitler, intégrés dans la sphère amie pour" proximité de race". Et, ils ne s'en sont jamais plaints, car ils avaient exactement les mêmes conceptions que les Allemands sur ce sujet. Dans les pays nordiques, du fait de ce contexte particulier (tous les contextes sont particuliers), la violence moderne s'est tournée vers le corps national lui-même, dans un effort de "purifier" racialement le Scandinave. La continuité entre les pays nordiques (Suède, Norvège, Danemark et Finlande) et Weimar est considérée comme un fait établi par l'historiographie récente de l'eugénisme. Cependant, dans ces premiers pays, l'eugénisme ne s'explique pas uniquement par l'idée de "race" : c'est l'Etat-providence qui est lié à l'eugénisme dans ces cas précis. Ces mesures ont notamment servi à frapper les minorités ethniques (la "frontière intérieure") et à produire ainsi la "nation" purifiée. Bernard Andrieu affirmait il y a peu à ce sujet : « La révélation médiatique de stérilisations forcées et pratiquées dans les pays démocratiques a été un choc pour beaucoup, même si les historiens de l'eugénisme avaient établi les fait dès l'après guerre. La Scandinavie (Danemark, Suède, Norvège) a utilisé les stérilisations comme mode d'exclusion social, au nom d'un idéal sanitaire. » On sait depuis 1997, et les procès de 2000, que les stérilisations menées au nom de l'eugénisme ont été poursuivies après-guerre dans ces quatre pays — qui étaient, on peut le dire, encore dans l'epistémé d'avant-guerre.
L'idée selon laquelle il faut produire la "nation" a, historiquement, systématiquement engendré la violence, sous des formes très variées et dans des systèmes politiques très différents. Et, malheureusement peut-être, je ne vois pas de contre-exemples.
Ensuite, comme Acheron l'a noté, le mot de "nation" tel que l'emploie Dom semble flou voire problématique. Et je dois souligner le même problème pour le mot "Culture". La définition donnée par Dom dans son post est intéressante, mais elle est loin d'avoir été valable de tout temps. Il faut faire attention avec les mots : les recontextualiser, les historiciser.
Bref, pour être un peu direct : je pense que Dom es nominaliste. Ce n'est pas parce que l'on parle de "nation" ou de "culture" qu'elles vont de soi. J'ai bien noté que Dom a souligné — par moment — la qualité de fiction des nations. Mais pour les associer ensuite immédiatement à des "cultures" qui semblent être considérées comme des évidences et dont l'on ne sait d'où elles viennent. Bref : on a l'impression de voir un discours en faveur de la Culture française comme incarnation de l'Esprit français, cad selon lequel la France serait avant tout "une Culture". C'est bien sûr contradictoire avec le fait de noter, de façon presque ingénue, que les cultures sont des constructions sociales.
Ce qui nous amène au culturalisme. Dom a noté (après sa définition tout à fait intéressante des cultures) :
« Loin de moi l'idée qu'on y serait enfermé, qu'on puisse justifier quelque mépris de l'autre que ce soit à partir de la valorisation de sa propre culture, qu'on ne puisse pas en changer (c'est dificile en pratique mais loin d'être impossible en principe), qu'une culture constitue toujours un système cohérent, qu'elle détermine au sens fort les pensées individuelles [...]
En revanche, je suis effectivement différentialiste, c'est même sans doute le fond de ma position, en un sens. Est-ce que ça fait de moi un "antiraciste différentialiste" et quel mal y aurait-il à être effectivement un antiraciste différentialiste, je n'arrive pas en juger. »
Il y a méprise évidente sur le sens du mot "culturalisme". Bien sûr, il y a des culturalismes totalement déterministes, au sens où l'individu serait intégralement déterminé par un mystérieux substrat culturel ; mais une telle pensée totalement huntingtonienne reste cependant fort rare. Dans son acception générale, le culturalisme considère les cultures et les sociétés commes des entités en mouvement, c'est-à-dire bien historiques, et dont le devenir dépend des individus qui la composent (histoires différentes, décalage de vitesse, etc.). Autrement-dit, la "culture" y est saisie (dans ce type de schéma) dans un mouvement dialectique avec "son" peuple.
Le culturalisme n'est pas une pensée de la critique des autres cultures. Le problème n'est pas du tout de valoriser "sa" culture vis-à-vis de celle des autres. Pourquoi ? Parce que le culturalisme est apparu après la 2nde GM, précisément en réponse aux pensées hiérachisantes et racistes d'avant-guerre. Il s'est développé notamment après l'intervention, bien connue, de Levi-Strauss de 1952 à l'Unesco sur "Race et histoire" (dépassant la pensée de L-S). Autrement formulé, le culturalisme est un différencialisme. Et c'est pour cette raison que j'ai écrit que tu développais une pensée culturaliste.
Ensuite, il faut savoir que ce type de pensée a été critiqué dans les années 1990, notamment sous le nom d'"anti-racisme différentialiste". Pourquoi ? Parce qu'il partage avec la pensée raciale d'avant-guerre le fait d'essentialiser ses objets. Dans le premier cas c'était la race, dans le second c'est la "culture".
La définition que Dom donne de la "culture" ne la saisit pas comme une essence. Et pourtant..... Dans ce cas, pourquoi continuer à employer le mot de "culture" — produit des sciences sociales modernes et aujourd'hui largement critiqué même par les anthropologues pour son irréalité. Je ne comprends également pas pourqoi, évoquant l'agression de populations, Dom la qualifie d'attaque à "leur culture" ? Dom a beau chasser ce mot de "culture", il revient au grand galop. Ce sont des êtres vivants qui sont agressés, et c'est cela qui importe. Pourquoi écrire que c'est la "défense de cultures" qui prime ? C'est bien ici que — et malgré la définition que donnée par Dom — la conception essentialiste de la culture revient dans tes propos. Dom rejette les discours de la cohérence culturelle totale (discours bien sûr totalement faux) selon lesquels l'homme serait déterminé par "sa" culture (mais pourquoi un possessif ?). Mais finalement, dans son post, c'est encore et toujours la sacro-sainte "culture" qui vient et revient, apparaissant comme qqc d'immanent et d'évident.
Donc oui, je maintiens ce que j'ai écris : culturalisme bon tein typique de la pensée d'après-guerre.
Historiquement, depuis les années 1980, cette pensée a été récupérée par le néo-nationalisme culturel (/ culturaliste), aussi appelé néo-nationalisme différencialiste, ce qui traduit très certainement les carences théoriques originelles de cet anti-racisme né au début des années 1950.
2004-09-14 05:22:39 de Arnaud

Juste deux points, en espérant ne pas relancer la discussion [je ne suis toujours pas satisfait de la façon dont ce que je voulais dire a été compris par mes interlocuteurs, mais je m'explique mal] :
- sur l'affirmation d'Acheron qu'on ne parle pas de la nation gauloise à Rome :
Voici quelques citations extraites d'un dictionnaire de latin, en ligne
(http://www.perseus.tufts.edu/cgi-bin/resolveform?lang=Latin) :
" Judaei et Syri, nationes natae servituti,"
" immanes ac barbarae nationes"
" eruditissima Graecorum natio"
"so in connection with names of cities: NATIONE ARRETIO"
Dans la Guerre des Gaules :
"Quoniam ad hunc locum perventum est, non alienum esse videtur de Galliae Germaniaeque moribus et quo differant hae nationes inter sese proponere" : César va aborder le problème de la distinction entre les Gaulois et les Germains. Il désigne bien ces deux ensembles ethno-culturels par le mot natio.
Il semble bien que le mot natio désignait précisément ce qu'Acheron soutient qu'il ne désignait pas.
Il y a là tout un champ sémantique gens-natio-populus (qui désigne souvent le peuple mobilisé, en armes, pas une ethnie, c'est intéressant pour l'histoire de concept)-civitas. Significativement, la natio est antérieure ou extérieure à l'orbite de la civitas, qui se définit par la liberté politique. Natio désigne bien une communauté organisée mais sur un mode qui n'est pas encore celui de la souveraineté politique, mais relève du vivre-ensemble & des moeurs. C'est toute la dynamique de l'empire romain que d'accorder la dignité de civitas à des nationes ou à des gentes.
- une supplique à Arnaud, s'il regarde encore ce fil :
je crains fort qu'il ne reconnaisse aucune différence entre le racisme différentialiste et l'antiracisme différentialiste. On a parfois l'impression qu'à partir du moment où on accorde une quelconque importance aux différences héritées, non choisies, entre les groupes humains, même qualifiée, même en la subordonnant explicitement à d'autres valeurs, même en ne critiquant nullement le métissage, les migrations, le multiculturalisme (mais c'est peut-être là la clé du débat ?), l'orientation axiologique lui est indifférente. C'est rageant.
2004-09-15 18:06:59 de Dom

Et non, malheureusement, et ce n'est pas une définition de dico latin qui nous éclairera là-dessus, le terme natio ne signifie pas Nation, de même pour les radicaux qui donnèrent le concept et le terme d'État au XVIème siècle (je dis ça pour le cas où tu irais chercher des phrases de Saint-Augustin cette fois-ci).
Les Romains utilisent natio du manière extrêment souple : la natio gauloise, peut-être, mais en tant que groupe (tout sauf faisant un seul corps d'ailleurs, va voir la Guerre des Gaules !) qui s'oppose à l'avancée romaine. Rome plaque sur l'extérieur, des modèles issus de l'expérience « étatique » romaine ou grecque. Dans cet exemple, c'est un regard romain sur des groupes qui ne le sont pas encore ou le sont depuis très peu et offrent encore pas mal de contraste vis à vis du Centre, même s'ils offrent un haut niveau d'organisation (comme les Gaulois de la première périphérie). Il faut bien donner des noms, il faut bien désigner la nature des groupes que l'on rencontre et gouverne : et c'est là qu'effectivement tu as une énoooorme variété de vocabulaire à Rome. De plus, il ne faut pas oublier que dans le cas de Rome, ces termes ont également souvent une utilité administrative. Rome, tout court, c'est grand et cest vague. Et c'est d'ailleurs tout à fait intéressant à étudier. Mais il n' y a pas de débat identitaire, il n'y a pas d'essence nationale, chez les Gaulois. En ce sens ce sont des nations, des groupes, des peuples, mais ce ne sont pas des Nations au sens contemporain du terme.
Ne soyons pas nominaliste : les concepts ne peuvent bien sûr pas avoir le même sens en 300 avant notre ère et en 1870.
2004-09-16 01:52:51 de Acheron

À Dom : Oui, je lis bien évidemment tous les posts.
Je suis tout à fait d'accord avec Acheron pour la remarque sur le nominalisme, que j'avais déjà faite ailleurs.
Ce n'est pas parce qu'on emploie — et il faut aussi se poser la question : qui emploie ? Dans le cas cité, c'est un mot forgé par les conquérants pour désigner le conquis — un mot, ou bien une racine, qui existent aussi dans d'autres contextes ultérieurs, que la racine ou le mot auraient le même sens. La stabilité sémantique des termes politiques est un phénomène très rare historiquement. Là, pour le coup, à admettre une sorte de "filiation de la nation", c'est bien de l'histoire téléologique.
(Et puis, si ce sont "les" Gaulois, c'est parce qu' il en existe quatre, toujours selon le découpage romain : la Narbonnaise et les Trois Gaules.)
Bref, comme disait Berlol dans son post du 14, il ne suffit pas de se plonger dans son Larousse pour comprendre le sens des mots.
Ce terme de "nation" existait dans l'Ancien Régime en général et au Moyen-Âge, pour désigner des populations régionales sans référence à une identité auto-cognifiée, c'est-à-dire finalement plutôt les régions que les populations (différemment à l'emploi de natio donc), puis fut réformé durant la Révolution pour désigner une totalité de corps, évolua ensuite selon des orientations différentes au XIXe siècle (plus ou moins biologiques, « à l'allemande »).
Aussi, excuse-moi Dom, mais croire que l'on a affaire à une même Réalité uniquement parce que l'on a affaire au même mot, c'est d'une naïveté incroyable.
D'ailleurs, as-tu bien lu mon post Dom ? Notamment sur le nationalisme et sur la "culture" ?
J'ai pris le temps de te répondre, en détails et en expliquant, sur tous les points que tu soulevais, et ce n'est, j'espère, pas pour me voir dire que tu souhaites "clore" la discussion aussitôt que tu y aurais mis un post, comme pour avoir le "dernier mot".
Et enfin, qu'il y a-t-il de "rageant" dans tout cela ? Tu peux t'offusquer tout seul, éprouver de la rage si tu veux. Mais n'oublie pas d'argumenter ton point de vue. Car s'offusquer n'a jamais constitué une réponse. M'offusque-je, moi ?
Tu pourrais aussi comprendre que : oui, je fais bien la différence entre racisme différentialiste et anti-racisme différentialiste. Déjà parce que je sais (et oui, je le sais) que le racisme et l'anti-racisme ne sont pas la même chose. Aussi parce que le second a réussi à arrêter le premier. Et ce n'est pas rien, après la Shoah ! Je ne suis pas aveugle, loin de là. Penserais-tu que je confondes avant-guerre et après-guerre ?
J'ai écrit qu'ils ont un épistémè commun, malgré leur opposition disons idéologique, qui est d'essentialiser tout deux leurs objets ; épistémè plus ancien. Et c'est certainement une puissante carence de l'anti-racisme d'après-guerre. J'en veux pour preuve que ce discours aujourd'hui dit "culturaliste" (ça va mieux avec ce mot-ci ?) a été repris par la Nouvelle Droite (Alain de Benoist & co) dans les années 1980, cad par les intellectuels de l'extrême-droite (Et ils sont très forts pour recycler les concepts franchement bancals, comme celui de "culture".)
Et c'est cette même carence que je retrouve chez toi, et que je pointais comme "culturalisme". Ô, loin de moi l'idée de te catégoriser ici ou là. Après tout, comme le note Berlol (14-9), je ne fais que pointer des problèmes portant sur des concepts censés être "évidents", et utilisés par monsieur tout-le-monde. Comme déjà noté et discuté en détail, aussi par Acheron, je pense que ton discours sur l' "évidence" des cultures et sur la "défense des cultures", non seulement n'est pas clair, mais semble même bien conduire tout droit vers la pensée dite du culturalisme.
Enfin : loin de moi l'idée de critiquer la diversité. Mais il faut se demander de quoi l'on parle, lorsqu'on évoque la diversité "culturelle" et le multi-"culturalisme" (et se demander sérieusement si « multi-culturalisme » ne signifie pas au fond, littéralement pour le coup, « une multitude de culturalismes » et non simplement « une multitude de cultures ». Car : qu'est-ce que sont ces "cultures" multiples ? La question est valable pour les "civilisations" au pluriel.)
Hissons-nous un peu au niveau des concepts, et arrêtons de considérer les soit-disants "évidences" comme telles. C'est bien beau d'utiliser des mots-clefs pour marteler le débat, mais attention aux coquilles vides.
2004-09-16 03:35:52 de Arnaud

Va falloir qu'on se fasse une bouffe ensemble. Ça va être poilant ! Si, si ! Nonobstant les obstacles terminologiques et avec un bon bordeaux. Ça devrait le faire !
Dom, tu ne repasses pas par chez nous cet automne ? Ou pendant l'hiver ? Sinon, moi je devrais passer à Paname en mars et en août 2005. Et les autres ?
Bon, et puis, je ne voudrais pas vous complexer ni viser personne mais vu vos niveaux universitaires à tous, je suis quand même étonné de voir tant de fautes d'orthographe et de grammaire. Je ne suis pas contre un certain flottement, mais dans certaines phrases, c'est limite compréhensible...
2004-09-16 05:21:31 de Berlol

Oui, en me relisant, les cheveux m'en tombent… devrais jamais répondre à chaud par écrit moi ! Affreux !
À part un peu à noël, je crains de ne pas avoir les moyens financiers de me téléporter sur Paris de si tôt Monsieur Scotty.
2004-09-16 06:09:54 de Acheron

Désolé si mon avant-dernier post pouvait laisser penser que je voulais clore la discussion et avoir le dernier mot. La réalité est toute autre : nous sommes apparemment 3 à avoir un goût prononcé pour la polémique intellectuelle, mais
1/ elle prend du temps,
2/ la situation dans laquelle elle se déroule me gêne toujours un peu (il ne faudrait quand même pas que ce mini-forum se mette à gonfler jusqu'à former une excroissance vraiment disgracieuse au flanc du blog élégantissime de Berlol),
3/ mon approche du problème, si maladroite soit-elle par défaut de technicité philosophique, s'appuie sur des références qui ne sont pas du tout celles de mes deux contradicteurs (je trouve les leurs très franco-françaises :-)), cette incompatibilité que Berlol a bien décelée contraignant sans cesse à des jeux de définition et de paraphrase épuisants et très étrangers à ce que devrait être une conversation de bon aloi comme Berlol les apprécie
[mon arrière-plan, grosso modo :
le pragmatisme américain,
une tradition libérale sur le concept de nation proche de celle d'Isaiah Berlin [vous voyez comme ce genre de références peut faire ringard dans cette discussion],
une conception wittgensteinienne de la signification [ce ne sont pas les mots qui changent de sens, ils n'en ont d'ailleurs aucun en dehors des discours dans lesquels on les emploie, ce sont les arguments, les jeux de langage dans lesquels ils sont employés qui varient],
une approche nominaliste [au sens non pas d'une approche par la continuité de la signification des termes (quoique si natio et nation ont un air de famille, c'est quand même bien parce qu'il existe une tradition de philosophie politique occidentale ancrée (entre autre) dans le droit romain) mais sur le choix "métaphysique" de ne pas accorder à des entités abstraites un statut d'existence comparable aux entités matérielles : comme le disait Ockham, on ne doit pas multiplier les entités au delà de ce qui est strictement nécessaire : c'est la persistance des arguments qui m'intéressent, pas l'existence ou pas de nations, peuples, etc. En ce sens , la phrase d'Acheron " En ce sens ce sont des nations, des groupes, des peuples, mais ce ne sont pas des Nations au sens contemporain du terme", je ne la comprends pas),
une orientation politique libertarienne : je suis dans ce sens surpris que la revendication nationale semble poser tant de problèmes, alors que la revendication étatique est beaucoup moins mise en question, par exemple sur le problème palestinien; j'y vois une survalorisation, très française encore, du politique : la nation c'est mal, l'Etat républicain, mondialisé si possible, c'est le top du top],
autant de raison de souhaiter espacer mes contributions sur ce fil, tout en remerciant Arnaud et Acheron de m'avoir donné l'occasion d'éprouver la consistance de l'argument que j'avais choisi de défendre (moindre que je ne le pensais en me lançant, il reste des difficultés considérables tenant au statut d'existence des nations, etc., ça demanderait des pages..., mais j'ose espérer quand même meilleure qu'ils ne le soutiennent).
J'aurais peut-être encore un mot à dire pour préciser ce que j'entends par culturalisme.
2004-09-16 09:14:28 de dom

Juste un petit mot pour dire que bien que je ne participe plus, je continue à lire chaque jour toutes les contributions qui sont postées.
Je constate que si chacun d'entre vous est prêt à dire qu'il est d'accord avec un autre sur certains points, aucun ne se laisse convaincre par l'argumentation d'un autre. Bref, chacun campe sur sa position.
Il y aurait du travail pour quelqu’un qui chercherait à mettre d’accord tout un peuple!
Pour revenir au droit de vote, je ne souhaite pas le retirer à qui que ce soit. Mon point de vue est que si vous laissez le choix aux peuples d’adhérer à un projet d’Etat mondial, je ne crois pas qu’un tel Etat sera créé de sitôt. En l’état actuel, les préoccupations des individus « lambdas » sont tout autres. Au risque de vous décevoir, peu de gens réfléchissent ou peuvent réfléchir comme vous le faites (encore et toujours l’instruction). En revanche, si vous laissez ce choix aux gouvernements (auparavant élus par leurs peuples respectifs, on reste en démocratie), il y a plus de chance qu’un tel projet aboutisse. C’est juste un avis, je n’ai aucun exemple sur lequel m’appuyer. Vous en avez peut-être. Le processus d’adoption de la Constitution européenne pourrait éventuellement en être un, partiellement, à l’échelle continentale.
2004-09-17 04:48:48 de Manu

En réponse à Manu :
Je campe peut-être sur ma position, certes, mais je ne suis pas fermé sur moi-même. J'en veux pour preuve que je prends le temps de répondre à toutes les remarques de Dom, et cela de façon argumentée.
Je pense plutôt qu'il est significatif que Dom ne réagisse jamais aux arguements que j'ai produits, sauf lorsqu'il s'agit de critiques.
En réponse à Dom :
Tout d'abord, je voudrais souligner que je prends le temps de répondre à chacun de tes arguments. Pour la bonne conduite d'une « discussion », il me semble souhaitable et normal que tu prennes le temps de répondre à ce que j'ai répondu, et non sauter à la suite comme si je n'avais rien écrit.
Pour ton dernier post : il est évident que les mots n'ont de sens que dans un contexte précis (historique et social, mais aussi selon les locuteurs). Mais en disant cela, tu est donc d'accord avec nous lorsque nous écrivons que les mots sont historiques et n'ont pas le même sens selon les époques. Les mots changent donc bien de sens : c'est une évidence pour l'historien des idées mais aussi pour celui de la philosphie, ou pour l'historien tout court. (Ceci étant, ton propos est contradictoire.)
Pour ce terme latin de "natio", il n'a aucun rapport sémantique avec le terme politique moderne de Nation, si ce n'est comme survivance d'un mot. La natio à Rome, comme je l'ai écrit, c'est un terme qui désigne les autres, cad les populations soumises. Comme tu l'as écris toi-même, les Romains se désignent eux-mêmes comme cives (citoyens), cad selon la Civitas (citoyenneté). On ne parle pas de "natio romaine" ; j'ajoute que les Romains ne sont pas tous citoyens, et que ça dépend des époques aussi, parce que Rome c'est long quand même. Le terme latin de natio désigne la naissance, c'est-à-dire plutôt une entité pensée comme "naturelle" (en vocabulaire colonialiste moderne, on disait "ethnie" pour des cas similaires.)
La différence entre la nation prémoderne et la nation moderne post-Révolution française, c'est que — comme je l'ai déjà noté —, la nation au Moyen-Âge ça désigne une population régionale. Un exemple précis : lors de la constitution de la Sorbonne à la fin du M-A, 13-14e siècle, l'Université divise administrativement les étudiants qu'elle reçoit en quatre "nations" : la "nation française", qui comprend le Midi et l'Espagne, la "nation picarde", la "nation anglaise", qui sera appelée "nation allemande" au XIVe siècle et comprend aussi l'Europe de l'Est et du Nord, la "nation normande" ; l'exemple est-il clair ? Autre exemple : au XVIIIe siècle, lors de la réaction nobiliaire, les aristocrates se désignent eux-même parfois comme une "nation".
La nation moderne — celle que Acheron écrit avec un N majuscule —, c'est une totalité qui fait corps, soit par contrat politique (France, Etats-Unis) soit en invoquant l'unité de race (Allemagne, Russie). Il ne s'agit plus d'individus politiquement isolés et culturellement hétérogènes (dans un sens social : langue, moeurs, morale), mais d'une entité holiste (cad pensée comme un tout insécable et primant sur l'individu). Ca, c'est la nation moderne, dans laquelle chaque Français est devenu "Français" et pas autre chose, et chaque "Allemand" est devenu "allemand" et pas autre chose.
Les États-nations modernes, ce sont des totalités en mouvement, chacune formant un ensemble pensé comme cohérent et complet. C'est ceci que Acheron avait en tête lorsqu'il comparait les guerres d'Ancien Régime (menées par des mercenaires ou bien des professionnels) et les guerres modernes : dans ces dernières, ce sont des totalités nationales qui s'opposent les unes aux autres, dans leur ensemble. Le combat à mort ne concerne plus 5% de la population contrôlée par un État, mais toute la population.
Je précise enfin que, bien sûr, que le sens du mot a beaucoup perdu depuis le XVIIIe siècle (pour être utilisé aujourd'hui de façon bien différente par, par exemple, les partis politiques en France).
J'ai remarqué, Dom, que tu sembler affectionner l'expression "franco-français" (que j'ai, certes, utilisée une fois), peut-être pour mieux te convaincre de la réalité d'un savoir "français" ou "à la française". Tu es bien la première personne que je rencontre qui ne sache pas que le débat et l'historiographie sur l'État-nation moderne a démarré en Angleterre et aux États-Unis (Anderson, Hobsbawm, Gellner, Wallerstein, etc.) au début des années 1980, pour ensuite être poursuivie notamment en France vers la fin des années 1980. Que cela soit clair : je ne reproche à personne de ne pas savoir ceci ou cela : je critique le fait d'émettre un avis tranché alors qu'on ne sait pas.
Et puis, les milieux savants et intellectuels ne sont pas impérméables. Ils ne l'ont jamais été d'ailleurs.
Enfin, pour ce qui concerne ta conception personnelle de la nation — que je respecte bien sûr —, me faut-il préciser, poliment, que cela ne m'intéresse pas ? Nous ne sommes pas ici dans un débat d'opinion, mais dans un débat portant sur l'histoire des idées et des concepts. Cad que nous sommes — sauf erreur magistrale de ma part depuis une semaine — en train de réfléchir à la façon dont les nations modernes ont fonctionné historiquement, cad réellement, depuis le XIXe siècle.
Le problème n'est pas tant de savoir comment untel ou untel voudrait que les nations soient ou bien ce qu'elles devraient être, mais de réfléchir sur ce qu'elles ont été et ce qu'elles sont.
Sii tu veux parler de l'État, on peut en parler. Cela n'a jamais été mis à l'écart dans la discussion. Il faut en parler même, je pense. Mais dans ce cas aussi, il ne s'agit pas de discuter du genre "pour ou contre l'État républicain français" etc., car nous ne faisons pas un débat d'opinion.
Enfin, tu as écris :
« J'aurais peut-être encore un mot à dire pour préciser ce que j'entends par culturalisme. »
Attention : si les mots peuvent avoir des sens différents au fil des époques, leur sens est par contre bien défini à un moment donné (sauf pour les pseudo-concepts, bien sûr). Le mot "culturalisme" a un seul sens, qui est celui que j'ai noté. Il n'existe pas "un culturalisme selon untel" et "un culturalisme selon untel".
De même pour le mot "nominalisme". Je comprends très bien ce que tu veux dire en notant « le choix "métaphysique" de ne pas accorder à des entités abstraites un statut d'existence comparable aux entités matérielles », et je suis tout à fait d'accord avec toi. Mais ça, cela ne s'appelle pas "nominalisme", ce dernier signifiant, actuellement, « une approche par la continuité de la signification des termes. »
2004-09-17 14:17:53 de Arnaud

Ma réponse au dernier post d'Arnaud s'étendant sur 7 pages en corps 10, je renonce pour le bien de tous à la publier. Qu'il sache cependant que je me suis donné la peine de lui préparer une réponse, il l'imaginera bien sans que je ne la lui communique.
Grosso modo, j'y persiste dans des reformulations nominalistes et pragmatiques des discours ordinaires, ce qui lasserait tout le monde ; j'y reconnais la différence d'approche (historienne et attachée aux faits d'un côté, philosophique et attachée aux valeurs de l'autre) qui rend la conversation entre nous particulièrement difficile [j'en profite pour signaler ici que j'aimerais bien, quant à moi, connaître ses opinions sur la plupart des sujets abordés dans ce fil plutôt que de lire des abrégés de cours de sciences po] ; j'y consacre quelques développements à critiquer sa conception holiste de la signification et son recours fréquent à des formulations où des totalités réelles sont placées en position d'agents ("la nation, l'Etat, le peuple fait ceci cela", porte ouverte aux généralisations dramatisantes et aux pseudo-explications); j'y réaffirme mes convictions nominalistes, au sens courant du terme [tiens, sortons encore le dictionnaire : Robert, "Nominalisme, Doctrine selon laquelle les idées générales ne sont que des noms, des mots ; Nominalisme scientifique, Doctrine scientifique qui substitue l'idée de réussite empirique, de commodité à celle de connaissance absolue, de vérité." ] ; je m'y défends mollement contre l'amalgame avancé à plusieurs reprises (la nouvelle droite, etc., aurait avancé des arguments similaires aux miens, la belle affaire) ; j'y fais sans doute d'aussi nombreuses imputations tendancieuses que lui dans les objections qu'il m'a présentées (un dernier exemple dans le dernier post : "sans doute pour mieux te convaincre de la réalité d'un savoir "français" ou "à la française"" : d'où cela ?), je l'accuse par exemple d'être foucaldien, injure aussi considérable de ma part que de la sienne différencialiste.
Mata kondo.
2004-09-18 16:14:36 de dom

Bonjour Dom,
A quoi sert ce dernier post, sinon à toujours prendre la discussion de haut sans répondre aux questions qui te sont formulées ?
Je pensais discuter avec quelqu'un, pour me rendre compte que j'avais face à moi un dictionnaire.
J'imagine un universitaire invoquant le Robert comme criterium ultime pour définir les bases d'un débat... Est-ce vraiment un "universitaire".
Si tu penses réellement que les milliers de mots que j'ai pris la peine de t'écrire sont des "résumés de cours de Sc. Po", et bien j'aurais mieux fait de ne rien écrire. Moi, je travaille à partir de vrais livres et pas de fiches pour étudiant (j'hallucine qu'on puisse me dire ça)
Et considérer que l'adjectif "foucaldien" soit une "accusation injurieuse", ça en dit long sur ce que tu penses des sciences humaines de ces vingt-cinq dernières années. (Ou du moins ce que tu en auras lu dans des fiches Sc. Po, ou dans le Robert).
Allez, ciao. Moi la condescendance et la suffisance, ça va un temps.
2004-09-19 04:06:16 de Arnaud

Bonjour à tous, il fait encore sacrément lourd ! Voudrais bien qu'il pleuve un peu.
Bon, je me doutais un peu que ça allait finir comme ça. C'est pour cela que je m'étais dicté une conduite de silence. Ce qui chez moi n'est jamais un très bon signe d'humeur.
Le post d'Arnaud peut semblé brutal comme cela, voire sec, peu aimable, mais reste moins dur que la hache de Clovis.
Je veux dire, que chacun s'exprime, c'est très bien. Mais, ou l'on répond ou l'on ne répond pas. Et si c'est pour répondre que l'on écrit, alors il faut le faire vraiment.
Tu ne crois pas que c'est un peu facile Dom, de dire « j'ai rédigé 7 pages mais je ne vous les montrerai pas » ? Tu remarqueras que je ne doute pas de l'existence de ces pages. Mais je suis certain que si tu demandes à Berlol, il sera fort heureux de te laisser coller ton post, aussi long soit-il (pourquoi pas sur la page du 14 ? Pour ne pas trop déséquilibrer le blog ?). Malheureusement, il se peut qu'il soit trop tard.
Par ailleurs, mais ça c'est ton droit, bien sûr, nous avons passé notre temps à te parler d'épistémé, des mots et concepts en tant qu'objets historiques, de sens, alors que toi, tu as visiblement tendance à user des termes un peu comme bon te semble (et avec certaines réf, pas ringardes je t'assure). Il n'y a rien de mal à cela, simplement, là où il y a incompatibilité, ce n'est pas avec nous. C'est avec les faits historiques. Ou plutôt, tu fais un peu trop table rase du passé historique, notamment en sciences sociales. On ne peux pas penser, sans se soucier de ce qui a été fait, ou défait. On peut critiquer, mais l'on doit tenir compte de ce qui a été invoquer, et avancer à son tour des arguments. Pas des idées, ça, ça vient après, d'abord des arguments.
Et dire que Foucault ce n'est pas sérieux (on peut dire que parfois c'est trop théorique, je te l'accorde, mais que ce n'est pas sérieux, en aucun cas), c'est tout simplement envoyer promener ceux qui, depuis Bachelard, essayent de mettre à l'épreuve la question de la filiation, ou de la non-filiation, des idées, des concepts, du savoir, du pouvoir, des catégories, et dans ce grand bazard, de poser directement ou indirectement la question de leur légitimité.
C'est donc un peu radical, ne penses-tu pas ?
Sur la question du fait, historique ou scientifique, la philo ou les autres sciences ont la même position : les opinions ne rivalisent pas avec les faits. Sauf à être dans un contexte ou l'on formulerait ce qui serait en fonction de ce que l'on voudrait : la lune est faite de roquefort, d'ailleurs, regardez, il y a des trous dedans.
Ce n'est pas que les premières (les opinions) soient supérieures ou inférieures aux seconds (les faits, les données).
C'est simplement qu'on se trouve dans un espace de discours différent. Et d'ailleurs, les opinions constituent-elles vraiment un espace de discours ? Les opinions peuvent être des données, bien sûr, comme en philo ou en histoire des idées, mais les faits ne constituent pas, a priori, des opinions.
Aussi, tu peux modéliser autant que tu le souhaites, avec tes mots à toi, tes idées à toi, mais tu ne parviendras guère à faire tourner les ailes des moulins à l'envers avec ce genre d'approche.
Dans le cas qui nous occupe, cela revient à parler seul, et ce d'autant plus que lorsque une réponse t'est faite, soit beau joueur là, tu n'y réponds pas réellement. Et du coup, la discussion piétine, et voilà où nous en sommes.
Par ailleurs, je connais bien Arnaud, et je peux te garantir qu'il n'insulte jamais personne. Ca, c'est mon style. Je n'en suis pas fier.
Personne ne t'a insulté, tu ne devrais donc pas te sentir offensé.
Aussi, quand Arnaud utilise le terme de différentialiste, ou de culturaliste, il décrit ce qu'il perçoit dans ton langage, il ne t'essentialise pas en tant que vil néo-nazi ou ne sais-je quoi encore. Aussi, l'insulter de Foucaldien ou de ce que tu voudras relève plutôt d'une fuite traduisant un échec à communiquer de ta part. Et c'est dommage.
Au revoir
2004-09-19 05:18:35 de Acheron

Pour rester pas trop loin des sujets de départ et s'écarter des prises de bec, essayons de répondre au bouquet de questions suivantes. C'est mon cadeau d'aujourd'hui.
Au journal de France 2 d'hier (18/9/2004), j'ai entendu plusieurs personnes vivant en Corse, peut-être nées en Corse, avec d'autres qui devaient être du continent et d'autres qui étaient d'origine maghrebine, parler du "peuple corse" et de la "nation corse".
Chez eux aussi, il y a sans doute du flou dans le concept, bien qu'ils parlent avec conviction, mais j'aimerais bien que l'on puisse cerner ce sens des mots.
A mon sens, il y a peut-être eu un "peuple corse", comme éthnie qui habitait depuis longtemps cette île et qui pour cela avait acquis une culture et un mode de vie propres, mais les échanges incessants, les emménagements et mariages exogènes, l'application des lois de l'Empire ou la République depuis plus de deux siècles, font que je ne suis pas sûr que cela existe encore...
Quant à parler de "nation", là, même en consulant vos références, je ne vois pas du tout ce que cela peut signifier, outre une fiction basée sur l'obtention de l'indépendance qui permettrait de constituer la Corse comme Nation.
Je précise que cet emploi des mots n'est pas nouveau mais que la lecture du débat dans ces commentaires me les a rendus plus audibles et moins compréhensibles.
Combien de personnes ne comprennent pas ce qu'on leur dit parce qu'elles entendent sans avoir à réfléchir ? En fait, elles entendent sans entendre : elles identifient dans une (ou des) catégorie(s) de concepts pré-fabriqués qui réside(nt) dans leur esprit, et ne prennent pas la peine de fabriquer de nouveaux concepts parce qu'il faudrait alors se demander avec quoi les fabriquer et que ça leur compliquerait trop la vie.
Ce "avec quoi les fabriquer", c'est l'aboutissement du travail de déconstruction tel que je l'ai compris souvent chez Derrida : ayant montré les pièges doxiques et démonté leur mécanisme, il faut finalement proposer un montage à nouveaux frais pour essayer de dire et de faire entendre "quand même" et "après tout" ce que l'on voulait dire...
2004-09-19 07:29:01 de Berlol

Prière de ne plus ajouter de commentaires ici et de reprendre au 19 septembre où le commentaire ci-dessus est repris. Merci !
2004-09-19 17:04:14 de Berlol


Jeudi 9 septembre 2004. À T., parcours flêché.

Il y eut un matin
être deux à la fenêtre
soleil naissant de la montagne
éclairage d'une autre route
invisible vie encore
qui sourd

Il y eut dix matins
ronger l'intérieur de
soi mettre tout sur la table
le passé peser l'avenir
décider sans savoir
parier sel

Il y eut cent matins
digues contrats rompus
âpres difficultés pour et contre
habitudes et blessures
forcer le pas
de vie

Il y eut mille matins
fragiles comme pagode à
broder culture sur culture rire
deux confiances bouquet
complices en miracles
enfin sens

Dix mille matins ensemble
l'infini
que je nous souhaite, ma T.

Donc, c'est un anniversaire de rencontre. On le fête à notre façon, dans la simple répétition du petit déjeuner avant que T. ne parte à l'hôpital. Je bosse quelques heures. Puis je vais déjeuner avec Manu qui peut enfin me faire découvrir le Champ de Soleil, un restaurant belge de Kanda, très recommandable au vu d'un déjeuner à prix très correct ! Surprise de se voir en semaine alors que depuis deux ans on n'avait que les dimanches matins au ping-pong... À pied à la gare de Tokyo, tomber la veste dès son premier jour (encore prématurée, la veste...). En sous-sol, recherche d'un supermarché Seijo Ishii qui était là encore l'an dernier mais qui semble avoir disparu ; fascination pour un beau cartable en cuir soldé, je tourne autour, puis je laisse tomber, ce serait en septembre un réflexe pavlovien ; je me rabats sur la boulangerie Kayser, son pain délicieux, ses chaussons aux pommes fabuleux, ses croissants aux amandes sublimes, pour petit cadeau à T. et son papa quand j'arrive moi aussi à Ochanomizu, hôpital, dixième étage, belle vue, malade en pleine forme malgré son quasi siècle, et fêter T. et moi notre quasi décennie. Faut cueillir des marguerites !

Ce soir, c'est aussi la rentrée culturelle à l'Institut avec la conférence d'inauguration du colloque international Marguerite Yourcenar (organisé en pratique par Osamu Hayashi). Le professeur Tsutomu Iwasaki, traducteur et ami de Yourcenar, témoigne de l'intérêt multiple que notre académicienne avait pour le Japon. Ce n'est ni très scientifique ni très fouillé mais pour une ouverture, on connaît la musique, il faut plutôt quelques motifs marquants, quelques marques émotives, un pathos de mémoire. Yourcenar est venue en 1982, sur ses deniers. Elle est restée trois mois au Japon et n'a donné qu'une conférence, justement à l'Institut franco-japonais ! Le professeur Iwasaki lui servait d'interprète (en consécutif). Parcours mystérieux dont on aimerait savoir un peu plus que la rencontre avec Mme Mishima (bien après la mort du para-militaire ex-génial écrivain). Iwasaki-sensei a donc atteint son objectif puisque l'on se pique de curiosité...
Agapes s'adapte très bien à Yourcenar puisqu'en bilingue your cenar donne votre dîner... Ça ne lui aurait pas plu, à la grande dame, ce genre de blague ("éducation strictement privée", dit le site de l'Académie française...). Vous voudriez peut-être savoir ce que j'ai bu ? Justement, pas trop. Et en très bonne compagnie. L'ensemble des intervenants du colloque et le public de ce soir était convié au cocktail dînatoire, on dit comme ça maintenant, sis Brasserie de l'Institut. Bon augure pour la suite du colloque. Moi qui ne suis pas spécialiste de Yourcenar, quelque peu traumatisé par les Mémoires d'Hadrien (lourde, la culture !) mais plutôt satisfait du Coup de grâce (le texte lu et étudié avant même de connaître le superbe film de Volker Schlöndorff).

Avec qui est-ce que je parlais de Nougaro, tout à l'heure, juste avant le cocktail ? Justement, il était né un 9 septembre (en 1929). Sa Marguerite, à lui, c'était Monnot...


Bon anniversaire à tous les deux!
2004-09-10 03:59:07 de Manu

C'est toujours attendrissant les vrais couples, ceux qui se complètent. Très heureux anniversaire à vous deux !
2004-09-10 06:00:37 de dabichan


Vendredi 10 septembre 2004. Colloque Yourcenar à l'IFJT.

Vers 13h30 :
Premières interventions scientifiques du colloque Yourcenar, ce matin. La manifestation étant consacrée à la dimension poétique de l'oeuvre de Yourcenar, il n'est pas étonnant de voir que des concepts actuels de poéticité et de littérarité sont vaguement appliqués afin de montrer que l'ensemble de l'oeuvre est poétique. Le jeu est, somme toute, facile sauf qu'à ne pas entrer dans le débat sur la nature de la poéticité et les preuves de sa manifestation dans différents genres textuels, on risque de noyer la poésie dans un consensus du type tout le monde il est beau tout le monde il est poète. Je rends donc hommage à Yolanda Viñas del Palacio (Univ. de Salamanca) qui a proposé un éclairage pongien sur la poésie yourcenarienne et à Achmy Halley (Univ. de Montpellier III) qui a notamment protesté contre l'ensemble des ouvrages dits de référence qui occultent délibérément l'existence des oeuvres poétiques de Yourcenar et de la dimension poétique de l'ensemble de sa production.
Pour autant, je n'ai pas l'impression que nous soyons dans un espace d'objectivité : alors que la production et la vie de Yourcenar des années 1920 et des décennies suivantes a été évoquée et commentée, il n'a été fait mention d'aucun des grands courants poétiques de ces temps-là. Quand bien même Yourcenar y aurait été opposée ou indifférente, il n'y a pas d'objectivité scientifique à faire comme si le dadaïsme ou le surréalisme n'avaient pas existé. J'ai eu la sensation d'entrevoir ce matin une tour d'ivoire de poésie classique et classieuse, voire de classe que j'aimerais mieux ne pas voir de plus près... Là-dessus, j'y retourne. C'est l'heure. Avec un parapluie car le temps se gâte (j'ai ramené à l'Institut celui que j'avais emprunté hier soir...). À suivre.

Vers 23h30 :
Les exposés de l'après-midi ne sont pas revenus sur mon questionnement matinal mais ils ont diversifié la problématique poétique vers des recherches de sources et de correspondances. Bien qu'assez imprécis, impressionnistes même, ce sont surtout les exposés des intervenants japonais qui ont retenu mon attention. Osamu Hayashi (par ailleurs organisateur du colloque) est revenu sur le sujet du haïku et a montré l'influence de Paul-Louis Couchoud sur Marguerite Yourcenar qui semble l'avoir connu très tôt dans le siècle. En décembre dernier, un autre colloque avait déjà bien montré les dangers de simplification et de réinvestissement conceptuel que le haïku subit au contact des autres langues ; Yourcenar n'y fait pas exception. Puis, avec deux points de vue complémentaires, Naoko Hiramatsu (Univ. de Tours) et Yasuko Kudawara (Univ. Konan) ont abordé le thème de l'influence du Nô, l'une par le voyage de Yourcenar au Japon, avec beaucoup de détails biographiques et littéraires, l'autre sur les Cinq Nô modernes de Mishima, en comparant précisément des choix de traduction en anglais et en français.
Lors des questions et dans les moments de détente, on peut percevoir qu'il y a un groupe d'habitués de ces études yourcenariennes. Ils se connaissent depuis des dizaines d'années, pour certains. Ils ont parfois des connivences, dans la sympathie comme dans la dispute, desquelles les auditeurs de passage sont inévitablement exclus. Des regards échangés, des plaisanteries fines, des relents de querelles... Cela doit exister dans tous les groupes d'études. J'ai déjà repéré des clans, des meneurs fiers comme des coqs, des séparatistes reconnus et marginalisés, tout un panier de crabes des études yourcenariennes dont l'observation est, à de certains moments, plus intéressante que les communications des participants... C'est par cela peut-être, aussi, que l'on peut haïr les colloques. Mais pas moi !
D'ailleurs, outre les membres de cette communauté, et Bill et moi, je n'ai vu personne venir écouter le colloque aujourd'hui. Il y a pourtant eu des centaines de programmes envoyés, des annonces publiques dans des médias stratégiques, internet compris. Ce désintérêt a-t-il un sens ? Impossible de le savoir, ce soir. Nous verrons demain, à la Maison franco-japonaise...

PS : la discussion continue dans les commentaires du 8 septembre, autour de l'échelle mondiale. Encore merci à Dom, Arnaud et Manu.


Samedi 11 septembre 2004. Feux et séismes.

Vers 17h30...
Suite du colloque Yourcenar. Prolonger d'abord ma petite sociologie bricolée d'hier : lorsqu'un groupe de colloquants change de lieu et de configuration intérieure des lieux, automatiquement l'ambiance change (axiome). Les spécialistes de proxémique en pédagogie comprendront aussi ce que je veux dire. De l'Espace-Images de l'Institut, qui est une salle de cinéma avec une centaine de fauteuils parallèles et une estrade où l'on installe tables et sièges d'intervenants sous un éclairage variable et focalisable (hiérarchisation maximale, donc, entre scène et salle), on est passé à la salle 601 de la Maison franco-japonaise, là même où reprendra le GRAAL à partir du 18 octobre, belle pièce équipée de tables, mises bout à bout pour former un grand ovale de vingt-cinq places, avec possibilité d'ajouter dans le fond des rangées de sièges pliants. De l'involontaire mise en scène d'hier, créant une communication forcément spectaculaire, on a glissé aujourd'hui à l'indifférenciation des places, permettant une communication implicitement égalitaire. Au stress des feux de la rampe qu'aiguillonnaient les piques échangées entre acteurs et spectateurs font place les vrombissements de ruche entre les prises de parole circulaires.
Mais l'espace n'est pas tout. Il y a du temps, aussi. L'excitation des retrouvailles ou des nouvelles connaissances d'hier s'est transformée aujourd'hui en une certaine forme de communion.
Mais, bien que ce soit samedi, guère plus d'auditeurs extérieurs au groupe yourcenarien. En partant de chez moi, ce matin, j'ai croisé près de la gare d'Iidabashi, un collègue de l'université de Dokkyo. Il est parfaitement informé du colloque, intéressé du fait qu'il "adore" Yourcenar (c'est le mot qu'il a utilisé) et qu'Iwasaki a été son prof mukashi mukashi... Mais voilà, que ce soit hier ou aujourd'hui, impossible pour lui de se libérer !
C'est vrai que pour les gens occupés, être auditeur libre dans des colloques, c'est du luxe pour des nantis désoeuvrés...

Vers 22h30...
Le mythe d'Ulysse chez Yourcenar, vu par Maria Cavazzuti (Univ. de Modène) et lu par Jean-Pierre Castellani (la ci-devant étant absente), c'était pas mal, même ventriloqué. Par contre, la "spiritualité poétique" vue par Hye-Ok Lee (Univ. de Daegu) est un traitement dangereux voire criminel de la matière littéraire. Selon elle, ce serait la quête spirituelle de Yourcenar qui l'aurait contrainte à écrire telle puis telle oeuvre, jusqu'aux 33 Noms de Dieu, ultime recueil (Fata Morgana) où se mêleraient (harmonieusement ? harmoniquement ?) les spiritualités du monde, ainsi qu'elle les aurait comprises et recueillies durant ses voyages, son errance... Le chiffre 33 viendrait selon les uns du bouddhisme, selon les autres de l'islam. Selon moi : de chez le docteur. De plus, H.-O. Lee recourt à une théorie de différenciation du romanesque (comme lieu d'exploration de l'extérieur, du monde) et du poétique (comme lieu de l'exploration de soi, de l'intériorité) depuis longtemps périmée (elle cite Henri Bonnet qui ne me paraît pas être à la pointe dans ce domaine). On a confondu, je crois, spiritualité avec religiosité, dans cette communication.
Par contre, les deux exposés consacrés à Feux m'ont marqué durablement au fer de leur qualité. Celui de Monica Romagnolo (Univ. de Messina), prononcé avec conviction, pour voir la naissance, l'éclosion de nouveaux mythes. Et celui de Georges Fréris (Univ. Aristote de Thessaloniki), le meilleur entendu jusqu'à présent, pour savoir comment est faite la poéticité de Feux, loin au-dessus des stériles listes de tropes ou de sonorités (sans nier leur existence, mais en les intégrant dans une complémentarité avec les thèmes, points de vue, angles d'attaque, rythmes, références, etc.).
Des exposés suivants, sur les traductions publiées par Yourcenar, je ne retiendrai qu'une chose : c'est qu'elle trahissait pour en faire du Yourcenar (alors qu'elle était intraitable sur les traductions de ses propres oeuvres, allant jusqu'à les corriger elle-même au feutre après publication).

Tout ça m'a quand même passablement fatigué. Retrouver T. à l'hôpital est un soulagement et la suivre au Saint-Martin une bénédiction. Et puis heureusement, il y a Échenoz, quand il s'amuse à faire péter tout Marseille ! Répondant aux pluies torrentielles et aux fissures de mon Jour Ferrier...

"Pendant sa chute au ralenti, Nicole a le temps d'enregistrer que le rideau du living n'est plus à plomb, puis que la façade entière de la villa se fissure de lézardes rapides, instantanées, vives comme des plumes en train d'écrire l'apocalypse à toute allure, sous le rugissement des profondeurs [...]" (Jean Échenoz, Nous trois, Éd. Minuit, 1992, p. 64)

"Plusieurs fissures se sont ouvertes à l'est du Vieux-Port, crevasses arborescentes au beau milieu de la rue, certaines exsudent une matière chaude et noire ou seulement des vapeurs chaudes et noires. Des colonies d'insectes en sortent, un long reptile ou deux, cela sent le chlore et l'éther, le soufre et les gaz rares, non loin déjà traînent quelques rats. Si quelques-une de ces crevasses vont demeurer béantes après la catastrophe, d'autres beaucoup plus vastes se sont aussitôt refermées, engloutissant les hommes avec les animaux, les serrant à l'état de futurs fossiles qu'on s'arrachera, dans cinq mille ans, pour des sommes inespérées de leur vivant." (Id., p. 72)

PS : Euh, là, pour les commentaires du 8, on arrive à la trentaine dans une sorte de forum à 6 ou 7 tout à fait intéressant. Sans doute un phénomène à analyser plus tard...


Dimanche 12 septembre 2004. Encore un dimanche sans ping-pong...

Bouquet final yourcenarien et programme opportunément modifié. Une seule séance de trois interventions, au lieu de deux, un temps de questions allongé et, au lieu des trois interventions manquantes, la diffusion de la conférence de Yourcenar d'octobre 1982, telle que le professeur Iwasaki l'a conservée sur cassette, en coupant les parties de traduction consécutive qu'il avait effectuée (I-River, es-tu là ?! Oui, dans mon sac ! Et hop, j'enregistre la conf de 82 ! On a bien fait de venir !). Outre la trentaine de colloquants, et deux ou trois personnes que je ne connais pas, peut-être, il y avait Estrellita, Bill, George et Jean-Marie, amis et connaissances de longue date, tous enseignants, sauf George qui est à la retraite depuis le début de l'année.
George m'a d'ailleurs fait une belle surprise, hier ! Alors que j'étais au supermarché Seijo Ishii pour acheter les compotes que T. préfère, il m'a appelé au portable. Or je le croyais à Loches, ayant quitté le Japon au printemps après quelques 25 ans de bons et loyaux services à l'université de Tokyo. Et il était de retour ! De passage seulement, pour un cours intensif de langue comme les universités en proposent maintenant et pour participer à un colloque sur Lafcadio Hearn à la fin du mois (programme en anglais et en japonais, site officiel du 25 à Komaba, pas de site pour Waseda). Bien sûr, je lui ai dit où j'irai ce matin, et le voici, arrivé avant moi, assis à côté de Bill, dans la salle 601, presque comme si c'était le GRAAL dont il était un des piliers.
Nous avons écouté avec intérêt les trois exposés. Maria Orphanidou Fréris (même université que M. Fréris, voir hier) revient sur le fait que Yourcenar ne traduisait pas mais faisait du Yourcenar avec des fragments de textes grecs et romains en prenant toutes sortes de libertés. May Chehab (Univ. de Cyprus) a étudié de près la vraie pensée, pas seulement yourcenarienne, d'une énorme part de hasard en tout, et sa falsification dans une création littéraire qui laissait peu au hasard... En clôture, Maurice Delcroix (Univ. d'Anvers) traitait de la poéticité de La Nuit des temps en faisant vibrer sa voix qu'il sait belle mais sans que le sens titille vraiment mes neurones. Peut-être que je ne connais pas assez l'oeuvre de Yourcenar et que ce monsieur ne parle pas pour les néophytes. Sommes-nous nombreux à l'écouter avec plaisir sans rien y comprendre ?
Après la rediffusion de la conférence de 1982, André Maindron a fait un sympathique bilan subjectif dont la plus grande certitude était qu'il fallait grandement remercier l'organisateur, Osamu Hayashi (à quoi je m'associe par la photo ci-dessus).

Aux douze coups de midi, nous nous dégageons des palabres conclusifs et allons, Estrellita, George, Bill et moi, nous attabler en terrasse d'un restaurant vaguement italien du centre commercial Yebisu Garden. Nous y restons près de trois heures, mangeant, buvant (sans excès) et causant, causant surtout. Des bords de Loire où George vit très heureux (comme tous les Anglais cultivés qui sont installés en France), de la situation de l'enseignement au Japon, de nos dernières séances de cinéma (Farenheit 9/11, notamment), etc.

"Pour une fois qu'elle dit quelque chose :
— Vous avez vu le cheval au fond du champ, là-bas ?
À partir d'un sujet pareil, à l'évidence, les associations foisonnent, les commentaires possibles ne manquent pas. Vous avez déjà la beauté du cheval, la noblesse et la fidélité du cheval, vous avez tout ce qui concerne le cheval au cinéma, dans la peinture, dans la sculpture et dans l'agriculture, vous avez les courses, vous avez les cirques, les guerres, les sociétés fermières et les boucheries hippophagiques, vous avez tout de suite plein de trucs, vous pouvez très vite en trouver plein d'autres, vraiment le cheval est le point de départ idéal pour une conversation, l'incipit en béton."
(Jean Échenoz, Nous trois, p. 92)


Lundi 13 septembre 2004. 380 triphasé, aujourd'hui !

Triphasé...
Refonte d'un programme de colloque pour proposer quelque chose de scientifiquement plus lisible, mais ça ne plaît pas à tout le monde. Opération du père de T. programmée pour aujourd'hui puis déprogrammée pour insuffisance hépatique. Conférence de François Hartog à la Maison franco-japonaise, fort intéressante, quoique plutôt résumé de son livre qu'état de recherches actuelles...

Et toujours le Japonais qui vient poser une question qui n'en est pas une pour souhaiter défendre une "nouvelle" idée de l'histoire japonaise, postmoderne sans le dire bien sûr (datant par exemple du "dépassement de la modernité", colloque, dit "maudit", de juillet 1942...), dans laquelle les mythes des origines deviendraient la réalité historique, pourquoi pas ?, au détriment de ce que les "occidentaux" ont imposé comme concept de l'histoire basé sur l'archive, la preuve, la démonstration, etc. Revendication qui est l'habillement d'une frustration, d'une blessure narcissique.


Mardi 14 septembre 2004. Coup de frein dans l'éther.

Ouf ! Je viens de me taper les quatre ou cinq dernières interventions sur le mini-forum du 8. À mon avis, il y a là de quoi construire un cours d'une année !
Mais un cours de quoi ?... De sociologie ? d'éthnologie ? d'anthropologie ? d'épistémologie ? de rhétorique ?
En fait, je pense que ces séparations, toutes justifiées qu'elles soient, nuisent à la pédagogie scolaire (puisqu'en famille, si l'on cause, c'est le plus souvent en mêlant tous les niveaux  à mes amis qui ont des enfants en bas âge : allez-y à donf ! faut que ça cause ! avec de la télé aussi, mais pour critiquer tout de suite, tirer les faux-nez !).
Ce serait tout simplement un cours d'instruction civique ! Tiens, on devrait proposer ça à l'Institut...
Reprenant la suite des interventions, on montrerait de quoi naît la discussion (trucs de la vie courante + éléments de roman de SF), ce qui concerne tout le monde. Puis comment les gens s'expriment d'abord de façon allusive et, lorsqu'ils constatent qu'ils ne s'entendent pas bien, sont obligés de redéfinir certains des mots essentiels de leur pensée (nation, culture, par exemple). Là, à partir des mots qui étaient comme dans un couloir où tout le monde passe, on voit bien que des portes se sont ouvertes pour entrer dans des systèmes de pensée, des trucs en -isme, des pièces où l'on est déjà beaucoup moins nombreux ; et les personnes que ne pigent déjà pas bien le mot de base, le radical, ne voient pas le sens ni l'intérêt du mot en -isme.
Et si l'on passe aux mots en -té, aux propriétés, c'est encore pire. À moins d'en faire des définitions à réfléchir. Par exemple : le différentialisme est basé sur la différentialité de choses qui sont ou ne sont pas différentes ; le libéralisme est basé sur la liberté (ou la libéralité ?) d'hommes qui sont ou ne sont pas libres (là, il y a piège, bien sûr). Oui, mais "différent", c'est quoi ? Et "libre", c'est quoi ? Savoir l'écrire et le chercher dans le Petit Larousse est loin de suffire pour faire un citoyen !
Dans leurs derniers messages, Dom, Arnaud et Acheron (prononcez Akéron), sont beaucoup plus prudents et consacrent beaucoup de lignes à définir des mots qu'ils ont employés avant sans les avoir définis (parce que sous l'apparence d'un sens vague, ils visaient en fait un sens précis, or s'il y a grossièrement UN sens vague, il y a ensuite plusieurs sens précis, parfois beaucoup, comme dans le cas de "culture", "nation", "peuple"). C'est un peu comme si des ordinateurs essayaient de se connecter ensemble sans avoir vérifié la compatibilité de leurs programmes (le compatibilisme est basé sur la compatibilité de ce qui est ou n'est pas compatible...).
Bref, dans ce cours, on irait de l'actualité, des réalités, aux mots, puis aux concepts, pour revenir aux réalités, puis encore aux mots, puis encore aux concepts. La spirale langagière ne serait pas un accident mais bien le seul moyen d'acquisition d'une conscience réflexive et évolutive. Celle que j'appelle de mes voeux. Car seule cette spirale peut casser les langues de bois et les langues de peur.

Ce matin dans le Shinkansen, j'étais seul avec Nous trois. Arrivé au bureau, j'ai commencé à abattre la montagne de courrier de plus d'un mois, dans laquelle j'ai trouvé le Daewoo de François Bon (merci !) et un article d'Olivier Sécardin (merci aussi !). On en reparle dans quelques jours... Après, avec David et un autre collègue, nous sommes allés déjeuner chez Downey. On a bien discuté, nous trois, et on a pris le menu du jour, avec hamburger aux champignons. Après ça on a décollé...

"Ils tirent au même instant sur la poignée du parachute, coup de frein dans l'éther, puis au-dessus d'eux vient s'épanouir une bulle de soie. Paix retrouvée, silence juste égratigné légèrement par le vent. La toile claque à peine au-dessus d'eux, telle une voile de dériveur léger. [...]
De si haut, tout d'abord, les couleurs des roseraies ne sont pas bien différenciées, mais plus on approche d'elles et plus leurs tons se précisent. [...]
Puis toujours descendant vers elles on entre bientôt dans leur parfum, dans le mélange de tous leurs parfums, large colonne d'invisible fumée qui s'élève au-dessus de cet incendie de roses. Comme au coeur d'une eau tiède on plonge dans ce bloc d'odeurs enchevêtrées qui va se décomposer en foule de variations perlées, poivrées, de nuances graves ou lisses. [...]"
(Jean Échenoz, Nous trois, p. 149-150)


Berlol, merci pour ta médiation. Brillant. Tu cernes bien la nature et le parcours de nos digressions.
Sur ce que tu soulèves au sujet des mots, des concepts, de leurs sens, je voudrais en rajouter une couche. Et j'aimerais également (mais je sais que je peux compter sur les lecteurs de ce blog) avoir vos avis à tous.
Je veux évoquer ici la notion d'évidence, qui frappe avant même que l'on se pose toute question, le sens des mots, des concepts. Je reprécise : « la race, c'est évident ma bonne dame, ça existe, idem pour la culture, le peuple, et la nation. »
« Et si je ne meure pas ? » disait Dali ?
Il y a trop de choses que l'on considère comme acquis sur le plan du langage et des concepts. Et les sciences sociales ont pris pendant plus d'un siècle des vues de l'esprit pour des réalités essentielles (je parle d'essence, d'accord, pas d'importance ?). Cet essentialisme, « bien humain », comme toute forme de pensée, donne à « savoir », non pas à croire, dur comme fer que la c(k)ultur(e), la race, le peuple, la nation existent en tant qu'elle-même, en tant qu'essence. Et du même coup, on se prive du « luxe » de se poser la question de la légitimité épistémologique de ces « concepts », de ces idées.
On ne s'est jamais dit, du temps de Broca, voyons si les races existent, puis voyons ensuite ce que l'on fait avec elles pour les ordonnées « scientifiquement ». On s'est dit, puisque les races existent, ordonnons-les, et donnons leur un sens scientifique. Le sens politique ayant eu vite de fait de suivre le mouvement malgré ce que pouvait vouloir Broca.
Le néo-évolutionnisme de l'anthropologie américaine de nos jours, Broca au XIXème siècle, Kossinna dans les années 10/20, tous partent de « faits » évidents (de stades d'évolutions sociales quasi obligés et presque téléologiques, existence des races, des cultures comme données irréductibles), mais en réalité jamais démontrés. Cette démarche et anti-scientifique, et je n'ai pas peur du mot.
Il ne s'agit pas de faire du verticalisme ou d'être condescendant envers qui que ce soit. On ne démontre rien ainsi. Il s'agit de dire, que dans un « protocole scientifique », particulièrement en sciences sociales où il n'est pas souvent possible de répéter l'expérience, il convient de se poser la légitimité du questionnement que l'on se pose. Pourquoi fais-je telle analyse ? Qu'est-ce qui la rend nécessaire ?
Ces questionnement sont indispensables car les sciences sociales construisent les concepts qui forment la technologie sociale des États-nations. Si on ne pense pas à la légitimité scientifique du « protocole » qui va donner naisance à ces outils sociaux, comment prendre ces même outils au sérieux ?
Imaginerait-on un instant utiliser l'atome sans savoir pourquoi et comment on en vient à affirmer qu'on le maîtrise ? Les sciences sociales ont fait preuves de trop de paresses pendant longtemps, et se sont montrées trop « molles » (les voilà les sciences molles !) quant à la mise à l'épreuve de leurs desseins.
C'est là que toute la puissance du pouvoir de pénétration de l'esprit de Gaston Bachelard prend son sens: l'obstacle épistémologique. Ce qui constitue un leure pour l'esprit, un écueil pour la pensée, et qui provoque le naufrage souvent inconscient de la science et des choses qui reposent dessus en conséquence. Et voilà que, oui, alors je me mets à charrier des idées mortes.
L'usage du vocabulaire dont tu parlais berlol est à cette image, parce que je pense qu'il est en grande partie le fruit de ce bordel épistémologique. Et le dico, ne fait rien à l'affaire, bien sûr, au contraire. Ne pourrait-on pas dire d'ailleurs que le dico, comme ce bon vieil homo erectus, est l'expression de la moyenne ? On prend un peu tout et on essaye de poser une définition sans trop de relief, passe-partout. Et voilà que dès que l'on parle, justement, cela ne passe plus. Crrrrac !
Donc oui, il faut parler à donf', et pas qu'avec les enfants. « obstacle épistémologique », voilà qui peut sonner comme un gros mot, mais nous vivons entourés de ces derniers, car le bon sens l'emporte toujours, c'est bien connu. Tirez les faux-nez, regardez dans le moteur, assurez-vous de la nature du carburant. Et après, oui, essayez de voler. C'est bien ce que tu veux dire, n'est-ce pas ?
Tiens, au fait, j'ai fais de la brandade aujourd'hui et je me suis bien régalé. Mais c'est mieux avec de la morue salée quand même.
Bon apéro à tous
2004-09-15 14:44:33 de Acheron


Mercredi 15 septembre 2004. Tonalité légère et piégeuse.

Déjà !...
Fait moins chaud. Lecture sur le balcon, tôt le matin. Et le soir, après le ping-pong en fac qui avait lieu exceptionnellement un mercredi, on supporterait presque une petite veste.

"Or c'est fou ce qu'on s'habitue vite, fou comme on veut tout de suite montrer ses progrès. D'un coup d'aile et dans ce but, Meyer avait regagné le pont intermédiaire où Lucie, restée sur sa couchette, classait des fiches de couleurs vives en suspension tout autour d'elle. Dos tourné sans un mot, d'une main se tenant à une barre et de l'autre à l'embouchure d'un sachet vomitoire, Molino regardait par la fenêtre. Par-dessus son épaule, Meyer aperçut la Terre à présent jaune et bleue, au tiers masquée par des spirales de nuages dilués, mollasses, traînées colloïdales au-dessus de l'hémisphère Sud. Je la vois, cria-t-il aux pilotes. Est-ce qu'on voit Pau ? répondit Bégonhès." (J. Échenoz, Nous trois, p. 194)

Après Nous trois, difficile d'entrer en Colonie...

"Ce départ, pensait Léonce emmitouflé ce matin-là dans son manteau de laine gris, sa main glissée dans celle, chaude et douce, de sa mère, un départ qui apportait la preuve définitive de la duplicité de son père, lequel leur avait annoncé un mois auparavant, pendant le dîner, qu'il les quittait pour un voyage très important ou plutôt, selon ses propres mots, une délicate et périlleuse expédition dont il attendait beaucoup et pour laquelle, puisqu'il serait absent de longs mois, il implorait leur patience et leur bienveillance, ce départ, donc, qui était le fait d'un traître et d'un menteur, ne le surprenait pas." (Frédérique Clémençon, Colonie, Éd. Minuit, 2003, p. 14)

Phrase débordante, gonflée, pleine d'incises, de reprises, de retardements, comme d'un qui en a gros sur la patate. Rien à voir avec la petite phrase de l'Échenoz qui vous balade comme il veut. Bien sûr, cela ne veut pas dire que Clémençon écrit mal ! Ce boulet qu'on se traîne dès le début doit nécessairement servir à quelque chose... Il témoigne aussi d'un enfermement, d'un ressassement, d'une auscultation qui ne peuvent pas être gratuits.
Aussi, un Échenoz, un Gailly, un Toussaint, un Laurrent, voire un Chevillard, ceux qui font dans cette tonalité légère et piégeuse, peuvent partir dans n'importe quelle direction, revenir, en changer, ils trouvent toujours moyen de nous mettre dedans. Par contre, le lecteur qui se retrouve avec un Rouaud, une Lenoir, un Mauvignier, il se demande si le jeu en vaut la chandelle, si ce texte un peu lourd, capiteux, plein d'inerties, va vraiment les mener quelque part qui en vaille la peine. Il faut le comprendre. Le lecteur sympa (ou intelligent ?) fait crédit, disons, pour moi, jusqu'à la page 100 ou 150. Après quoi, on voit s'il s'est vraiment passé quelque chose. Et si ça marche, on a un excellent retour sur investissement.


tout ça pour dire ça ! la vache quel départ !
2004-09-16 15:32:03 de deboussole

Et quelle arrivée, hein ! Ça déboussole ! Avec les gros mots de la tribu ("crédit", "investissement", on peut peut-être se faire comprendre, comme ça...)
En fait, c'est faux, comme le faisait remarquer David cet après-midi, on n'attend pas 100 pages. 50 ou 60, grand max., après on est fixé. Ce qui n'empêche pas de finir. Par exemple, j'avais emprunté un Ruffin, le "Rouge Brésil", éh bien j'ai lu 10-12 pages et je l'ai remis en rayon. Pas pour moi, ça...
2004-09-16 15:52:50 de Berlol


Jeudi 16 septembre 2004. Je suis lucrécien, dit l'hapax.

Demain... j'écrirai !

Là, j'écoute Henri Meschonnic aux Affinités Électives !...

(C'est demain, là.)

Belle entrée en matière de Francesca Isidori et réponse de Meschonnic :
"Si on vous demande qu'elle est votre religion, vous répondez volontiers : je suis lucrécien...
 
— Oui, je suis lucrécien. Ce qui fait de moi un hapax, évidemment ! J'ai quand même mis, précisément, comme épigraphe à un livre qui doit sortir en octobre chez Bayard, Un Coup de bible dans la philosophie, une petite phrase de Ernst Bloch qui dit : "Penser, c'est dépasser ; le meilleur dans la religion, c'est qu'elle produit des hérétiques"..." (les Affinités électives de Henri Meschonnic, France culture, 16/09/2004)

J'en profite pour faire prendre l'air à mon poème dédié à Henri, j'espère que Béatrice Bonhomme n'y verra pas inconvénient, surtout si je fais appel du pied à mes lecteurs pour l'aller voir, avec tout ce qu'il y a d'autre dans l'écrin de la revue Nu(e), n° 21, mars 2002.
Allez-y ! Faites-lui prendre l'air ! Oralisez-le ! Vous verrez, ça le fait beaucoup mieux...

JE RENTRE À LA MESCHON

Biface taillé dans le nouveau millénaire,
Célébration de la poésie dit, page 40 :
« Le poétiquement correct » (relire).

Le poétiquement correct
Le poétique ment correct
Le poétique m’encorrecte
Il m’encorrecte, le poétique, surtout dans les encor
Quand dans les encor, bellement, il ment
Et quand il ment dans ses encorbellements
Dans les bravos, les encor et les bêlements de la Poet Inc.

Alors que je croyais, que j’avais cru croire comprendre,
par exemple avec la critique des GBB, les « gros bureaux bouffis »
d’À la musique,
qu’il fallait se désencorrecter,
dans l’urgence
au moins des encor         et des records (de vente)
qu’il fallait décaRRRRRRRer des instituts et des institutions
des célébrations et des décérébrations,
qu’il fallait chasser le poétiquement correct qui ment correctement
dans les établissements
Jusqu’en Abyssinie, jusqu’au Japon…
Même s’il revient au galop
Avec 7R de n’y rien voir
promène-toi comme un jasmin au milieu de tous (Giono)

Je me souviens d’être allé à Dreux avec Henri Meschonnic, dans un hangar
désaffecté
(le mérite des éditeurs qui poireautent et se pèlent sur les stands, alone)
pour célébrer le Printemps des poètes 2001 : il faisait très froid et il ne vint personne.
Des affectés,
quand nous revînmes vers Paris...

Sur le Pont Mirabeau, dans le bouchon (il y avait plus de monde qu’à Dreux) il fut question de Sollers, de pourquoi il s’intéressait soudainement à Meschonnic. Les guerres de nos théoriciens s’originent toujours dans la mesquinerie d’une pause-café ou d’une porte mal tenue, trente ans avant. Je comprends, je ne suis pas de gui.

Au Japon, Meschonnic ne fait pas peur.
Les enfants sourient en le voyant
car ils le prennent pour un personnage de bande dessinée
Ochanomizu, Monsieur Eau-du-thé

le chant est celui qui nous chante
et qui nous laisse sans voix
C’est ce que j’ai été longtemps
chanté,         sans voix
d’aucuns diront que c’était mieux comme ça.
Oh, rien ne m’a été révélé dans le poème de Meschonnic !
mais j’y suis entré, j’y ai rôdé et j’y erre encore.
Et je m’y sens chez moi.

Je me souviens qu’à Tokyo, en décembre 1995, lorsque j’ai rencontré Henri Meschonnic, il éplucha dans mon bureau des marrons grillés que nous avions achetés à l’étal d’une fête de temple ; il fit consciencieusement trois tas de châtaignes parce que nous étions trois, pendant que l’on s’occupait de configurer un ordinateur. Puis, nous les avons mangées.
Je crois qu’il a toujours des châtaignes à distribuer,     pour toutes sortes de configurations.

Je me souviens qu’à Kamakura, ancienne capitale japonaise
Nous avons donné des graines à manger aux écureuils
Ils descendaient de partout, ça couinait de tous côtés
ils venaient manger dans nos mains
sans nous mordre.
Les poèmes, eux aussi, sont farouches
mais ils aiment descendre de partout             par nos voies
mordent les capitales, attaquent les bas-de-casse
Ils nous passent             dans les mains
et se couchent sur les feuilles        pour se sécher


Quand j’entre dans la poésie de Meschonnic
Je rentre à la meschon.
Si c’est ce simplissime nous qui nous lie
et que je lis dans ce qui nous noue
je sais que c’est le poème
qui dénoue ce qui nous ment
qu’après lui     rien             ne dément ce qui nous noue
Et c’est le dénouement

(Patrick Rebollar, Nu(e), n° 21, mars 2002) (DR)


Vendredi 17 septembre 2004. La cadence c'est vraiment trop.

Ça m'éclaire toujours pour plusieurs jours, d'écouter Meschonnic ! (voir hier, page refaite avec cadeau bonus...)

Ça m'éclaire, mais ça ne m'aveugle pas !
J'ai bien entendu que dans deux Länder d'ex-Allemagne de l'Est des candidats d'extrême-droite ont des chances de se faire élire. Des chances pour qui ?
J'ai bien vu les gestes, les regards de Sarkozy, ceux d'un tyran quelques années avant son règne.
J'ai bien écouté les bulles de Perrier qui font éclater les derniers remparts de la dignité sociale : bientôt, les gens demanderont eux-mêmes qu'on leur baisse leur salaire !
Aussi, hier soir dans le train (observant du coin de l'oeil un salaryman à côté de moi qui a dû prendre une telle dose de travail qu'il plane et deux heures durant reste les yeux ouverts sans rien faire, ni lire ni boire ni tripoter son téléphone), quand je commence à lire Daewoo, de François Bon, je sais que ça va vibrer dans l'époque.
Quand tu sortais la bio des Stones, François, je t'avais écrit que j'avais toujours préféré Led Zeppelin. Est-ce pour ça que tu les as mis en fond sonore des premiers boulots de ton butoresque narrateur (p. 16) ? Butoresque parce qu'utilisant le "vous", encore une fois pertinemment, pour tirer en même temps le lecteur vers l'intérieur, l'amener à se mouiller, lui qui est devenu beaucoup trop passif.
Ou bien c'était la vérité ? Combien étions-nous, de plusieurs tranches d'âge et de nombreux pays, à écouter ces excellentes musiques violentes, Immigrant Song et autres, tant accordées à l'ère industrielle dont nous étions. Pour moi tous ces noms qui finissent par "ange", quand je les lis (p. 20), ils m'évoquent "la vallée de la Fensch, ma chérie" : Bernard Lavilliers, les Barbares (1976) — que j'ai beaucoup braillé.
Mais alors que le boxeur stéphanois témoigne que "la cadence c'est vraiment trop", François Bon fait un autre constat : un quart de siècle plus tard, il n'y a plus de cadence du tout ! Plus de travail ! Plus d'usine ! Ne restent que les immondices du passage d'un criminel international, coréen parce qu'on voulait construire leur TGV, qui a touché des millions de subventions pour installer des usines sans aucune obligation ni impôt... Industriel marlou rime avec État voyou. Rime aussi avec dégoût. Et avec Daewoo.

Les musiques d'aujourd'hui, dit le vieillard en moi, sont souvent nulles, quand même ! Cet après-midi, à l'Institut, où il y a un Bureau Export de la musique française (sous l'escalier), j'ai écouté quelques-uns des disques dont on fait la promo au Japon. C'est consternant : des musiques souvent très travaillées (trop même, parfois), des paroles à kiffer ta cousine anglaise, mais rien qui donne envie de vivre pour danser ! (Alors que danser pour vivre, ça marche — et c'est ridicule.) Paradoxalement, les Barbares, ça me donnait envie de vivre...
J'ai écouté longuement DJ Kam, Pleymo, Phoenix Alphabetical et un autre groupe dont j'ai déjà oublié le nom. Le premier était quelconque dans le rap, pas la finesse de MC Solaar ni la lourdeur de Passi (avec d'excellents trucs musicaux, quand même). Les seconds jouent de tellement de trucs en même temps qu'il n'y a plus rien, bruyant chef-d'oeuvre inconnu que Balzac aurait peint avec des boules Quiès. Quant au troisième, plus attentif au son instrumental et vocal, doué même (à moins que ce soit son ingénieur du son), il semble perdu dans un coin de sa libido et ne verra peut-être jamais l'extérieur de sa mère.
Sinon, j'ai papoté un moment avec Philippe, vu passer JPR et salué Jacques, celui-là même qui pose avec une tasse — l'art contemporain, que voulez-vous !
Enfin, ne nous plaignons pas, ici, c'est la French Valley, et on a du boulot !...


Samedi 18 septembre 2004. Impromptus.

Finalement, j'ai quand même pu déjeuner avec T., au BLDY. Bien conscient des soins qu'elle a (qu'elle se doit d'avoir) pour son paternel, je suis néanmoins à l'affût de quelques miettes de temps avec elle. Et puis le BLDY, en haut de Kagurazaka, ça fera encore une fois verser une larme à Manu, Bikun et Anne...

Je bétonnais consciencieusement pour Cerisy 2005 quand Christian m'a appelé. Il était à l'Institut ! Dieu sait pourquoi, il n'y met les pieds que trois fois dans l'année. Bah, il a plein de connaissances que je n'ai pas, et que je ne voudrais pas avoir. Dans un sens, je suis moins sociable que lui. Quand même, on va prendre un café dans le jardin de la Brasserie. On se raconte des trucs, on casse du sucre. Un plan à la Angot pour détailler des micro-hystéries. J'aperçois Alexandra et hop je vais lui faire un brin de causette, histoire de vérifier si les missions des conférenciers du colloque Sand sont au point, si les deux films commandés sont en route (on va projeter La Note bleue, de Zulawski, le 16 octobre à 14h30, et Les Enfants du siècle, de Kurys, le 17 octobre à 14h00).
Je ne vais pas (re)voir Boy meets Girl qui commence dans quelques minutes, pas question que je laisse entrer en moi des images de déprime. Je passe par la case salle-des-profs et je touche le programme du colloque Lafcadio Hearn (Cf. 12 septembre) que Luis Solo a eu la gentillesse de m'apporter. Je redescends d'un coup de dé et je pioche Christian (again) et Arnaud qui passait par là (je ne sais fichtre pas pourquoi !), on prend un pot en incriminant les pauvres chaises à trois pieds que Colucci (Cf. 23 août) va devoir revoir (trop casse-gueule).
Entre-temps, la nuit est tombée. Dans l'ombre du parking, on trouve Morvan qui achève un jus de pomme, sans pitié. La dernière fois que je l'ai vu, Morvan, il achevait des whyskies, comme moi, dans un bar de Shinjuku. Et Pierre Michon en face de nous souriait.
Mais ce soir, pas d'écrivain célèbre avec nous (sauf que Morvan a un livre de Michon sur lui). Arnaud, Morvan et moi, on s'en va refaire le monde au French Dining. Service impeccable, excellent tartare de noix de saint-jacques à l'okura et tendre filet de boeuf, avec un bordeaux gouleyant, on fait la tournée des sujets : Maruyama Masao, Asimov et le blog en délire du 8, Todd et l'interprétation du monde par la structure familiale (avec ce lien, Arnaud va hurler !), l'incompréhensible système des voyelles en anglais, la nonchalance du nohohon aristocratique à l'ère Heian (Si LePotager veut bien nous expliquer...), et quelques autres choses déjà évaporées de mon cerveau.
Rien de tout cela n'était prévu. Ça n'en a que plus de prix.


Merci pour cette invitation bien pensée au French-dining hier soir. Je ne connaissais pas ce nouveau restaurant, et il est vraiment agréable, d'une cuisine excellente, et en plus on y est sympathique.
On a parlé hier, entre autres, de l'emploi du subjonctif. J'ai une question à ce sujet : pourquoi est-ce qu'un verbe (certes du 3ème groupe) comme "croire", c'est-à-dire un verbe en -is à l'indicatif présent, devient en -ie au subjonctif présent ? Je le sais, mais je n'ai jamais réussi à ... y croire (^-^)
2004-09-19 04:17:10 de Arnaud

Les puristes parlent de l'époque de Heian, mais tu peux rester dans l'ère.
D'après mes mièvres connaissances, "nohohon" n'est pas une expression négative. C'est une sorte d'insouciance, d'impassibilité. Rien à voir avec des expressions comme "mutonchaku" ou "randa" qui décrivent plus de l'indifférence et de la nonchalance...
Parmi la classe dirigeante et les hauts fonctionnaires de Heian, il y avait certes des personnes peu scrupuleuses qui, par exemple, conservaient les denrées récoltées sans les distribuer à la classe paysanne (d'où les famines et les épidémies incessantes) et qui profitaient de leur situation, mais rien n'était pris à la légère car la survie du système et le maintien de leur pouvoir en dépendaient.
Maintenant, il est vrai que certains devaient aussi se la couler douce : c'est de cette nonchalance-là dont tu parles ?
2004-09-19 14:32:44 de LePotager


Dimanche 19 septembre 2004. Arête de craie, l'échenozianisme.

Une grande première dans l'art du blog (j'en suis fier) : le raccordement au calendrier d'un fil de discussion bloqué sur une date. Ayant moi-même ajouté un cinquantième commentaire au Journal du 8 septembre, en changeant un peu de sujet, mais dans la continuité des 49 commentaires précédents, j'estime qu'il est plus pratique pour tous que nous changions de crèmerie ; on sera mieux ici. Je répète donc le 50e commentaire ci-dessous, avec de légères modifications, et prie tout le monde de ne plus ajouter au 8.

Pour rester pas trop loin des thèmes de départ et s'écarter des prises de bec, essayons de répondre au bouquet de questions suivantes. C'est mon cadeau d'aujourd'hui.

Au journal de France 2 d'hier (18/9/2004), j'ai entendu plusieurs personnes vivant en Corse, peut-être nées en Corse, avec d'autres qui devaient être du continent et d'autres qui étaient d'origine maghrebine, parler du "peuple corse" et de la "nation corse".
Chez eux aussi, il y a sans doute du flou dans le concept, bien qu'ils parlent avec conviction, mais j'aimerais bien que l'on puisse cerner ce que ces mots "veulent dire".
À mon sens, il y a peut-être eu un "peuple corse", comme ethnie (mais était-ce une ethnie ?) qui habitait depuis longtemps cette île (endémique ?) et qui pour cela avait acquis une culture et un mode de vie propres, mais les échanges incessants, les emménagements et mariages exogènes, l'application des lois de l'Empire et de la République depuis plus de deux siècles, font que je ne suis pas sûr que cela existe encore...
Quant à parler de "nation", là, même en consultant vos références, je ne vois pas du tout ce que cela peut signifier, outre une fiction basée sur l'obtention de l'indépendance qui permettrait de constituer la Corse comme Nation.

Je précise que cet emploi des mots n'est pas nouveau mais que la lecture du débat dans ces commentaires me les a rendus plus audibles et moins compréhensibles.
Combien de personnes ne comprennent pas ce qu'on leur dit parce qu'elles entendent sans avoir à réfléchir ? En fait, elles entendent sans entendre : elles identifient dans une (ou des) catégorie(s) de concepts pré-fabriqués qui réside(nt) dans leur esprit, et ne prennent pas la peine de fabriquer de nouveaux concepts par elles-mêmes parce qu'il faudrait alors se demander avec quoi les fabriquer et que ça leur compliquerait trop la vie.

Ce "avec quoi les fabriquer", c'est l'aboutissement du travail de déconstruction tel que je l'ai compris souvent chez Derrida (et c'est vrai que ça complique la vie) : ayant montré les pièges doxiques et démonté leur mécanisme, il faut finalement proposer un montage à nouveaux frais pour essayer de dire et de faire entendre "quand même" et "après tout" ce que l'on "voulait dire"...

Voilà, on est raccord. Je continue.
Pas de ping-pong (Manu devra m'apporter son certificat médical). Pour aller au sport avec T., j'avais besoin d'un livre de format moyen, assez souple. À la médiathèque de l'Institut, j'ai emprunté Les grandes Blondes de Jean Échenoz. Je disais l'autre jour que j'avais raté Nous trois en 1992 parce que je venais d'arriver au Japon. Mais en 1995, je n'ai aucune excuse de ne pas avoir lu Les grandes Blondes. Peut-être que le titre m'avait fait peur... ou fantasmer... Surtout que ça doit être vers cette époque qu'Échenoz est venu au Japon. Je me rappelle encore d'une discussion avec d'autres profs dans une salle de l'Institut avec un écrivain sympathique mais fort timide.
Quand on entre dans Les grandes Blondes, on reconnaît tout de suite la petite musique échenozienne. Ici, une option narrative de l'auteur nous fait jouer, grâce au "vous" (encore !, on en parlait avant-hier avec Daewoo), grâce à des "vous" puisque ce ne sont pas toujoours les mêmes, avec les codes du "roman dont vous êtes le héros". Puis il laisse tomber, il dit que "vous" n'êtes pas le personnage puisque vous arrivez à l'heure au rendez-vous alors que lui, il arrive toujours en avance. Quelques pages plus tard, il dit que "vous" êtes quelqu'un qui cherche le personnage du début. Entre les deux adresses, un autre personnage est passé, a eu un statut de personnage important, avec investissement psychologique et tout, mais il est disparu prématurément. Chute de falaise. En Bretagne, ça arrive...
Avec un groossissement plus fort, on voit qu'il y a des microo-décrochements de ton un peu partout. Qu'Échenooz, le magicien, est l'enfant naturel que Barthes a conçu (avec qui ?) en créant le mot "bathmologie".
L'échenozianisme, comme pratique de la lecture échenozienne, est donc ce suivi des variations, comme ces poissons qui, par bancs entiers, changent leur orientation comme un seul homme en fonction des courants électriques, ou des champs magnétiques du milieu aqueux.

"95-60-93, en toute saison Donatienne se distingue par le port de vêtements surnaturellement courts et miraculeusement décolletés, quelquefois en même temps si courts et décolletés qu'entre ces adjectifs ne demeure presque plus rien de vrai tissu. Dotée d'une énergie de surgénérateur, Donatienne projette sur la table une enveloppe matelassée de bulles en plastique avant de s'asseoir dans un fauteuil et de s'exprimer d'une voix rapide, acérée mais fragile comme une arête de craie. Il arrive que parler, chez Donatienne, consiste à dérouler une seule interminable phrase sans reprendre souffle, sans point ni virgule ni blanc — performance à laquelle, dans le souvenir de Salvador, seul Roland Kirk est parvenu au saxophone, et peut-être aussi Johnny Griffin dans une moindre mesure — tout en battant, sur un rythme ternaire, l'accoudoir du fauteuil de sa paume droite. Il arrive aussi qu'elle s'exprime plus sobrement." (J. Échenoz, Les grandes Blondes, Éd. Minuit, 1995, p. 28)


Bonsoir,
Je viens de voir que l'édito du Monde du W-E était en rapport avec ce que Berlol évoque, et contient d'ailleurs les fameux mots clés. Y est notamment questionné, de façon très problématique, la place des « Arabes » au sein de la « corséïté » (excusez le néologisme ^-^).
Je me permets donc de le reproduire ici intégralement.

L'éditorial du Monde
Le racisme et la Corse
LE MONDE | 18.09.04 | 17h33

La xénophobie et le racisme prennent en Corse des proportions inquiétantes. Les attentats contre les Maghrébins se multiplient, au point que certains quittent l'île. Un nouveau pas a été franchi avec les menaces adressées aux organisations antiracistes, qui appellent à un rassemblement citoyen à Corte (Haute-Corse) le samedi 18 septembre.
Aux facteurs habituels de la xénophobie (rejet des étrangers dans les milieux les plus populaires, lié à la précarité et au mal vivre, etc.) se mêlent sans doute - sans justifier si peu que ce soit ce climat - des causes propres à la Corse : l'empreinte de la tradition catholique s'ajoute peut-être pour certains, face à ces populations musulmanes, au poids du passé colonial. Les Corses n'ont-ils pas été le fer de lance de la France coloniale, avant de se sentir eux-mêmes abandonnés, voire d'une certaine façon "colonisés", notamment par les rapatriés, après les indépendances du début des années 1960 ?
Le " désespoir d'un petit peuple qui ne veut pas mourir", selon une formule de l'amiral Sanguinetti, décédé récemment, peut se pervertir en nostalgie d'une Corse aujourd'hui disparue et en réactions racistes avivées par l'importance des populations maghrébines. Selon les chiffres du recensement de l'Insee de 1999, la Corse est juste derrière l'Ile-de-France pour la part des étrangers dans la population totale (9,9 %, contre 11,9 %).
Mais la proportion des Maghrébins dans la population étrangère y atteint 64,2 %, contre 30,3 % en Ile-de-France. Racisme et xénophobie sont aussi le fait de Corses "ordinaires". Mais les nationalistes ont une responsabilité particulière. Porteurs de la revendication identitaire la plus exacerbée, ils sont aussi les plus proches de la ligne rouge qui fait basculer dans le rejet de l'autre.
Face à la montée des actes racistes, les autonomistes multiplient les condamnations fermes et claires, alors que celles des nationalistes sont plus ambiguës. Certains des groupuscules qui revendiquent ces actes ont d'ailleurs fait savoir qu'ils rejoignaient les clandestins.
En se ralliant, à la fin des années 1980, à l'idée de "communauté de destin" pour définir le "peuple corse", les nationalistes ont écarté la tentation de l'identité définie par le sang. Mais les Maghrébins peuvent-ils être intégrés à cette "communauté de destin" ? Les nationalistes, dont certains venaient de l'extrême droite, ont contribué à nourrir un mouvement de refus qui, aujourd'hui, les déstabilise.
Les insulaires se plaignent, souvent à bon droit, des amalgames hâtifs et des condamnations collectives. Mais la honte que représente l'affichage, à visage de moins en moins couvert, d'un racisme militant et violent ne peut que renforcer cette tendance, même si la France du continent connaît aussi une augmentation des actes racistes. L'intégration des populations d'origine maghrébine, qui jouent un rôle important dans l'économie, est devenue un des enjeux essentiels de l'avenir de la Corse.
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 19.09.04
2004-09-19 18:02:20 de Arnaud

Berlol, tu comprendras après les réactions d'humeur d'A. & A., que je ne peux plus ne pas poster. Toutes mes excuses, j'espère que ton blog (ou le système d'archivage de U-blog) encaissera le coup. Je regrette encore une fois qu'il n'existe pas dans notre ponctuation de point d'ironie (je ne vais quand même pas mettre des smileys partout), c'est décidément dommage. Je pense qu'il reste dans mon post des passages qui devraient encore me valoir des réactions indignées, je n'ai pas voulu les atténuer pour qu'il soit manifeste à la face du monde que je ne suis pas condescendant (ou pas toujours pas partout), mais je prie par avance toutes les personnes qui se sentiraient injuriées de bien vouloir m'en excuser, nous savons tous que c'est une des caractéristiques de ce type de communication d'encourager ces dérives, je suis sincèrement désolé.
Juste un mot pour dire que le mélange de constructivisme (ailleurs) et de positivisme (dans son dernier post) d'Acheron ("il y a des faits historiques") fait un peu désordre.
On parlera de la Corse une prochaine fois (mais là, on est effectivement dans le vif du sujet, il faut prendre des décisions, la délibération démocratique a besoin des opinions des citoyens, pas seulement d'histoire des idées. Je donne quand même rapidement ma position, comme je sais que tu sais que je dois me sentir concerné (et le fait même que je doive plausiblement me sentir concerné illustre bien à propos ce que j'ai voulu dire) : je pense la revendication nationale corse illégitime dans notre ordre constitutionnel dans la mesure où il n'existe actuellement aucune discrimination des corses en tant que tels par les institutions publiques françaises ou l'ordre juridique français. Ce serait différent dès que ce ne serait plus le cas. Je pense leurs revendications culturelles tout à fait légitimes. J'aimerais amorcer la discussion historiographique qui suivra peut-être en rappelant que la Corse fut un Etat indépendant à un moment de son histoire (le projet de constitution que rédigea Rousseau à cette occasion est facile à trouver) et que les tenants de la revendication nationale considèrent la France comme une puissance occupante, de la même façon que les Etats baltes considèrent non pas qu'ils ont obtenu leurs indépendances en 1991, mais qu'ils n'ont fait que la recouvrer.)
Suit le post, advienne que pourra.

====================================

Arnaud met en évidence à la fin de son post une différence d'approche qui rend en effet difficile la conversation entre nous :

- il raisonne en historien des idées et des concepts, je (cherche à) raisonne(r) en "philosophe", moral plus que politique, à poser des questions de valeur;

- il s'intéresse aux thèses présentes dans un certain type de discours (nationalisme, culturalisme, nominalisme), je m'intéresse aux conditions d'emploi légitime et à la valeur qu'on peut ou non continuer à attribuer à certains arguments problématiques;

- il s'appuie sur l'analyse de la Signification d'un concept, je m'appuie sur la logique d'un argument, la revendication nationale, dont je cherche à dégager le noyau : nous nous ressemblons sans l'avoir choisi, donc nous avons des devoirs spéciaux les uns envers les autres et des revendications de droits à faire valoir face aux autres humains, groupes, etc. Pour lui, la prémisse de cet argument est une construction idéologique qui suppose d'exercer une violence pour réduire les différences; pour moi, la prémisse de cet argument est assez largement fondée dans la réalité, il existe quantité de ressemblances et de différences entre êtres humains, qui font par la suite l'objet d'une sélection, d'une mise en forme et d'un travail de mobilisation;

- il adopte une position en surplomb, critique (il dévoile les manipulations, démasque les faux-semblants, corrige et fixe les significations, retrace de grandes perspectives, confronte les époques, met à jour des causalités structurales, des epistemes,assigne les arguments à des configurations idéologiques qu'il connaît bien pour les avoir longtemps combattues, etc.), je cherche à proposer des redescriptions et des reformulations consistantes des expériences et des discours ordinaires qui permettent de leur accorder une valeur morale, universalisable ;

- il est très sensible aux évolutions, aux ruptures, aux reconfigurations, je m'attache plus aux continuités, aux contraintes anthropologiques et cognitives;

- il aime la cohérence, les propos structurés, les démonstrations, l'esprit de sérieux, les enjeux planétaire, je m'essaie à l'essai, je pioche ça et là, j'ironise.

Sur des points plus précis et qui permettent d'avancer dans la réponse à ses arguments :

- il accorde un statut d'existence et une efficace causale aux totalités (totalités organisées, corps, totalités discursives ou episteme), moi non.
Cette position de principe influence jusqu'à sa conception du discours : pour lui, un discours est toujours inscrit dans une sorte de totalité englobante qui lui donne sa signification, ses conditions de possibilité et de validité, etc (episteme). Le risque de cette position est de verser dans l'idée qu'il existerait entre des discours relevant de matrices conceptuelles et sociales différentes une incomparabilité ou une incommensurabilité de principe sinon de fait, ce qui débouche presque immanquablement sur des options relativistes et de grandes difficultés à rétablir la légitimité de critères de jugement universalisables (c'est du moins la critique faite par certains aux positions de Foucault ou de Kuhn). Arnaud ne se plaçant pas dans la posture d'un orateur (qui parle en son nom propre), mais dans celle d'un historien, cela ne le gêne heureusement pas trop dans ce fil.
Je ne partage pas ce point de vue. Pour moi, l'accès à des procédures d'universalisation est ouvert immédiatement à toutes les traditions argumentatives (puisqu'il ne faut plus employer culture). Qu'on les mobilise ou pas est largement contingent, on y est plus facilement conduit dans des contextes de rivalité et de confrontation entre traditions. Cela dit, qu'il y ait un modèle universel de l'universel est largement douteux. Apelons cela , comme Delmas-Marty dans ces récents cours diffusés sur France Culture, "relativiser le relativisme". En outre, le discours est toujours pour moi un engagement individuel et potentiellement ouvert à l'innovation, sans attendre une reconfiguration épochale qui nous fasse changer d'episteme;

- sur la signification :
une formulation imprécise de ma part a pu laisser croire que je partageais le point de vue d'Arnaud sur l'inséparabilité de la signification d'un terme et du discours (= pour lui, situation historique, sociologique, etc.) dans lequel il s'inscrit (quand j'ai dit que "les mots n'avaient pas de signification en dehors des discours dans lequels on les emploie"). Je pense que le malentendu provient de notre conception différente de ce que peut être l'emploi d'un terme dans un discours : du fait de son constructivisme radical, cet emploi est largement indéterminé chez Arnaud, la reconfiguration d'une nouvelle episteme peut ainsi faire basculer intégralement la signification d'un mot, alors que dans une conception bien plus classique, je ne raisonne qu'en termes de traditions argumentatives, l'emploi raisonnable d'un mot étant relativement contraint par l'ensemble de tous ses emplois antérieurs (je n'interdis pas par principe les emplois déraisonnables). Je voulais donc surtout dire que je m'intéressais peu aux efforts consacrés à obtenir une définition claire, précise, etc., des termes que j'emploie; je laisse les arguments que j'avance leur en conférer une.
Pour illustrer : pour A. & A., les sens successifs du mot nation sont tellement étrangers les uns aux autres qu'on devrait en fait systématiquement les indexer (on aurait "nation indice Antiquité", "nation indice moyen age", "nation indice temps modernes", etc.), ce sont des homonymes ; pour moi, du fait des contraintes qui pèsent sur leur emploi raisonnable, ces différents sens constituent une famille floue de variantes, ce sont des synonymes. Dans les deux cas, il ne s'agit pas exactement du même mot. Je pense la seconde conception bien plus plausible que la première, qui suppose de grandes et improbables facultés d'oubli ou d'aveuglement.

Bien. Il me demande de répondre à ses arguments. Je retrace une fois encore l'évolution de ma position :

- je m'étonne sur un mode ironique d'une certaine inconséquence du cosmopolitisme d'Asimov, tel que rapporté en termes élogieux par Berlol,

- je rebondis sur la mention par Berlol et Arnaud de la "revendication" : je voudrais à tort en préserver une au risque de faire échouer le salut de l'humanité (Berlol), il faudrait en préserver au moins une (Arnaud)

- je m'interroge, pas du tout dans une perspective d'histoire des idées politiques, sur la persistance de la revendication, sans m'attacher trop à distinguer revendications culturelles et nationales (je reconnais la distinction, mais elle ne m'intéresse pas cette fois-ci),

- il me paraît qu'on peut sans doute, en donnant une redescription de ce genre de revendications, leur attribuer une valeur positive, dans une perspective non pas communautariste [grosso modo, un individu n'est complet et vraiment épanoui que s'il peut être reconnu par la communauté à laquelle il ne peut pas ne pas appartenir : argument que je crois en grande partie correct mais qui me semble faible, après tout on peut très bien imaginer une humanité composée d'individus incomplets, frustrés, etc.], mais évolutionniste, au nom des avantages que l'humanité retirerait de l'exploration de solutions diverses aux problèmes auxquelles elle est confrontée.

- dans ce sens, il faudrait encourager les revendications visant à préserver cette diversité, si effectivement elle présente un avantage, et se débarrasser des composantes de la notion de nation ou de culture au sujet desquelles je partage avec Arnaud la consternation face aux dégâts qu'elles ont historiquement causés.

- on peut faire cette redescription de telle sorte qu'un des arguments avancés dans les revendications culturelles ou nationales, l'existence d'attachements non choisis, à l'origine de devoirs spéciaux au sein d'un groupe humain (dit le tenant de la revendication nationale, on peut ne pas partager cette déduction et je ne la partage que modérément moi-même), trouve peut-être bien un fondement anthropologique dans l'incorporation (ou l'habitude d'utiliser) de(s) ressources symboliques différentes, qui rendent ipso facto les être humains différents les uns des autres, à certains égards. "Ce sont ces contraintes liées à l'incorporation qui rendent certaines options vivantes, importantes, entraînantes, contraignantes, et d'autres mortes, indifférentes, optionnelles, triviales" (c'est une citation de Rorty). Acculturation, je préfère incorporation, c'est presque aussi mystérieux (mais les psychologues et les cogniticiens y travaillent), mais ça permet d'éviter l'"essentialisation de la culture" : ça renvoie au corps, seule réalité reconnue dans mon ontologie;

- donc, en gros : il y a dans le réel des structures immanentes qui permettent et permettront d'argumenter en termes de nation. On y attache, selon les époques, une importance plus ou moins grande, mais le fait qu'on les néglige, s'il signifie que la thématique de la nation disparaît de l'horizon des discours "importants" à une époque donnée, ne signifie pas que ces structures immanentes du réel disparaissent [par analogie, le fait que nombre de sociétés n'aient longtemps développé aucune curiosité à l'égard du monde naturel ne signifie pas que celui-ci cesse d'exister] : simplement, on ne s'y intéresse pas.
On se trouverait alors dans un cas d'illusions bien fondées dont parlait parfois Bourdieu (surtout pour la notion de "classe sociale") : il y aurait dans le réel même des structures qui apportent une force de persuasion supplémentaire aux arguments culturels ou nationalistes. Je suis d'avis que la critique radicale de telles illusions bien fondées est souvent futile.

- je laisse entendre que conformément à mes convictions métaphysiques personnelles (j'en ai), nominalistes et pragmatiques, les nations sont des êtres de convention, qui ne jouissent d'aucun des attributs des êtres réels (je ne reconnais comme êtres réels que des corps matériels, certains (les vivants) dotés de dispositions et aptes à faire usage de ressources, certains autres aptes à signifier, nous). Toutes les conventions n'existent que pour autant que des hommes les mobilisent dans leurs discours (quotidiens, politiques, juridiques, scientifiques, etc.) et dans leurs institutions. On se tait, on détruit les traces (textes, documents, monuments), on dissout les institutions, elles s'évaporent. Le statut d'existence d'une "nation" ou d'un "peuple" est du même genre que celui d'un "dieu", qui n'"existe" que tant qu'on le prie, etc. Il me faut donc trouver des reformulations de ce que sont les nations, pour qu'on ne croie pas que je soutiens leur existence réelle.

- tout ce processus (revendications culturelles ou nationales s'appuyant efficacement sur des attachements non choisis, etc. etc.) me paraît largement spontané et exprimer une composante essentielle de notre commune liberté, et avoir en outre souvent représenté dans l'histoire de véritables moments d'émancipation individuelle et collective.
Si cette revendication est présentée dans le respect de notre ordre constitutionnel (qui accorde une priorité aux droits de l'individu autonome et aux droits de l'homme), voire même en s'appuyant sur certaines des valeurs essentielles qu'il affirme (droit d'expression, d'association, à l'autodétermination, etc.) (on peut remarquer en passant que je suis ethnocentriste sans complexe, ça n'arrange pas mon cas), il me semble qu'on ne dispose pas facilement de très bons arguments pour la rejeter sans examen, certainement pas ceux qui viserait à libérer l'humanité des préjugés ou à la contraindre à ne dire que le Vrai. Cette revendication me paraît largement inoffensive et facilement maîtrisable, et si elle présente des avantages collectifs, acceptons-la positivement et défendons la liberté culturelle et le droit de chacun et de chaque groupe humain de s'occuper de ses propres affaires.

(étant bien entendu que je reconnais que de nombreuses revendications nationales s'appuient sur des mythes de fondation risibles aux yeux des véritables historiens (cf. récemment Geary) : ça ne me gêne pas, les hommes ordinaires n'ont pas à respecter les canons de la démonstration scientifique; là aussi, grande futilité à critiquer ces mythes, qui équivaut à critiquer la "théorie de l'esprit" de la psychologie populaire ou les conceptions bien éloignées de la mécanique quantique et de la relativité générale que se font les "bonnes gens" qui n'ont pas lu les bons auteurs de l'univers physique).

Je ne pensais pas qu'un propos si mesuré allait incarner aux yeux de contradicteurs inconnus [j'aurais été moins téméraire si je l'avais su] une position idéologique peu enviable : celui du nationaliste différentialiste culturaliste.

Si j'essaie maintenant de résumer les arguments qui me sont opposés :

-globalement, à mes considérations portant sur les valeurs, on me répond par des considérations de faits. Que répondre, sinon que nous ne nous plaçons pas sur le même plan ? Je connais ces faits, j'en ai une interprétation et une évaluation assez proches de celles qu'on me propose, bien que moins systématiquement insensibles aux aspects positifs de la revendication nationale. Sur le principe, on ne peut en déduire aucun argument sur quoi appuyer une revendication de valeur. Il y a là une induction invérifiable (tous les cas constatés montrent que X, donc en principe X). Ou bien il est fait appel à un type de causalité que j'ai du mal à comprendre : on constate l'apparition concomitante de guerres, de pratiques eugéniques, de massacres, de pratiques coercitives, etc, et on cherche un principe de cette concomitance dans le déploiement nécessaire d'une conception du monde marquée par la domination de l'idée de nation. L'histoire étant à mes yeux intégralement contingente, je ne cherche aucun principe ou moteur à l'évolution historique et reste sceptique à l'égard des causalités structurales avancées .[Je dois en outre mentionner que j'aurais tendance à faire la déduction inverse et à soutenir, non pas que la guerre est la conséquence de la nation et de l'Etat-nation [il me paraît difficile qu'une entité irréelle soit à l'origine d'une entité réelle], mais que les revendications nationales et étatiques sont des conséquences des contraintes fortes imposées par le fait de la guerre ou du conflit].

- sur le sens du mot nation (et autres) : mes contradicteurs me semblent souvent poser une pétition de principe en introduisant dans la signification même du terme "nation" ce qu'ils cherchent à démontrer. Si on désigne par nation une "totalité organisée engagée dans un processus de nation building particulièrement meurtrier et caractérisé par une violence exercée à l'encontre et de sa propre population et de l'extérieur", on a vite empoché le morceau. A tout argument, avec une définition si riche, on pourra toujours répondre : oui, mais ce n'est pas une nation, c'est tout à fait autre chose. C'est un autre risque de l'approche par les epistemes, ces définitions très chargées, très "contextualisées" : elles rendent la vie impossible aux tenants d'une argumentation plus déliée, en mettant tout l'argument dans la définition. De mon côté, je pense que si des êtres humains même éloignés dans le temps et l'espace emploient dans leurs discours des termes qui ont un air de famille dans des arguments qui ont eux-mêmes un air de famille, on doit pouvoir déduire de l'ensemble de ces emplois un noyau de signification, flou mais adapté aux besoins et aux objectifs d'une communauté humaine donnée et donc compréhensible par les membres d'une autre communauté humaine donnée, avec un petit effort de traduction et de qualification. Je veux bien que les sens successifs de natio puis nation, Nation, nation, nacion, nazione, guojia, kokka, etc., n'aient rien à voir les uns avec les autres, mais je trouve que si, quand même un peu. Et que natio et Nation se ressemblent plus (dans leurs usages) que natio et vir ou n'importe quel autre mot latin.

- sur l'existence de totalités, etc. : le recours à ce type de conception métaphysique conduit souvent mes contradicteurs à placer des totalités en position d'agent causal : les nations, les Etats s'affrontent, sont engagés dans un processus de construction de la nation, etc. Ce type d'argument conduit immanquablement à des généralisations audacieuses et à des pseudo-explications. Constater voire expliquer la capacité accrue de mobilisation des Etats nationaux par rapport aux royautés aristocratiques ne doit pas conduire à réifier cette différence et à négliger le fait que dans les deux cas ce sont non pas des entités abstraites qui entrent en conflit, coopèrent, etc., mais des groupes humains, des armées, etc. L'atténuation du propos dédramatise grandement la scène historique; je lui attribue un rôle thérapeutique.

Je relève et cherche maintenant à répondre aux arguments successivement présentés par Arnaud, sommé de le faire, en n'évoquant chaque argument qu'une fois, en ne revenant pas sur les points ci-dessus et en espérant ne rien oublier :

* post du 10 septembre :

"Mais comment ce nationalisme pourrait-il renoncer à considérer chacun de ses choix comme absolu, tout en s'érigeant lui-même comme une totalité nécessaire ? Car si ses choix ne sont pas des absolus, où résidera alors la nécessité de son existence en tant qu'Etat ? Bref, tout cela semble structurellement contradictoire."
Pétition de principe, je ne suis pas contraint à penser que toute revendication nationale est systématiquement vouée à "s'ériger comme une totalité nécessaire", sauf à ce qu'on me le démontre sans utiliser de définitions "chargées". Je ne vois pas ce qui, dans son concept ou dans la consistance de son discours, empêcherait une revendication nationale de ne revendiquer qu'une liberté négative : let us be, fondée sur la tolérance, l'ouverture, le dialogue, l'acceptation de l'autre.

"En effet, historiquement, les Etats-nations basés (théoriquement) sur un contrat politique n'ont pas vraiment été moins exclusifs et belliqueux que les Etats-peuples ou les Etats-races. En effet, pour que chacun soit prêt à dialoguer au sein du système inter-étatique, il faudrait d'abord que tous les Etats-nations soit élaborés sur le même modèle, sans cela chacun part écraser les autres (et tant pis pour l'utopique Etat-nation pacifiste : il se fera écraser en premier)."
Argument de fait opposé à une réflexion conduite en terme de valeur + conception assez surprenante des conditions posées à un dialogue international ou interculturel : si vous n'êtes pas compatible, je vous écrase. Supposerait au moins quelques développements pour acquérir un minimum de plausibilité. Enfin, attribution d'un statut d'entité réelle à des collectifs : les Etats dialoguent, partent écraser le voisin, etc. Je ne suis pas obligé de partager ce parti-pris métaphysique.

"On ne peut pas d'une part dire qu'il faudra considérer les peuples (ou bien la filiation "ethnique" des nations) comme des fictions, et d'autre part prôner une vision différencialiste et relativiste des "cultures", qui en deviennent autant de totalités "naturelles" et immanentes."
Les cultures sont dans mon argument des répertoires de ressources argumentatives, symboliques et matérielles, je leur attribue un statut d'existence dans ma cosmologie (comme pluralité de corps matériels), ce sont des objets matériels (objets, textes, traces mnésiques, etc.) susceptibles d'être investis de significations. J'en ai une conception évolutionniste et pragmatique : demeure ce qui sert (avec une conception très étendue de l'utilité, nullement réduite à la survie ou à l'utilité strictement matérielle : il y a des choses qui ne servent qu'aux historiens, anthropologues, etc., il les maintiennent). Ces répertoires sont dotés d'une cohérence très partielle, il s'agit le plus souvent d'un grand hétéroclite où on pioche en fonction des exigences de la situation. Il faut apprendre à les utiliser (phase d'incorporation dans la prime enfance), on peut les oublier, en acquérir d'autres, devenir un virtuose de leur maniement, tout ça représente une bonne part de ce qui nous intéresse. Ce ne sont nullement des totalités et je pense qu'on peut bâtir des discours cohérents les concernant en ne leur attribuant pas cette propriété. Elles n'ont pas de valeur en soi, c'est leur diversité qui peut éventuellement avoir une valeur évolutionniste. N'étant pas des totalités, je n'en ai pas une conception "relativiste" : leurs diverses composantes ont la valeur qu'on leur attribue, rien n'empêche de les juger, de l'intérieur d'une même culture (elles ne sont pas cohérentes) et a fortiori de l'extérieur.
Les peuples sont bien des fictions, au même titre que les nations, les Etats, les territoires (ou les frontières). C'est croire le discours "national" que d'imaginer qu'un peuple se caractérise par une culture donnée, je n'ai jamais rien avancé de tel, ou bien par erreur que je voudrais corriger ici. En revanche, un homme ou un groupe d'hommes peuvent attribuer de la valeur à des traits culturels. En protégeant ces traits culturels s'ils sont en butte à des agressions, on doit chercher en fait à garantir la liberté culturelle individuelle et collective.
Donc, dans cette phrase, je garde : différentialiste, naturelles, immanentes, je rejette totalités.

"Le mot "culture", venu lui aussi du XIXe siècle, n'est guère plus utilisé récemment que par les nationalistes lorsqu'ils mentionne "leur identité"."
Assertion surprenante et douteuse, je l'entends couramment employé dans d'autres contextes.

"Un exemple significatif de cette aporie est certainement l'emploi ici de l'expression "nation juive" ? Depuis quand les Juifs sont-il une nation ? Certains parlent de "peuple juif", mais non : la judaïté est une religion, et non une caractéristique "ethnique". Parle-t-on de "peuple chrétien" ? Imagine-t-on qu'un Etat-nation "protestant" aurait permis éviter la St-Barthelemy ?"
Depuis quand : depuis qu'ils le revendiquent.
J'avais déjà souligné le caractère savoureux du déni d'existence du peuple juif sur des considérations ethnicistes.
Peuple chrétien : oui, sans doute, dans les pays d'islam par exemple, ou dans l'empire ottoman. Cf. par ailleurs dans Google : 397 réponses pour l'expression "populus christianus", 5950 pour "peuple chrétien". C'est une expresion très courante dans la pastorale (mais bien entendu, ce peuple chrétien-là n'a rien à voir avec ce qu'Arnaud appelle le peuple chrétien ?).
Etat-nation protestant et Saint-Barthélémy : oui, je l'imagine.

"Les attaches humaines ne sont en rien naturelle"
Option constructiviste qu'on n'est pas contraint de partager (j'interprète "naturel" par "spontané", "tel par soi-même", "non contraint par une décision humaine"). Je pense le contraire : les attaches humaines sont en partie naturelles, non choisies, héritées, acquises par incorporation inconsciente, en partie conventionnelles, construites (en partie les mêmes que les précédentes, en partie d'autres complètement construites, comme mari/femme).

"Si une tentative impériale venait à faire jour, alors on assisterait à une guerre à mort (une lutte "politique" comme dirait C. Schmitt) entre deux Weltanschauungen, deux visions du monde : le camp impérial et les "nationistes"."
Qu'est-ce qui rend donc cette déduction nécessaire ou même simplement plausible ?

* post du 14/09 :

"Quand on parle ici de "stade historique", ou bien de "cycle", ce n'est pas téléologique. C'est retrospectif. Je parle ainsi (et il en va de même pour Achéron, je le sais) en historien, et non en philosophe de l'histoire façon XIXe siècle."
L'idée même de stade historique me semble relever d'une philosophie de l'histoire, qu'il soit rétrospectif ou téléologique.

"car la nation a été formée par homogénéisation du corps social et par suppression de la fameuse diversité culturelle"
"L'idée selon laquelle il faut produire la "nation" a, historiquement, systématiquement engendré la violence, sous des formes très variées et dans des systèmes politiques très différents. Et, malheureusement peut-être, je ne vois pas de contre-exemples."
Je ne comprends pas "homogénéisation du corps social" ni "nation a été formée" : "nation" est un être de raison. Si tu veux dire par exemple : les groupes porteurs d'une revendication nationale passent volontairement sous silence les différences entre les membres du groupe qu'ils veulent mobiliser au nom de cette revendication et ils ont souvent recouru à la coercition pour contrecarrer des revendications culturelles, religieuses, raciales, ethniques, qui s'opposaient à la leur, OK. Mais reformulé ainsi, on peut admettre que pas toujours, pas partout, pas nécessairement, on n'est plus contraint par la surcharge sémantique attribuée à "nation", on retourne au monde que nous connaissons, avec des conflits, des intérêts, des agents libres et responsables, etc.

Je passe sur l'argument de fait concernant l'eugénisme, l'eugénisme sanitaire des Scandinaves n'avait pas pour objectif, du moins tel qu'il a été mis en oeuvre par les autorités publiques, de purifier la race, mais de résoudre des problèmes sociaux (risque de perte de légitimité des systèmes d'assistance mis en place par leurs politiques sociales-démcrates face à la multiplication des personnes à prendre en charge) dans une conjoncture où des discours "scientifiques" portant une forte revendication de validité mettaient en avant le thème de la dégénérescence des pauvres, ça ne me paraît présenter qu'un rapport très lointain avec notre discussion, et ce n'est certainement pas à mettre sur le même plan que l'eugénisme racial éradicateur des nazis.

"des "cultures" qui semblent être considérées comme des évidences et dont l'on ne sait d'où elles viennent"
Voir plus haut. Une culture est une pluralité, comme une armée, une assistance, un public, etc. Ce n'est pas une totalité. Elles n'ont pas à "venir", elles se constituent spontanément par accrétion, sédimentation, mémorisation, transmission, etc. d'objets matériels, certains investis de surcroît par certains êtres humains d'une signification et d'une valeur. Je regrette de continuer à les trouver "évidentes" (évidence de la diversité des langues, des structures des terminologies de parenté, etc.).

sur le culturalisme :
"Autrement-dit, la "culture" y est saisie (dans ce type de schéma) dans un mouvement dialectique avec "son" peuple."
"dialectique" et "peuple" me paraissent source d'obsurité du propos. Là encore, ce serait croire à une revendication culturelle que d'avancer ce point de vue. Je ne suis pas du tout culturaliste en ce sens. Je le suis en revanche par l'intérêt que je porte aux processus d'incorporation des diverses façons de faire et de dire. Pour les non-culturalistes radicaux, la culture cache autre chose : des rapports sociaux ou des contraintes écologiques, etc., qui sont les réels "moteurs" de l'évolution historique. Je ne suis pas à la recherche de moteurs ou de principes de l'évolution historique, et je ne réduis pas les cultures à autre chose qu'à elles-mêmes. J'accepte d'être culturaliste en ce sens. [Je m'empresse d'ajouter que telle ou telle culture désignée par raccourci par une qualification, disons culture française, n'est à mon sens que la pluralité des ressources disponibles aux individus qui disent eux-mêmes se revendiquer français. Si la revendication cesse, les ressources ne disparaissent pas (ce ne sont pas des êtres de raison, heureusement), mais on change le qualificatif; encore une fois, je ne défends pas des cultures X ou Y, je défends la liberté de tout être humain de développer les potentialités des ressources argumentatives, symboliques, etc., qui sont les siennes].

"Ensuite, il faut savoir que ce type de pensée a été critiqué dans les années 1990, notamment sous le nom d'"anti-racisme différentialiste". Pourquoi ? Parce qu'il partage avec la pensée raciale d'avant-guerre le fait d'essentialiser ses objets. Dans le premier cas c'était la race, dans le second c'est la "culture"."
Très bien , j'en prends note. Il m'avait bien semblé aussi que nous n'étions pas d'accord. Je me propose de critiquer la critique.
Désolé, je n'essentialise rien; si je le fais quelque part, appliquer un dissolvant d'essence et reformuler mon propos, c'est que je me serais trompé.

"Je ne comprends également pas pourqoi, évoquant l'agression de populations, Dom la qualifie d'attaque à "leur culture" ? Dom a beau chasser ce mot de "culture", il revient au grand galop. Ce sont des êtres vivants qui sont agressés, et c'est cela qui importe."
Je les qualifie ainsi parce que les intéressés les qualifient ainsi. Encore une fois, je pars de ce qu'on dit. Quand on interdit une action à laquelle quelqu'un attribue une valeur au titre d'une composante de son outillage culturel, il dit qu'on agresse sa culture.
"C'est cela qui importe" pour le jugement que nous sommes amenés à porter sur telle ou telle agression, pour la justifier, la condamner, etc. : tout à fait d'accord. Je suis peu sensible aux déplorations des atteintes culturelles sans "mort d'homme" (destruction du bouddha de Bamiyan, par exemple : c'est dommage, mais ça arrive; les auteurs de cet exploit devraient s'en tirer avec une forte amende).

""sa" culture (mais pourquoi un possessif ?)"
Le possessif n'exprime pas toujours la possession matérielle, la plupart du temps un simple rapport, une affinité, le fait qu'on aborde la signification d'un terme en relation avec un des agents de la phrase : mon père, j'ai raté mon train, j'ai réussi mon concours, elle a fait sa sotte, j'ai volé à son secours, "Joseph a enfin trouvé sa femme idéale". N'en déduisons rien concernant une quelconque réification de ma part.

"Pourquoi écrire que c'est la "défense de cultures" qui prime ?"
Ai-je vraiment dit ça ? J'ai dit qu'il pouvait y avoir un avantage évolutionniste à préserver une diversité de ressources culturelles, et j'ai explicitement dit que la valeur à attribuer à cette protection, vu le fondement sur lequel je la fais reposer, est subordonnée à la protection des droits de l'individu et des droits des gens.

* le poste du 16 est beaucoup concerné par nos différentes conceptions de la signification des concepts, mots, etc. Je n'y reviens pas. S'y ajoute un amalgame, qui constitue d'ailleurs souvent le fond des critiques d'Arnaud : la nouvelle droite, etc., aurait avancé des arguments similaires aux miens. C'est à ce sujet que je soulevais la question de l'orientation axiologique. La finalité poursuivie par des arguments similaires peut être très différente (grosso modo, ils en déduisent la nécessité impérative de ne pas mélanger les cultures, j'en déduis l'intérêt modéré à maintenir voire accroître leur diversité et n'ai justement pour cette raison-là aucune réticence à admettre la valeur de toutes les créolisations que vous voudrez).
Je ne rebondis pas sur multiculturalisme, même si je pense que l'enjeu réel de tout ce débat réside effectivement dans cette problématique. Je suis très favorable aux aménagements institutionnels de la confrontation multiculturelle au sein d'un Etat, très opposé à la récente loi sur le voile.

* le dernier post : je ne reviens pas sur l'histoire du mot nation, j'ai évoqué plus haut les divergences entre nous sur ce problème. Je maintiens qu'il existe un air de famille marqué entre tous les emplois relevés. (Y compris la revendication d'une nation aristocratique, présentée par une partie seulement de celle-ci (peu étaient dupes) et qui s'appuyait sur un mythe historique opposant nation gauloise et nation franque ou germanique, donc là aussi avec une composante forte de filiation "naturelle").

"La nation moderne — celle que Acheron écrit avec un N majuscule —, c'est une totalité qui fait corps, soit par contrat politique (France, Etats-Unis) soit en invoquant l'unité de race (Allemagne, Russie). Il ne s'agit plus d'individus politiquement isolés et culturellement hétérogènes (dans un sens social : langue, moeurs, morale), mais d'une entité holiste (cad pensée comme un tout insécable et primant sur l'individu). Ca, c'est la nation moderne, dans laquelle chaque Français est devenu "Français" et pas autre chose, et chaque "Allemand" est devenu "allemand" et pas autre chose.
Les États-nations modernes, ce sont des totalités en mouvement, chacune formant un ensemble pensé comme cohérent et complet. "
J'ai déjà dit à quel point ce type d'argument m'est presque incompréhensible, je le déplore.
Ca me permet de relever un troisième écueil des pensées en termes d'episteme, etc. : confondre les discours savants et les discours ordinaires. Que le discours nationaliste français du XIXe siècle, pour des raisons largement contingentes (empire colonial, revendication de l'Alsace, etc.), soit présenté sous une forme volontariste et contractualiste ne veut pas dire que les Français se sentent Français pour cette raison. Des historiens ont été amenés à faire le même reproche à Foucauld et à son usage de l'archive.
Français et pas autre chose : ce n'est pas un problème ontologique de transubstantiation (chaque Français est devenu "Français"), c'est un problème de valeur dans le contexte historique d'une forte mobilisation nationale : je reformulerais la chose un peu comme "dans laquelle chaque Français était tenu (à la fois contraint et volontairement) d'attribuer dans ses prises de parole publiques la plus haute valeur à la part nationale de son identité, au détriment de toute autre composante culturelle, sans que ces autres composantes ne disparaissent en réalité".

"franco-français" : je désignais ainsi par allusion l'arrière-plan foucaldien du propos d'Arnaud. C'est d'actualité.

"Nous ne sommes pas ici dans un débat d'opinion, mais dans un débat portant sur l'histoire des idées et des concepts."
Il y a trop peu de barrières à l'entrée dans le blog de Berlol, c'est pour ça qu'on perd tout ce temps. Si j'avais su qu'on était effectivement dans un débat portant etc., je ne serais bien sûr pas intervenu.
Sur nominalisme, je ne trouve trace nulle part de l'emploi qu'en fait Arnaud, sinon chez lui. Je vais encore citer un dictionnaire, c'est une manie : Robert, "Nominalisme, Doctrine selon laquelle les idées générales ne sont que des noms, des mots ; Nominalisme scientifique, Doctrine scientifique qui substitue l'idée de réussite empirique, de commodité à celle de connaissance absolue, de vérité."
C'est assez imprécis, mais ça me suffit pour le moment et c'est dans ce sens que j'emploie le mot.
Voici pour les anglophones une citation d'un article ancien de Nelson Goodman et Quine dont je me sens très proche :

"We do not believe in abstract entities. No one supposes that abstract entities -- classes, relations, properties, etc. -- exist in space-time; but we mean more than this. We renounce them altogether. We shall not forego all use of predicates and other words that are often taken to name abstract objects. We may still write "x is a dog", or "x is between y and z"; for here "is a dog" and "is between . . . and" can be construed as syncategorematic: significant in context but naming nothing. But we cannot use variables that call for abstract objects as values.1 In "x is a dog", only concrete objects are appropriate values of the variable. In contrast, the variable in "x is a zoological species" calls for abstract objects as values (unless of course, we can somehow identify the various zoological species with certain concrete objects). Any system that countenances abstract entities we deem unsatisfactory as a final philosophy."

Ajout du 19 septembre :
sur Foucauld et l'arrière-plan que je crois foucaldien de l'argumentation d'Arnaud :
mon oposition porte essentiellement sur deux points, malheureusement cruciaux dans sa philosophie (admettons que c'en soit une, lui-même ne le pensait pas ou pas toujours), comme tout dans ce post tout ce que je vais dire maintenant est trop rapidement avancé etc. :
- avant même les difficiles problèmes théoriques que posent le statut de totalité des epistemes, j'ai beaucoup de difficulté avec son antiréalisme ou son constructivisme radical, l'idée que notre accès au réel est nécessairement barré par les discours dans lesquels nous sommes toujours déjà pris : ça me paraît une conception outrée et peu plausible (nous devrions en ce cas certainepent avoir disparu depuis quelques centaines de millénaires de la surface de la planète), mais qui entraîne malencontreusement de graves conséquences au plan de ses conceptions éthiques. Nous sommes des animaux, et ce n'est pas l'apparition de la faculté de signifier qui peut bouleverser radicalement cet enracinement de nos corps dans une nature. Il est sans doute très difficile de maintenir une position réaliste tempérée après les critiques foucaldiennes, mais c'est un défi qui me semble valoir la peine d'être relevé si nous voulons nous approcher d'une position philosophique disons plus responsable
- le deuxième point que j'ai du mal à aval(is)er, c'est l'idée qu'un discours de vérité est toujours déjà lié à des pratiques d'assujettissement. L'analyse de Foucauld sur ce point est souvent habile, mais je ne crois pas (avec d'autres, voir les critiques assez vives de Gauchet au sujet de sa reconstruction de l'histoire de la psychiatrie) qu'elle soit toujours honnête, au vu même des archives qu'il exploitait.
2004-09-19 23:14:19 de dom

En reprenant une présentation de l'essai d'Isaiah Berlin, dans le fil de nos discussions, je tombe sur un passage du commentateur qui complète mes pauvres propos quant à l'aspect moral de la discussion. Je cite, ce n'est pas très long :
"la légitimité universelle [ça commence mal] du langage moral ne saurait signifier la légitimité d'un langage moral universel parce que l'homme n'existe qu'en tant qu'être particulier, dans des circonstances historiques et sociales spécifiques, façonné par une culture et un langage [je trouve "façonné" un peu fort, vous vous en doutez]. Mais l'un des traits de cette particularité est la possibilité de projet d'autotransformation et d'intercompréhension sinon d'autotranscendance, si bien que l'horizon universaliste est indispensable pour concevoir la pérennité des différences entre cultures et mondes moraux dans le temps et dans l'espace, tout comme la conscience que l'homme n'est pas souverain, autocréateur de lui-même et de son monde, implique qu'il a été fait capable de volonté libre, donc non déterminé.C'est parce qu'il y a des cultures que l'on peut concevoir un monde humain, et ce monde est fait d'êtres construits comme non déterminés."
2004-09-20 00:03:40 de dom


Lundi 20 septembre 2004. Et il est bon, ce boucher ?

Pas grosse envie d'écrire, ce soir. Plutôt de lire.

"— Vous lui demandez de l'agneau, vous aurez presque du mouton.
Gloire sourit, puis ricane nerveusement.
— Vous désirez du veau, poursuit Alain, il vous donne quasiment de la génisse. Il prépare bien les bêtes, rien à dire, mais il aime mieux les prendre un peu âgées.
Gloire s'est mise à rire en silence, par petites vagues irrépressibles qui bientôt gonflent dangereusement, qui montent, s'agitent, déferlent enfin sous le regard incompréhensif du marin. Maintenant Gloire hoquette sans pouvoir s'arrêter. Alain essaie d'intervenir mais elle lui fait, d'une main, désespérément signe de se taire. Arrête, fait-elle, entre deux spasmes, arrête, s'il te plaît. Tais-toi. Va t'en. Troublé par ce tutoiement, l'autre s'est arrêté de parler, l'a regardée curieusement puis a pris le parti de s'en aller. Il sort, il semble réfléchir. Il avait bien compris qu'elle n'était pas tout à fait normale. Mais quand même à ce point."
(J. Échenoz, Les grandes Blondes, p. 57-58)

Et ce n'est que la fin du début...


Mardi 21 septembre 2004. Ça documente le réel, mais on s'en fout...

Avec mes Grandes Blondes dans le shinkansen, je ne m'ennuie pas ! L'Australie, l'Inde, les palaces...

Sur le campus, les gros travaux de l'été (renforcement des structures aux normes antisismiques) touchent à leur fin. David (comme beaucoup d'autres collègues) a été désemmuré ; il peut à nouveau voir le jour... ainsi qu'un très beau vérin de 50 centimètres de diamètre, juste en travers de sa fenêtre !
Pour sa troisième séance de ping-pong, il était chaud. Progression étonnante en reprise et placement de balle, surtout pendant que l'on parle d'autre chose, par exemple d'ordinateur. Comme si le corps n'avait pas besoin de la tête pour progresser. Au contraire, semble-t-il, les progrès sont plus rapides quand l'esprit est occupé ailleurs... Dis donc David, tu viens de quelle planète ?

De retour au bureau...

François Bon en première demi-heure des Mardis littéraires. Prestation très moyenne. Beaucoup d'hésitations dans la diction mimétisme, mauvaise ambiance ou impréparation ? Mais ça n'est peut-être pas de sa faute parce que j'ai déjà remarqué ce genre de problème, spécialement dans cette émission depuis assez longtemps déjà. Pascale Casanova bafouille souvent, ça fait vivant, croit-on, intelligent même, ce serait comme de la pensée qui se cherche... Mais qui ne se trouve pas toujours. En fait, elle est parfois énervante, voire cassante (ce qu'elle n'était pas aujourd'hui, cassante). Pour cette rentrée d'automne, elle a visiblement (ou audiblement) trouvé pire qu'elle pour l'accompagner. Difficile d'écouter une phrase correctement dite par ce "journaliste à Politis et critique littéraire", Christophe Kantcheff (pas mal du tout à l'écrit, par ailleurs).
Faudrait peut-être prendre quelques cours de diction, avant de se mettre devant un micro, non ?

Christophe Kantcheff : "D'une certaine façon, il a fait le travail inverse de celui, hautement politique, qu'a fait Jean-Charles Massera en travaillant la langue des dominants. François Bon, lui, a travaillé la langue des dominées, de ces femmes exclues."

Quelques minutes plus tard...
Pascale Casanova : "Ce que vous dites être la reproduction des paroles de ces femmes, ça fait beaucoup penser à la sociologie, et en particulier à ce qu'a fait Pierre Bourdieu dans La Misère du monde, qui était un projet très proche, au fond : de restituer...
François Bon : Bourdieu, il n'aurait pas supporté... J'aurais bien aimé lui envoyer mon livre sur les Rolling Stones... On en avait discuté [...] Pour lui, un travail comme ça, s'il n'est pas complètement documenté, s'il n'est pas justement de l'ordre de la parole en pleine relation explicite avec le réel-source, ça ne l'intéresse pas. Il y a des gens qui travaillent comme ça de façon magnifique. Je pense à Danièle Linhart qui a fait un livre qui s'appelle Perte d'emploi, perte de soi, un travail sur deux ans après la fin des usines de l'équipementier automobile Chausson. Encore uniquement des femmes. Comment ça travaille à l'intérieur de la tête. Ce boulot-là est génial. Il y a Stéphane Beaud et Michel Pialoux qui ont travaillé aussi à Montbéliard sur la condition ouvrière, sur la naissance d'une émeute aussi dans une cité... Bon, la sociologie est active, elle réfléchit à tout ça... Mais là, dans ce cadre-là, ce qui est surprenant, c'est qu'il n'y avait plus rien...
PC : Je disais, euh, les gens de théâtre ont beaucoup lu La Misère du monde. Elle a été montée au théâtre, par extraits, etc., et je me demandais si vous l'aviez lue...
FB : La Misère du monde ? Oui, j'ai lu ça, bien sûr.
PC : Si vous aviez eu, comme ça... inspiration est un très mauvais terme, j'sais pas... quelque chose d'important pour réfléchir à...
FB : Non, moi, je n'aime pas ça, parce que justement, ça ne fait que documenter du réel. Alors c'est bien, ça documente le réel, mais on s'en fout. C'est là où il y a de l'énigme, que ça commence. Quelqu'un qui m'intéresse énormément plus, moi, c'est Nathalie Sarraute. Comment, en travaillant uniquement comme ça avec des bribes d'oral, on arrive à décrypter une présence, quelque chose de l'instant présent du monde, que le réel ne produit pas comme tel. Il ne s'agit pas d'englober, dans un livre ou un récit, quelque chose qui existe dans le réel, même oral. Il s'agit d'utiliser nos outils, et en particulier ces frictions que permet la technique de l'oralité en créant cette interface d'homme et de réel. On appelle ça personnage, si on veut, peu importe, mais c'est cette espèce d'espace-langage dans la friction parole-monde qui est là ; à ce moment-là, on extorque de la représentation, et cette représentation peut être subversive. C'est pas un hasard si précisément on fait tout pour la gommer..."

J'essaie d'imaginer la tête de Pascale Casanova quand François Bon dit : "ça documente le réel, mais on s'en fout"... D'ailleurs, elle passe la parole à son voisin et on ne l'entend plus pendant un moment. C'est que Bourdieu, c'est son domaine !


Mercredi 22 septembre 2004. Le vide, sous plusieurs angles.

Belle journée. Beaucoup de nuages, couleurs diverses, sur plusieurs niveaux.
Qui reste assis ne transpire pas. Y'a de l'équinoxe, là-dessous.
Sur le balcon avec mes Grandes Blondes et un bol de thé.
Puis je les emmène au centre de sport, pour suer dessus, un peu. Le livre finit très bien, en l'air.

Soudain, je me rappelle. Des photos du passage d'Échenoz à l'université Waseda, je dois en avoir quelque part... (Se gratte la tête. Ouvre des tiroirs. Fouillle dans un placard.)
Voilà, j'ai retrouvé les photos dans un carton, dans un vieil album. Il y en a une vingtaine, peut-être un rouleau de 24 poses, à l'origine. Photos en noir et blanc, avec mon vieux boîtier reflex Canon T50. Pas de flash, sans doute du 400 asa, avec des néons autour, ça suffisait. Enfin, il n'y en a pas beaucoup de bonnes.
Il y avait eu une conférence. Échenoz était présenté par Hiraoka Tokuyoshi, un des deux initiateurs de ma venue au Japon, et traduit par Tani Masachika, déjà connu comme excellent traducteur. Ça devait être en 95...
Pas mal d'étudiants de nos classes que l'on avait poussés dans l'amphi. Et quelques collègues. Véronique Perrin, alors enseignante à Waseda (maintenant à l'ENS), et Guillaume Marbot, qui accompagnait Échenoz pour le compte de l'Institut (maintenant romancier, je ne sais pas où). Évidemment, il m'est impossible de me souvenir de quoi il avait été question...
Échenoz, dans tous ses bouquins, il y a des voyages. Mais ce n'est pas le sujet. Personne ne dira que c'est une littérature de voyages. Et grâce au succès de ses livres, il a pu voyager très souvent à son tour (il est d'ailleurs revenu au Japon en 2002, pendant que j'étais à Paris...). Lui, il n'y avait peut-être pas pensé mais ça lui est arrivé. Quelque chose de la fiction est devenu de la vie. Pour alimenter les fictions suivantes.

"Innocemment, cette conne pensait qu'on la laisse­rait en paix quand elle se serait acquittée de sa mission. Arrivée à Bombay, descendue à l'hôtel Supreme, sa chambre était élémentaire : pas plus d'air conditionné que de téléviseur, une salle d'eau cimentée, un fauteuil en skaï dur, une seule chaise, une seule table au fond du tiroir de laquelle Gloire enfouit le paquet confié par Gopal  — paquet soigneusement scotché, format de brique mais consistance molle comme s'il contenait de l'eau, du gel pharmaceutique ou de l'air  —, avant de composer le numéro noté par le docteur sur un coin d'ordonnance [...]" (J. Échenoz, Les grandes Blondes, p. 173)

Déjà des trafics d'organes, déjà de la production télé bas de gamme, encore du policier, de la filature, un poil de surnaturel. et rien de tout ça n'est le sujet du livre. Le sujet, ça pourrait être le vide, envisagé sous plusieurs angles (pulsion, répulsion, ennui, relations,  inspiration, médias, etc.). Un livre pour Yannick Haenel, alors ?


Jeudi 23 septembre 2004. Entre Leiris et Échenoz, une journée à Kyoto.

Derniers billets Nagoya-Kyoto d'un carnet de 6 acheté en juillet, au moment de Gion Matsuri. C'est aujourd'hui ou jamais puisque les cours reprennent la semaine prochaine.
Moins de quarante minutes, de Nagoya à Kyoto ! J'écoute les premières émissions des "pages arrachées au Journal de Michel Leiris", reprises cet été sur France Culture (sans stockage sur le site). Les notations d'un jeune homme, de 1924 à 1930. Conscient de l'importance du dadaïsme, et de la supériorité de Picasso sur beaucoup d'autres.
"À titre d'expérience, je fais le commentaire d'une phrase prise au hasard dans un livre choisi au hasard dans ma bibliothèque.
Il est d'une absurdité évidente d'isoler une phrase de son contexte et cela ne peut raisonnablement se faire que dans un but d'oracle ou de magie. Il n'est pas plus absurde de faire un résumé de ma journée."
(Michel Leiris, Journal, 1929, émission rediffusée le 2 août 2004)
En gare de Kyoto, LePotager et R. me rejoignent. Pas de plan pré-établi, quelques propositions. On commence Sud-Ouest, à dix minutes de marche : le Toji, grand temple à la très longue histoire, ouvrant pour deux mois plusieurs salles de trésors nationaux. Devant d'énormes Bouddhas entourés de nombreuses divinités, au milieu des visiteurs anonymes et des touristes typiques, un trio vraiment étrange en ce lieu : type du jeune mafieux à tatouages, habits clairs et lâches, chapeau porté crânement de travers, se sentant immortel, suivi d'un acolyte ou porte-flingue à pochette Vuitton et d'une greluche décolorée et déjà éventée. Exercice d'atelier : imaginer une histoire qui motive leur visite au temple...
On s'assoit une première fois pour manger une glace.  Il fait presque trente degrés et une luminosité diffuse qui aplatit toute vélléité photographique — on en fait quand même.
Autobus bondé de personnes âgées, jusqu'au théâtre Kabuki, de l'autre côté de la rivière Kamo. Mes amis ont réservé dans un bon petit restaurant de washoku (plateau de bonheur ou d'harmonie ?), on s'y assoit ensemble pour la deuxième fois. Excellent, complet mais pas lourd, pas de coup de bambou spécial touriste, 16/20 puisqu'il me faut donner une note...
Promenade dans les rues et galeries marchandes, un peu à la recherche de petits cadeaux pour T. (du thé, justement, et quelques autres spécialités kyotoïtes). On s'assoit une troisième fois pour prendre qui du café qui du thé et un dessert chez Lipton mais c'est une idée moyenne, même si les gâteaux sont corrects, parce que la plupart de la clientèle est féminine et fume, fume, fume. Près d'un modeste temple serti dans une galerie marchande, un théâtre miniature où une marionette articulée, un démon à robe verte et crinière blanche, danse pour vous en tirant votre sort (après, il faut déchiffrer l'augure... qui, en fait, retrace plutôt les grandes lignes de mon passé...).
Encore une bonne enfilée de galeries et l'on débouche devant la mairie, flanquée sur sa droite du Kyoto Hotel Okura, beau bâtiment moderne de 17 étages, le seul à avoir obtenu le droit (dieu sait comment ?!) d'être bâti si haut dans le centre historique de Kyoto.
Quatrième pose de nos honorables postérieurs pour un bon café dans un des bars de l'hôtel. On poussera même un coup d'ascenseur jusqu'au 17ème, histoire de voir le restaurant français et la vue imprenable sur la ville. On s'assiera encore au bord de la rivière Kamo, en regardant grues et hérons attendre le poisson mais c'est le tonnerre et l'orage qui vient. Réfugiés dans un grand magasin pendant que ça tombe comme à Gravelotte, on met au point un plan de soirée qui tient en un mot : yakitori ! Sixième station assise, et dernière.

Tristesse des adieux. Train du retour, vers 20h45, j'attaque Cherokee (Échenoz, 1983). Déjà lu, fin des années 80, je ne me souviens de presque rien ! Comment sera ce retour aux sources de mon échenozianisme ?  Humour sensible déjà dans des petites inadéquations de mots, des dérapages ou des insistances minimes ("des tapisseries chargées comme des langues", p. 28) et déjà du recyclage de topos génériques, notamment ceux de l'enquête en milieux mafieux et policiers. À suivre...


Concernant le journal de Michel Leiris , ce qui rendait l'écoute agréable c'est que ce texte était magnifiquement lu par Jean-Louis Trintignant. Sa voix, sa façon de lire m'a vraiment impressionnée
2004-09-24 22:27:23 de Fabrice Trochet


Vendredi 24 septembre. Un 421 à jeun.

À jeun pour la visite médicale. Une dizaine de contrôles en une demi-heure : taille, poids, urine, pression artérielle, vision, audition, cardiogramme, prise de sang pour finir. Au milieu, le plus pénible : aller dans le camion stomacal. J'appelle comme ça un vrai camion qui vient stationner dans le campus et dans lequel il faut ingurgiter une poudre aérophagique et un liquide blanc de nappage des parois de l'estomac, puis monter dans une machine qui tourne dans tous les sens, s'arrête pour faire une radio, repart, la tête en bas, tourner pour napper, etc.
Même quand on se porte bien, ça fait voir que l'on est peu de chose. Un ensemble d'organes qui par miracle marchent tous ensemble. Et des pannes, petites ou grandes. À chaque poste de contrôle, on craint la sortie de routine, la légère hésitation du praticien qui prendra une note spéciale, pour analyse complémentaire... Mais pas cette fois. Je peux remonter dans mon vaisseau spatial, direction les nuages, la vie.
Je passe faire des courses, j'ai faim. J'en ai pour 421 yens. Ça me paraît bon signe, ce 421 sec !

J'écoute deux ou trois des émissions À voix nue avec Christine Angot. Toujours dangereusement nue. Sans peau, même. Quelque chose d'irritant, trop cru, trop vrai. Chacun devrait réfléchir très sérieusement et très intimement sur ce qui lui fait refuser ou détester Christine Angot, le cas échéant. J'ai dit déjà que je trouvais dommage le jeu médiatique auquel elle se prêtait (le "je" médiatique masque et tache durablement le "je" littéraire). Mais s'y prête-t-elle ou arrive-t-on à le faire croire ? Ces entretiens avec Laurent Goumarre, de même que ceux avec Alain Veinstein sont de la catégorie supérieure. On y entend bien sûr des choses mièvres, des rancoeurs, des réglements de compte, comme avec n'importe quelle personne qui lèverait un tant soit peu l'autocensure, mais on y entend surtout des propos sur l'essentialité vitale de la littérature (à en pleurer), sur la vérité de l'écriture (comme dans Les Fruits d'or et Entre la vie et la mort de Sarraute...).

Émissions à ranger, cours à préparer, répondre au courrier, je n'arrive pas à sortir du bureau ! Du coup, l'heure du déjeuner passe. Puis celle d'aller au sport. Une averse aussi soudaine que violente contraint les ouvriers à cesser de démonter les échaffaudages. Puissantes odeurs de l'automne...

Enfin, j'arrive à partir. Mais c'est pour aller prendre le shinkansen et rejoindre T. Lecture de Cherokee, je retrouve tout le petit personnel qu'Échenoz y avait mis et cela me fait encore meilleur effet qu'il y a quinze ans. L'ambiance est plus lourde, poisseuse que dans ses romans récents. Mais déjà beaucoup d'ellipses, ce qui allège et laisse un petit goût de mystère, de magie presque.
Dans le JR de la ligne Chuo que je prends à la gare de Tokyo, je vois venir à côté de moi un professeur très célèbre, spécialiste du théâtre français (je ne dis pas son nom pour éviter toute nuisance ou interférence). Lui ne me connaît pas vraiment, il a dû m'apercevoir dans des amphis où il causait mais rien de précis. Je m'adresse à lui et nous devisons jusqu'à Ochanomizu, où il descend et où je change. On a parlé un peu de Yourcenar, du colloque auquel il n'a pas pu venir, de Claudel pour l'an prochain, faudra bien faire quelque chose... Encore que, hein, ce commémorativisme, maintenant, c'est presque fatigant ! Il a fini par me situer et n'a éprouvé aucune gêne à converser, ni n'a eu recours à aucun tic de langage qu'ont habituellement la plupart des Japonais dans ce genre de situation (port de tête incliné d'hésitation, aspiration sifflante de dubitation, par exemple). La grande classe. Bien des jeunes profs japonais devraient en prendre de la graine. C'était peut-être pour ça, le 421 de ce matin ?

Dernier revers...
Elle qui aimait les coups de dés !...
Françoise Sagan quitte la table de jeu
Le cinquantenaire de Bonjour Tristesse se clôt
La commémoration de son auteur commence...


Samedi 25 septembre 2004. Toujours laisser de l'eau dans le sous-pot.

Ça ne s'invente pas : le restaurant qui se trouve tout en haut du CHU d'Ochanomizu s'appelle "Medico" ! Et il est bon. En fait, c'est une succursale de l'Hotel Okura (hôtel de luxe qui fait traiteur). J'y ai accompagné T. pour le déjeuner, un menu avec filet de boeuf, juste saignant. On a même du mal à croire que l'on est dans un hôpital : vue sur Tokyo, plein Nord, avec le campus de Hongo que T. et moi connaissons bien (nous y flirtâmes, autrefois). Et puis il y a un espace fumeurs dans le restaurant (dès que le cancer se déclare, on vous descend de quelques étages...).
Après le café, je suis allé saluer le père de T., en assez bonne forme aujourd'hui. Et puis j'ai quitté T. et la garde-malade pour aller à l'autre campus de l'université de Tokyo, à l'autre bout de la ville, où se déroule depuis ce matin déjà le colloque Lafcadio Hearn. J'arrive juste pour la pause-café. George Hughes me présente à Denise Brahimi, que j'emmènerai en balade lundi.
Puis c'est l'heure d'écouter Luis Solo Martinel (sur la réception des oeuvres de Hearn en France et aux Antilles), Muriel Détrie (sur la réception en France) et Alain Quella-Villéger (rapports et relations entre Hearn et Loti). Le premier est excellent sur le fond, mais débité au pas de charge (donc, pas bien calibré), la seconde a eu la mauvaise idée de s'exprimer en anglais (lisant son papier avec l'accent français), seul le troisième s'exprimait avec aisance pour un sujet parfaitement maîtrisé. Les trois à la file permettaient surtout de se forger une idée kaléidoscopique de Lafcadio Hearn qui me paraît d'une grande justesse.
Une fois sortis, dans le hall, c'est la discussion générale et les petites retrouvailles. Quelques stands de libraires proposent des livres dont les auteurs sont présents. J'assiste au début de la célébrité gênée de George à qui l'on demande deux fois de dédicacer l'un de ses livres. Il fait ça très bien !

Parenthèse...

À 16 heures précises, je suis sorti de la salle de conférences pour téléphoner depuis mon portable à Michel Bernard, à Paris. Chez lui, il est 9 heures du matin, la bonne heure pour lui parler un samedi et nous mettre d'accord, une dernière fois, sur l'annonce du colloque que nous coorganisons pour août prochain, "L'Internet littéraire francophone", annonce que je viens (ce soir) de rendre publique. Je retrouve sa voix amicale, je me revois à ses côtés, près de la place Monge, à Censier, on ne s'arrêterait plus, il y a tant de choses à se dire... Mais bon, au portable, dans un couloir... On va à l'essentiel, et c'est OK. Puis je retourne dans l'arène de l'exote.

Dire que dans 3 semaines, ce sera l'arène de Sand !
D'accord, le jeu de mot est mauvais... En tout cas, ce colloque George Sand (à l'IFJT et à la MFJ), à la préparation duquel j'ai un peu participé, c'est tout de même l'événement de l'automne, ici, dans le petit monde francophone ! On attend 5 ou 6 spécialistes français et une bonne dizaine d'enseignants-chercheurs japonais.

Passant à Shibuya, j'achète une dizaine de ces jolis petits nems que T. et moi aimons beaucoup. Ainsi pourrons-nous consommer quelques feuilles de notre menthe. Car elle s'est décidée à pousser à grande vitesse depuis juillet, alors qu'avant elle végétait tristement. Peut-être depuis que nous avons décidé de la changer de terre et de toujours laisser de l'eau dans le sous-pot.


Dimanche 26 septembre 2004. Bruine poissante et brouillards détaxés.

Bruine poissante sur Tokyo, parapluie inutile. L'automne se précise dans la grisaille.
Je vais à la conférence de Maryse Condé, à Waseda, dans un très bel amphi derrière la bibliothèque centrale. En traitant de l'Exotisme en crise, elle pointe l'évolution du concept d'exotisme depuis que les dominants, les colonisateurs l'employaient pour la broutille et la quincaillerie, jusqu'à sa récupération commerciale d'aujourd'hui par des descendants des dominés venus s'installer au centre, dans les grandes villes de ceux qui sont devenus les décolonisateurs catastrophiques. À la plus belle période, qui fut celle allant de la redéfinition de l'exotisme par Segalen aux premières prises de parole artistico-politiques des esclaves libérés, succède donc un régressif rêve de voyage à la sauce conflit historique ou ethnique, servi pré-chauffé (c'est-à-dire prêt-à-refroidir) par les petits enfants de ces mêmes esclaves, intégrés qu'ils sont maintenant dans l'american dream. Sauf Confiant, Chamoiseau, Maryse elle-même et quelques autres ; elle veut surtout stigmatiser une nouvelle génération qui sait profiter de ses origines. J'emploie mes mots à moi pour aller plus vite, mais c'est bien ce qu'elle a dit en une heure et demie, traduite en japonais en consécutif par un Miura Nobutaka en grande forme.
L'ambassadeur d'Irlande, Padraig Murphy, est venu en personne prononcer un petit discours commémoratif du centenaire de la mort de Lafcadio Hearn. Déjeunant avec Denise Brahimi, George Hughes et son Excellence, nous avons parlé de Houellebecq et de Déon, les irlandisés des lettres françaises, et de Joyce et Beckett, les francisés des lettres irlandaises. Nos coeurs à tous vont du côté d'Ulysse et de Godot, fallait s'y attendre. Nous laissons à leurs brouillards détaxés le chauffeur du taxi mauve et les particules alimentaires. Ça aussi, c'est de moi. N'allez pas en accuser les autres !

Je renonce au pélerinage sur la tombe de Lafcadio et je décline le cocktail de l'ambassadeur pour aller retrouver T. qui m'attendait sagement, telle Pénélope confiante en mon retour (elle sait que je reste sourd au chant des sirènes mondaines). On passe dire bonjour à son père à l'hôpital et lui apporter le Asahi Shimbun dont il a repris la lecture depuis quelques jours (signe de bonne santé, s'il en est) . T. ayant besoin de distraction, on va au cinéma à Ginza pour voir I, Robot, d'après Asimov (lointainement, selon Arnaud...). Sur un grand écran, c'est de fait une bonne distraction. Les problèmes de logique chers à la SF sont en version ultra-light et les rôles sont incarnés au minimum du jeu d'acteur. Par exemple, vous ne verrez jamais le personnage joué par Will Smith souffrir vraiment, psychologiquement, je veux dire ! Il a toujours une petite distance ironique qui vous dit : allez, ce n'est qu'un film... Seul le personnage qui meurt au début, l'inventeur des robots, dégage un certain pathos. On se dit qu'on aurait aimé le connaître mieux. Mais au fond, le robot humanisé en est l'électronique et mécanique réincarnation...
Pour les cascades et effets spéciaux, on en a déjà vu d'à peu près pareils, et pour l'ordinateur central avec lequel il faut s'expliquer, c'est aussi du ressucé. S'il n'y avait pas eu le grand écran, on se serait ennuyé...


Salut César !
Entrée dans l'automne ? Moi qui m'était enfin habitué aux 35 degrés de croisière, je ressens plutôt cela comme l'hiver... Mais tu dois avoir raison.
Pour ce qui concerne le film I, Robot, et bien à te lire je comprends qu'il est définitivement problématique (ou plutôt : non problématique ?), et qu'il faudra donc que j'aille le voir (car j'ai effectivement un a priori critique qui nécessite d'être confirmé). Pour les acteurs, j'ai pourtant lu sur le net que « Will Smith avait pour une fois un rôle sérieux » (sic). Sans blague ? (^-^)
Ce qui m'intéresserait aussi, c'est de voir comment ils ont mixé certains points particuliers du recueil I, Robot (fr. : Les Robots) avec Caves of Steel (fr. : Les Cavernes d'acier), roman d'Asimov qui est franchement plus dans le policier.
Bref. La suprématie de l'image simpliste aura tué les possibilités variées du verbe au XXe siècle.
2004-09-27 03:36:47 de Arnaud

Ave !
Ca rejoint surtout l'idée de Berlol du 8. À savoir que les gens ne sont pas forcément assez malins pour comprendre ce que veut dire Asimov, alors il faut en faire un film d'action de plus.
Moi, ça me désespère. J'ai vu les 45 premières minutes du film sur internet…
J'espère qu'ils auront un minimum de respect et n'adapteront pas Fondation dans ce genre ! Ah !
2004-09-27 04:01:28 de Acheron

J'ai lu il y a qqc semaines une interview de réalisateur de I, Robot (qui ne connaissait même pas le roman Caves of Steel et soutenait mordicus que le scénario de son film était intégralement adapté du recueil du même nom....), et pour le cycle de Fondation, euh... ce n'est plus une éventualité !!
2004-09-27 09:22:27 de Arnaud

A propos d'I-robot : je m'étonne de ne pas avoir lu ici l'opinion habituelle que je me sens du coup obligé d'endosser : Irobot, film fasciste américain par excellence! Je suis allé le voir un soir à 1h du mat à Shinjuku dans l'intention de voir de beaux robots et quelques bastons. Autrement dit, sans aucun a priori bien au contraire. Conclusion : dès les premiers plans, on voit des robots femmes de ménage, gardiens, balayeurs, etc. et un flic qui ne les aime pas. Le flic se fait engueuler par sa hiérarchie. Puis les robots deviennent fous (pilotés par une entité dont je ne dévoilerai pas la nature) tuent des gens et on finit par donner raison au flic. Après ça se complique mais remplacez "robots" par "immigrés" et tout fonctionne à merveille. Le flic avait raison d'être raciste : les immigrés fanatisés peuvent devenir de dangereux terroristes! Seule sa fin (un peu énigmatique cependant) aurait pu sauver le film de cette lecture. Hélas, on s'en fout.
2004-09-27 15:25:31 de jephro

Bon, si tu vas par là, la plupart des films américains à grand spectacle sont impérialistes (je ne dirai pas fasciste, pour ma part), ne serait-ce que par le modèle de vie qu'ils tentent insidieusement d'imposer, les musiques hypnotiques, les visions binaires, etc. Alors celui-ci ou un autre...
Mais une précision quand même : les robots du début du film sont "bons", de bons anciens modèles qui ne posent pas de problème, respectent leurs trois règles et n'ont pas d'états d'âme, un peu comme les chaussures "vintage" que Will Smith vient de se payer. Par contre, ce sont les nouveaux robots qui posent problème, y compris aux anciens du fait qu'ils sont programmés pour défendre la race humaine "contre elle-même". On se pose là sur un ruban de Moebius dont, du point de vue logique, on ne sortira pas, sauf par un clin d'oeil...
2004-09-27 18:04:58 de Berlol

A Jephro :
Intéressante remarque ! Moi, je me prononçais très superficiellement, étant donné que je n'ai pas vu le film. Je faisais juste qqc remarques à partir de ce que j'en sais, et en comparant avec l'oeuvre d'Asimov.
Ta remarque est tout à fait pertinente ! Pas du "fascisme", par contre, mais plutôt de la xenophobie au sens large ? Cad : la peur de l'Altérité. Ici, l'Altérité c'est le robot. Et pour cause, en reprenant le titre d'un autre roman d'Asimov : « Tout sauf un homme ». Et on devra faire le parallèle avec ce que disait l'impérialiste blanc sur les Autres, il n'y pas si longtemps.
En fait, pour revenir sur l'oeuvre originale, ce thème de l'Altérité est hyper présent chez Asimov, chez qui la thématique de l'intégration des robots (l'humanité des robots) est développée dans tous les ouvragres portant sur eux. Asimov argumente en ce sens, tout en décrivant la violente opposition de l'homme, qui ne veut pas accepter ce "semblant", ce "pastiche" d'humanité, tout juste bon à être "esclave" et l'appeler "Maître". D'ailleurs, cette haine pour les robots est si forte dans les romans d'Asimov que ceux-ci y sont même interdits sur Terre et ne servent que pour la colonisation spatiale.
On revient encore une fois sur l'humanisme d'Asimov, juif et immigré soviétique à N.Y.
Si l'on sent bien cette tension dans le film, c'est que ce dernierl a tout de même des qualité ? A réfléchir. Car l'Altérité, ce sont TOUTES les Altérités, c'est-à-dire pour nous surtout des immigrés. Totalement d'accord.
A Berlol, qui a écrit :
« si tu vas par là, la plupart des films américains à grand spectacle sont impérialistes »
C'est bien possible, non ? Peut-être pas tous, car il y a aussi le genre "larmoyant" qu'il ne faudrait pas oublier. Je précise que ma remarque est sans aucun ressentiment pour le cinéma américain, mais juste pour la production à grand spectacle, si uniformisée thématiquement et si formatée idéologiquement.
2004-09-28 03:32:44 de Arnaud

Oui, les vieux bons robots sont les meilleurs : c'est comme les premiers immigrés blancs en Amérique du nord ?
Donc je partage l'avis de Jephro à 100%. Pas de fascisme parce c'est encore autre chose, mais un rejet de ce qui est autre, ou une trouille maladive pour le moins.
Et puis, sur la production à grand spectacle américaine, je crois effectivement qu'on peut dire que le cinéma américain est dans ce style. Simplet, et vicieux à la fois, jusque chez Disney.
Heureusement, restent des gens comme Tim Burton.
Et puis, j'insiste, les 45 mns que j'ai vu d'I, Robot n'ont STRICTEMENT rien à voir avec les œuvres d'Asimov, à part les trois lois et le fait qu'il y ait des robots.
Dommage qu'Asimov ne soit plus là : nous aurions pu aimé ses réactions à ce film.
2004-09-28 04:54:50 de Acheron


Lundi 27 septembre 2004. Balade pluvieuse, parole nombreuse.

Ah, on en voudrait plus souvent des journées comme ça, passées avec une personne intelligente, quand on n'est pas trop bête soi-même ! Et pourtant, ce n'était pas gagné. Quand j'ai vu la pluie qui tombait ce matin, j'ai pensé à téléphoner à Denise Brahimi, à son hôtel, pour lui dire que c'était à l'eau, notre journée de balade. Et puis, je me suis ravisé : d'une part on n'a pas l'occasion de rencontrer les gens quand on veut, il faut saisir les occasions, et d'autre part le temps pourrait bien se lever, dans la journée...
Cette dernière éventualité n'a hélas pas pris forme de soleil radieux, ni même de grisaille sèche. Quand j'arrivai à Komaba-Todaimae, la station près de l'hôtel de Denise, la pluie devenait pourtant bruine comme hier. Mais dès que nous nous mîmes en marche, elle reprit, fine et drue. Devisant, commentant le paysage, les bâtiments scintillants que l'on apercevait de sous les parapluies, nous sommes allés de Shibuya à Omote-Sando, avons pris un café au Spiral Building, discutant lectures,  parcours et rencontres. De là en métro à Ginza, histoire de humer l'ambiance du vieux quartier occidental et de manger un excellent assortiment de sushis dans un endroit qui est une de mes armes secrètes. Comme Denise aime le ootoro (thon supérieur, qui est en fait une partie plus grasse que les autres) et l'uni (oursin, qu'elle a eu l'occasion de pêcher elle-même mukashi mukashi...), on ne peut que s'entendre !

La pluie commençant à sérieusement nous coller aux basques, nous avons doucement filé à Ebisu, détour par le centre commercial pour montrer notre Moulinsart local (le restaurant Taillevent-Robuchon), pour arriver finalement à la Maison franco-japonaise, dans la bibliothèque de laquelle Denise souhaitait finir l'après-midi en attendant l'heure de la conférence de Muriel Détrie.
Par respect pour sa carrière, il était opportun de présenter Denise Brahimi à la directrice de la MFJ, Françoise Sabban. S'ensuivit une vingtaine de minutes de discussion très très intéressante, surtout sur la Chine, que Mme Sabban a bien connue dès les années 70, ce qui me ramène inévitablement au voyage en toc des Maoïstes (Barthes, Sollers, Kristeva, etc.). Toc confirmé.
Faudra que j'en reparle avec Philippe Forest, quand il repassera par ici. Car dans son Histoire de Tel Quel, il en donne une version... romancée.

Il y eut un premier jour après la mort de Lafcadio Hearn. Quelqu'un, quelques-uns, se disait, se dirent, ou pas, c'était hier. Et ce matin encore, le jour se lève.
La pièce de théâtre amateur à laquelle Luis Solo m'avait convié, ce soir à l'Institut franco-japonais, se clôt sur le vêtement vide, quitté par la forme humaine, devant la table d'écriture. Pendant une heure, la silhouette de Lafcadio, jouée par un acteur mutique portant deux valises, se déplace d'un décor à l'autre, Cincinnati, la Martinique, le Japon, toujours écoutant, notant, collectant la littérature orale. Les scènes naïves de quelques minutes résument des contes régionaux croquant en quelques dialogues des frissons immémoriaux. L'amateurisme est sensible dans la troupe Fuji Scène Francophone, particulièrement chez les enfants, mais il ne gêne pas car il laisse flotter la limite entre théâtre et réalité, entre Yokohama des années 1890 et Tokyo de 2004. La mise en scène du Mangeur de frissons, dûe à Luis Solo Martinel, combine habilement les tableaux vivants, le surtitrage projeté en japonais, l'acteur muet et les acteurs parlants, le récitant de village qui fait participer le public et le récitant en voix off, voix préenregistrée de... notre ami François Bizet ! Qui s'était bien gardé de nous le dire, le cachotier !


Et à moi, tu n'as pas pensé à téléphoner pour confirmer ou annuler le ping-pong ?
J'attendais ton coup de fil, mais bon, ayant reçu mon nouvel ordi vendredi, j'étais bien occupé, donc pas de soucis, sinon je t'aurais contacté...
2004-09-28 03:38:05 de Manu


Mardi 28 septembre 2004. Shooter dans des glands.

"Sur l'autoroute, à cette heure-ci, il n'y avait que des quinze-tonnes lancés à toute allure dans leur cortège classique de cuir, de tabac, de laine, de sueur et de gas-oil, et aussi quelques voitures particulières menées à toute allure par des hommes seuls, ivres et désespérés." (Jean Échenoz, Cherokee, Minuit, 1983, p. 181)

Par les fenêtres du shinkansen, tantôt à gauche tantôt à droite, on aperçoit un peu le même spectacle. Vive allure et ivre désespoir semblent faire bon ménage. Seul, je n'ai fait l'aller-retour Tokyo-Nagoya qu'une fois en voiture. J'avais alors cette vieille Crown Toyota blanche à intérieur velours pourpre qu'un collègue m'avait vendue pour une bouchée de pain en quittant le Japon. En ce temps-là, il me semblait que j'avais le choix entre le train et la voiture. C'était un choix, certes, mais un choix entre deux heures à lire ou dormir sans m'inquiéter de la route, avec les bagages éventuels à porter, et un porte-à-porte concentré de plus de cinq heures à slalomer entre les trente-tonnes. La fatigue, l'abrutissement, mais aussi le risque d'accident, la vie paraît ne tenir à rien... J'ai définitivement choisi le train. Pour ceux qui m'aiment. Et après avoir emménagé à trois jets de pierre de la fac, j'ai envoyé la voiture de près de 18 ans à la casse.

"Le garagiste portait de solides brodequins ferrés et renforcés, avec un dessus en lourde peausserie de vache à double tannage, teinte noisette, forme fermier deux-pièces sans couture derrière, pied doublé peau, montage extra-souple à double couture sur première cuir et semelles antidérapantes. Il portait aussi un large ceinturon clouté par-dessus son bleu."
(Id., p. 188-189)

En 1983, j'étais loin de lire Échenoz ! J'étudiais des classiques à la fac où il était très mal vu de parler de Nouveau Roman ou de citer Genette. Les amies chez qui j'allais parfois dormir lisaient Élie Wiesel et Sartre, Zola et Proust, moi Gracq et Duras, Giono aussi. Je lirais bientôt Sarraute. J'avais acheté Histoire de Claude Simon, en folio, mais l'avais mis de côté après quelques pages, incompréhensible... Je n'y revins que quatre ans plus tard.
Une focalisation comme ici sur les chaussures du garagiste m'aurait paru inutile et lourde. Je n'aurais pas perçu l'humour de la récupération-recyclage des vocables techniques ou publicitaires, ni le délire gratuit de l'auteur sur certains épiphénomènes que d'aucuns prennent pour de la psychologie (le personnage abruti par ce qui vient de lui arriver regarde intensément un détail de costume...). Comme si la description de la casquette de Charles Bovary entrant dans la classe était de la psychologie ! (En 1983, on aurait encore pu me le faire croire.)

Mes pensées roulaient comme cela encore dans le métro puis dans la rue. J'en fus tiré par la puanteur de plusieurs camions-poubelles qui par hasard croisèrent mon chemin. Ils semblaient vides, roulaient assez vite dans les rues et ne s'arrêtaient pas. D'ailleurs, il n'y avait pas de tas de sacs-poubelles sur les trottoirs. Je pensais à ces hommes qui vivent tout le temps dans cette odeur insupportable à laquelle ils doivent être habitués. Puis à d'autres métiers ingrats qui ont été inventés pour des raisons peut-être fallacieuses : fondeur, mineur, tanneur, poinçonneur. Comme pour les éboueurs, il n'y a pas foule pour réclamer la parité...
Je shootais dans des glands, comme tous les ans, en pensant aux cours qui reprenaient tout à l'heure. En ramasserai-je un pour le planter ?... Et puis non ! Je ne vais pas m'attacher à un chêne, maintenant !


Mercredi 29 septembre 2004. Poisson frit au goût incertain.

La pluie et moi, on a passé la vitesse supérieure. Elle, en nous déversant des tombereaux des heures durant, en préambule du typhon qui va traverser la région du Chubu cette nuit pour aller vers Tokyo demain. Et moi, en déversant sur le monde entier des centaines de courriels relatifs au colloque de Cerisy, tout en faisant mes heures de cours et, ce qui est un peu too much aujourd'hui, quatre heures de réunions.
Je ne me comprends pas. En vacances, alors que j'ai du temps pour ça, j'ai du mal à me consacrer à quelque chose avec continuité. Et dès que les cours reprennent, je n'hésite pas à faire trois autres tâches en même temps, remplissant mes journées de 7 heures à minuit...

Près de trois mois que nous n'avions pas déjeuné au réfectoire réservé aux enseignants ! Et ça ne s'est pas arrangé. Jean-François avait déjà testé hier et prédisait le pire. Un plat de poisson frit au goût incertain, du riz trop cuit, une soupe fadasse et un service presque comme à des chiens, par des mamies débordées avec deux verres et trois plateaux à servir. David et moi rêvons d'un self-service style Flunch...

Cherokee fini, j'entame Le Méridien de Greenwich. Autant se refaire la totale !
Entre la mention du disque prêté et le moment où les deux cousins écoutent ensemble le morceau intitulé Cherokee prend place une succession rocambolesque d'aventures de pieds nickelés qui donne l'impression d'une impro géniale entre trois ou quatre musiciens dans une rencontre de hasard, ce que le roman met d'ailleurs en abyme dans une maison isolée où un personnage retape une contrebasse pour en jouer seul, rejoint bientôt par un autre qui décrasse le saxo, puis un peu plus tard encore par un troisième qui se bricole des baguettes et une caisse. On croit un moment que la quatrième pourra chanter, donnant une sorte de finitude à la formation, mais elle est enlevée et sequestrée par un comparse...
La grâce littéraire serait cette succession de phrasés, seul ou à plusieurs, répétant, répétant les mêmes thèmes et brodant des variations, vers un but jamais connu. Cela a peu à voir avec la virtuosité, avec le stress médiatique ou avec l'excellence des instruments (même si un musicien comme Charlie Parker les possède aussi).
Mon échenozianisme se nourrit essentiellement de cette grâce fragile qui semble progresser d'oeuvre en oeuvre. Ce n'est peut-être qu'une impression, d'ailleurs, cette progression. Ou un effet d'optique : au fur et à mesure que les intrigues s'allègent, les variations bathmologiques acquièrent plus de visibilité, plus de liberté, d'impertinence.

Or, cette impertinence, elle était là dès les premières phrases du premier livre :
"Le tableau représente un homme et une femme, sur fond de paysage chaotique. L'homme porte des habits bleu marine et des bottes en caoutchouc vert. La femme est vêtue d'une robe blanche, un peu inattendue dans cet environnement préhistorique. On imagine sans peine en regardant cette femme qu'un fil doré pourrait ceindre sa taille, et des oiseaux, voire des fleurs, voletant autour d'elle intemporellement, elle pourrait prendre l'allure d'une allégorie d'on ne sait quoi." (Jean Échenoz, Le Méridien de Greenwich, Minuit, p. 7)

Le conditionnel, le "on ne sait quoi"... Visiblement, le narrateur s'en fout royalement. Ça démarre fort.
Tiens, la pluie s'est arrêtée !... Je vais mettre mes bottes vertes, moi aussi, pour descendre la poubelle.


Jeudi 30 septembre 2004. Du juku à l'audit, notre esclavage.

Les Français de l'étranger à qui le camembert manque apprendront avec un plaisir mêlé d'envie que l'on fête aujourd'hui le centenaire du dépôt de la marque "L'Hermitage".
C'était ma chronique : "moquons le commémorativisme ambiant !"

On a besoin de ça après trois cours et une réunion !
Discussion avec mes collègues au déjeuner à propos de l'audit de l'université dont nous avons écouté le bilan hier pendant près de deux heures. Deux heures pour nous montrer une centaine de pages powerpoint remplies de chiffres, de courbes et de camemberts et pour nous dire que notre université est trop bonne pour sa région et pour sa taille, qu'elle doit aller draguer des étudiants moins bons pour en avoir plus ou se déplacer pour être dans l'axe des familles qui ne regardent que vers Tokyo. Hum, hum... Et on paye combien pour un audit comme ça ?
Dans les études statistiques de textes littéraires numérisés, je dois avouer que je n'ai pas encore capté les principes mathématiques des analyses factorielles. Mais s'il y a une chose que j'ai bien comprise, et qui est à la base de tout le reste, c'est qu'on ne doit pas comparer des corpus de volume trop différents, par exemple comparer la distribution des mots dans un petit recueil de poèmes avec celle des mots dans la Comédie humaine... Les corpus ont des structures trop différentes pour être comparés.
Or, en matière de comparaison d'université, cette agence vend à toutes les universités, en gagnant du pognon sur tous les tableaux, des audits bourrés de comparaisons entre des tas d'objets incomparables, par exemple notre université de 9000 étudiants comparée avec Keio ou Waseda qui sont des trusts dix fois plus gros. Et l'on nous dit rondement, en crachotant dans le micro, que pour tel critère  par exemple le niveau des candidats au concours d'entrée  on a trois points d'écart avec l'Université de Tokyo ou Chuo... et que l'on devrait faire tel type d'effort pour remonter ou descendre, peu importe, c'est un exemple bidon, juste pour expliquer.
Et j'ai vu nombre de collègues écoutant cela religieusement, complètement hypnotisés par l'odeur des chiffres et des camemberts, prêts à suivre n'importe quel pipeau jusqu'au précipice.
Car qui nous dit que cette agence d'audit est honnête, ou même seulement respectueuse de la philosophie de notre université ? Ayant accès à tous les chiffres de toutes les universités, ne sont-ils pas approchés par telle ou telle officine gouvernementale ou privée qui leur laisserait entendre que le pays irait mieux si l'on faisait ceci ou cela ? Le dernier remaniement gouvernemental de Koizumi montre la voie du bonapartisme et de la malhonnêteté toujours gagnante, et l'on sait que cela passe par tous les tripatouillages machiavéliques possibles, à tous les niveaux. La restructuration des universités de la municipalité de Tokyo (dont nous nous sommes fait l'écho) selon les manières brutales d'un maire d'extrême-droite est le plus visible exemple de la financiarisation des universités au Japon et de la considération grandissante de l'éducation comme un produit de consommation de masse. La qualité existera toujours, mais seulement dans des pôles d'élite ultra-sélectifs et à des prix faramineux, pour des adolescents formatés dès la naissance. Les autres facs se battront pour se partager la masse des futures chairs à canon, à industrie et à bureaux que l'on abrutira à la bière pour qu'ils n'aperçoivent jamais la machine qui les broie.

Vers 21 heures, revenant à vélo du sport où, suant à vélo (pas le même), j'avais lu quelques pages du Méridien de Greenwich, je constatais encore une fois qu'une vingtaine de grosses voitures étaient stationnées le long de la rue, avec pour la plupart une femme au volant, qui attend... Qui attend quoi ?
L'enfant !
Il a entre huit et douze ans, peut-être ? Il est à l'école du soir (juku), dont il sortira dans dix ou quinze minutes ! En train de bachoter, après l'école normale, pour prendre la meilleure place dans la folle course de l'éducation. Car ces familles aisées, n'ayant le plus souvent qu'un seul enfant, sont complètement esclavagisées par la compétition scolaire, obnubilées par l'idée qu'elles se font du rang qu'elles ont à tenir en se continuant dans leurs enfants.
Tout cela au détriment de la qualité de vie. En effet, est-il sain, pour un enfant de cet âge de subir ce stress éducatif, ce harcèlement social, puis de dîner vers 22 heures et de se coucher juste avant minuit ?...
Quand je pense que Michel Onfray vient au Japon la semaine prochaine pour nous parler de la qualité de vie, des choix que chaque être humain devrait faire en se rendant libre par une pensée individuelle... Mais qui va l'écouter ? (à part moi)


Berlol, aujourd'hui, tu nous as servi la réalité sur un plateau en or massif... C'est si simple mais si difficile à regarder en face. En te relisant, je ressens une sorte de vertige devant l'absurdité si brillamment présentée.
Il y a vraiment des révolutions qui se perdent !
2004-10-01 07:42:07 de dabichan

Salut Berlol
C'est bien vrai ce que tu écris. Ayant effectué beaucoup de recherches sur des sciences usant abondamment des statistiques — pour en tirer alternativement des conclusions opposées —, je suis personnellement très méfiant envers les statistiques. Non pas que cela soit une « fausse » science, mais plutôt parce que les calculs effectués y sont toujours subjectifs : cad qu'il faut les interpréter en ayant toujours à l'esprit la nature des chiffres intégrés au calcul, et en sachant ce qu'on peut leur faire dire et ce qu'on ne peut pas. Bref, la question de la pertinence des résultats y est, plus qu'ailleurs, liée à la bonne foi du « spécialiste ». Les statistiques peuvent être utiles qu'en ayant cette restriction à l'esprit.
Et ceux qui croient que les statistiques sont une « science exacte », simplement parce que c'est du « tout chiffré », eux ce sont des scientistes... (ou des gogos). D'ailleurs, il faut faire attention avec ce concept de « science exacte ».
Également, tout ce que tu écris sur le Japon contemporain est bouleversant de vérité : bonapartisme d'Etat et servilité sociale de la population. Mais il faut reconnaître qu'à l'heure actuelle, pris par une incertitude quant à l'ordre mondial dans notre futur proche, le bonapartisme a franchement le vent en poupe dans toutes les « démocraties libérales », depuis la Russie (récente celle-ci) jusqu'à l'UMP en France. Le Japon n'est malheureusement pas une exception.
Et les gosses japonais là-dedans ? Peut-être tout simplement les derniers sacrifiés d'une croyance en un capitalisme triomphant et en une middle-class généralisable à l'ensemble du Japon ? Ou bien peut-être qu'au contraire la chute de l'ordre économique d'après-guerre a-t-elle entraîné un combat toujours plus violent afin d'atteindre le haut d'une pyramide chaque jour plus étroite ? Et tout cela en se berçant de l'illusion d'une « vie meilleure » ?
Toutes ces considérations me rendent pessimiste.
2004-10-01 11:58:35 de Arnaud

De bonnes raisons pour ne pas confier l'éducation scolaire de nos enfants au système japonais !...
2004-10-02 08:43:01 de http://

©Berlol, 2004.