L. Hanson : J'ai été
intrigué par les titres de vos romans, La Salle de bains,
La Réticence, La Télévision, etc., et
je me demande quel peut être le rapport que vous faites entre les
romans, le travail d'écriture et les titres que vous choisissez...
J.-P.
Toussaint : En général,
je choisis des titres assez simples, qui définissent parfois un
programme, comme La Télévision, ou Monsieur
– on sait de quoi ça va parler. Ça définit le livre
sans chercher à faire un effet avec le titre, le plus simplement
possible. Mais ça dépend des fois, pour ces deux-là
le titre est venu immédiatement. Quand c'est presque un programme,
le titre vient et... je remplis le contrat. Et parfois il vient très
tardivement, par exemple L'Appareil-photo, il y a un appareil-photo
dans le livre mais qui n'apparaît qu'à la fin. Et au début,
il ne s'appelait pas L'Appareil-photo, il y a quatre ou cinq titres
qui se sont succédés. De même pour La Salle de bains,
c'était pas le premier titre. Ça a changé.
L.H. : Le titre est simple,
mais ça ne veut pas dire qu'il est simple à trouver...
J.-P. T
: Parfois, il s'impose. Mais disons qu'il y a toujours un titre provisoire,
j'ai rarement commencé un livre qui n'avait pas de titre et qui
restait longtemps sans titre. On m'a fait remarquer que mes titres étaient
des éléments différents, pour les quatre premiers.
Il y avait un personnage, Monsieur, un lieu, La Salle de bains,
un objet, L'Appareil-photo, et un sentiment, La Réticence.
Je pourrais faire une phrase avec l'ensemble. Il manque un verbe...
L.H. : Les quatre titres peuvent
être liés, ils reflètent des éléments
communs. La salle de bains, de la vie quotidienne, intime, Monsieur,
qui n'est pas un nom mais un terme générique, l'appareil-photo
est un objet qui capte la réalité et la réticence
est une émotion retenue, pas très forte...
J.-P. T
: Il y a chaque fois une modestie d'approche. La salle de bains est un
lieu intime, c'est vrai, mais c'est aussi une pièce de refuge, où
le personnage peut se retirer du monde.
L.H. : Les personnages ont toujours
cette modestie, ils montrent un paradoxe du non-agir, avec des histoires
sans histoire, où rien ne se passe, pas dans la tradition du grand
roman avec une trame héroïque.
J.-P. T
: Pour présenter Monsieur, j'avais dit "Monsieur, qui ne
voulait pas d'histoire". C'est un double sens. C'est aussi qu'il n'aime
pas les complications. Lui, il dit : "Bon, bah, tant pis !" Quelqu'un qui
veut des histoires, il va rouspéter.Mais lui, il laisse tomber.
Mes personnages, ils ne veulent pas d'histoires, au sens où ils
ne veulent pas qu'on les emmerde, ils ne vont pas aller réclamer,
protester, et en même temps il y a ce sens par rapport au romanesque
que ça ne raconte pas d'histoire.
D'une façon générale,
c'est vrai que je n'ai jamais eu le désir ou l'envie de raconter
une histoire. Ce n'est pas ce qui m'intéresse dans le fait d'écrire.
C'est plutôt quelque chose qui m'ennuie un peu.
L.H. : Quel est le rapport entre
l'auteur et les personnages ? On a l'impression parfois d'une auto-fiction,
d'une fiction autobiographique. Le personnage principal de La Réticence
peut même être le personnage de La Télévision,
quelques années plus tôt. Est-ce qu'il y a une distance ironique
ou est-ce une sorte de dédoublement ?
J.-P. T
: À chaque fois les personnages sont assez proches de moi. Il y
a une proximité avec moi, même si ce n'est pas du tout autobiographique.
Je ne raconte pas des événements qui me sont arrivés.
C'est plus proche de ce que peut être l'auto-portrait en peinture.
Le peintre se prend pour sujet, mais il traite plus de la peinture que
de lui-même. C'est ça qui m'intéresse. C'est pas de
parler de moi, au sens de ce qui m'est arrivé, de qui j'ai rencontré,
de qui j'ai vu et de ce que je pense. C'est plutôt d'essayer de faire
un portrait de moi à travers la littérature. Il y a donc
des constantes qui font que les personnages sont assez proches de ce que
je suis, notamment ils vieillissent un peu comme moi. Celui de La Salle
de bains a 27 ans et celui de La Télévision a
quarante ans. Il y a une évolution, mais je ne me limite pas et
j'utilise aussi toutes les possibilités de la fiction.
Je me sers de tout, mais
je n'ai pas l'impression que c'est moi, ce sont des personnages, c'est
de la fiction. En même temps qu'ils sont nourris par mon expérience
et tout ce que je suis. Même dans le cas de Monsieur qui est à
la troisième personne. C'est une troisième personne dont
je me sentais très proche. C'est de toute façon une constante
en littérature : l'auteur se sent toujours près de ses personnages,
même s'ils sont très différents de lui.
L.H. : Si raconter une histoire
n'est pas l'attrait principal, si les personnages ne sont pas des véhicules
pour raconter sa propre histoire, en quoi consiste alors l'intérêt
du roman ? Est-ce que c'est un intérêt structural, un travail
du style, de l'écriture ?
J.-P. T
: J'accorde évidemment une très grande importance à
la manière d'écrire puisque, comme il n'y a pas d'histoire,
il ne reste que l'écriture. Dès lors qu'il y a une histoire,
elle fait passer l'écriture au second plan comme un moyen. S'il
y a une histoire forte, fortement charpentée, qui avance et puis
tout ça..., l'écriture n'est qu'un moyen plus ou moins efficace
qui fait suivre cette histoire et le lecteur est entraîné
dans l'histoire. Si l'on enlève cet élément, il ne
reste que l'écriture, et c'est l'écriture elle-même
qui va faire avancer. L'intérêt viendra de l'écriture.
Et un livre qui n'est pas porté par une histoire est plus difficile
à appréhender parce qu'on tombe tout de suite sur l'écriture.
Il y a beaucoup de lecteurs qui refusent, parce que ça ne les intéresse
pas de se pencher... ils préfèreraient une illustration,
pour reprendre la comparaison avec la peinture. En peinture, les gens recherchent
souvent une illustration, quelque chose qui ressemble à la vie.
Dès lors qu'on enlève ce côté, dès lors
que la peinture devient abstraite, il y a une incompréhension, et
même un refus. Le fait de ne pas raconter d'histoire, même
si l'on est loin d'une écriture abstraite, peut aussi rendre l'approche
plus difficile, mais c'est cela qui m'intéresse davantage parce
que l'accent est mis sur la manière d'écrire.
En dehors de ça, je ne théorise
pas beaucoup ma manière d'écrire. Je n'ai pas l'impression
de développer une théorie.
L.H. : L'idée d'avoir
et de maintenir une certaine voix, que le narrateur ait une certaine voix,
c'est important ?
J.-P. T
: Oui, c'est important. Qu'il y ait une sorte d'identité. De voix,
de style, de ton qu'on retrouve.
L.H. : Beaucoup de scènes
sont très drôles, traitées avec ironie, avec sympathie,
mais aussi avec une certaine distance. Les contradictions des comportements...
J.-P. T
: J'aime faire des scènes drôles. Souvent l'intérêt
peut tenir par la drôlerie d'une situation, et si ça marche
bien ça fait avancer ou tenir toute la scène. Il m'arrive
de faire des descriptions de personnages vus de l'extérieur, avec
une grande séparation, en général, entre le narrateur
et les autres personnages, et souvent les autres personnages sont traités
d'une façon où leur ridicule est souligné. Mais les
narrateurs aussi ont des contradictions. Dans La Télévision,
ce n'est pas du tout un moralisateur qui dirait qu'il faut arrêter,
on voit bien qu'il la regarde aussi...
L.H. : Pour La Télévision,
j'ai eu l'impression que c'était une sorte d'essai sur les manières
de regarder, à la télévision ou par la fenêtre,
ou le regard des autres, et sur les supports technologiques du regard,
avec la peinture, l'ordinateur, le livre...
J.-P.
T : En fait cela m'intéresse aussi
de parler de choses actuelles, d'écrire un livre de mon temps. La
télévision, c'est un élément de notre temps,
presque un peu dépassé, mais très récent. Ajouter
des éléments d'informatique, par exemple, c'est aussi faire
en sorte que le livre se passe de nos jours, que ce soit de la littérature
présente, actuelle. Je ne cherche pas à reconstituer telle
époque, même récente. Ça ne me viendrait pas
à l'idée de situer un livre dans les années cinquante,
ou soixante, ou dans les années vingt ou au dix-neuvième
siècle. C'est très important pour moi de situer maintenant
et d'être à l'écoute de ce qui se passe, en phase avec
le temps. La Réticence, c'était un peu à l'écart
de ça, à l'écart du monde. La Salle de bains,
même s'il y a un écart, c'était quand même un
livre qui parlait de l'époque. Les critiques y ont même vu
un caractère emblématique de l'époque, d'une génération
qui se mettait en retrait. Pour La Télévision, j'ai
eu envie de réfléchir à ce qui fait le temps présent.
C'est important pour moi de réfléchir à l'époque,
même s'il y a très peu d'aspects liés à l'essai,
quelques tentations seulement mélangées à la fiction.
L.H. : Mais de façon
plutôt non-engagée, alors ? J'ai été étonné
de voir que vous étiez diplômé en sciences politiques.
J.-P. T
: Oui, il n'y a pas d'analyse sociologique, ou sociale. Mais il y a quand
même une attention très grande portée au temps présent,
même si j'essaie de gommer tout le contexte social et politique parce
que, pour moi, il ne fait pas bon ménage avec la littérature.
Je n'y ai aucune attirance particulière. Dans les modèles,
le seul livre qui m'intéresse de ce point de vue-là c'est
L'Homme sans qualité de Musil, qui englobe toute cette époque.
Mais en même temps, c'est un peu fastidieux...
L.H. : Est-ce qu'il y a d'autres
références, ou des influences littéraires ?
J.-P. T
: Bien sûr. Pour moi, il y a Flaubert, Dostoïevski, Beckett,
Nabokov, Proust. Beaucoup d'autres...
L.H. : Sur les méthodes
de travail, est-ce que vous avez des trucs particuliers ? Certains écrivent
en marchant, d'autres avec des stylos de différentes couleurs, etc.
J.-P. T
: Pour moi, je travaille régulièrement. Maintenant avec un
ordinateur, un portable que je peux emmener en voyage, partout, avec un
clavier supplémentaire. La Télévision est le premier
livre que j'ai écrit directement avec l'ordinateur. Avant c'était
à la machine à écrire. Je corrigeais à la main,
mais je n'ai jamais écrit à la main. L'ordinateur change
un peu de la machine à écrire, mais c'est plutôt bénéfique.
Avant, comme je corrigeais énormément, je devais retaper
toute la page. Maintenant je tape beaucoup moins longtemps. Et l'on peut
conserver les différentes versions. Ça me donne énormément
de matière. Et même presque autant de papier qu'avant, parce
que j'imprime, mais il y a un gain de temps formidable.
L.H. : D'un roman à l'autre,
est-ce que vous sentez un changement, une évolution de votre écriture
? Est-ce qu'il y a des choses que vous ne voulez pas refaire ? Des leçons
tirées ? Pour La Réticence, vous avez parlé
de ce roman comme étant à part, pas dans la ligne...
J.-P. T
: Il y a une ligne et des expériences différentes en la suivant.
La Réticence, c'est une expérience intéressante
qui s'écarte un peu de la ligne mais qui me permet d'avancer. Je
vois ça comme une évolution. L'ensemble de ce travail, depuis
le début, est une recherche. Je ne sais pas ce que je recherche,
mais c'est une recherche. Donc, j'avance. Il y a une évolution.
Je me sens beaucoup plus à l'aise aec l'écriture qu'au début.
Au moment de La Salle de bains j'étais moins confiant, chacune
de mes phrases était bétonnée, fermée,
plus courte. Avec La Télévision, j'ai une plus grande
liberté. J'écris parfois des phrases très longues,
ou très courtes, il n'y a pas de système. Je m'occupe moins
de la manière d'écrire, et je ne cherche pas à faire
l'illustration d'un style. Ça vient instinctivement, même
si j'ai des constantes, des types de phrases. Des paragraphes, puis je
saute une ligne, et c'est comme ça que j'écris maintenant.
Il n'y a pas de dialogues, ils sont intégrés dans les paragraphes,
c'est pour moi la bonne façon de les utiliser. C'est un élément
de la narration, mais il ne faut pas que ce soit de grandes pages de dialogues
où il n'y a plus d'écriture. Une phrase dite, un petit dialogue,
ça va, mais dès que ça devient long ça ne tient
plus dans le paragraphe et pour moi ça n'a pas sa place.
L.H. : À propos du cinéma,
si vous voulez bien, et de vos films... Quels sont les rapports entre la
littérature et le cinéma ? Ou est-ce que c'est tout à
fait distinct ?
J.-P. T
: Ouis, c'est différent. Les livres m'ont permis de faire des films.
C'est parce que La Salle de bains a très bien marché,
que quelqu'un a voulu faire un film, que ce film s'est fait. J'ai collaboré
avec lui pour le scénario. J'ai commencé un peu à
réfléchir à ça et j'ai eu envie de faire moi-même
l'adaptation d'un de mes livres. Donc ça vient de la littérature
et du fait que mes livres ont marché. Mais à part ça,
c'est très différent. Dès lors que j'ai commencé,
puisque j'ai fait l'adaptation de deux de mes livres, Monsieur d'après
Monsieur, et La Sévillane d'après L'Appareil-photo,
et à part le fait de prendre un point de départ qui est l'un
de mes livres, j'ai tout de suite raisonné comme un cinéaste.
Et je n'ai pas du tout cherché à être utile ou à
rendre service à l'auteur du livre. Je me servais de ça,
de l'auteur du livre, il se trouve que c'était moi, et j'écrivais
un scénario qui collait plus ou moins. D'ailleurs la deuxième
fois, c'était un scénario beaucoup lâche, qui collait
moins au livre. Et à partir de là un découpage, un
travail proprement cinématographique qui n'a rien à voir
avec le livre.
Pour le dernier film
que j'ai fait, il n'y a même plus de point de départ lié
au livre puisque j'ai écrit un scénario original. Le point
de départ était cinématographique, puis j'ai fait
le découpage et le travail. J'ai entrepris ça il y a assez
longtemps, plus d'un an, et je suis encore en train de travailler dessus
maintenant puisque le montage n'est pas fini.
L.H. : Ça doit être
complètement différent...
J.-P. T
: Ça n'a rien à voir. C'est une autre technique. Une autre
méthode de travail. Quand on fait le découpage on doit imaginer
le film, imaginer des plans et la façon dont les plans vont être
tournés. C'est collectif, avec des gens dans des spécialités
très différentes. Je discute avec des gens sur la coiffure
des actrices, ou sur la couleur d'un camion, sur la focale qu'on va utiliser.
C'est pas moi qui fais le menu de la cantine, mais je fais des choses vraiment
très variées. Très variées, mais très
différentes de ce qu'on demande à un écrivain. Le
seul point commun, c'est que dans les deux cas on peut avoir affaire à
un auteur. Comme cinéaste, je suis un auteur. Je ne suis pas un
cinéaste qui travaille sur commande et qui a une technique... Mais
pour y arriver, c'est tout à fait différent, une technique
différente, des relations différentes avec les gens. D'ailleurs
en littérature, il n'y en a pas beaucoup !
L.H. : Et finalement, ça
vous plaît de faire les deux ? Et est-ce qu'il y a des problèmes
financiers ? Le cinéma, ça coûte beaucoup plus cher...
J.-P. T
: Oui, ça me plaît beaucoup. Et l'un me change de l'autre.
Et c'est avec beaucoup de plaisir que je passe de l'un à l'autre.
Le cinéma, ça coûte beaucoup plus cher, oui. C'est
ma soeur qui produit mes films. C'est toujours difficile. Le film que je
viens de faire coûte plus cher que mes autres films. Relativement
cher par rapport à ce que je fais d'habitude. On a eu des moments
d'hésitation, on a commencé à engager une équipe
au mois de janvier, à préparer activement, il y a eu des
hauts et des bas et au mois de juin, c'était pas sûr qu'on
pourrait faire le film. Elle fait les dossiers et les présente,
et on a des bonnes et des mauvaises surprises, telle commission qui décide
d'aider le film, ou telle chaîne de télévision qui
va pas le faire, etc. C'est très compliqué, mais cette angoisse-là,
je ne l'ai pas moi-même, je n'ai pas à convaincre.
L.H. : Parlons un peu du Japon.
Vous avez fait deux séjours déjà dont quatre mois
à la Villa Kujôyama, à Kyoto. Globalement, quelles
sont vos impressions, vos rapports avec le Japon ?
J.-P. T
: La toute première fois, j'y ai passé une semaine et je
n'ai pas vu grand-chose, c'était un peu abstrait. De ma chambre
d'hôtel à telle réception, en janvier 94. Beaucoup
d'interviews, de réceptions, j'ai été très
bien reçu, mais je n'ai pas vraiment rencontré le Japon.
C'était abstrait comme séjour, ça aurait pu être
à Cannes ou dans n'importe quelle ville. En vivant
à Kyoto, c'était bien quand j'ai commencé à
me perdre dans les rues, à aller au restaurant tout seul. Au bout
de quatre mois, ce qui me plaisait beaucoup, c'était un peu de me
perdre, justement. Avec un sentiment de ne pas du tout me sentir perdu,
de me sentir très bien, en sécurité. En me disant
que ça peut s'arranger.
Si on raconte ça à Paris,
"perdu au Japon, ça doit être vraiment terrible !" Mais pas
du tout, c'est pas grave. Dans le contact quotidien, il y a un très
grand respect, une certaine distance qui me convient. C'est très
agréable. On ne sent pas d'angoisse. Ce que je sens beaucoup plus
à Paris, par exemple. Quand je rentre dans un restaurant, je me
sens plus angoissé à Paris qu'ici, alors que normalement
ça devrait être le contraire. Ça m'apporte une paix
intérieure, de me balader au Japon. Particulièrement à
Kyoto. Dépaysé, mais pas perdu. Et sentir le monde, tous
ces gens, ici et dans d'autres villes, et la Terre dans l'univers, tandis
qu'à Paris la plupart des gens ne se posent même pas la question.
Ils sont trop fermés sur eux-mêmes, leur horizon est bouché.
L.H. : D'ailleurs dans La
Réticence ou La Télévision, on retrouve
la situation de dépaysement...
J.-P. T
: Oui, il y avait ça dès le début. Dans La Salle
de bains. Quand je l'ai écrit, c'était la première
fois que je quittais Paris. J'ai passé deux ans en Algérie
et ça me semblait intéressant de parler de Paris. Et du coup
c'était un regard particulier sur Paris puisque la première
partie s'appelle "Paris", mais il ne quitte pas son appartement. On voit
un peu Paris par la fenêtre. Même le personnage qui va à
Venise ne sort jamais et de Venise on ne voit rien non plus. Sauf un grand
magasin, tout à fait impersonnel, qui aurait pu être ailleurs.
Il y a très peu de description. Je ne serais pas un bon auteur de
guides, ou alors je parlerais de ma chambre, je parlerais du mini-bar,
mais peu d'intérêt pour l'édifiant et ce qu'il ne faut
pas manquer dans les villes. Je le rate à chaque fois. Je ne recherche
pas l'exotique ou le sensationnel, au contraire.
Au Japon, j'ai écrit des textes
pour la revue Subaru et ça poursuit ce regard-là.
La façon dont je traite le Japon, c'est en fuyant tout ce qui pourrait
être une idée du Japon, ou en m'attachant à des choses
tout à fait quotidiennes...
L.H. : Est-ce qu'il y a des
traditions culturelles ou sociales du Japon qui vous ont intriguées
?
J.-P. T
: J'ai lu quelques livres sur la civilisation, sur la religion. Tout cela
m'intéresse, sans être un spécialiste. Je connais assez
mal la littérature contemporaine...
L.H. : Les lecteurs
japonais s'intéressent beaucoup à vos romans, et c'est peut-être
parce que ce que vous écrivez est assez proche de certains jeunes
auteurs japonais qui refusent les grands thèmes traditionnels...
J.-P. T : Je ne sais
pas comment expliquer l'intérêt des japonais pour mes textes.
J'imagine qu'ils doivent rencontrer certaines préoccupations, des
sensibilités... Je conçois assez que ce côté
très dépouillé, à la fois très quotidien
et très métaphysique puisse rejoindre une certaine façon
d'envisager les choses au Japon.
L.H. : Le côté
métaphysique est plutôt négatif, en creux, non ? C'est
l'absence...
J.-P. T : Non, dans La
Salle de bains, par exemple, il y a toute une réflexion sur
le temps et la mort, liée à des choses très concrètes,
terre-à-terre. Abordée avec modestie, réticence presque,
mais cela n'empêche pas la présence de grandes questions.
À peine traitées. C'est plutôt en philosophie que ces
questions doivent se traiter. La littérature, pour moi, peut les
aborder mais pas les traiter, je ne vais pas faire un "traité du
temps". Autant la sociologie et la politique sont complètement absentes
de mes livres, autant la philosophie ou la métaphysique sont, non
pas traitées, mais présentes. C'est un aspect important,
sinon il ne resterait que de la frivolité, ou du vide. C'est important,
ça donne une richesse au regard.
L.H. : Et dans La
Réticence aussi... derrière la parodie policière...
on joue avec la peur de la mort ?
J.-P. T : Oui, il y a
ce chat mort qui revient, ces miroirs qui ne reflètent pas le personnage,
la peur, l'angoisse, mais il y beaucoup de non-dit. Dans La Réticence,
il y a sans doute pour certains trop d'éléments qui manquent.
Pour ceux qui réfléchissent, qui ont envie de reconstruire
quelque chose, c'est assez riche.
Patrick Rebollar :
À plusieurs reprises, j'ai noté des rapprochements possibles
entre vos oeuvres, ce que vous disiez, et des propos et textes de l'époque
du Nouveau Roman. Quelle est votre position vis-à-vis des
auteurs et des débats de cette époque ? D'autant que parfois
on vous y rattache...
J.-P. T : Comme je suis
publié chez Minuit et que c'était l'éditeur du Nouveau
Roman, si l'on peut dire, il y a une sorte de continuation. Au moment
du NR, il y a eu des théorisations, dont celles de Robbe-Grillet,
notamment dans Pour un Nouveau Roman. Dès lors, les auteurs
du NR ont été attaqués, il y a eu une polémique,
on disait qu'il n'y avait plus d'histoire, que ça tuait la littérature.
Eux se sont défendus en disant qu'on écrit plus comme Balzac.
Il y a eu une grosse polémique qui s'est un peu tassée.
Et moi, je
suis arrivé après la bataille. Quand j'ai commencé
à écrire, la bataille avait eu lieu, et je dirais que le
terrain avait été déblayé. Robbe-Grillet et
les autres avaient fait tout le boulot, moi je n'avais pas besoin d'être
rigide sur la question. Je pouvais me dire que si j'avais envie de raconter
un petit bout d'histoire, je n'avais pas à me gêner, ou si
j'avais envie qu'il y ait un personnage... Je n'avais pas besoin de serrer
les rangs, d'être maximaliste, ou radical.
Moi, je pense en effet que
la littérature la plus intéressante des années 50
et 60, c'était le Nouveau Roman. Mais je ne me sens pas comme
un continuateur fidèle ou comme un disciple.
Il y a des
influences, Beckett est sans doute l'une des plus grandes influences pour
moi. Mais je dis Beckett et pas l'ensemble... tel livre de Simon que j'aime
beaucoup maintenant, si l'on veut, ou tel autre de Robbe-Grillet, mais
pas tout Robbe-Grillet. Je ne suis pas orthodoxe. J'ai été
influencé par ça, mais de façon assez libre. Quand
j'ai commencé à écrire, la Critique acceptait bien
mieux qu'un livre ne raconte pas d'histoire. Au moment de La Salle de
bains on ne m'a pas traité de révolutionnaire, ou d'iconoclaste.
C'était déjà accepté.
P.R. : Je crois d'ailleurs
que cette attitude est partagée par un bon nombre des auteurs actuels
de Minuit : Echenoz, Chevillard, Gailly, etc.
J.-P. T : En effet, c'est
une question de génération. On s'est mis à écrire
quand tout ça était passé, sans tout accepter, sans
être des héritiers...
P.R. : Est-ce que
vous écrivez des textes que vous ne publiez pas ?
J.-P. T : J'ai des textes
que j'ai écrit avant d'être publié et qui ne sont jamais
sortis, et que je ne cherche plus à publier comme ça. Sinon,
j'ai aussi des textes qui ne sont publiés qu'au Japon. Des textes
d'impressions qui ont été publiés dans la Revue Subaru,
que j'ai écrits en français et qui ont été
traduits en japonais, qui n'ont jamais été publiés
en d'autres langues. Je les garde et j'envisage un jour de les publier
ensemble. C'est une situation paradoxale parce qu'ils ont été
imprimés, mais pas publiés en France, et en même temps
je les retravaille parfois. Sinon,
j'écris peu de textes autres que des romans...
P.R. : Quelles sont
les lectures récentes qui vous ont marqué, depuis quelques
mois ou semaines ? Ceci, sans vouloir faire de classement...
J.-P.
T : Ces derniers mois... Le dernier livre de Claude Simon, Le Jardin
des Plantes... et le livre de Javier Marias, Dans la Bataille, pense
à moi...
P.R. : Vous savez
qu'il existe une critique universitaire et une critique de presse, dans
lesquelles je crois que vous vous portez bien. Que pensez-vous de la critique
en général, et de celle de vos oeuvres en particulier ?
J.-P. T. : ... C'est
une question à laquelle je n'ai jamais réfléchi...
Je sais que l'on étudie certains de mes textes, je vois parfois
des travaux, des mémoires qui traitent de mes textes. Dans la presse,
c'est vrai que j'ai généralement de bonnes critiques, sauf
pour La Réticence, mais je n'ai pas de position particulière.
Je ne pense pas que ce sont tous des écrivains ratés, ou
des choses comme ça, ni au contraire que mes livres n'existent pas
tant qu'ils n'ont pas été lus par la Critique... Pour ce
qui est des travaux universitaires, j'évite de lire en détail
ce qu'on écrit sur moi, car je n'ai pas envie de voir dévoilés
les mécanismes de mon écriture. Je crains que cela ait un
effet paralysant pour écrire autre chose. On trouve parfois des
relevés d'occurrences... alors le mot "eau" a été
employé 47 fois... et moi après quand je veux écrire...
les mots perdent une certaine neutralité, ou disponibilité...
Je préfère
ignorer. Évidemment, je ne pense pas qu'il faille être un
ignorant. Je le répète, il faut que l'écrivain soit
cultivé, pas un ignorant, pur créateur, sorti de rien...
Mais par rapport à la critique et à l'analyse littéraire,
pour moi-même, je m'en méfie un peu. Pour moi, comme auteur.
Sinon, c'est un genre très noble... |