INTERVIEW D'ALAIN CORBIN
par Estrellita Wassermann (Université de
Tokyo)
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La France a été l'invitée d'honneur de la première Foire Internationale du Livre de Tokyo, qui s'est tenue du 22 au 25 janvier de cette année, après que le Japon eut été celui du Salon du Livre de Paris au mois de mars 1997. À cette occasion, une délégation composée de dix auteurs représentatifs des courants majeurs de la création littéraire et artistique, et de la pensée française d'aujourd'hui, et dont tout ou partie des oeuvres a été traduit et publié en japonais, s'est rendue dans la capitale nipponne afin de participer à diverses manifestations : conférences, débats, séances de signatures, et d'y réaffirmer par leur présence la vitalité de la culture et de la langue française.
Alain Corbin, vous faites partie
de cette délégation en tant qu'historien et auteur de nombreux
ouvrages dont la plupart ont été traduits et publiés
aux éditions Fujiwara. Vous êtes reconnu comme le spécialiste
de l'histoire des sens et de l'évolution des sensibilités
: en témoignent des livres comme par exemple Le Miasme et la
Jonquille (dont le sous-titre révélateur est "l'Odorat
et l'imaginaire social, XVIIIe-XIXe siècles") paru en 1982
ou, plus récemment, Les cloches de la terre qui date de 1994
et dont le sous-titre est "Paysage sonore et culture sensible dans
les campagnes au XIXe siècle". Vous avez donné le 21 janvier à la Maison franco-japonaise une conférence portant sur la façon dont la ville de Paris était appréciée au cours du XIXe siècle. Pourriez-vous faire pour nous un rapide bilan des acquis auxquels vous êtes parvenu au terme de votre analyse ? Alain Corbin : Avant de me lancer dans un tableau historique en forme de diptyque articulé autour des années 1860, j'ai tenu à rappeler en une sorte de préambule méthodique l'idée que l'appréciation sensorielle de la ville ne saurait se réduire à celle d'une architecture de pierre, c'est-à-dire à une nature morte ; que les bruits, les odeurs, le mouvement de la ville définissent autant son identité que son dessin et ses perspectives. Mais aussi que la spatialité urbaine n'existe pas en elle-même, qu'elle est le résultat de l’enchevêtrement des différentes lectures qu'en font ceux qui la vivent : lectures simultanées, partielles, dues chacune au montage opéré par un individu particulier. D'où une première difficulté à laquelle se heurte celui qui tente de faire l'histoire de la relation sensorielle qui unit la ville à ses usagers : les sources (littéraires, esthétiques, etc.) sur lesquelles il s'appuie sont soumises à des codes esthétiques, des traditions rhétoriques, des systèmes de représentations, etc., qui contribuent à déterminer la saisie perceptive et émotionnelle de l'espace urbain propre à tel ou tel individu, et qu'il s'agit d’élucider, mais en même temps – et de façon dialectique – elles contribuent à établir de nouvelles manières de percevoir la ville. E.W. : Vous avez également évoqué dans votre introduction un autre risque, celui de l'anachronisme, qui pèse sur le travail de l'historien. A.C. : Oui, plus que tout autre ce dernier se trouve guetté par la tentation d'interpréter des phénomènes appartenant au passé selon les modalités d'une perception contemporaine. Une autre difficulté concerne l'émergence tardive du genre littéraire du "tableau" de Paris sur lequel il s'appuie pour travailler : la ville fut d'abord perçue à l'époque des Lumières comme une entité fragmentaire ; plus tard elle s'ordonna selon une perspective morale, celle qui est adoptée par Louis-Sébastien Mercier dans son Tableau de Paris, avant d'être finalement soustraite aux impératifs purement littéraires de la description fonctionnelle ou pittoresque, et envisagée dans sa totalité comme la matière même du roman. E.W. : Une fois soulignées les difficultés rencontrées par l'historien dans la consultation de ses sources, vous avez indiqué quelques-unes des précautions qu'il convient de prendre lorsqu'on entreprend une histoire des sensibilités. A.C. : La première concerne les usages sociaux des sens, ce qui détermine leur balance et leur hiérarchie ainsi que les fonctions attendues de ces usages (distinction de soi ou disqualification de l'autre). La seconde a trait aux systèmes de croyance et de conviction scientifiques qui pèsent sur l'appréciation : ainsi de la longue prégnance exercée par la théorie infectionniste sur la lecture de I’environnement. Compte doit être tenu en troisième lieu de l'influence exercée par les innovations techniques : ainsi des modifications apportées par la banalisation des glaces et miroirs sur la présentation de soi dans l'espace public, les modalités de l'effraction oculaire, les jouissances du voyeurisme, etc. L'étude me semble aussi s'imposer des systèmes de représentations, des habitudes perceptives et des structures affectives, qui sont partiellement ordonnés par ce qui précède, une histoire des seuils de tolérance à I'intensité et à la densité des messages sensoriels menée à partir de l'analyse de documents comme les plaintes individuelles ou collectives serait ainsi la bienvenue. Resterait enfin à tenir compte de la situation d'écriture de l'auteur qui construit la source, et plus largement, de l'histoire du sujet. C'est ainsi qu'en ce qui concerne l'appréciation de Paris, tout ce qui relève de la marginalité, de l'exil, du voyage, de la bohême, me semble surreprésenté. E.W. : Une fois ces différentes mises en garde faites, vous avez présenté un premier tableau de Paris couvrant la période allant des années 1810 aux années 1860 et qui s'organise autour de deux pôles : le premier relève d'une représentation classique de la ville, toute de cohérence et de visibilité, le second, d'une représentation romantique, toute d'ombre et de désordre. A.C. : La conception classique privilégie tout ce
qui relève de l'ordre du dessin de la ville et de ses agencements,
de sa configuration d'ensemble, de la clarté de ses limites, de
l'harmonie de ses perpectives, de son décor monumental, de la libre
circulation des flux de l'air et de l'eau, de la visibilité qu'y
assure la diffusion de la lumière. Depuis Rousseau, attentif au
risque de dénaturation encouru par l'homme en milieu urbain, la
pensée moderne de la ville est hantée par le rêve de
faire de celle-ci une scène sociale et civique : le Paris du
XIXe siècle demeure un espace de la rencontre ordonnée, de
la récapitulation et de l'ostentation des hiérarchies, dont
témoignent par exemple les fêtes : cérémonies
de commémorations, d’expiations, etc., qui s'y déroulent.
Le réglementarisme qui se théorise à cette époque
en matière de nuisances olfactives, de prostitution, mais aussi
dans d'autres domaines participe de cette mise en ordre. E.W. : Dans cette ville de l'ombre, est-ce aussi l'audition qui a la part la plus belle ? A.C. : Non, cette fois, la description privilégie
l'olfaction. Là où règnent la confusion des messages
sensoriels, l'absence de lisibilité sociale, le sentiment d'une
permanente menace, le côtoiement du déchet pourri au fermenté,
tous phénomènes qui invitent à la vigilance, l'odorat-sentinelle
est sollicité dans la mesure où il apparaît être
le sens de l'animalité, apte à lire et à déjouer
les pièges tendus par cette présence de l'organique au sein
d'un marais humain assimilé au péché, à la
maladie, au risque mortel. Cette ville, aussi attirante que répugnante,
relève aussi d'une esthétique tragique et d'une tératologie
sociale qui s'accorde, on le sait, à la sensibilité romantique. E.W. : La rupture qui justifie la deuxième partie de votre conférence se produit dans les années 1860 avec le processus de transformation que l'on désigne sous le terme d'haussmannisation et qui va bouleverser la physionomie de la capitale. A.C. : Ce terme désigne un urbanisme régulateur
sous-tendu à la fois par la "nostalgie d'un ordre ancien"
(I’expression est de Claude Duchet) et la volonté de redistribuer
l'espace et les repères dans une ville qui "subit un nouveau
mode de relation entre le public et le privé". E.W. : Pourriez-vous donner un exemple de ce nouveau mode de relation du public et du privé que vous évoquiez tout à l'heure ? A.C. : Oui, ainsi de l'importance prise par le boulevard à l'époque du Second Empire : alors que la rue n'est pas entièrement publique dans la mesure où elle a d'abord pour fonction de desservir les maisons voisines, le boulevard, lui, qui ceinture la ville et la relie à l'extérieur revêt une valeur abstraite : le passage de la rue au boulevard (mais la place joue un rôle identique) impose une modification de la présentation de soi – changement de l'allure, du rythme, élargissement du regard, etc. – et une acuité accrue des curiosités et des vigilances. Mais c'est surtout à partir de la fin du siècle que les boulevards deviendront les laboratoires privilégiés de la moderne sollicitation visuelle avec le développement d'un mobilier urbain (kiosques, colonnes Morris, etc.) et de mobiles divers (trams, omnibus, hommes-sandwiches...) qui se couvrent d'affiches tapageuses ôtant à l'oeil tout espace de repos, mais qui, à travers l'exaltation de l'actualité, de la mode, de la nouveauté, de la modernité, conduit à une homogénéisation de l'espace public. E.W. : Observe-t-on parallèlement une modification de l'espace sonore ? A.C. : Là aussi il y a unification. Aux cris de métiers
se substituent ceux des vendeurs de journaux, aux boniments des camelots
se mêle le bruit des avertisseurs. La confusion des bruits s'accompagne
d'une réduction de la diversité des sons, laquelle induit
une perte de l'audibilité des rythmes humains. Le son continu de
la machine s'impose, qui interdit la manifestation musicale spontanée
d'une part et donne d'autre part au silence brusque une signification inquiétante,
celle du dérèglement de la machine urbaine. E.W. : La multiplication des sollicitations sensorielles n'entraîne-t-elle pas l'éveil d'une conscience nouvelle des nuisances ? A.C. : Si, surtout en ce qui concerne la vue et l’ouie.
L'intolérance se fait plus grande à la sollicitation permanente
qu'impose au regard l’omniprésence des affiches et des réclames
ou au bruit des cloches, au tapage nocturne, au déploiement des
formes de liesse collective et bruyante. Mais au sein du tumulte chacun
choisit ce qui le concerne et abandonne toute attention à ce qui
devient vite pour lui un univers d'incohérence, adoptant des tactiques
de sauvegarde et de mise à distance. L'intrication d'espaces et
de temps hétérogènes, la mobilité accrue des
hommes et des marchandises, l'accélération continue des mouvements
concourent à dissoudre le tableau de la ville, ce qui impose à
chacun des expériences perceptives inédites et toute une
série d'apprentissages. Ainsi de l'expérience de la foule
dense et Indifférente, qui peut engendrer un sentiment d'étrangeté,
voire d'angoisse, et conduire à des formes nouvelles de repli subjectif,
de refus de la communication. Mais, dans le même temps, l'expérience
de l'anonymat peut procurer un sentiment d'autonomie, de souveraineté. E.W. : Pourriez-vous citer un exemple de ces apprentissages qu'impose au flâneur le parcours d'un milieu urbain inédit ? A.C. : Le bouleversement est grand particulièrement
dans le domaine de la vision. La vitesse accrue des véhicules suscite
de nouvelles vigilances, entraîne l'affinement de la vision latérale.
De même les innovations technologiques modifient le regard porté
sur les choses. La photographie, par exemple, aide à saisir l'instant,
à adopter de nouveaux angles de vue. Quant à l'omniprésence
de la réclame, elle habitue à une lecture à distance,
mais elle apprend aussi à éviter de voir et de lire. La multiplication
des points élevés – des balcons des immeubles haussmanniens
à la Tour Eiffel ou au Sacré-Cœur – invite de son côté
à une vision panoramique de la ville. E.W. : Vous avez achevé votre conférence sur une brève évocation du Paris de la Belle Époque... A.C. : Oui, ce qui caractérise alors l'espace et
le paysage sonores de la capitale, c'est la coexistence paradoxale d'un
retrait de l'audibilité des rythmes humains, d'une sensibilité
nouvelle aux nuisances sonores, de l'inquiétude engendrée
par les silences momentanés de la cité, avec une exacerbation
du désir de bruit, comme chez les futuristes par exemple, qui font
l'apologie de "l'automobile rugissante". La rue commence à
devenir alors le creuset où s'opère la fusion des ingrédients
musicaux de la modernité, dont l'Urban Rock et le Rap sont aujourd'hui
les avatars les plus récents. E.W. : Je vous remercie d'avoir bien voulu nous donner ce rapide aperçu de votre conférence, qui doit de toute façon faire l'objet d'une publication dans une revue japonaise intitulée Shisô. J'aimerais vous demander maintenant, à vous qui vous intéressez principalement aux représentations sensorielles de la ville à travers le temps, d'abandonner provisoirement le point de vue de l'historien pour vous plonger dans "l'ici et le maintenant", et nous dire quelle est votre expérience personnelle de cette ville que vous visitez pour la deuxième fois, je crois. A.C. : Ce deuxième séjour, de même que
le premier que j'avais effectué il y a de cela cinq ans déjà,
a lieu au coeur même de l'hiver, et je voudrais tout d'abord souligner
le fait que mes sensations olfactives sont totalement inhibées par
le froid. Si je la compare avec d'autres capitales que j'ai visitées
dans cette région du monde, la ville de Tokyo me semble donc caractérisée
par une quasi absence d'odeurs spécifiques ou fortement différenciées. E.W. : Et puis il y aussi le fait que Tokyo a été
longtemps une ville de bois, fragile par conséquent. Qu'elle a subi
dans les années 30 un terrible tremblement de terre, puis les bombardements
et les incendies de la guerre, et qu'elle est soumise par la spéculation
à une destruction-reconstruction permanentes. La jeune génération
ne peut donc pas, comme c’est le cas dans les villes européennes
en particulier, lire son passé dans les traces qu'il a laissées. A.C. : Laissez-moi tout d'abord vous dire comment j'ai choisi le personnage que j'y décris. E.W. : Le "personnage" ? Il s'agit donc d'une oeuvre de fiction ? A.C. : Non, d'un ouvrage purement historique ! Je me
suis rendu aux Archives municipales d'une petite ville de l'Orne, région
que je connais bien et depuis très longtemps car j'y ai mes racines,
et j'ai tiré d'un dossier deux noms au hasard, celui de deux personnes
ayant vécu au XIXe siècle, période sur laquelle j'ai
essentiellement travaillé. Le premier était celui d'un individu
mort très jeune et que j'ai donc éliminé d'office,
le second celui d'un homme dont la longue existence – il est mort à
l'âge de 77 ans, en 1876 – se prêtait davantage à une
analyse de type diachronique. D'autres historiens que moi se sont intéressés
à la vie de gens ordinaires, de gens du commun, qu'ils ont exhumée
de l'oubli des archives, et ont cherché à inscrire le cours
d'une destinée particulière dans celui de l'histoire. Mais
ils ont souvent travaillé à partir d’archives judiciaires,
l'individu ressuscité par leurs soins ayant laissé des traces
de son existence parce qu’il avait commis un acte criminel quelconque.
C'est également ce que j’avais fait dans mon livre Le Village
des cannibales, paru chez Aubier en 1990. Ou bien il s'agissait d’individus
qui, quoique de condition modeste, ont laissé des témoignages
écrits de leur vie, leur journal en particulier. E.W. : Le choix d'un tel sujet vous a-t-il astreint à certaines formes de présentation ou de style ? A.C. : Oui, bien sûr ! Le point de vue que j'ai adopté sur le personnage et les événements qu'il a vécus est celui de la "caméra subjective" et, le sujet ne se prêtant par définition à aucun effet de type romanesque, il a fallu que je m'en tienne à un style aussi plat que possible tout en évitant de tomber dans la banalité ! E.W. : Comment s’intitulera le livre ? A.C. : Le titre de l’ouvrage sera "Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot". E.W. : Le sous-titre ne pourra être "Portrait d'un Inconnu", c'est déjà pris ! A.C. : Non, bien sûr ! (rires) Ce sera : "Sur les traces d'un inconnu" E.W. : Merci Alain Corbin de vous être si aimablement prêté à cet entretien. A.C. : C'est moi qui vous remercie ! |