Peut-être pourriez vous commencer
par nous parler de vous ? Nous dire quel a été votre
parcours, quelle a été votre formation, comme philosophe
je crois. Et puis ce qui vous a amené à vous intéresser
à la pensée chinoise, ce que la pensée chinoise a
apporté à votre réflexion et où elle vous a
mené.
Vous savez que la philosophie
a tendance à s'installer dans ses questions, à former une
tradition, et mon choix de passer par la Chine est une façon de
prendre du recul par rapport à l'histoire de la philosophie européenne.
Je dis souvent, un peu à titre de paradoxe mais qui n'en est pas
vraiment un, que je suis passé par la Chine pour mieux lire le grec,
puisque au départ je suis helléniste. Donc j'ai travaillé
dans le domaine de la philosophie, particulièrement de la philosophie
grecque, et j'ai eu le sentiment qu'il y avait comme une sorte de familiarité
avec la Grèce qui m'empêchait de la connaître. Au fond,
j’ai souhaité trouver un point de recul pour pouvoir ré-interroger
la philosophie.
Alors pourquoi la Chine ?
Pour des raisons très simples qui sont qu'il fallait que je sorte
du cadre indo-européen, d’une sorte de grande langue indo-européenne ;
donc ce n'était pas le sanscrit. Il fallait aussi sortir des rapports
d'histoire ; donc ça ne pouvait être nullement l'arabe
ni le monde biblique, hébraïque, qui sont liés à
notre histoire. Il fallait en même temps s'adresser à une
pensée qui fût, comme la pensée grecque, très
tôt explicitée, commentée, développée
dans des textes. Or, si vous prenez ces trois raisons, il n'y a que la
Chine. Ce n’est donc pas du tout par intérêt pour la Chine
en tant que telle, par amour de la Chine, ce n'est pas du tout un intérêt
exotique : c'est un intérêt méthodique. Méthodique,
c'est à dire, au fond, trouver un cadre de pensée extérieur
au mien, pour sortir de la contingence de ma pensée. Je cite souvent
une phrase de Pascal que je trouve appropriée, quand il dit :
" Moïse ou la Chine ". C’est dans Pascal :
" lequel est le plus croyable des deux, Moïse ou la Chine ? ".
Et j'aime bien cette expression parce que c’est une sorte d'alternative
théorique, Moïse ou la Chine, mais en même temps qui
est un peu bancale, un peu déséquilibrée, puisqu’il
y a d'un côté Moïse, figure du monothéisme, une
personne, et de l'autre la Chine, une sorte d’horizon de pensée.
Et aussi quand il dit : " la Chine m'inquiète ",
n’est-ce pas ?
Alors je dirais que j'ai un double
usage de la Chine. D'une part, ce qui m'a intéressé c'est
que, quand on passe de la pensée européenne à la pensée
chinoise, il y a un dépaysement qui se fait. Ça ne veut pas
dire que la pensée chinoise soit si différente de la nôtre,
mais c'est qu’au départ les deux pensées sont indifférentes
l'une à l'autre. Indifférentes : elles ne se connaissent
pas, elles s'ignorent. Et donc la difficulté c'est de faire qu'elles
se rencontrent, de faire en sorte qu'on puisse les comparer, puisque au
départ, si vous voulez, il n'y a pas de cadre commun dans lequel
je puisse ranger la pensée chinoise et la pensée européenne.
Ce n'est pas sur la même page. Je ne peux pas diviser la page en
deux et dire : d'un côté la Chine, de l'autre côté
l'Europe. Ce n’est pas une histoire commune, il n'y a pas de cadre linguistique
commun.
Donc, il y avait cet intérêt
d'un cadre extérieur ; un intérêt double pour
moi. D’une part, découvrir d'autres modes d'intelligibilité
possible. Je dis intelligibilité, c'est à dire cohérence
de pensée, pour ne pas dire vérité – la vérité
c'est une notion très européenne. Quel autre mode d'intelligibilité
peut-on concevoir ? Par exemple, des traits qui me paraissent essentiels :
comment la pensée chinoise est passée à côté
de la notion d'être, de l’ontologie, alors que la notion d'être
est au départ de la philosophie chez nous ; ou comment la pensée
chinoise n'est pas passée par la tension entre mythe et discours,
muthos-logos, qui est au départ de la tradition grecque ; ou
comment la pensée chinoise est passée à côté
de Dieu... enfin, des grands objets de la philosophie. Bon, ça ne
veut pas dire qu'il n'y ait pas eu une certaine idée de Dieu en
Chine, mais il est certain qu'elle a été très tôt
évacuée, transformée, mise de côté. La
pensée chinoise est passée à côté. Ce
" passée à côté " de notions
qui pour nous sont des notions disons fondamentales de la philosophie me
paraît intéressant parce que dérangeant la philosophie.
Et puis, par effet de retour : pour moi la Chine c'est un détour.
Un détour qui n'en finit pas parce que je ne cesse de lire du chinois
et de travailler, mais c'est un détour parce que je vise un retour,
pour revenir sur les partis pris implicites de la raison européenne
que, par la Chine, je peux redécouvrir. Puisqu’il y a tout ce que
la pensée européenne véhicule d'elle-même comme
une évidence, tellement elle l'a assimilé, et qu'elle n'interroge
plus. En passant par cet écart de la pensée chinoise me redeviennent
saillantes et problématiques des choses qui, sinon, apparaissent
banales et même aller de soi, universelles, sans que cela soit sondé.
Donc il y a une espèce de retour, qui est de revenir sur les partis
pris de la raison européenne et revenir en amont de la philosophie,
pour essayer de mieux percevoir quels sont les choix implicites à
partir desquels s'est constituée la philosophie en Europe. C'est
clair cela ?
C'est clair. Mais, avant de continuer,
est-ce que vous pourriez nous expliquer comment vous avez appris le chinois
et ce que vous vous attendiez à trouver en abordant la langue chinoise
? Qu'est-ce qui vous a surpris ou qu'est-ce qui vous a conforté
dans ce que vous espériez ? En essayant de vous remémorer
un peu concrètement votre expérience...
En fait, j'ai fait des études
classiques françaises : l'École normale supérieure,
l'agrégation. Et plutôt que de commencer une thèse
– j'avais l'idée de commencer une thèse sur Aristote, sur
la philosophie grecque –, je me suis dit que j'aurais toujours le temps
de faire une thèse sur Aristote – il y en avait eu d'autres
avant moi – et que j'avais par contre devant moi des années
d'étude, jeune encore, à l’École normale, qui pouvaient
peut-être me procurer l'occasion d'une expérience de pensée
plus déterminante ou plus radicale que si je restais dans le cadre
des études grecques. Et puis j'avais le sentiment, au fond, que
notre culture aujourd'hui, nos humanités comme on disait naguère,
ne se limitent plus à l'horizon européen. Je voulais une
sorte de nouvelle dimension, d'autre dimension à ma culture. Quand
on a vingt ans, qu'on a la vie un peu devant soi, ou qu'on le croit, et
qu'on a déjà fini un cycle d'études, plutôt
que de rentrer tout de suite dans l'ornière, disons universitaire,
je me suis dit que... Bon. Alors j'ai appris le chinois, en Chine.
Directement ?
En Chine et à la mauvaise
époque puisque c’était l'extrême fin de la révolution
culturelle. Je suis passé brutalement du confort intellectuel de
l'Ecole normale supérieure au Pékin de la fin de la révolution
culturelle et, pire, de la révolution dans l'enseignement, le mouvement
de l'époque. Donc, si vous voulez, c’était une expérience
assez difficile parce que c'était la fin du maoïsme, du journal
officiel, de la propagande, de formes de pensée extrêmement
stériles, sclérosées. Enfin, bon... pas la philosophie,
hein ! C'est clair. Néanmoins j'ai passé presque deux
ans en Chine, à Pékin puis à Shanghai, avec l'idée
qu'il fallait traverser cette difficulté parce qu'il y avait un
enjeu derrière. Alors quel enjeu ? Mais la langue ! La
langue, parce que dès que vous apprenez le chinois, même le
plus élémentaire, quand vous dites par exemple : " Qu’est-ce
que c'est que cette chose ? ", shi shenme dongxi,
vous dites : " Qu'est-ce que c'est que cet est-ouest ? ".
Et ça, je trouve, philosophiquement, c'est fantastique. Puisque,
pour nous, " chose ", c'est un terme individualisant.
" Chose ", " cause ", c'est un
terme isolant. Alors que pour dire la même chose, si je puis dire,
en chinois, et dans le chinois d'aujourd'hui, pas le chinois classique
des philosophes, vous dites : " Qu’est-ce que c'est cet
est-ouest ? ". Vous dites une relation. La pensée
chinoise est une pensée essentiellement relationnelle. Pour dire
paysage, on dit " montagne et eau ", shanshui
ou shanchuan.
Donc cette idée, au fond,
que la pensée chinoise devait s'articuler différemment de
la pensée grecque. C’est une intuition que très tôt
la langue chinoise nous donne et puis confirme dans son apprentissage.
Et cette idée de départ que j'avais d'un détour par
la Chine pour ré-interroger la philosophie et pour, je précise,
retrouver une sorte d'initiative théorique en philosophie. Parce
qu’en philosophie, comme partout, il y a des cadres : une philosophie
politique, une philosophie morale, et puis une philosophie de telle ou
telle époque, etc. Et moi je souhaitais un usage libre de la philosophie,
donc non limité : l'esthétique m'intéresse, comme
la philosophie politique. Or en passant comme ça, en m'écartant,
j'ai le sentiment de retrouver une sorte de marge de manœuvre philosophique.
Tout m'intéresse dans la philosophie à partir de la Chine
parce que tout est concerné.
Donc, j'ai fait ce premier séjour
en Chine, juste avant et après la mort de Mao, de la fin 75 au printemps
77. Mao est mort en septembre 76. J'ai assisté à quelque
chose qui était très intéressant, qui était
l'extrême du discours maoïste puis le renversement du discours
maoïste, période intéressante parce que révélatrice.
Après quoi je suis rentré en France passer un troisième
cycle. Puis j'ai vécu à Hongkong où j'avais un poste
de directeur de l'antenne française de sinologie, un poste aux affaires
étrangères, pour recréer un lien sinologique en Extrême-Orient.
Trois ans. Puis je suis rentré en France. Et après, j’ai
passé plus d'un an au Japon, à la Maison franco-japonaise ;
le Japon venant comme une sorte de complément dans les études
sinologiques. Depuis, je dirais que je suis à la fois philosophe
et sinologue. Sinologue par le métier parce qu'il faut un savoir
sinologique, qu'on n'a jamais totalement bien sûr, et puis philosophe
par la vocation, par l'aspiration, par le type de questions que je me pose.
C'est très intéressant ce
que vous avez dit sur les métaphores chinoises. Vous avez cité
par exemple dongxi, la " chose ". Est-ce que vous croyez
que les gens, leur façon de penser, sont vraiment déterminés
par ces mots ?
Non. Je dis que c'est révélateur,
je ne dis pas que c'est déterminé. C'est une très
bonne question. Trop souvent on réduit la différence de pensée
entre la Chine et l'Europe à un déterminisme de la langue
ou de l'histoire. On dit " c'est la langue " parce
que, par exemple, les Chinois auraient ignoré l'abstraction. Ce
n'est pas vrai. Quand vous regardez les textes chinois anciens, il y a
des marqueurs d'abstraction. Pas les nôtres : ce n'est pas avec
des suffixes ou avec des procédures qui sont les nôtres ;
mais la langue chinoise a élaboré aussi des marqueurs d'abstraction.
De même, sur le plan politique, la Chine n'a pas connu le monde des
cités comme en Grèce ; mais dans l'antiquité
il y avait des principautés rivales et les penseurs pouvaient voyager
d'une principauté à l'autre. Il y avait donc aussi une certaine
liberté de mouvement et de parole. Bien sûr il y a des raisons
historiques et des raisons linguistiques, mais ce n'est pas déterminé,
ce n'est pas un déterminisme. Je penserais plutôt, comme je
l’évoquais à propos du terme dongxi, que c'est révélateur.
Révélateur de ce
que, effectivement, la pensée chinoise a développé
des intuitions, des modes de pensée qui s'inscrivent aussi dans
la langue. Un des aspects essentiels de la pensée chinoise classique,
c'est la pensée par polarités. C'est très intéressant
parce que notre pensée par rapport à cela paraît très
isolante ou monopolisante. On a pensé l'être, on a pensé
l'atome, on a pensé Dieu, donc des instances isolées, alors
que la pensée chinoise, elle, pense par relations, c'est à
dire par polarités : chaud et froid, haut et bas, ciel et terre,
yin et yang, etc. Et donc toujours par un couplage. Qu'est-ce
que c'est qu'une polarité ? C'est quand on a à la fois
des termes opposés et complémentaires, donc une interaction.
Et c'est pour ça que la pensée chinoise pense en termes de
processus. Processus par interaction, entre deux pôles ; n’est-ce
pas ? Alors, je crois que cela se marque dans la langue et on peut
le saisir jusque dans la langue moderne, jusque dans l'expression courante.
Mais, encore une fois, je ne réduirais pas ça à un
déterminisme de la langue ; même si la langue joue un
grand rôle parce que la langue grecque et les langues européennes
en général sont très syntaxiques, très construites,
alors que la langue chinoise est très parataxique, elle juxtapose
beaucoup plus et le lien syntaxique est beaucoup moins fort que dans nos
langues. Quand il n'y a pas de déclinaisons, pas de conjugaison,
pas de désinences, la constitution du discours est différente.
Mais, néanmoins, je ne réduirais pas ça à des
raisons seulement linguistiques.
Vous disiez tout à l'heure que
la pensée chinoise est une pensée qui n'ignore pas l'abstraction.
Mais est-ce que vous diriez, par contre, qu’elle ignore la métaphysique ?
Tout à fait. La pensée
chinoise est une pensée élaborée et il ne s'agit pas
de faire ce que l'on a trop fait en Europe, à savoir de considérer
qu'elle est restée dans l'enfance de la philosophie. C'est un peu
la vision hégélienne facile où l'on dit : la
philosophie a commencé en Extrême-Orient, en Chine, mais elle
est née seulement en Grèce, parce qu’en Grèce est
advenu le concept, est advenu le rapport du sujet à l'objet, etc.
Donc, Hegel commence par la Chine, mais pour l'évacuer. C'est une
chose dont on est très peu sorti ; la philosophie continue
à faire ça. Alors que j'ai le sentiment que la pensée
chinoise a été, bien sûr, capable d'abstraction, de
systématisation. Trop souvent on prête aux Chinois une sorte
de gentil désordre, n’est-ce pas ? Non ! Il y a des systématisations
extrêmement fines, rigoureuses, complexes. Mais c'est vrai qu’elle
est passée à côté de la métaphysique.
C'est à dire de quoi ? C'est à dire du dédoublement
du monde. La métaphysique, au fond, dédouble le monde entre
deux plans, deux ordres du réel : le sensible et l'intelligible,
ou le sensible et le spirituel, comme étant deux ordres incommensurables.
C'est Platon, mais c'est aussi toute la tradition philosophique qui s'inspire
de lui, et dont on n'est jamais complètement sorti.
Ce qui me paraît intéressant
en Chine, par différence, c'est qu'il n'y a qu'un seul ordre de
réalité, à différents niveaux. Cet ordre commun
de la réalité, c'est ce qu'on appelle Qi : souffle,
énergie. Soit l'énergie, disons, coagule, se rigidifie, se
densifie, ça fait des choses ; soit elle s'anime, elle reste
fluide, communicante, ça forme l'esprit. Vous n'avez pas cette sorte
de clivage initial, radical, entre un monde de la chose, du concret, et
puis un monde de l'esprit, du spirituel, ou de l'intelligible. Il y a bien
l'idée que le réel est à différents niveaux,
et que l'un est plus précieux que l'autre, mais il y a transition
du concret au spirituel. Il suffit de voir la peinture chinoise. La peinture
chinoise est une façon d'exprimer du spirituel à travers
du concret. Non pas de façon symbolique, non pas que le concret
représenterait sur un autre plan l'idée, comme dans la tradition
du symbolisme européen – c'est un peu ce dont je parle dans Le
Détour et l'accès – où le concret n'a pas
de valeur en lui-même mais a valeur d'image, d'autre chose qu'il
n'est pas, vers lequel il renvoie, qui est l'abstrait, le spirituel, l'intelligible.
Donc ce n'est pas sur un mode symbolique. Mais c'est qu'à travers
le concret passe quelque chose qui est un concret décanté,
non plus enlisé, non plus réifié – vous voyez, c'est
ça les oppositions chinoises – mais décanté,
animé et qui est le spirituel. Donc je crois qu’effectivement il
y a cette idée essentielle d'une pensée qui est une pensée
élaborée et qui ne passe pas par la grande rupture métaphysique
qui a été une des tensions fortes de la philosophie.
Vous avez tout à l'heure employé
une expression intéressante, vous avez dit que la pensée
chinoise était passée " à côté "
du dédoublement, " à côté "
de la rupture métaphysique. Mais n’est-ce pas justement une vision
ethnocentrique d'employer cette expression ? Est-ce que ça
ne vous place pas finalement dans une perspective hégélienne,
une perspective des Lumières et du Progrès inscrit dans l’histoire ?
Est-ce que, à l’inverse, on ne pourrait pas considérer la
pensée occidentale comme une sorte d'accident historique, une " illusion "
au sens où Freud parlait de " L’Avenir d'une illusion "
pour le monothéisme judaïque ? Est-ce qu'on n’a pas vécu
dans cette illusion pendant cinq siècles, à partir de la
renaissance ?
Ou vingt siècles... disons
vingt-cinq.
Ou vingt siècles… mais surtout
cinq siècles, parce que tant que la pensée grecque restait
cantonnée en Grèce, ou dans son aire d’influence, elle était
une pensée parmi les autres, en fin de compte. C'est avec l’expansion
de l'Occident sur toute la surface du globe qu’une prétention à
l’universalité s’est imposée comme un cadre de référence
pour la pensée. Alors… est-ce que vous iriez jusqu'a ce renversement
total de perspective ?
Oui. Je l'ai fait dans mon dernier
livre, justement. Alors, le " à côté de "...
Oui, je l'emploie pour forcer, n’est-ce pas ? Parce que quand je dis
" est passée à côté de ",
c'est qu’on peut passer à côté, c'est qu'elle est passée,
elle a pensé la Chine. Mais elle a pensé " à
côté de ", sans prendre nos plis, sans passer par
nos propres passages.
Mais si vous dites " passée
à côté de ", ça veut dire que ça
existe quand même, virtuellement ?
Oui. Il y a une pensée
virtuelle de Dieu ou de l'être. Je veux dire... Je ne suis pas en
train de faire le procès de la philosophie européenne que
je trouve fascinante. Et d'autant plus fascinante que je la vois de Chine...
Il y a quand même le problème
de la vérité qui est derrière.
J'y reviens. Je vous avais dit
que je mettais entre parenthèse la question de la vérité.
Il y a ce premier point qui est que la Chine n'est pas restée dans
l'enfance de la pensée. Elle a développé une pensée
qui n'est pas passée par les mêmes plis que la nôtre.
Alors, deux choses sur l'universel. Une peut-être actuelle, et puis
une par rapport à la pensée chinoise. Quand je dis universel,
je le prends dans un sens précis que j'opposerais à uniforme.
L'universel c'est quoi ? " Tourné vers l'un ".
C'est à dire une aspiration, une exigence plutôt, constitutive
de la raison, qui est 1'universalité comme aspiration à,
disons, une identité commune pour tous. Bon. Vous savez qu'une loi,
du point de vue de la raison, doit être une loi universelle. Donc
je pense que c'est une exigence de la raison. Et j'ai le sentiment qu'on
confond beaucoup trop cette notion d'universalité, aujourd'hui,
avec celle d'uniformité. Uniforme, c'est quoi ? C'est
" formé sur l'un ". C'est à dire le type
unique, le stéréotype, le standard. Et l'uniforme n'est pas
un concept de la raison, c'est un concept de la production. C'est la production
en chaîne, la production standard. Or nous vivons aujourd'hui un
monde du marché commun, mondial comme on dit. Nous vivons un monde
de la communication. Nous vivons un monde de la reproduction du même,
par commodité. Écoutez, la preuve : cet hôtel
(l’hôtel Tokyo Daiichi où a lieu l’entretien), il ressemble
beaucoup à un hôtel de Paris, ou de n'importe où, les
Hilton sont partout quasiment les mêmes... ou alors on rajoute une
touche de couleur locale, mais qui ne change rien au fond. Donc je pense
qu'aujourd'hui il y a un risque qui est de confondre l'uniforme et l'universel.
L'uniforme qui est un concept de la production, dont la raison est une
raison de commodité, et puis l'universel qui est un concept de la
raison, et qui renvoie à une nécessité.
Et, justement, si je m'intéresse
à la Chine, et au Japon, par rapport à l'Europe, c’est pour,
comme je disais hier à nos amis japonais, provoquer une résistance
contre ce qui serait une sorte d'uniformisation de la pensée, une
pensée standard vers laquelle on va, je crois, une pensée
plate parce que sans plus de tensions, avec des concepts qui seraient des
sortes de dénominateurs communs, dans une langue qui serait un anglais
standard, pas l'anglais de Shakespeare mais l'anglais américanisé,
avec des grandes catégories : objectif/subjectif, etc., qui
apparaissent faciliter la communication et qui, me semble-t-il, risquent
de stériliser la pensée. Et je ne voudrais pas que la pensée
du vingt-et-unième siècle soit une pensée absolument
plate parce qu’uniforme. Comment pense-t-on ? On pense par écarts.
On pense par tensions. La pensée, je crois que c'est l'épreuve
d'une résistance. C'est ça qui fait qu'on pense : l'épreuve
d'une résistance. Sinon on ne pense pas, l'esprit est paresseux.
Et je crains que cette résistance qui relève d'écarts,
comme quand on passe par exemple du français au japonais –
là il y a de la résistance, de la langue, de la pensée
–, progressivement s'estompe et que la pensée dite mondiale s'endorme
dans des lieux communs. Ça c'est le premier point.
La tension, la résistance, l'écart...
dans vos définitions sont du côté de la pensée
occidentale...
Pourquoi ?
A cause du dédoublement. Il y a
ce quelque chose en dehors du monde auquel on peut avoir recours, que ça
soit Dieu, le progrès de l'Esprit ou la croyance dans la Raison
universelle. Il y a une instance qui permet de mettre le monde à
distance et de l’évaluer par rapport à un autre possible.
Mais quand on vit dans le pragmatisme total, qu'il soit chinois ou japonais,
ce qui est gênant c'est qu'il n'y a pas de recours. Personnellement,
l'uniformisation de la pensée j'ai commencé à la vivre
véritablement, à titre d'expérience, ici au Japon.
Je ne sais pas comment c'est avec les Chinois, mais au Japon c'est vraiment
très difficile d'échapper à une sorte de machine à
uniformiser...
Absolument
C'est pour ça que les Japonais,
par exemple, le seul recours qu'ils ont, ils sont obligés d'aller
le chercher chez nous, en Europe ou aux États-Unis, pour pouvoir
se critiquer eux-mêmes. Ils ont besoin de ce miroir extérieur
pour faire bouger leur société. Alors, quand vous parlez
d'uniformisation de la pensée, moi j'ai peur qu’elle soit de ce
côté-là. A partir du moment où les dernières
croyances dans les recours extérieurs qui ont fondé la métaphysique
occidentale et qui ont fondé tout ce qui en est sorti, y compris
la démocratie, puisque c'est une croyance aussi, auront disparu,
qu'est-ce qu’il va rester ? Il va rester cette immanence. Et à
partir de ce moment le monde risque de devenir de plus en plus… chinois.
Et ça va poser des problèmes…
Bon. Alors, parlons-en. Premièrement,
peut-être que je n'ai pas été assez clair. Moi mon
travail, dans chacun de mes livres, c'est d’essayer chaque fois de construire
une sorte de montage qui retende la pensée. La retende. Comme un
ressort qu'on tend. En essayant, justement, d'opérer un montage
à travers une certaine rencontre entre pensée chinoise, orientale,
et puis pensée européenne, de telle façon que, de
nouveau, des écarts se démarquent, des lignes de clivage
apparaissent et que la pensée redevienne saillante, intéressante,
pour sortir d'une sorte de pensée commune vers laquelle tendraient
les catégories européennes se répandant à travers
le monde entier. Maintenant, vous avez fait une remarque que je crois tout
à fait juste. Une des grandes originalités de la pensée
européenne, c'est qu'elle a gardé, sous des formes diverses
qu'elle n'a cessé de vouloir laïciser, sans le faire complètement,
une transcendance par extériorité. Si je résume un
peu ce qu'est le monde européen pour moi, la transcendance par extériorité
son nom ancien c'est Dieu. Après il y a eu toutes les transformations,
comme vous l'avez dit, par l'idée de progrès, qui est d’abord
une idée religieuse : " marcher vers ",
marcher vers un paradis, une terre promise, et qu'on n'a cessé de
vouloir laïciser au dix-huitième siècle, au dix-neuvième
siècle, sans le faire jamais totalement d'ailleurs. Cette idée,
donc, d'une transcendance par extériorité qui conduit à
une figure d'idéal. C'est parce qu'il y a eu cette transcendance
par extériorité, par exemple, qu'on a pensé la liberté.
La liberté, c'est un affranchissement par rapport au monde. Pourquoi
la pensée chinoise n'a pas pensé la liberté dans sa
tradition ? C'est parce que c'est une pensée des processus,
intramondaine ; comme vous l'avez dit : de l'immanence. Quel
est le mode de la transcendance en Chine ? Il y a bien une transcendance
en Chine, c'est ce qu'on appelle le Ciel. Mais c'est une transcendance
non pas par extériorité, comme celle du Dieu biblique, ou
comme celle des idées platoniciennes, c'est une transcendance par,
je dis souvent, totalisation de l'immanence. Parce que moi, en tant qu'individu,
je n'ai toujours qu'une part réduite au processus du monde, mon
champ est limité. Alors que le Ciel c'est la totalité des
processus en cours. Et ce n'est pas un autre monde : le Ciel, c'est
à la fois la totalisation et puis l'absolutisation de l'immanence.
C'est le processus à son plein régime. C'est pour ça
que, souvent, on traduit le Ciel par " nature " en
Chine. Mais je crois que c'est très différent, parce qu'au
fond tout reste dans un monde intramondain. L'équivalent, si je
puis dire, de la pensée de la liberté européenne,
c'est la spontanéité en Chine, ziran : " ce
qui se fait ", au sens de sponte sua, c'est à dire
ce qui se fait tout seul, par soi-même. Alors, à la fois c'est
l'équivalent et en même temps c'est très différent,
radicalement différent, parce que ce n'est pas la liberté,
avec l'affranchissement que cela implique, mais c'est le fait que le processus,
ou la conduite sur le plan humain de la sagesse, se déroule tout
seul, sans plus de difficulté, spontanément, sans plus de
résistance. De même la vérité...
C'est la question que je me pose
dans mon dernier livre : essayer de reconstruire une sorte de bifurcation
théorique entre la Chine et l'Europe ; pas historique mais
théorique. Et, comme vous l’avez fait remarquer, on pourrait au
fond, au lieu de se dire que la pensée chinoise serait restée
dans l'enfance de la philosophie européenne, voir le devenir de
la philosophie comme une sorte de déviation de la sagesse, d’aberration,
comme si effectivement quelque chose avait dévié de la pensée,
en se fixant sur la vérité, qui ensuite s'était précipité
dans une histoire, l'histoire de la philosophie. Parce qu'il y a une histoire
de la philosophie, il n'y a pas d'histoire de la sagesse. Une histoire
des sages, individuellement, des itinéraires…
C'est ce qui vous permet de faire dialoguer
directement Mencius avec les Lumières dans Fonder la morale, bien
qu'il y ait un écart de mille ans ?
Absolument. Alors... Non seulement
il y a une histoire de la philosophie, mais la philosophie est Histoire.
Pourquoi ? Je montre un peu dans mon dernier livre qu’au fond –
c'est pourquoi j'ai pris ce titre, une formule que je trouve dans Confucius –
Un sage est sans idées parce qu’une idée c'est un
parti pris. Avancer une idée, c'est privilégier un aspect
au détriment des autres. C'est donc laisser tomber de la réalité.
C'est donc privilégier. C'est donc une partialité. Qu'est-ce
que la sagesse en Chine ? C'est de ne pas basculer d'un côté.
De l'un ou de l'autre côté. C'est de ne pas sombrer dans la
partialité. Le sage, c'est celui qui reste dans une pensée
globale, disponible, comme on dit, dont la pensée reste totalement
ouverte, à tout le réel, à toute l'amplitude du réel,
d'un pôle à l'autre. Et donc qui se garde de la partialité
comme, je dirais, le philosophe a voulu se garder de l'erreur. Je dirais
que la partialité pour la sagesse c'est un peu l'équivalent
de l'erreur pour la philosophie. Et alors " passer à côté "
de la notion de vérité, ça signifie que la philosophie
c'est ce mode de pensée qui a commencé par avancer une idée,
peut importe laquelle, au sens où l’on dit " tenir
à ses idées ", apposer une idée en premier
et le reste suit : principe, arche. C'est à dire, au
fond, une idée au départ à partir de laquelle tout
le reste s'enchaîne ; n’est-ce pas ? Mais il y aurait là
comme une sorte de perte initiale, dit la sagesse, qui serait qu'on aurait
commencé à privilégier quelque chose, en laissant
tomber, en laissant dans l'ombre, le reste de la réalité.
Je crois qu'on pourrait se représenter, d'une autre façon,
la philosophie comme étant une sorte de déviation qui a précipité
la pensée dans une histoire où, à partir de la première
idée avancée, on n'aurait cessé de vouloir récupérer
ce qu'on avait commencé par laisser tomber. La dialectique c'est
ça : une histoire où l’on ne cesse de vouloir récupérer,
par un autre biais, d'une autre façon, ce que l'on avait commencé
par laisser tomber au départ. Donc, une histoire de la philosophie.
Par rapport à quoi se distinguerait la disponibilité du sage,
pensée sans histoire parce qu'elle resterait dès l'abord
ouverte à toute la réalité, dans une sorte de disponibilité
qui ne s'attacherait à aucune idée.
Cela dit, ça pose un problème
qui est l'incidence de ça dans le monde politique. Je veux dire…
la Chine nous montre comment on peut penser sans prendre position, en gardant
l'esprit ouvert à toutes les possibilités, sans parti pris,
sans privilégier une idée. Mais comment ça se traduit
sur le plan politique ? Est-ce que, face au pouvoir, il ne faut pas
tenir à des idées, tenir à une vérité ?
Un point faible de la pensée chinoise, je crois, c'est qu'elle n'a
cessé de penser le pouvoir mais qu'elle n'a jamais pu penser de
résistance au pouvoir. Il y a eu des résistances individuellement,
mais l'idée de l'intellectuel, la figure de l'intellectuel, ne s'est
pas développée en Chine, celle du lettré, parce que
le lettré est toujours resté le dépendant du Prince.
Il n'a pas pu constituer une position à part, renvoyant justement
à une transcendance, comme vous disiez tout à l'heure, à
un autre ordre. C'est au nom d'un autre ordre que l'intellectuel en Occident
s'est constitué. Un ordre idéal. Une cité idéale,
au nom de laquelle il pouvait juger les rapports de forces du monde réel.
Mais quand il n'y a pas d'autre monde ou d'extériorité, qu'il
n'y a pas d'idéal, il n'y a pas de position de recul par rapport
à quoi on pourrait dénoncer l'ordre du pouvoir existant.
On peut le faire comme ça… mais on n'a pas de position pour le faire.
Je crois que c'est une différence essentielle, et qu'on en voit
bien les conséquences sur le plan politique : l’intellectuel
n'a pas pu jouer en Chine ce rôle qui a été essentiel
dans l'histoire occidentale.
Alors il y a une chose qui me
paraît très caractéristique, pour revenir à
la langue. Comment traduit-on idéal en chinois ? Lixiao.
Mot à mot c'est " pensée du Li ".
Le Li, c'est quoi ? Grande notion chinoise, que je traduirais
comme le " principe régulateur des choses ".
Ce n'est pas du tout l'idéal. Le terme sert à traduire
idéal en chinois, mais en fait ce n'est pas l’idéal
puisque c'est la pensée de ce qui est le principe interne à
la réalité, le principe justement de la cohérence
des processus. Il n'y a pas du tout la dimension d'extériorité
et de transcendance. Transcendance qui, chez nous, a constitué l'idéal
par rapport au réel. N’est-ce pas ?
Alors, pour en revenir à la question
de l'universel...
On fait une pause d'une minute ?
Oui. Si vous voulez.
(pause)
On recommence déjà ? !
On est au Japon vous savez... Les pauses
sont brèves.
Oui, peut-être... Mais moi,
je suis grec ! J'aime les pauses. J'aime les siestes... Bon, que voulez-vous…
Allons-y !
Encore une question, si vous voulez bien,
à propos de l'universalisme. Est-ce que pour vous il y a un point
d'où l’on peut penser de l'extérieur à la fois la
pensée occidentale et la pensée chinoise, et est-ce
que c'est dans ce point-là qu'on pourrait essayer de trouver un
universel ? Est-ce qu’une telle position est réalisable, d’ailleurs,
puisqu’elle supposerait pratiquement d'être à l'écart
de tout langage, ou bien se trouve-t-elle, comme vous le suggérez,
dans l'aller et retour ?
Je ne crois pas – c'est ce qui
fait, si vous voulez, la marque de mon travail – au fait que l'on puisse
disposer au départ d'une position de surplomb à partir de
laquelle on pourrait ranger la différence. Je ne suis pas comme
les missionnaires du dix-septième siècle qui avaient, eux,
la vérité en poche, la révélation, la vérité
théologique et qui abordaient la Chine sans problèmes puisqu'ils
savaient ce qu'il fallait penser ; ça correspondait ou ça
ne correspondait pas. Et je ne crois pas non plus que l'on puisse d'emblée
disposer de catégories universelles.
Je vous donne un exemple dans
le domaine de la littérature. Il y a un livre américain,
écrit par un Chinois, James Hsio, Chinese Theories on Literature
– je crois qu’il est à Chicago – qui est un livre qui veut présenter
la pensée chinoise sur la littérature. Comment la présenter ?
Il dit : on va partir d'un schéma universel pour penser la
littérature. Et il le prend dans la tradition des critiques anglais
(Abrahams) qui réfléchissent sur la tradition du romantisme ;
le romantisme étant un peu l'aboutissement de toute une tradition
critique européenne. Et il retient quatre termes, formant système,
qui sont : dans toute pensée sur la littérature il faut
penser l'auteur, l'œuvre, le public et le monde. Quatre termes donc, des
universels. Et il projette ça, ou il applique ça plutôt,
sur la pensée chinoise sur la littérature pour la présenter.
Eh bien, je dis que ça ne marche pas ! Parce que ce qu'il retient
par là est l'inintéressant. Pourquoi ? Parce que ces
notions ne sont pas universelles. La notion de public, par exemple, est
venue chez nous d’une expérience particulière de la littérature,
celle de l'épopée, d'abord, et du théâtre. Il
y une notion de public parce qu’il y a eu ces genres, le théâtre
et l'épopée, qui n'ont pas existé en Chine. Donc la
détermination de ce pôle qui serait le public, comme par exemple
dans l'Art poétique d'Horace où l’on pense l'œuvre
d'art en fonction du public, cette idée d'un public constitué
est une notion qui tient à une histoire particulière de la
littérature. De même la notion d'auteur : elle relève
de l'idée de création qui renvoie chez nous à beaucoup
de choses, comme la création du monde, etc. Il y a un parallèle
commun entre création de l'œuvre et création du monde. Alors
que dans la pensée chinoise l'avènement de l'œuvre littéraire
est sous forme de processus, comme tout le reste. Processus par interaction,
avec une polarité qui est, pour le poème, entre le paysage
et l'émotion, Qing et Jing, le dehors et le dedans.
Processus d'interaction, de transformation, comme toute la pensée
chinoise qui pense en transformation et, donc, ne sait pas expliciter une
notion d'auteur comme dans la tradition européenne.
De même la notion de monde,
elle aussi est typée. Il y a pensée d'un monde par rapport
à l'œuvre dans un rapport de mimêsis, d'œuvre d'art
représentant, imitant le monde. Mais, comme l'a bien dit Ricoeur,
pour qu'il y ait représentation il faut qu’il y ait rupture d'abord.
Or, justement, ce qui est intéressant dans le rapport de l'œuvre
littéraire au monde en Chine, c'est qu'elle est beaucoup plus dans
l'ordre de la rencontre ou de la communion avec le monde ; ce qu'on
appelle, nous, le monde, par commodité. Donc vous voyez, même
sur le plan de l'expérience littéraire qui paraît la
plus commune, il reste toujours un décalage. Je ne dis pas que ce
soit différent, mais je dis qu'il y a un décalage. Cela ne
colle pas... Cela ne cadre pas vraiment. Et ce qui m'intéressait,
c'est des différences de cadre, justement, qu’il y ait du " bougé ".
Donc, je ne crois pas à
une position de surplomb parce que je n'ai pas de position théologique,
ou doctrinale, de principe. Je ne suis pas un missionnaire débarquant
en Chine et je ne prends pas comme une évidence le fait qu'il y
ait des universaux de pensée découlant de la culture. Il
y a des traditions de pensée et, au fond, les catégories
d'être, de vérité, de sujet sont
des notions particulières. Je dirais, pour aller très vite,
que la pensée chinoise n'est pas une pensée du sujet
mais du procès. Elle n'a pas pensé la vérité
mais la congruence. Enfin, je pourrais développer comme ca...
Par conséquent, mon travail
n'ayant pas de position de surplomb, ni de catégories d'universalité
préfabriquées, préétablies, est un travail
de va-et-vient. Je suis... à l'horizontale ; sans lumière
verticale. A l'horizontale, je commence par faire quoi ? Par lire
des textes chinois. Un texte. Dans son rapport avec le commentaire chinois.
Ce n'est pas moi qui lit le texte. C'est entre texte et commentaire que
je commence à travailler. Puis j'essaie d'expliciter la cohérence
de ce texte, de façon à lui faire rencontrer une autre pensée,
la pensée européenne, à l'extravertir. Et je suis
donc dans un procédé issu d'un va-et-vient, mais qui reste
quelque chose de bancal. Je reste en porte-à-faux. Mais c'est ça
qui m'intéresse, c'est justement cette résistance, cette
sorte d'inconfort théorique qui oblige à ré-élaborer
les catégories sans les considérer comme toute faites.
Maintenant, ce n'est pas tout.
Dans ce petit livre sur la morale (Fonder la morale), ce qui fait
que j'ai sous-titré Dialogue, c'est que j'avais le sentiment
qu’il ne s'agit pas nécessairement d'une différence d'expérience.
Je ne me pose pas la question de voir si l'expérience chinoise est
différente de la nôtre. Et quand je commence par Mencius disant
que tout homme qui voit un enfant prêt à tomber dans un puits
va tendre le bras pour le récupérer sans penser s'il a intérêt
à le faire, s’il en retirera un bénéfice, de la gloire
ou je ne sais quoi, je me dis qu'il y a là quelque chose d'universel
et qui, chez nous, rencontre des notions comme la pitié. Alors,
la pitié, c'est déjà un terme connoté, européen.
La pitié, c'est déjà un terme rousseauiste, c'est
un terme critiqué par Nietzsche : " le dolorisme
de la pitié "… Mais cette idée d'une réaction
face à l'insupportable, dont je pars dans mon livre, je crois que
là je reconnais quelque chose qui est une expérience que
décrivent les Chinois, qu'ont décrit des gens comme Rousseau
ou d'autres et que je sais bien repérer, que je sais bien identifier.
Juste une nuance. Quand vous dites universelle...
La pitié serait universelle mais elle ne serait pas naturelle. Il
existe des sociétés qui sont cruelles, ou qui ne reconnaissent
pas de cruauté là où d’autres la voient.
Toutes les sociétés
sont cruelles. Je dis bien : universel, c'est " tourné
vers l'un ". Ce n'est pas lissé à un uniforme.
C'est une aspiration à quelque chose qui devrait être la même
pour tous… " Devrait être " : c'est du devoir
être universel.
Mais c'est inné ?
Ils le disent, eux. Il faudrait
voir les choses de plus près. Disons qu'il y ait une aspiration
universelle dans la réaction face à l'insupportable qui advient
à autrui ; ça je le crois volontiers. Et ce qui m'intéresse
dans cette affaire, c'est comment, en plus sur la morale, je reconnais,
j'identifie, des expériences communes. Parce que l'expérience
par laquelle je commence, du bœuf traîné au sacrifice, moi,
français du vingtième siècle, je comprends ça
très bien. Pas besoin de spéculer là-dessus ;
ça me parle…
Oui. C'est là que serait l'universel,
effectivement.
L'inconséquence du prince
chinois à proposer de remplacer le bœuf par un mouton parce qu’il
a vu le regard apeuré du bœuf et pas celui du mouton, je comprend
ça très bien.
C'est ce qui permet de s'intéresser
aux histoire des autres, aussi.
Bien sûr. C'est ce qui fait
qu'au fond je communique, là, je rencontre, n’est-ce pas ?
Et quand Mencius dit ça, lui a en tête une exigence d'universalité.
Puisqu'il dit : " pour tout homme ". Il part d'une
expérience d'abord particulière, un roi, un jour, et après
il dit : " pour tout homme, il n'est pas de… ".
Donc il y a chez Mencius, comme dans la philosophie européenne,
une exigence d'universalité. Mais ce qui m'intéresse, c'est
qu’ensuite, pour développer sa pensée morale, il ne passe
pas par certains plis de la pensée européenne. Par exemple
il n'explicite pas la catégorie de la volonté. Ça,
ça me paraît très intéressant. Parce que nous
nous avons quand même lié la vocation morale à la volonté,
donc à une philosophie du sujet. Et la volonté, on la trouve
déjà pré-pensée, si je puis dire, dans la pensée
grecque, déjà chez Aristote. Les catégories essentielles,
chez Aristote, entre ce que je fais de mon plein gré, ekon,
ou contre mon gré, akon. Ce n'est pas volontaire ou
involontaire, ce n'est pas libre ou pas libre :
c'est de plein gré ou contre mon gré. Et puis
les notions aristotéliciennes de champs préférentiel,
désir, délibération, décision, qui elles-mêmes
ne font que prendre la suite de la tragédie grecque. La tragédie
grecque, c'est une réflexion sur la mise en scène de comment
l'homme s'engage dans son acte. Ajax choisissant le suicide. Donc ça
correspond à une tradition particulière. Et ce qui me frappe,
c'est que Mencius ne dit pas " je veux ou je peux "
mais " je peux ou je fais ". Et souvent le traducteur
traduit par " je peux ou je veux ". Il corrige. Mais
le seul choix est très clair : c'est " je fais ".
Donc, ne s'est pas explicitée
en Chine la catégorie de la volonté, dont on voit bien comment
elle est advenue en Europe : tradition grecque, puis expérience
chrétienne, " vouloir le mal ", saint Augustin,
etc., et qui, chez les auteurs que je prends en référence,
Kant ou Rousseau, font paraître la volonté comme une chose
innée, commune à tous et allant de soi. En même temps
qu'ils disent, aussi bien Kant que Rousseau : " C'est énigmatique !
La volonté, j'en ai l'intuition ; c'est évident ;
mais je ne sais pas ce que c'est ". À la fois ils la prennent
comme une évidence et en même temps ils montrent eux-mêmes
qu'ils ne doivent pas en rendre compte. C'est très intéressant
parce qu’il y a là une sorte de difficulté de la pensée
que je peux refléter dans l’expérience chinoise où
cette catégorie-là n'a pas été explicitée.
Et par suite, aussi, celle de liberté. Nous avons conçu la
morale et elle est gérée, comme dit Kant, sous l'idée
de la liberté. Et ça me frappe encore aujourd'hui :
regardez nos tribunaux, ils jugent comment ? D'une façon kantienne.
D’abord, pour un criminel, on fait appel au psychiatre, au sociologue,
etc. Donc on tient compte des déterminismes. On fait appel aux sciences,
aux sciences de la nature ou de la nature humaine : psychologie, psychiatrie,
sociologie... tout ce qu'on veut. Et plus la science est précise,
plus elle est fine dans la détermination des déterminismes,
justement. Et puis après, on fait tout autre chose. On dit :
" Mais il est libre ! ". Alors que dans un premier
temps on a montré comment il n'était pas libre : c'est
son milieu, son père était alcoolique, il a subi un viol...
Bon. On passe beaucoup de temps à montrer comment il n'était
pas libre, et puis on prend une décision transcendante – alors la
transcendance et l'extériorité interviennent – et on dit :
" Il était libre, je le juge. " Non plus " j'explique ",
mais " je juge "
C'est tout le malaise de la justice en
Europe actuellement...
Eh oui ! Tout le malaise...
Non plus " j'explique " mais " je juge ".
Et alors là, je me drape dans des vêtements tout autres qui
ne sont plus la blouse du technicien mais la robe chamarrée du juge
qui dit : " Voilà. Il a fait le mal ".
Alors on dédouble l'homme entre un homme naturel, explicable par
la science, et puis un homme transcendant, nouménal dirait Kant,
un autre Moi, avec un grand M, qui est le sujet libre, sujet de la liberté,
et sur laquelle la science n'a plus prise. Donc on est resté kantien,
totalement. Mais avec le malaise que vous dites et qui est énorme
aujourd'hui. Alors ce qui m'intéresse, c'est de voir comment du
côté chinois on a pu élaborer une pensée morale,
avec une exigence de transcendance de la morale, avec des formules qui
sont, comme chez Kant : il y a des choses que je préfère,
auxquelles je tiens plus qu'à la vie, donc des valeurs supérieures
à mon existence – transcendance de la moralité –,
et en même temps sans passer du tout par l'idée de la liberté,
qui chez nous a été le socle de cette exigence d'universalité
de la morale. Je trouve que ça permet de voir aussi des malaises,
ou des incohérences, ou des difficultés de notre pensée.
Donc, par rapport à ma
démarche, puisque c'est de cela dont on parlait, je suis dans le
va-et-vient. Au fond, je fais de la réflexion, au sens propre.
Réflexion, c'est réfléchir une chose sur une
autre. Comme un visée qui se réfléchit dans une glace.
Je réfléchis une tradition dans l'autre et, dans cette réflexion
mutuelle de l'une sur l'autre, j'essaie de créer une sorte d'espace
de pensée problématisante, réfléchissante,
pour revenir sur notre impensé. Au fond, ce que je cherche ce n'est
pas la Chine, c'est, dans cet écart entre pensée chinoise
et pensée européenne, remonter dans notre impensé.
Donc, vous êtes toujours dans la
philosophie occidentale ?
Oh, je suis grec ! C’est
clair. Je suis grec et je suis philosophe. Je vous l’avais dit dès
le départ. Mais j’essaie – ce que disait un peu Merleau-Ponty, n’est-ce
pas ? – d’ouvrir le concept. Et j’essaie de pratiquer une sorte
d'ouverture de la philosophie par réflexion avec un autre d’elle
que je prends dans le cadre chinois pour les raisons que j’ai dites, de
commodité, de façon à ré-interroger la philosophie
dans ses fondements. La philosophie mais aussi nos pratiques de pensée ;
comme je vous l’ai dit, la justice occidentale, par exemple, pour moi c’est
une chose qui est assez aberrante.
Oui, puisqu’on ne sait plus s’il faut
punir ou pas. C’est ça le malaise.
Eh non ! Parce qu’on passe
son temps d’abord à expliquer. Et si j'explique, je ne punis pas.
Le film M le maudit, c’est ça. Si j’explique, je ne juge
pas. Parce que plus la science se développe, plus elle se particularise,
plus elle est fine pour saisir des déterminismes. La science, c'est
quoi ? C’est la causalité. Donc plus elle est capable de déterminer
des causalités. Alors, encore une fois, il a fait ce crime parce
que sur le plan sociologique, sur le plan psychologique, sur le plan...
Et en même temps on dit : mais à un moment je coupe tous
ça, et je fais surgir un autre sujet dont je ne sais qu’une chose,
c’est que je n’en sais rien. Il est nouménal, c’est l’autre Moi.
Un Moi qui est un Moi de la liberté. Donc, par principe, je ne peux
rien en savoir. Parce que si j’en savais quelque chose, je le réduirais
à l’ordre du connaissable, donc du scientifique, donc du causal.
Donc j’en ferais un sujet empirique, et non pas un sujet transcendantal.
La justice d’aujourd’hui refait surgir, sans s'en rendre compte du tout
idéologiquement, un sujet transcendantal, nouménal, dont
je ne sais qu’une chose, c’est que je n’en sais rien, et c’est parce que
je n en sais rien qu’il existe.
Alors que la justice chinoise...
Eh bien, il n’y en a pas !
C’est une justice de barèmes, je
crois.
Oui. C’est ça, exactement.
Vous l'avez dit.
Vous savez exactement ce que vous risquez
à chaque acte que vous faites.
Il y a la carotte et le bâton.
Il y a des codes de punitions et de récompenses. Donc, il y a deux
leviers. Moi, le souverain, j’ai deux manettes en main, dans la machine
du pouvoir, j’ai la carotte, j’ai le bâton, je fais jouer des sentiments
spontanés, de peur ou d’intérêt, et j'ai des barèmes.
Vous avez expliqué, tout au début
de notre entretien, que vous aviez choisi la Chine parce que c'était
la seule pensée, en dehors de la pensée indo-européenne,
qui soit en même temps ancienne, systématique, écrite...
Pas forcément systématique,
mais qui soit explicitée. Je ne voulais pas devenir anthropologue.
C’est la question que j’allais vous poser.
Quand on cherche l’altérité,
il y a deux possibilités. Soit on se fait anthropologue ou ethnologue,
on fait comme Lévi-Strauss et on se tourne vers l'Amérique,
ou vers le Japon ancien, ou vers l’Afrique...
Où s’arrête la démarche ?
Est-ce que c’est suffisant d’étudier la pensée chinoise pour
ré-interroger sa propre pensée ?
Je suis philosophe. Donc je n’ai
appris à faire qu’une chose, moi, dans mes classes, c'est à
lire des textes. C’est ma formation. Je ne voulais pas être anthropologue,
je voulais être philosophe. Ce qui fait qu’effectivement pour moi
il y a une commodité de la pensée chinoise parce qu’elle
est à la fois extérieure à nos cadres de pensée,
c’est à dire à notre langue, l’indo-européen, c'est
à dire à nos rapports d’histoire, jusqu’à une époque
tardive, et c’est une pensée explicitée. Et qui s’est commentée.
Moi, je travaille entre texte et commentaire. Donc j’ai effectivement ce
parti pris – mais qui est le mien : c’est mon métier, c’est
mon travail – de me situer sur un plan qui est d’abord un plan textuel.
Autre chose est la démarche de l’anthropologue. Mais pour, disons,
créer un vis-à-vis avec la philosophie, il fallait que j’ai
un mode de pensée aussi explicité que le discours philosophique.
Vous remarquerez une chose d’ailleurs, c’est la réticence de la
Chine à l’anthropologie. Il y a de l’anthropologie ou de l’ethnologie
au Japon, il y en a en Afrique, il y en a partout ailleurs, mais la Chine
me paraît très intéressante dans sa réticence
à l’anthropologie...
Le problème du Tibet vient de là ?
Oui, justement. On fait de l’anthropologie
en Chine sur ce qu’on appelle les minorités. Alors tous les anthropologues
sont à HongKong ou à Taiwan ou au Tibet... Il s’est formé
très tôt en Chine, sous l’influence des classiques, de la
figure du lettré, une censure, un effacement de ce qui était
le fond anthropologique, le fond chamanique, qui existe en Chine comme
en Corée, mais que la culture chinoise a très tôt recouvert,
effacé. Il y a une réticence, une résistance de la
Chine classique, celle des textes.
Est-ce que la vérité serait
dans la totalité des points de vue de toutes les cultures imaginables,
ou dans un minimum commun qui serait une intersection... ou est-ce qu’elle
n’existe pas ?
Alors je vais vous dire une chose,
c’est que j’ai choisi en cours de route de ne plus utiliser la notion de
vérité. Ce n’est pas une obligation. Ça, je n’y crois
pas. Je parle d’intelligibilité. Il y a des cohérences. Je
pense que la pensée...
Ce n’est pas relativiste, l’intelligibilité
?
Non. Alors pas du tout !
Ce n’est pas du tout relativiste. Mais ça, on pourra en parler après.
C’est l’idée que, au fond, le réel c’est des nœuds de cohérence.
Et donc il y a des intelligibilités possibles, plus ou moins pertinentes,
plus ou moins rigoureuses. Il y a des critères. La notion de vérité
est une notion qui est propre à la philosophie. Il est très
intéressant de voir que dans la tradition chinoise, on parle de
vrai ou de faux, par disjonction, mais on ne parle pas de
vérité. La preuve, c’est qu’on a emprunté la
notion en l’introduisant de l’Occident : zhenli, c’est une
notion traduite. C’est intéressant. Pourquoi ? Parce que ça
montre que la philosophie s’est fixée sur la vérité
pour en faire la notion absolue, la notion cardinale, et qu’elle est devenue
indispensable à la philosophie. Mon dernier livre porte là-dessus.
Et c’est ça qui m’intéresse. Même Nietzsche, quand
il dit : " Pourquoi avons nous préféré
le vrai plutôt que le non-vrai, l’erreur ou l'ignorance ? ",
il remet en question la pertinence de la vérité mais il ne
sort pas de la référence à la vérité,
il reste à l’intérieur de la philosophie. Et mon propos c’est
justement, en passant par la Chine, de voir, pour une notion comme celle-là,
la vérité, comment la pensée chinoise s'en passe,
comment elle n’en a pas besoin. Ce n'est pas qu’elle la critique :
elle n’en a pas besoin. Vous lisez Confucius, vous lisez Chouangzeu, il
n’y a pas la notion de vérité. Le sage chinois est authentique,
zhenren, mais c’est authentique, ce n’est pas vrai.
Donc, la notion de vérité
est une notion qui elle-même est particulière. Vous voyez
à quel point je ne me laisse pas aller à des universalismes
faciles. Je préfère parler d’intelligibilité, de cohérence.
Car quand je lis les textes chinois, je vois que c’est cohérent,
je vois qu’il y a du sens, je vois que ça tient. Cohérent,
c’est à dire : ça tient ensemble. Et ce que j’essaie
de faire d’abord c’est de décrire, de saisir des cohérences
et de les décrire, de les expliciter. Et j’ai le sentiment qu’au
fond, chaque outillage théorique éclaire un certain champs
de la réalité. Je ne suppose pas que l’expérience
soit nécessairement différente entre la Chine et nous :
en parlant de la pitié je crois qu elle est commune. Mais notre
outillage théorique est plus ou moins apte à éclairer.
Ainsi, pour ce que j'appelle la réaction face à l’insupportable,
ce qui arrive à l'autre, je pense que Mencius, la pensée
de Mencius, est plus adroite pour en rendre compte que la pensée
européenne qui, disons, tourne en rond. J'essaie de le montrer au
début : ce que Schopenhauer appelle " le mystère
de la pitié ". Je pense que la pensée européenne,
parce que c’est une pensée du sujet, a eu du mal à rendre
compte de la catégorie de ce qu’elle appelle la pitié parce
que la pitié c’est justement le rapport immédiat à
l’autre. Et c’est de l’ordre de la relation. Or la pensée européenne
est d’abord une pensée isolante, du sujet-individu. Donc, comment
rendre compte de mon rapport immédiat à l’autre ? Puisque
c’est une réaction, la pitié ; ce n'est pas pensé,
c’est réactif. Comment rendre compte de mon rapport immédiat
à l’autre sur le mode de la réaction quand je suis dans une
philosophie du sujet, de l’individu-sujet, comme l’est Rousseau ?
Rousseau échoue. En même temps qu’il fonde la morale sur la
pitié qui est un sentiment spontané, quand il en rend compte
il échoue. Et bien, il me semble que le biais par lequel pense la
philosophie chinoise éclaire mieux cette réaction d’insupportable,
face au malheur qui arrive à autrui, que l’outillage européen.
Donc, c’est à partir de votre propre
pensée que vous retrouvez dans la pensée chinoise quelque
chose qui vous semble expliquer mieux un aspect de la réalité.
Comme il y en a d’autres qui expliquent
moins bien. J’ai le sentiment que...
Non, parce que, pour simplifier, est-ce
que vous pensez que, fondamentalement, il y a un point de vue juste sur
les choses et sur la réalité, ou est-ce qu'il y a une multiplicité
de points de vue qui en saisiraient simplement une partie ? Enfin,
je ne veux pas vous embarrasser avec cette question...
Non, elle est réelle. Seulement,
je suis prudent. Je pense qu'il y a des cohérences de pensée
plus éclairantes que d’autres, plus pertinentes que d’autres, plus
fécondes que d’autres. Le dédoublement du monde, en deça/au delà,
monde sensible/monde intelligible, est-ce que c’est vrai ?
Je dirais que c’est fécond. C’est une cohérence qui est élaborée,
qui a des effets forts sur la pensée. Mais dirais-je que c’est la
vérité ? Ca serait redevenir prisonnier d'une notion,
la vérité, dont je retiens qu’elle n’a pas été
aussi essentielle...
Je ne disais pas vérité,
en fait. J’ai dit " point de vue juste ", ce qui est
un peu différent.
J’ai bien vu. Votre discours a
changé.
Oui. Parce que ce n'était pas la
même question.
Oui. Vous avez évolué.
Mais je dirais que la notion de justesse, là, reste dépendante
d’une idée d’adéquation. Je dirais qu’il y a des points de
vue qui sont, pour prendre des termes qui sont les miens, " faux ",
en même temps que tout point de vue a sa justification. Et il y a
des points de vue qui sont plus féconds que d’autres. Mais je me
garderais, sur un plan méthodologique, de sombrer trop vite vers
ce vers quoi l’on tend tout le temps, à savoir un ressurgissement
de la vérité parce que, disons, il arrêterait la dimension
exploratoire de mon travail.
J'insistais un peu sur cette question
parce qu’elle va nous servir de transition avec le troisième aspect
sur lequel je voulais vous interroger : quelle est l’actualité
de la pensée chinoise aujourd'hui ? Est-ce que la pensée
que vous étudiez informe encore la société chinoise,
son organisation sociale, sa politique ? Est-ce qu’elle influe sur
les processus de décision, par exemple, et sur la façon dont
les dirigeants chinois, ou les industriels chinois voient le monde et la
place de la Chine dans le monde ? C’est un problème qui a son
importance parce que si chaque logique a sa cohérence et si chacun
pense que son point de vue est non pas peut-être " plus juste "
mais au moins " autant " que celui du partenaire, on
ne voit pas pourquoi, vu le poids de la Chine actuellement, les Chinois
n'essaieraient pas, après tout, d’imposer leur point de vue sur
le monde.
C'est une question essentielle
mais complexe. J’ai le sentiment, d’une part, que la pensée européenne,
ou les catégories de la pensée européenne, tendent
à recouvrir le monde, à l’époque de la mondialisation.
C’est ce que j’évoquais tout à l’heure : la pensée
standard. Donc la pensée chinoise explicite, aujourd’hui, est très
peu intéressante. Elle est quasiment nulle. Allez dans un département
de philo en Chine : les gens font du business. Parce qu’ils veulent
s’enrichir... C’est légitime, je ne suis pas en train de blâmer
quiconque, mais disons que... Bon. Et puis, quand ils commentent leurs
textes classiques, ils les commentent souvent avec une langue formée
à la nôtre : subjectif, objectif, vérité,
esthétique, etc., tout notre outillage, et rendent souvent illisible
ou inintéressante leur propre pensée.
A ce propos, est-ce que vous pensez que
l’influence des études occidentales, tel qu’on appelle ça
au Japon, a été vraiment importante en Chine ?
D’abord, je dirais que c’est venu
en grande partie par le Japon. Au fond, Meiji a eu un effet de retour sur
la Chine. Bien sûr, il y a aussi des intellectuels chinois qui sont
allés en Europe, mais ce qui a été la grande entreprise
japonaise d'occidentalisation de la pensée, qui prenait le relais
d’entreprises précédentes vis-à-vis de la Chine, a
servi la Chine, est revenu en Chine. Ça, c’est un premier point.
Le second point, c’est ce qui échappe à la pensée
explicite. Vous parliez des affaires. Moi j’ai accompagné des entreprises
françaises en Chine pour négocier. Il y a des stratégies,
des stratégies chinoises classiques, anciennes, auxquelles les Chinois
ne renoncent pas. Par exemple, dans mon travail sur l’efficacité
j’oppose manipulation à persuasion. Quand les hommes d’affaires
européens vont en Chine, souvent ils veulent persuader les Chinois.
On me dit : " Mais comment les persuader de… ? ".
Là, vous retrouvez tout le fond grec : rhétorique et
persuasion, peito, n’est-ce pas ? Vous retrouvez d’un coup
toute la Grèce, l’orateur... Déjà dans Homère
les personnages veulent se persuader les uns les autres. Et ça aboutit
à des institutions politiques comme l’agora ou le tribunal, l’assemblée.
La démocratie repose sur une chose : la persuasion. Alors qu’en
Chine ce n’est pas le problème : on manipule. C’est à
dire qu’on aménage les conditions telles que vous passiez par où
l’on veut que vous passiez.
C’est ce que j’essaie de mettre
en forme dans mon travail sur l’efficacité. J’ai écrit un
chapitre " persuasion versus manipulation ", en
gros. Manipuler c’est aménager des conditions dans la situation,
aménager la situation de façon telle que vous soyez, vous,
obligé de passer par où je veux , moi, que vous passiez,
en croyant que vous faites ce que vous désirez faire. Il y a là
quelque chose de très développé en Chine, très
affiné. Lisez les traités de stratégie, de politique,
de diplomatie : c’est ça qu'on vous dit. Pas question de persuader ;
ce n’est pas du tout par le discours. Par exemple un traité de diplomatie,
j’en étudie un dans ce livre : il ne s'agit pas de convaincre
le prince, il s’agit de faire en sorte que le prince soit obligé
de m’écouter, obligé de me suivre. Donc tout ce qui est en
amont, dans la façon de l’infléchir, de l’influencer, de
faire en sorte qu’il soit réduit à une passivité,
comme dans la stratégie chinoise, qui fasse que je puisse en user
comme je le juge. Tout est dans la manipulation parce qu’il faut le conduire
à passer par où je veux qu’il passe, lui croyant passer par
où il veut, par où il est bon pour lui de passer. Je crois
que ça, quand vous regardez le monde des affaires entre la Chine
et l’Europe, ça joue. Alors souvent je vois les hommes d’affaire
français vouloir persuader les Chinois, et je vois des hommes d’affaire,
des partenaires chinois manipulant. Quand on a une ressource, on s'en sert.
N’est-ce pas ?
Vous avez dit : " n’ont pas
renoncé à ". Est-ce que ça veut dire que
c’est un choix de stratégie, ou au contraire que les Chinois ne
peuvent penser ce genre de relation que sous cet aspect ?
Non ! Je pense qu’il y a
de la stratégie, parce qu’ils savent bien comment on fait, nous.
Ils vont en Europe. Ils étudient notre façon de faire du
business, de faire de l’administration, de faire de la politique. Mais
je pense qu ils ont plus ou moins conscience...
Ils l’étudient. Mais est-ce qu’ils
l’assimilent ?
Oh oui ! Certainement. Je
crois qu’ils comprennent, mais qu’ils ont le sentiment d’une autre ressource,
qu’il y a une efficacité autre qui est une efficacité de
la persuasion, comme il y a une efficacité du discours, et qu’il
y a une efficacité inverse, de la manipulation, comme il y a une
efficacité du silence. Il vaut mieux avoir deux ressources qu'une.
Comme disait le président Mao : " marcher sur ses
deux jambes ". Donc, je crois qu'il y a chez eux, chez les gens
qui ont été en Europe, qui ont été dans nos
écoles, une connaissance souvent rigoureuse de nos stratégies
de discours, de nos stratégies de pensée. Mais, disons, ils
ne renoncent pas à l’efficacité, à la ressource de
stratégies comme la manipulation. Pourquoi y renoncer quand c'est
efficace ?
A part cet aspect des stratégies
dans les négociations, est-ce qu’il y encore d'autres points ?
Dans le discours. Vous avez cité
mon travail : Le Détour et l'accès. Il y a une
efficacité du discours direct, frontal, explicite, du logos, dans
notre tradition, mais il y a une efficacité inverse, et à
laquelle ils ne renoncent pas, de l’allusif, de la critique indirecte,
de biais, ce que j’appelle l’obliquité. L’obliquité en Chine,
il y en a aujourd’hui.
Ça fonctionne à l'intérieur
du cadre chinois ?
Oui. Et puis par rapport à
nous aussi. Je crois qu’ils ont beaucoup plus assimilé maintenant
qu’avant nos modes rhétoriques. Il suffit d’être en rapport
avec des Chinois pour voir que les effets de silence, ou de non-dit –
vous savez les proverbes chinois : " faire du bruit à
l’est et attaquer à l’ouest " –, ça vaut en
stratégie, ça vaut dans le discours. Il y a le gros du discours
que je développe, que je dis ostensiblement, en insistant, et puis
il y a la charge insidieuse, l’insinuation déterminante. C’est là
que tout se passe. Ces effets de décalage dans le discours ils n’y
ont pas renoncé.
1492-1997. L’année dernière,
le retour de Hongkong à la Chine. Deux bornes. On a connu cinq siècles
d’expansion occidentale et, je dirais, deux sortes de missionarisme, un
missionarisme qui était théologique et qui portait des valeurs
religieuses, et un second missionarisme qui était colonialiste mais
qui camouflait des intérêts particuliers derrière une
idéologie qui était celle du progrès et de l’universalité,
justement. Or, dernièrement, on commence à entendre des échos
inverses...
Relativistes ?
Il y a le relativisme, mais il y a plus.
La Chine, mais aussi quelques autres pays en Asie, semblent avoir la tentation
non seulement de clôre cette période mais en même temps
de faire la leçon à l’Occident.
D'autant plus que la puissance
économique irait de leur côté.
Et ce n’est qu’un début. Si tout
se passe comme les Chinois l’espèrent, le poids démographique,
économique et politique de la Chine sera tellement écrasant
dans cinquante ans que la question va quand même se poser...
Tout à fait. Alors, d'abord,
une question de méthode. Je veux éviter deux écueils.
Celui que j’appellerais " l’universalisme facile "
– je ne renonce pas à l’universalisme –, qui est cette sorte d’humanisme
immédiat, d'unanimisme où on ne fait que projeter ses notions
à soi, ses catégories à soi sur le reste du monde,
en pensant qu’elles sont destinées à être valables
partout. Mais il y a l’autre écueil, qui est celui que j’appellerais
le " relativisme paresseux " : on renonce à
l'exigence d’universalité, on se replie sur la particularité
des cultures, des " mentalités ", on dit :
" Il est Chinois ". Non ! Moi je fais un travail
où je prétends comprendre l’autre. Parce que c’est intelligible.
Je parle d'intelligibilité. Et je pense qu’on oscille aujourd’hui
beaucoup trop entre ces deux écueils. L’Unesco, sur les droits de
l’homme, oscille entre les deux. Tantôt on dit : les droits
de l’homme, l’universalité, grands principes, etc. Tantôt
on dit : " Oui… en Afrique parler des droits de l'homme
aujourd’hui, alors qu'il y a des problèmes de clans… ".
Ça grippe. Ça ne marche pas. Et alors, on se replie sur la
position relativiste. Et je redis : non ! Il ne faut ni céder
trop naïvement à l'illusion d’universalité qui est une
exigence, qui est un idéal, mais qui n’est pas forcément
ce dont peut partir la pensée, ni parce que l’on est déçu
tomber dans l’envers qui est ce que j’appelle le " relativisme
paresseux ". Je crois que notre travail, le travail de la pensée,
c'est de faire travailler le particulier et le général, en
aller et retour, dans un va-et-vient. Je crois que, idéologiquement,
c’est un problème d’aujourd’hui. Sur les droits de l’homme vous
assistez aux deux discours, et que l’on n'arrive pas à marier l’un
avec l’autre ; ce qui fait que tantôt on dit l’un, tantôt
on dit l’autre. Par exemple, le gouvernement français par rapport
à la Chine, aux droits de l’homme en Chine, a dit tantôt l’un
et tantôt l’autre. Il y a eu la première période, l’événement
de Tiananmen, où l’on a tenu le discours universaliste facile, et
puis après, quand on a vu que les relations d’affaires nous gênaient,
que les hommes d’affaire allemands ou italiens vendaient mieux que nous
parce qu’ils avaient moins entonné la trompette de l’universalisme,
on est revenu sur une position relativiste où l’on dit : " Bon,
c’est les Chinois, c’est à part ".
Ce qui est intéressant dans cet
exemple, c'est qu’on découvre, je dirais d’un point de vue chinois,
que la position des droits de l’homme, celle qui défend les droits
de l’homme, est faible, puisqu’elle se rétracte, alors qu’eux n’ont
pas besoin de se rétracter. Est-ce que ce n’est pas un peu inquiétant ?
Oui. Mais en même temps,
moi je défends les droits de l’homme. Donc je ne suis pas dans un
discours où je veux relativiser les droits de l’homme. J’ai bien
dit en tant qu’universel, c’est à dire en tant qu'exigence de la
raison. Moi, je suis un homme de la raison, je suis philosophe. Mais, justement,
c’est une exigence, c'est de l’ordre de l’idéal, et l’affirmation,
comme ça, péremptoire, d’une validité des droits de
l’homme partout, urbi et orbi, comme étant ce par quoi doivent passer
de force, maintenant, toutes les formes de société, je dis :
prudence. C’est comme les élections, la démocratie occidentale.
Le mode d'élections, le mode de décision par élections,
par suffrage, par comptabilité, soit un modèle mathématique,
lié à la cité grecque, lié aux réformes
de Clisthène, lié à la rencontre très particulière
dans l’histoire grecque entre une théorisation mathématique
venue d’Ionie et Athènes à la fin du sixième siècle,
c'est quand même un moment particulier de l’histoire ; et où
est né un modèle essentiel qui est le vote, décision
sociale, politique, par un dénombrement, en disant : 49% contre
51%, 49% ne valent rien, pour un certain temps, et 51% ont tout le pouvoir.
Considérer que c'est le seul mode de relation politique aujourd’hui,
qu’il faut l'imposer, comme ça, directement, je dis : prudence.
Parce que les réticences seront fortes... Alors ce que vous venez
de dire est très juste, à mon sens, c’est que si on fait
cela trop naïvement, le contrecoup va être très dur.
C’est que les pays d’Asie, prenant la puissance économique, voudront
aussi la puissance politique et vont nous renvoyer un coup très
violent dans le refus des modélisations trop hâtives qui ont
été les nôtres. Ils le disent déjà aujourd’hui,
mais bientôt ils vont le mettre en œuvre.
Est-ce que vous diriez qu’il y a un modèle
socio-politique chinois qui serait un modèle de la régulation,
opposé à celui de la démocratie, pour lequel il importe
avant tout de sauvegarder un certain équilibre dans l’ordre des
choses, quel qu’en soit le prix...
Oui. L’harmonie. La grande harmonie,
Tai ?
...et qu’il pourrait y avoir une revendication
de généralisation de ce modèle ?
Oui. Mais ils le disent déjà,
maintenant. Un des concepts que j’essaie d’élaborer pour rendre
compte de la pensée chinoise, vous venez de le citer : c’est
la régulation. Qu’est-ce que la régulation ? C’est l’harmonie
en évolution. Ce n’est pas l’harmonie préétablie,
c’est l’harmonie qui ne cesse de changer. La régulation, c’est que
l’harmonie se maintient à travers le changement. Donc la pensée
chinoise est une pensée de la régulation puisque c’est une
pensée de l’harmonie et du processus. Et, effectivement, c'est ce
qu'ils disent tout le temps. Pour eux, c’est l’harmonie entre le haut et
le bas, la régulation entre le pouvoir et le peuple. Exemple :
les dazibao, les placards muraux, c’est de la régulation à
la chinoise. Alors, je ne veux pas faire l’apologie de cela mais je dis :
soyons prudents dans les projections qui sont les nôtres, parce qu’il
y a eu une projection d'un camp sur l'autre, à une époque
où l’Europe était d’ailleurs en force, économiquement
et politiquement. Cette situation change, c’est clair aujourd’hui.
Tout mon travail, si vous voulez,
au-delà de la Chine, c'est d’essayer de faire, d’écrire ce
qui serait une histoire particulière de l'exigence d’universalité.
Une histoire particulière, c’est à dire, au fond, ce que
j'espère c'est ressaisir l’histoire de la raison européenne
de ce dehors qu’est la Chine. Par exemple, l’universalité grecque
n’est pas du tout l’universalité romaine. L’universalité
grecque, c’est une universalité du logos, de la définition,
de l’abstraction, du en ti eidos, d’une essence une, l’en-soi
des choses. C’est ça que nous disent Platon, Aristote, les philosophes
grecs. Donc c'est une universalité du logos. Logos, discours, définition.
L’universalité latine est tout autre. C’est une universalité
du territoire ; c’est l’espace romain ; c’est Mare nostrum ;
c’est la Méditerranée ; c’est au fond qu’on peut être
citoyen de la même façon en Tunisie qu’en Gaule, la civitas,
n’est-ce pas ? C’est autre chose. Donc un autre mode d’universalité.
Le catholicisme est aussi un mode d'universalité, encore différent :
dans le catholicisme vous avez et du romain et du grec...
Tous ces modèles, parce qu’ils
se pensaient universels, ont eu tendance à être impérialistes.
Il y a eu un impérialisme grec, un impérialisme romain, un
impérialisme chrétien...
Oui, bien sûr, mais très
différents. L’impérialisme grec est un impérialisme
de la raison...
Un impérialisme au sens où
l’on essaye d’étendre ses valeurs aux autres. Est-ce que les Chinois
ne pourraient pas avoir cet impérialisme-là ?
Mais les Romains, c’est un tout
autre mode d’impérialisme, le catholicisme un autre mode encore.
Ce qui m’intéresse c’est qu’au fond on a écrit une histoire
de la philosophie où il y aurait une sorte de maturation progressive,
nécessaire, cohérente, unifiée de l’exigence d’universalité.
Or moi, je trouve au contraire une histoire européenne très
composite, voire chaotique : moment grec, moment romain, catholicisme ;
je résume bien sûr. Donc l’Europe est beaucoup plus composite,
et ce qui apparaît comme étant la raison née, comme
Athéna, du crâne de la philosophie, à l’époque
classique, celle que vous citez, en fait ce n’est pas ça, ce n’est
pas l’histoire de la raison. Il y a eu une maturation beaucoup plus, encore
une fois, chaotique, hasardeuse même, que ne la décrit ensuite
rétrospectivement la philosophie.
Je crois que l’Europe actuellement
est prise avec une exigence d’universalité à un moment où
elle n’a plus – disons autant qu’avant en tous cas, mais je pense qu’elle
l’a encore parce que je lui crois une chance – la suprématie économique
et politique. On est dans cette situation. Et, comme je vous l’ai dit,
le discours de l’Unesco est dans cette difficulté-là. Et
le travail que je fais c’est justement parce que j’ai le sentiment qu’il
faut aménager sur le plan théorique une rencontre qui permette
que les rapports d’impérialisme, dont l’histoire est toujours tissée
– je n’y peux rien, c’est comme ça : les rapports de force –,
évitent qu’on assiste d’une part à une sorte de recouvrement
de la pensée d’Extrême-Orient par l’outillage théorique
européen, et puis, par contrecoup, à des résistances
qui risquent d’être farouches, où des sociétés
qui ont de plus en plus d’importance économique et politique, et
qui ont été recouvertes par cette sorte d’outillage commun,
seront en position de refuser ou de vouloir violenter l’exigence d’universalité
européenne.
Est-ce que vous ne pensez pas que la démocratie
telle que nous la pratiquons, qui est un modèle conflictuel, paraît
fragile opposée dans un rapport de force à un modèle
qui serait le modèle de la régulation, qui lui est beaucoup
plus stable et massif ? Est-ce qu’on peut commercer sur une base de
libre échange avec un modèle culturel qui est potentiellement
destructif pour notre propre structure ?
Moi, je crois à la valeur
du conflit. Et je crois que l’harmonie c’est une pensée riche, du
côté chinois par rapport à la nature par exemple, mais
qu’elle est très facilement aliénante sur le plan social
et politique. Car sous l’harmonie on glisse toujours d’autres choses qui
sont des rapports de force. Donc, comme je ne crois pas, jusqu’à
preuve du contraire, que les rapports sociaux puissent se dispenser totalement
de rapports de force, je pense que la position de contestation, la position
de dénonciation sont des positions socialement utiles. Je suis du
côté de la liberté. Et je pense que la liberté
peut être en danger. Et donc qu’il faut justement décaper
cette exigence-la. Moi, je suis du côté de la Cité.
C'est à dire d’un lieu de l’affrontement des discours, de la contestation,
parce que je me suis rendu compte justement que, côté chinois,
sous l’idéologie de l'harmonie il y a une forme d’aliénation
qui est très dangereuse. Et je pense que je pourrais parler du Japon
là, si on avait du temps, de la même façon. Je crains
beaucoup les pensées consensuelles, les habitus communs, sous figure
d’harmonie, de ce que ça marche bien, que c’est bien huilé.
Le bien huilé de la société je le crains beaucoup.
Alors, parlez-nous un peu du Japon. Qu’est-ce
que vous avez sur le cœur ?
J’avais d’abord une chose à
dire qui est – alors à vif, n’est-ce pas – la résistance
que j’y rencontre, en tout cas à l’égard de mon travail,
entre deux écueils, et avant tout celui de l’hyper-spécialisation
où l’on s’enferme dans son objet. Il faut de la spécialisation
pour être compétent, là-dessus je suis d’accord. Mais
en s’enfermant dans son objet on se prive ou on renonce, ou on veut renoncer,
à un intérêt de la pensée. Si je me spécialise
à fond, ça ne m’intéresse plus. Je fais ça
comme n’importe quoi. Alors que moi dans mon travail philosophique je m’investis
personnellement. Et cet écueil de la spécialisation marche
avec autre chose qui est ce qu’ils appellent le nihonjinron, à
savoir une sorte de discours culturel à coup de généralités
ou d’oppositions tranchées : le Japonais, le Français.
Je ne sais pas ce que c’est le Japonais ou le Français,
moi ! Je travaille sur un texte. Mais le Japonais, résumant
tous les japonismes, je ne l’ai jamais rencontré. L’un marche avec
l’autre, c’est ça qui me gène ici. Et moi, en parlant ici,
je rencontre des difficultés parce que je ne veux ni m’isoler, me
circonscrire dans une pure spécialité, j’ai une exigence
de philosophe donc de généralité, ni me contenter,
même si je m’en contente nécessairement et même si mon
discours passe par-là – quand je dis " les Chinois ",
c’est une façon économique de parler, je parle en fait d’un
texte : Mencius –, d’une sorte de généralité
facile, disons fantasmatique. Ça marche ensemble : fantasme
et généralité, usage fantasmatique de la généralité,
et puis hyper spécialisation où je coupe avec mon intérêt.
Ce qui est dangereux c’est ça, c’est le rapport du sujet à
son travail. Dans l’hyper spécialisation je ne m’intéresse
plus, moi, en temps que sujet, je travaille comme je ferais… je ne sais
pas : le ménage ? Et dans le nihonjinron je fantasme.
Alors c’est mon pur désir, désir d’identité, désir
de je ne sais quoi. Je crois que dans le travail intellectuel il faut du
désir, mais du désir qui réfléchit, qui motive
la pensée. Donc, moi je travaille entre particularité et
généralité, dans un va et vient entre les deux, entre
les deux pôles, et je pense que c’est ça faire de la philosophie.
Et au Japon je rencontre, disons, une résistance, une réticence
– j’ai bien vu ces jours-ci – parce que soit on voudrait me prendre dans
le piège de la spécialisation, soit on voudrait me prendre
dans les catégories du discours généralisant. Par
exemple, les interviews que j’ai eues à la radio : qu’est-ce
que vous pensez du Japonais ? Etc. Enfin ! Il faut travailler,
il faut analyser, il faut élaborer. Voilà, alors ça,
c’est une première chose que je voulais dire sur le Japon.
D’un côté la routine, et
puis au delà une fantaisie elle-même assez prévisible.
On retrouve ça dans beaucoup d’aspects de la société
japonaise.
Il y a d’un côté
un travail circonscrit et, effectivement, souvent coupé du désir,
ou du plaisir, et donc avec une sorte de pertinence qui est une pertinence
d’habitus. Et puis de l’autre côté, il y a... eh bien !
il y a le fantasme, quelque part, parce qu’on est humain...
Vous avez vécu en Chine et vous
avez vécu aussi au Japon. C’est difficile de ne pas vous demander
de comparer vos expériences. Que représente pour vous le
Japon en tant que sinologue ? Qu’est-ce que vous retrouvez de la Chine
dans la société japonaise, et dans ce que vous connaissez
de la pensée japonaise ?
Je vous dirai d’abord : j’ai
un usage du Japon par rapport à la Chine qui est celui des études
japonaises sur la Chine. Puisque le Japon est depuis très longtemps
en relation avec la Chine et il y a tout un travail d’élaboration
sinologique fait par les Japonais dont je me sers. Donc, première
raison qui est une raison de commodité. Quand je suis venu au Japon,
je suis beaucoup venu pour ça. La première année,
le premier mois où j’étais au Japon, je voyais le Japon à
travers la Chine. Et puis, c’est vrai que m’intéresse l’emprunt
et aussi la transformation de la culture chinoise par les Japonais. Par
exemple, comment les thèmes littéraires chinois se transforment,
comment la poésie chinoise se transforme au Japon. A la fois vous
reconnaissez des thèmes, vous reconnaissez des éléments
disons d’emprunt et en même temps il y a une très grande modification.
La poésie chinoise repose essentiellement, la poésie classique,
sur le parallélisme. La poésie japonaise repose, elle, sur
une rupture du parallélisme, de la symétrie. C’est intéressant
parce que c’est révélateur de ce qu’est la Chine et de ce
qu’est le Japon. Pour moi, c’est un biais de compréhension. Je crois
qu’il y a une vraie poésie japonaise, très intéressante,
dont certains effets sont liés aux thèmes chinois, d’autres
sont liés à des formes prosodiques qui sont des formes inventées
au Japon, et souvent en con'tre-pied des formes chinoises. Encore une fois,
la poésie chinoise classique fonctionne sur le parallélisme,
la poésie japonaise a beaucoup travaillé son effet poétique
à l’encontre de ça. Et puis il y a toute une sensibilité
japonaise – pour aller vite, c’est une expression facile –, poésie
des saisons, etc., qui bien sûr a des répondants en Chine,
mais qui en même temps est très japonaise. Le traitement du
thème amoureux, par exemple, est très différent. Bon,
ça serait très long d'en parler, et puis quand on en parle,
il faut parler sur texte.
Donc, en tant que sinologue, il y a des
aspects que vous reconnaissez, qui utilisent des matériaux d’origine
chinoise mais qui les ont transformés.
Bien sûr. Il y a même
des situations où ça a été conservé
au Japon et pas en Chine, par exemple des arts poétiques, à
l’époque des Tang, époque où le Japon est allé
en Chine pour apprendre. Dans le domaine de la médecine, dans le
domaine de la poésie, dans plein de domaines, vous avez des textes
qui ont été gardés au Japon et pas en Chine ;
et des textes très intéressants pour nous puisque ce sont
des manuels. Des textes qui pour les Chinois n’étaient pas intéressants
parce que c’était des textes pratiques, du savoir-faire, et qui
n’ont donc pas été gardés par la tradition lettrée,
mais qui étaient importants au Japon parce que, justement, textes
de savoir-faire ils livraient un mode d’emploi.
En ce qui concerne le Japon et la Chine
aujourd’hui, trouvez-vous des éléments de comparaison dans
la pensée qui est en action, qui gouverne la conduite sociale, la
psychologie... ?
J’éviterai de discuter
sur ce point-là parce que c’est trop général. Par
contre je peux vous dire une chose : j’ai enseigné la littérature
française en Chine et au Japon. Là, j’ai une expérience,
donc je peux en parler. J’ai eu l’occasion d’enseigner la littérature
française contemporaine trois mois à Pékin aux professeurs
de français de l’université, au moment de l’ouverture en
1978. Un an après avoir été étudiant, j’étais
envoyé par la France, et j’ai fait pendant trois mois ce que je
ne pensais pas que je ferais : je n’ai pas enseigné la langue,
j’ai enseigné la littérature française contemporaine,
dont il n’avait pas eu l’idée pour des raisons idéologiques...
Et j’ai commencé par leur faire lire du Barthes, par exemple, ou
Eluard : " La terre est bleue comme une orange "…
Ce qui les désemparait, et en même temps j’ai pu repérer
un sens du texte littéraire très développé
chez les Chinois. Je crois que entre les Chinois et les Français,
entre les Chinois et moi, je communique beaucoup à travers la littérature,
le sens du texte, le plaisir du texte. J’ai eu l’occasion d’enseigner la
littérature française aussi au Japon. J’ai eu une autre expérience,
parce que les Japonais en travaillant sur la littérature passent
beaucoup plus par l’histoire littéraire, la biographie, une sorte
de rapport intime avec l’auteur. Vous savez : on vit totalement dans
la proximité de l’auteur, on passe sa vie avec un auteur. Souvent
ce n’est pas un grand auteur. On fait au Japon des thèses sur tout ;
non pas sur Flaubert mais sur Maxime Du Camp. Je crois qu’on n’aurait pas
tellement l’idée en France de faire une thèse sur Maxime
Du Camp. Même si, je crois, c’est l’Education sentimentale
qui est dédiée à Maxime Du Camp et Maxime Du Camp
qui est entré à l’Académie française, et pas
Flaubert. Mais ce ne sont pas des raisons suffisantes pour s’y intéresser.
Il a été revalorisé
récemment.
Oui ? Mais enfin, le soir
quand j’ai du temps pour lire, je lis Flaubert plutôt que Maxime
Du Camp. Donc pour vous dire qu’il y a quelque chose que j’ai découvert
au Japon qui est cette façon de se spécialiser sur un auteur
et progressivement de s’imbiber, de s’imprégner, ce qui crée
un mode de compréhension, mais qui n’est pas le mode du commentaire
tel que, moi, je le pratique, commentaire structurant, commentaire exerçant
une sorte d’impérialisme sur le texte, d’impérialisme théorique,
mais qui est une sorte d’imprégnation, d’identification, qui me
parait assez différente de ce que j’ai rencontré en Chine.
Si vous percevez au Japon une logique
et une cohérence qui seraient différentes de la pensée
chinoise est-ce que ça ne vous tentent pas d’en approfondir votre
connaissance pour élargir votre champs de travail ?
Si. Mais, d’abord, la vie est
brève. On ne fait pas des investissements multiples. J’ai fait un
investissement dans la philosophie européenne, grecque, et je continue
à lire du grec. J’ai fait un investissement relativement lourd du
côté chinois. J’en ai fait un aussi du côté japonais,
mais il y a un moment où il faut commencer à faire servir
l’investissement qu’on a fait. Et puis, je vous ai dit, l’usage du Japon
par rapport à mon travail est plus dans un usage révélateur :
à la fois ce qu’il révèle par proximité de
la pensée chinoise et ce qu’il révèle aussi par réticence
à l’égard de la pensée chinoise. Bien sûr, le
Japon lui-même m’intéresse. Il m’intéresse par exemple
beaucoup sur le plan esthétique. Il y a quelque chose que j’aime
au Japon, qui est japonais, qui est l’esthétique du repas, qu’il
n’y a pas en Chine. La table chinoise n’est pas belle. Quand je vais dans
un restaurant ici, j’y vais pour voir, pas pour manger. Parce que, quand
je soulève le couvercle du bol de la soupe, c’est beau. Ce rapport
entre du liquide et du solide, ce qui flotte et ce qui ne flotte pas. Il
y a une harmonie, dans le découpage des matières, dans le
sashimi, une esthétique qui est immédiatement sensible, que
je n’ai pas besoin d’étudier, dont je jouis, et dont je me dis :
elle est japonaise, elle n’est pas chinoise. Regardez une table chinoise :
ce n’est pas beau. C’est souillé très vite, alors qu’un plateau
japonais est rigoureux et saisissant par sa beauté. Le rapport des
matières, des terres cuites, du bois, les baguettes, tout marche
ensemble, la façon dont c’est disposé… Il y a là une
réaction que j’identifie très bien. Je n’y vais que pour
ça. Il y a un plaisir immédiat d’une chose que j’identifie
culturellement. Ce n’est pas sombrer dans le nihonjinron que de dire ça.
Parce que ça repose sur une expérience qui est immédiate
et en même temps dont je peux rendre compte très bien parce
que je peux dire ce qui est beau là.
En dehors des repas, il y d’autres choses
qui vous séduisent dans l’esthétique japonaise ?
Oui, beaucoup. L’habillement,
les onsen, les petits restos... Je n’aime pas les grands axes, les métros
en hauteur, mais dessous, ce qui se niche dans les arcades, c’est fascinant.
Vous ouvrez la porte, vous entrez dans une ambiance tout de suite. J’aime
beaucoup le Japon populaire. Moi, si j’étais au Japon, je ne serais
pas un intellectuel, je serais du peuple. J’aurais un hachimaki sur la
tête, je serais derrière mes fourneaux, je serais... je serais
dans un onsen ! Je trouve que le onsen, ça c’est vraiment japonais.
Ce rapport au corps, ce rapport à l’eau, ce rapport au nu, qui n’est
pas chinois du tout. Je serais gardien d’un onsen, si j’étais au
Japon. Un onsen dans la neige, un peu comme dans le début de Yukiguni.
Formes de plaisir du corps. modes de plaisir du corps très différents,
et avec lesquels je peux communiquer d’emblée, pas besoin d’intellectualiser.
Si je n’avais pas été pris hier et aujourd’hui, je serais
allé passer deux jours dans un onsen.
Entretien recueilli par Richard Piorunski et
Bill Gater
à l’hôtel Tôkyô Daiichi, Shimbashi, le 25 janvier
1998.
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