WEBERCICE | n°2 | Henri
Meschonnic |
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Comme vous ne le savez
peut-être pas,
Henri Meschonnic nous a fait l'honneur et la joie de venir passer 3 mois au Japon, fin 95 et début 96 (il est d'ailleurs revenu depuis). Il a donné une série de cours sur la Poétique à l'Université de Tokyo et est intervenu à l'Institut Franco-Japonais pour une mémorable lecture de poèmes, traduits et lus également en japonais par le professeur Ishida Nobutaka. Le texte présenté ici a été étudié dans notre classe et en sa présence. |
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Lisez
aussi son Manifeste pour un parti du rythme
(août et novembre 1999)
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les
lèvres sont plus le bord de tout ce qui ne sera
jamais dit que le rivage où nous nous jetons dans les mots l’un de l’autre et ces mots pour nous commencent dans leurs marges où se préparent avant nous les mouvements qui nous joignent nous disjoignent sur un air dont nous ne pouvons pas dire que nous le chantons mais le chant est celui qui nous chante et qui nous laisse sans voix (Nous le passage,
Ed. Verdier, 1990)
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SYNTAXE | SENS | SONORITE | METRIQUE |
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Le poème est en
fait constitué d'une phrase simple: sujet, verbe, attribut. Mais
quel attribut...! On parlera d'une construction dextrogyre (qui s'allonge
vers la droite).
Les lèvres sont /sujet et verbe principaux/ (plus le bord de tout (ce qui ne sera jamais dit /petite relative/)que le rivage... /début de l'attribut par une comparaison.: plus... que.../ (où nous nous jetons dans les mots l'un de l'autre/complément de rivage/)et(ces mots pour nous commencent dans leurs marges /reprise du complément précédent/(où se préparent avant nous les mouvements /complément de marges/ (qui nous joignent nous disjoignent sur un air /relative complément de mouvements/ (dont nous ne pouvons pas dire /complément de air/(que nous le chantons/petite relative/)mais(le chant est/complément elliptique de air/ (celui qui nous chante et qui nous laisse sans voix/double attribut final/)))))) "leurs" pose toutefois un petit problème, appelé amphibologie : son antécédent grammatrical est-il le plus proche possible ("mots") ou le sujet du verbe principal ("lèvres")? Que seraient les marges des mots ? Que seraient les marges des lèvres ? |
Lèvres
= lieu ou non-lieu (bien réfléchir), séparent
l'intérieur de l'extérieur du corps, participent à
la nutrition, à la création du message oral et plus généralement
à l'expression de la personne, voire à sa sexualité,
ont une importance esthétique. Il y a d'ailleurs d'autres
lèvres que celles du visage...
Henri Meschonnic tente ici, lui aussi, de les définir ("sont") entre un + et un –, entre un bord et un rivage. Le + est très court, c'est l'indicible (mallarméen en cela). Le moins est tout le reste du poème, ce qui en fait un paradoxe (ou un chiasme sémantique). Qui dit "rivage", dit étendue d'eau, liquidité des mots, cascade des propositions enfilées comme des molécules indissociables. Et "mouvement" aussi, comme ceux de la marée ("joignent", "disjoignent"), Alors nous, humains, véritable sujet du poème et du recueil entier, nous y "jetons", avec des mots (car c'est à peu près tout ce qu'on a), des mots prêtés-empruntés ("l'un de l'autre"), qui disent d'eux-mêmes quelque chose, "avant nous" et indépendamment de notre message ("marges"). On se croyait peut-être original mais un "air" nous précède et nous fait chanter, mais sans notre consentement car les mots se servent de notre corps pour produire un chant qui dépasse de bien loin notre intention pragmatique de communication, un chant qui nous étonne, nous épate, bref, nous laisse bouche bée, "sans voix". Chapeau donc pour ce poème ontologique, nous y sommes à la fois ridiculisés (instrumentalisés) et valorisés (seuls capables d'apprécier). Va-et-vient de toujours, rythme primitif qui berce notre émouvante conscience. Finalement, je me demande si Meschonnic cherche à "définir" les "lèvres". Ne les prendrait-il pas plutôt comme point d'appui ? Un pied-de-biche pour fracturer l'indicible avec des mots ! Manque pas d'air, lui ! |
Commencement lent du fait
de l'allitération en "l", jusqu'à "bord" (au bord, une pause,
c'est normal), on accélère jusqu'à "sera", freine
pour changer de ligne et reprendre avec un "jamais" ravageur (pour moi
en tout cas – l'indicible, ça énerve).
Par la suite, c'est plus libre, plus tranquille. Juste une vague, l'allitération en "j" (jamais, rivage, jetons), qui se continue par celle en "m" (mots, commencent, marges), tout en croisant l'assonance en "ou" (hibou qui veille, c'est surtout "nous"). Grand coup de frein avec "joignent", devient scie avec "disjoignent" (ça frotte), mais le hibou est toujours là. Pourtant "un air" ouvre délicieusement la porte à un petit vent de voyelles ouvertes, en des points stratégiques (dire, mais, celui qui, et qui), tandis qu'une guitare basse assure le pathos (assonances "on" et "an"). On finira quand même dans les décors avec l'imprononçable double "s" de "laisse sans". Et regardez-vous dans la glace : après "sans voix", vous n'avez pas la bouche ouverte ? |
jamais dit que le rivage | où nous nous jetons dans les | mots l’un de l’autre et ces mots | pour nous commencent dans leurs marges | où se préparent avant nous | les mouvements qui nous joignent | nous disjoignent sur un air | dont nous ne pouvons pas dire | que nous le chantons | mais le chant est celui qui nous chante | et qui nous laisse sans voix | La fluidité
sonore au premier chef, et la concaténation du sens masquent une
construction rythmique rigoureuse, voire ésotérique... et
non pas hasardeuse.
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Vous pouvez m'envoyer
vos commentaires, ou des considérations sur l'utilisation en classe
de cette étude.
Vous pouvez également lire, sur un autre
site, un entretien de mai 1998 entre H.M. et Arnaud Bernardet : La
poétique tout contre la rhétorique.