Littéréticulaire : adj. (de littéraire et réticulaire), propriété d'un texte où s'associent, aux valeurs traditionnelles et aux figures classiques du texte littéraire, les significations et effets de sens provoqués par les liens hypertextuels au sein d'un réseau (l'internet par exemple), qu'ils aient été voulus ou non par l'auteur. |
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Lundi 1er mars 2004 Pluie ce matin, sur Tokyo. Se transforme en gros flocons fondants. Qui disparaissent en touchant le sol... Vaillant nuage lancé à notre assaut, précédé d'une descente de dix degrés. Ne se fier ni aux floraisons ni à nos désirs de printemps. Dans le bain matinal, je commence Les Jeux de plage de Régis Jauffret. Petit format de petits textes, avant de m'attaquer prochainement à son Univers, univers de l'automne dernier. Quelques mots de l'introduction me font repenser à Évoluer parmi les avalanches de Yannick Haenel dont je n'avais pas reparlé parce que ça finissait en eau de boudin. Franchement, Anne, tu diras à Yannick qu'il a bâclé sa fin, c'est pas à la hauteur des deux premiers tiers du livre ! Elle est comme nous la littérature, elle est vivante, elle finit par se casser la gueule au coin du temps. Elle ne laisse pas de cadavre, pas d'archives, n'invoquez ni Homère, ni Shakespeare, ils passeront de mode comme les massues, les peaux de bête, et cette manie qu'avaient nos ancêtres de grimper aux arbres comme des singes. En attendant, dites-leur que je n'ai jamais souffert. Dites-leur que l'écriture c'est le bonheur. (R. Jauffret, Les Jeux de plage, Éd. Verticales, coll. Minimales, p. 10). Faut que je me coupe les ongles, ça me fait faire des tas de fautes de frappe que je dois corriger à la relecture. Temps perdu. J'avais d'abord écrit à quelqu'un "expie" pour "expire". Pas tout à fait le même sens ! C'est un mythe, les secrétaires aux longs ongles qui tapent toute la journée sans faute ?... "Kakudai", me dit T., "Élargit !"... C'est vrai que si on affiche en plus gros, on fait moins de fautes. |
Mardi 2 mars 2004 Une bonne partie de la journée passée à préparer un CD-Rom avec des photos et des enregistrements audio effectués lors du colloque Henri Meschonnic de Cerisy en juillet dernier. C'est fou comme enfermé dans un lieu clos de Tokyo j'ai plaisir à me projeter dans un endroit où j'ai été particulièrement heureux. L'année 2003 brille de deux soleils inextinguibles : la meschonnade de Cerisy et Perth avec T. Le reste est jalonné certes de bons moments et de dates importantes, mais leur souvenir ne dégage pas tant de lumière et de vibrations dans le présent chaque jour. Pour ce soir, je ne savais d'abord pas quoi faire. Invité à un cocktail à l'ambassade (comme plusieurs centaines de personnes) pour rencontrer un ministre qui n'est pas de mon bord, j'ai beaucoup hésité. La semaine dernière, T. et moi avions finalement arrêté que nous irions ensemble. C'est toujours une épreuve de se trouver dans cette visqueuse ambiance mondaine. Des hommes et des femmes d'affaire, des stagiaires de grandes écoles, des cadres de banques, des talento, des huiles de l'administration... Bah, les positions sociales ne me font pas peur ! Ce qui me gêne, moi, chantre de la claire conversation littéraire, c'est la vilaine conversation mondaine. Et plus encore, ce qui est le plus gênant, c'est la stratégie partagée d'évitement mondain de la conversation. Tous ces gens que l'on voit et juge d'un regard, qui nous voient et nous jugent d'un regard, presque le même, et regard et jugement sont faux parce qu'on sait qu'il faudrait des heures pour bien se regarder et juger peut-être, et l'on sait que beaucoup d'entre eux sont intelligents et méritants et que peut-être ils pensent la même chose de nous et que l'on n'a pourtant pas d'autre choix que de s'éviter, de chercher du regard ceux et celles que l'on connaît déjà et qui doivent être nos bouées depuis avant qu'on arrive là, même si on ne savait pas ou presque pas qui des gens qu'on connaît serait là, et l'on va de l'une à l'autre, saluant nos bouées, crawlant de l'une à l'autre en fendant l'air souriant l'air de rien un verre à la main quand entre le ministre. Dominique de Villepin est un bon orateur, il ne force pas, il ne lit pas, il ne perd pas son sourire mais il ne l'a pas figé non plus. Il enchaîne rapidement des sujets sur lesquels tout le monde surfe sans problème, la moitié de la salle pourrait faire à peu près le même discours, mais lui le fait bien. Avec lui, la langue de bois semble laisser sourdre encore un peu de sève, de ferveur presque. On aimerait lui faire plaisir et que ce qu'il souligne, indique, programme se réalise bien pour notre bien à tous, car il le veut visiblement. Techniquement, on n'a rien appris. On n'était pas là pour ça ! Après le départ du ministre affairé (pléonasme), par hasard on engage la conversation avec un pensionnaire de la Maison franco-japonaise qui nous a été sympathique dès le premier regard, il y a des mois. Une vraie conversation s'engage, le reste devient décor, stuc, on n'est plus à l'ambassade, on est dans l'histoire du Japon, dans les conventions du travail, la Mandchourie il y a cent ans, nos étudiants qui commencent à chercher du travail dès la troisième année de fac, etc. De son côté, T. émerveillée a fait le lien entre un collègue japonais passionné de Mac comme elle et une animatrice musicale française hors pair, il est sa femme elle est son mari, incroyable comme le monde est petit. Et si surprenant quand on s'y attend le moins. Ça qui est merveilleux, disait Beckett, qu'il ne se passe pas de jour... sans quelque progrès du savoir...
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Mercredi 3 mars 2004 Pas gai, le temps. De passage à Shibuya, ce matin, cohue à l'ouverture d'un pachinko. Que des gens aillent s'y amuser en fin d'après-midi ou le soir, pourquoi pas. Mais qu'on fasse la queue dès le matin, je ne comprends pas. Ces gens n'ont-ils rien d'autre à faire ? (question de réel étonnement et non de réac qui dirait qui doit faire quoi sur Terre...) L'idée de passer quelques heures dans un cendrier géant devant un tableau de billes dégringolantes en bougeant le moins possible dans un abrutissement de musique, d'annonces de gains et d'appels publicitaires, est-elle si séduisante, distrayante ? Je crains, avec bien d'autres avec qui j'ai déjà eu l'occasion d'en discuter, que le mot-clé ne soit : "abrutissant" ; la volonté de s'abrutir. Et pourtant, on dit qu'il y a des pros à qui des revues spéciales sont destinées, des spécialistes qui ne se passionnent que de nouvelles machines, des fous de la bille... Le ciel sale cache de belles choses à fêter : Hinamatsuri (雛祭り)* aujourd'hui. D'abord cérémonie de poupées emportant les mauvais esprits au fil de l'eau ; de nos jours plus prosaïquement (commercialement aussi), c'est la fête des filles, avec des bentos apprêtés de fleurs de cerisiers et des petits gâteaux parfois très conceptuels. Mon bento à moi, il n'était pas mal non plus. On y voit, en haut à gauche un sachet de sauce pour les beignets de tempura et cinq beignets (calamar, poisson, crevette, okura, aubergine), en haut à droite une croquette de crabe, un morceau de poulet et un morceau de poisson grillés, une noix de saint-jacques, une tranche d'omelette, des petits légumes, en bas à gauche un cube de konnyaku (gelée végétale), une boulette de viande (tsukune) et quelques petits légumes, enfin en bas à droite du riz en bouchées prémoulées assaisonné d'herbes parfumées (vertes) et de grains de sésame (marrons). Henri Calet est né il y a exactement cent ans, ça aussi, ça se fête. J'en ressors un petit de ma bibliothèque, tout corné d'avoir été lu pendant un voyage, je crois. Style souple et léger, du genre que je n'oublie pas mais que presque tout le monde néglige. Pour ça qu'il n'y a pas de commémoration en France ! (Faut dire qu'il y a tellement de choses ahurissantes dans le politico-culturel français qu'on ne voit pas où caler Calet...) "Il y avait des années que je n'avais mis le pied sur une île, et je gardais des époques où j'ai été entouré d'eau une impression d'esseulement, d'existence érémitique, quasi barbare. Les îles ne conviennent guère à ma nature. Je m'y sens, plus qu'ailleurs, en exil. Il me déplaît d'être sous la menace constante de quelque raz de marée. Qui dit que l'on ne va pas partir soudain à la dérive ? Pourquoi pas un iceberg ? Non, il me faut un terrain solide, un pieu, une bonne chaîne..." (Henri Calet, Le Tour de l'île en voiture à âne). Même si l'on n'est pas d'accord, ça force le respect. ____________________________________ * Si vous ne voyez pas de caractères japonais dans la parenthèse, c'est que votre ordinateur n'est pas configuré pour le Japonais.
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Jeudi 4 mars 2004 Le soleil a daigné nous faire une petite visite et nous permettre d'ouvrir la fenêtre avant le petit-déjeuner, histoire de changer d'air. Pas mal de courriels, ce matin, pour diverses tâches professionnelles. Le grand sac de plage que j'ai reçu pour mon anniversaire, à Perth, va servir à emporter le cadeau enfin trouvé hier pour fêter le départ en retraite de notre collègue : c'est une lampe Gallé, une copie bien sûr, les originales sont beaucoup trop chères. C'est plus gros qu'un stylo, ce qui fait d'autant plus plaisir, et c'est moins stressant qu'une pendule, fût-elle décorée d'allégories à la plastique irréprochable... "... ayant quelque chose de funéraire et de futile, produit d'un siècle à la fois funèbre et futile s'amusant avec ingéniosité à construire autour d'un mouvement d'horlogerie ces sortes d'édifices au style de gracieux tombeaux, comme si, par une sorte de prémonition, il avait su, lui, le gracieux siècle, et ses gracieuses marquises dévergondées, et ses marquis aux perruques poudrées, cyniques, libertins, encyclopédiques et désespérés, qu'on allait bientôt leur couper le cou..." (Claude Simon, L'Herbe, Éd. Minuit, 1958, p. 67-68). Le temps. Avec mon temps, je l'enfile par toute ses allées virtuelles. Ça me fait souvenir qu'il faut que je me remette à la lecture de La Route des Flandres, vu que c'est le programme de mon prochain cours à l'Institut franco-japonais, à partir d'avril. Première fois que je referai cours sur Claude Simon depuis Waseda il y a dix ans, si l'on excepte le survol du Nouveau Roman effectué en deux jours pour les étudiants de l'université de Tsukuba en 2002. Et qu'ai-je de commun avec cet étudiant-chercheur de 1988-1991, émerveillé et transfiguré du traitement textuel du temps dans L'Herbe, Histoire, Les Géorgiques ? Tout. "Rome, vendredi 4 mars [1774] .- [...] Le soir, je me suis rendu à la conversation chez M. le cardinal [de Bernis], qui était fort nombreuse en cardinaux, en dames et monsignori ; aussi, quoique les apartemens y soient très vastes, il y faisoit une chaleur considérable. C'est un tourbillon de monde au travers duquel on présente une grande quantité de glaces et de limonade, avec biscuits, gauffres. Je me mets à l'usage du pays, le matin au chocolat sans vanille, le soir à la limonade et quelques fois des glaces." (Bergeret de Grancourt, Bergeret et Fragonard, Journal inédit d'un voyage en Italie, 1773-1774, publié à Paris en 1895, source Gallica). Après notre passage au cocktail de l'ambassade, avant-hier soir, T. m'a fait remarquer que le sens de "mondain" que j'employais n'était visiblement plus le même que celui du XVIIe siècle dans lequel elle circule à sa guise, où tout le "monde" se connaissait et faisait partie du même "monde", justement. L'exemple de Bergeret est limite : ils sont en voyage à Rome et ne connaissent presque personne. Aussi le "tourbillon de monde" les surprend-il (remarquer le passage des verbes du passé au présent), ce qui veut dire qu'habituellement le "monde" des "conversations" (Salons) qu'il connaissent en France leur est familier. On est quinze ans avant la Révolution... J'aime beaucoup ses remarques culinaires. Je me demande si les gauffres étaient semblables aux nôtres, à quoi étaient les glaces, si la limonade était trop acide ou trop sucrée... Et cet "usage du pays", n'est-ce pas ce que je fais aussi, dans un autre pays, deux cent trente ans plus tard ?! C'était et c'est toujours une des choses dont on a le plus besoin pour vivre ensemble, et justement à Rome : l'urbanité. Une remarque de Jean Paulhan, je crois, était qu'à la Révolution, on avait fait le contraire de ce qu'il aurait fallu faire ; il eut mieux valu rendre tout le monde noble !... |
Vendredi 5 mars 2004 Voici une semaine que ce Journal est installé chez U-Blog. Je me demande si l'écriture, la réticularité, l'image que j'ai du Journal lui-même et surtout l'idée que je me fais de ses lecteurs ont changé... Oui et non. Dans les premiers jours, l'aspect technique m'a pris pas mal de temps, afin d'optimiser la rédaction pour la version mensuelle de mon site web avec le Composer de Netscape (avec les mêmes paramètres dans les différents ordinateurs que j'utilise) et de n'avoir qu'à copier-coller dans la fenêtre de rédaction de note du site U-Blog. Hier encore, je me suis planté entre le visuel et le codage et j'ai dû annuler et recommencer deux fois, ce qui a fait apparaître trois fois le titre "La limonade du temps" dans la liste des nouveaux textes disponibles. Des lecteurs ont dû essayer de voir ça et garder chez eux momentanément une page un peu pourrie (soit en code html brut, soit avec des mots collés par un bug qui faisait disparaître certains espaces entre eux). En allant lire les pages des blogueurs au voisinage de l'heure de publication du mien, jusqu'à ce que les nouveaux aient chassé le mien par le bas, soit pendant environ une heure, j'ai été vivement saisi de la diversité des sujets, des approches, des tons, des mises en page et des niveaux de langue. Alors que j'étais seul à faire un journal chez France-Japon.net, choyé, étant un peu la danseuse du site, jusqu'à ce que mes talons-pointes finissent d'agacer le neutrisme du webmestre, je me retrouve comme perdu et anonyme ici dans un flot infini de blogueurs qui, vus de loin, paraissent être des milliers de bébés crabes essayant de gagner la mer. Mais de près, on voit qu'aucun des crabiaux n'est de même espèce et on se demande comment il est possible qu'il soient là tous en même temps. Car jamais aucun média n'avait autorisé tant d'écrivants, ni permis cette promiscuité ! D'aucuns pourront dire, à regret : cette cacophonie. Mais ils ont tort et leur aveuglement risque d'être notre ruine. Car si nous avons à beaucoup y réfléchir, nous avons aussi à beaucoup y contribuer. En effet, personne n'acceptera nos plaintes et protestations si nous n'y prenons part. Et j'ai déjà dit ce que je pensais de ceux qui pestent contre l'internet, par exemple, en s'en tenant le plus loin possible... Sur ces nobles pensées, je m'en vais accompagner T. à Yokohama où elle a un rendez-vous pour une affaire de famille. On passe tout d'abord par la gare centrale de Tokyo et l'on prend la ligne Tokaido, dans un wagon à l'ancienne avec fauteuils perpendiculaires au sens de la marche, pour aller changer à Yokohama et finir par une autre ligne à la station Sakuragicho. Je laisse T. à son rendez-vous et je m'en vais faire quelques photos (bateaux, tours, grande roue, sculptures) et enfin découvrir où se cache le restaurant Le Jardin de Julien, depuis le temps que je sais qu'il est quelque part dans ces immenses centres commerciaux, Landmark Tower et Queen's Park, qui relient la gare à l'hôtel Pacifico, lieu bien connu des cinéphiles francophiles japonais puisque s'y déroule chaque année le Festival du Film français (qui doit en arriver en juin prochain à sa quatorzième édition, si je ne me trompe). Je retrouve T. après son rendez-vous et l'on fait quelques boutiques. J'y trouve des petits cadeaux que j'emporterai en France dans quelques jours. On découvre qu'au troisième sous-sol se trouve maintenant une station de métro, Minatomirai, dont une partie du quai est visible du quatrième étage des galeries commerciales, ce qui fait une traversée visuelle de sept étages avec des lignes d'escalators, de balcons, de coursives qui excitent le regard déjà émoustillé par des lampions, des panneaux en forme de balises maritimes et un Snoopy gonflé géant. Profitant de cette ambiance de féerie, nous choisissons un restaurant de crabe de Seattle dont on ne sera pas déçu : rouleaux de printemps au crabe, mayonnaise citron ; crabe entier frit, sauce épicée ; soupe de crabe au whisky et plat combiné avec demi-crabe vapeur et steak bleu. Arrosé d'une Guinness. Tout ça nous rappelle Perth puisque nous ne connaissons pas Seattle ; d'un port l'autre, les souvenirs reviennent. En écrivant, je me souviens aussi des vacances à Dieppe dans la maison de mon arrière-grand-père... La pensée marche en crabe.
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Samedi 6 mars 2004 Avant-dernier cours sur Colomba à l'Institut. La lecture du chapitre XVII réveille mes courageux étudiants, car si la semaine dernière était consacrée au paroxysme discursif après lequel l'histoire ne peut que finir, il s'agit aujourd'hui de voir comment l'action se précipite, à coups de fusils, cette fois, et non plus de mots. Après l'instrumentalisation des animaux à des fins indignes d'êtres humains (cheval à l'oreille coupée, innocent cochon abattu), Orso va seul, chevaleresque et romantique (il est la synthèse des deux types selon Mérimée), vers l'amour et vers la mort. Tel Lancelot rêvant à Guenièvre, candide incarnation de la bravoure allant à son destin... La petite Chilina le sort de sa rêverie et soudain tout se précipite, le temps et l'espace se réduisent (Mérimée donne même l'heure !) : guet-apens devant et bandit-sauveur derrière (sans oublier les Anglais, on saura plus tard qu'ils passent tout près de là). "Pif ! pif ! [...] boum ! boum !", deux coups de minables fusils d'abord, ceux des lâches Barricini (avec leurs "i" aigus et ridicules) et deux gros coups de fusil Manton, celui d'Ors' Anton (éh oui, c'est presque le même mot, avec des nasales larges, sans parler des deux "O" d'Orso, two shots' guy, ces deux coups rondement ripostés, parfaitement visés, qui feront l'admiration. Pour qu'on ne passe pas à côté, et pour bien rythmer le stretto, Mérimée nous raconte quatre fois la scène : en direct (incertitude), puis par le chien (étonnement), par le bandit (au parler franc et cru) et enfin par Chilina (qui se signe). Quelques heures et trois cent cinquante kilomètres plus loin, dans la vraie vie, c'est la cérémonie de départ à la retraite de mon collègue. Stendhalien, il fait son dernier cours sur Fabrice del Dongo (La Chartreuse de Parme est publié quelques mois avant la rédaction de Colomba ; encore un qui a deux "O" dans son nom, rien d'étonnant quand on sait les liens entre les deux auteurs...). Enregistrements vidéos, audios, photos, les happy fews sont nombreux et enregistrent tout. Je constate encore une fois qu'il fait bien plus froid à Nagoya qu'à Tokyo. Quand le shinkansen approche de Shizuoka, on voit les nuages amoncelés, que le Mont Fuji retient, avec ses grands bras magnétiques. Pour qu'ils n'aillent pas à Tokyo ? Pluie, grêle, neige, qu'en sait-on à cette vitesse de fendre l'air ? Arrivant à la maison, très bonne surprise : un petit livre d'Olivia Rosenthal avec une gentille dédicace... Avec sa palette de subtiles répétitions-variations, la voilà qui tord le cou au conte chinois. Devrait faire un tabac au Salon du livre !... "Un instant, maître Wong eut une pensée pour les yeux blessés de Nidan, pour son pied arraché, pour son bras entamé et il se sentit à la fois chagriné et irrité par le sort de son disciple. Mais il se rappela aussitôt qu'il était le maître, que ses ordres étaient toujours bons et, plein d'ardeur et d'allégresse, il poursuivit la leçon." (O. Rosenthal, Les Sept Voies de la désobéissance, Éd. Verticales, 2004, p. 54). |
Dimanche 7 mars 2004 Xénophobie, je ne fêterai pas ton centenaire, tu es un sale mot ! Anatole France t'aurait créé il y a un siècle et tu es le sujet de l'émission de France Culture d'hier, Concordance des temps, avec Laurent Dornel. Xénophobie, j'essaie de te comprendre mais je me méfie de tes ruses, et même de tes sommeils. Xénophobie, je ne t'aime pas et je te combats à chaque seconde pour te transformer en Xénophilie, ta soeur, car il suffit de presque rien pour qu'avec toute ton intensité tu changes de sens. Mais dans l'émission, on ne dit pas dans quelles conditions le mot a été inventé... Anatole France publie Monsieur Bergeret à Paris en 1900 chez Calmann-Lévy, dans l'ambiance d'Affaire Dreyfus qui règne alors. Au sein de l'oeuvre d'A. France, c'est le quatrième volume de sa série Histoire contemporaine qui commence avec L'Orme du mail. Le livre a dû avoir pas mal de succès car l'exemplaire de 1901 que propose Gallica en est déjà la 42e édition ! Quoiqu'on pense de l'écriture d'A. France, qui, stylistiquement parlant, regarde plutôt en arrière qu'en avant, avec beaucoup d'humour toutefois, l'ouvrage est quand même intéressant, surtout aujourd'hui en ce qui concerne justement l'histoire contemporaine. Quelques lignes avant d'employer ce mot nouveau (p. 25), dans un passage où Monsieur Bergeret lit à son élève, M. Goubin, un chapitre d'un livre ancien, "un petit livre rare et peut-être unique" qui aurait été publié en 1538 (inventé par A. France, bien sûr, qui s'est bien amusé à imiter l'ancien français), il écrit justement "qu'il était bon de lire un texte avant de le commenter". "»Et vivoit lors en la montaigne un villageois qui avoit nom Robin Mielleux, jà tout chenu, en semblance de fouyn, ou blereau, de grande ruse et cautèle, et bien expert en l'art de feindre, qui pensoit gouverner la cité par le moyen de ces Trublions, et les flattoit et, pour les attirer à soy, leur siffloit d'une voix doucette comme flûte, selon les guises de l'oyseleur qui va piper les oisillons. Estoit le bon Tintinnabule esbahi et marri de telles piperies et avoit grand paour que Robin Mielleux lui prist ses oisons. »Dessoubs Trublion, Tintinnabule et Robin Mielleux, tenoient commandemans dans la caterve trublionne: iij coquillons bien aigres, xxj marranes, un quarteron de bons moines mendiants, viij faiseurs d'almanachs, lv démagogues misoxènes, xénophobes, xénoctones et xénophages; et six boisseaux de gentilshommes dévots à la belle dame de Bourdes, en Navarre. »Par ainsi avoient chefs divers et contraires les Trublions. Et estoit bien importune engeance, et de mesme que Harpyes, ainsy que rapporte Virgilius, assises dessus les arbres, crioient horriblement et gastoient tout ce qui gisoit dessoubs elles, semblablement ces maulvais Trublions se guindoient es corniches et pinacles des hostels et ecclises pour de là despiter, garbouiller, embouser et compisser les bourgeois débonnaires." (Anatole France, Monsieur Bergeret à Paris, chap. VIII, intégralement téléchargeable dans plusieurs formats chez Gutenberg). On arrive à comprendre, je crois. On dirait même un jeu d'étudiants... Cette langue nous ramène à Olivia Rosenthal dont je parlais hier et dont j'ai fini avec plaisir le petit livre ce matin. D'abord parce qu'elle est spécialiste de cette vieille langue dans le texte (université Paris VIII) et parce qu'elle aussi s'amuse à en reprendre des formes dans sa propre création littéraire aujourd'hui. Mais ses Sept Voies de la désobéissance ne seraient qu'un texte à contrainte de plus si je n'y voyais une critique cruellement ironique de l'obéissance aveugle à un Maître auto-proclamé, c'est-à-dire de la faiblesse de croire sans réfléchir, que ce soit dans une secte ou une confession considérée comme autre chose qu'une secte, voire un parti politique auquel on adhère et dont on suit la ligne sans réfléchir, surtout sans réfléchir ! "Le Maître. - Fixer la mort trop longtemps rend aveugle, Sandan, et la cécité obnubile à tel point ceux qui en sont victimes que leurs autres facultés en sont diminuées. Je n'ai pas peur, cher disciple, mais je ne suis pas orgueilleux, je connais mes limites. Il ne sert à rien d'aller au-delà. Sandan. - Pourquoi alors nous avoir prescrit de dépasser les nôtres ? Le Maître. - Vous n'étiez pas obligés de m'écouter. [...] [Nidan meurt de ses blessures] Le Maître. - Je crois à ton grand désarroi, Sandan, car tu n'as pas su choisir par toi-même le chemin que tu devais suivre et tu as préféré, lâchement, écouter les indications du maître. Mais sais-tu seulement en qui tu mets ta confiance, Sandan, sais-tu seulement que la confiance a des limites au-delà desquelles elle se transforme en imprudence et aveuglement ?" (O. Rosenthal, op. cit., p. 68 ; le livre sera en librairie à partir du 9 mars). Un peu souffrant, je reste à la maison et ne vais pas à la cérémonie de remise des diplômes pour laquelle une robe et un chapeau ont été déposés dans mon bureau, comme on peut le voir sur cette mauvaise photo de l'an dernier... Peut-être de meilleures photos l'an prochain ?... J'en profite pour continuer des lectures et notamment finir le Passage à l'ennemie de Lydie Salvayre. Elle aussi sait faire de la critique sociale avec intelligence et ironie. Son livre est d'autant plus politique qu'il est distrayant. Et l'on peut espérer qu'il y ait dans la police beaucoup d'inspecteurs comme son Arjona... "attendu que j'envisage, dans les mois à venir, de me consacrer à l'art d'écrire, lequel a commencé à naître avec la rédaction de ces rapports secrets, assez peu littéraires en eux-mêmes, il faut en convenir, mais où se manifestèrent les premiers signes de ma nouvelle vie, rédaction qui va se prolonger, je l'espère, dans des formes plus sophistiquées et dans un genre plus romanesque, bref, comme il sied" (L. Salvayre, op. cit., Éd. du Seuil, 2003, p. 199). "Je ne crois pas que les hommes soient bons naturellement, répondit M. Bergeret. Je vois plutôt qu'ils sortent péniblement et peu à peu de la barbarie originelle et qu'ils organisent à grand effort une justice incertaine et une bonté précaire. Le temps est loin encore où ils seront doux et bienveillants les uns pour les autres. Le temps est loin où ils ne feront plus la guerre entre eux et où les tableaux qui représentent des batailles seront cachés aux yeux comme immoraux et offrant un spectacle honteux. Je crois que le règne de la violence durera longtemps encore, que longtemps les peuples s'entre-déchireront pour des raisons frivoles, que longtemps les citoyens d'une même nation s'arracheront furieusement les uns aux autres les biens nécessaires à la vie, au lieu d'en faire un partage équitable. Mais je crois aussi que les hommes sont moins féroces quand ils sont moins misérables, que les progrès de l'industrie déterminent à la longue quelque adoucissement dans les moeurs, et je tiens d'un botaniste que l'aubépine transportée d'un terrain sec en un sol gras y change ses épines en fleurs." (A. France, op. cit., p. 101).
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Lundi 8 mars 2004 Chère A., Oui, oui, je l'avais bien reçu, ton courriel ! Justement, j'ai ouvert tout à l'heure une fenêtre pour te répondre et je suis parti faire autre chose ; je reviens et je vois ton nouveau message... Télépathie, hasard ? Je vois que ta vie est assez compliquée, ces temps-ci ! Pour l'Héautontimorouménos et en gros le problème quai-gare (car sans qu'aie gare mon train, où l'aller ?), ça me fait penser à la clef et la serrure. Tu me diras que je suis peut-être à côté de la question mais c'est là ma place... La clef ne complète pas la serrure, elle l'actionne ! Ainsi lorsqu'on tourne en rond sur le problème de l'adresse (à qui est-ce que je m'adresse ? pourquoi ne viennent-ils pas ?), on produit sa propre folieperte (pour t'embêter un peu en faisant du Cixous à six sous). Sauf si l'on a la présence d'esprit de se demander si l'on a bien été entendu(e). En effet, à voir ce que tu m'as envoyé et le problème du premier séminaire perdu dans les couloirs (l'écouloir), je crains que l'existence-même de la chose ait échappé aux plus intéressés (et il y a par ailleurs tant de tentations, surtout à Paris...). C'est une loi du genre, il faut crier dans un porte-voix pendant des semaines pour faire un truc bien un jour pendant une heure... J'ai fait ainsi des séminaires à Tokyo avec quatre ou cinq participants réguliers alors que des dizaines de personnes me disaient ici ou là que c'était formidable, qu'ils aimeraient venir, pouvoir venir mais... (car la plupart ont un "mais" recevable : vie de famille, travail, distance, etc.). Telle la clef qui actionne la serrure, la punition de soi dans le défaut de l'autre doit actionner une autre ouverture : l'écriture, l'écriture qui a le temps, tout le temps de trouver son public, où qu'il soit, à son jour, sa guise. Et pas la tienne, ta guise, c'est-à-dire sans pouvoir satisfaire le fauve d'orgueil qui en nous attend tout de la communication directe (à tort d'ailleurs, car on leur rentre cent fois plus profond en étant absent dans le temps de l'injection). D'où, pour mon compte, ma solution et résolution de Journal en ligne que des centaines de personnes lisent chaque jour ou semaine (sans blague ni prétention) alors que ça ne me coûte rien, fors le mal à l'âme pour irriguer chaque jour mon Saharah. La vorace Ironie qui me secoue et qui me mord, je la débite en tranche et la jette au réseau... et je suis heureux de la retrouver le lendemain, intacte, et c'est mon Roi, dirait Michaux. Tu me permettras, dans un mouvement de sous-pape, d'en faire profiter mon journal du jour. |
Mardi 9 mars 2004 Pas le temps de lire, aujourd'hui, peut-être ce soir continuer L'Axe du néant ouvert hier soir... Je vais à la mairie de mon arrondissement vers 9h30 pour valider mon nouveau visa sur ma carte d'étranger. C'est à trois ou quatre kilomètres de chez moi. En vélo, fait vraiment froid, peut-être le dernier jour de froid piquant comme ça, selon la météo. Ça fait pleurer les yeux, l'impression que ça va geler autour, se pailleter, le paysage s'irise à cause des paupières plissées. D'un trottoir à l'autre, évitant les passants, ralentissant pour traverser les rues par les passages piétons (ici, les vélos sont en principe interdits sur la rue et doivent être avec les piétons sur le trottoir, pas toujours évident). J'arrive enragé par ces obligations administratives et les doigts gourds dans mes gants. Je me réchauffe dans le sas d'entrée en me tapant dans les mains. Je me dis que c'est déjà bien de pouvoir rouler sur le plat, même avec un petit détour. À Nagoya, dès qu'on sort du centre plat, détruit pendant la guerre et reconstruit géométrique, on est dans les collines, maintenant couvertes de maisons, avec lacis, côtes, escaliers et encore pas mal de verdure. Après être allé demander un nouveau passeport à l'ambassade le 3 février, je me suis vu dans l'obligation d'effectuer le renouvellement de mon visa avant d'avoir ce nouveau passeport, car il faut l'attendre trois mois, ce qui n'était pas le cas avant l'entrée en vigueur de ces mesures imposées à la France par l'impérialisme américain, tandis que mon visa, lui, expire avant ce délai. Vous suivez ? Or, une fois que l'on a un nouveau visa (de travail, dans mon cas), on a l'obligation de demander un "re-entry permit" afin d'être autorisé à rentrer au Japon après en être sorti, par exemple pour aller voir sa famille ou pour un boulot ponctuel dans un autre pays. Heureusement, on peut faire le visa et le permis d'entrée le même jour, certes à deux guichets différents et en payant deux fois. Lorsque c'est fait, on est en règle avec les autorités nationales, mais pas avec les autorités locales ; c'est pour cela qu'il faut aller à la mairie près de chez soi, faire valider le nouveau visa sur la carte qui certifie par ailleurs le lieu de résidence. Évidemment, vous l'attendiez, je devrai retourner au bureau de l'immigration lorsque j'aurai mon nouveau passeport afin d'y transposer le visa et le permis d'entrée. En théorie, je devrais même retourner à la mairie pour faire modifier les informations sur le passeport (numéro, date, autorité de délivrance), mais ça, je vais peut-être laisser tomber... enfin, on verra... Après le déjeuner, avec David, on se décide enfin à aller voir nos informaticiens. Quand j'en ai parlé le 17 février, ça ne voulait pas dire qu'on allait le faire tout de suite... Déjà, ça prend de longues minutes pour expliquer en japonais truffé d'anglicismes informatiques que toutes les radios fonctionnent en live sauf France Info pour David et France Culture pour moi. On sent que le type n'a pas vraiment envie de faire les cent mètres qui le séparent de nos bureaux. Il finit par nous donner des coordonnées de proxy à installer dans nos machines, un peu comme le médecin débordé qui donne des placebos à des patients chiants mais pas vraiment malades. De retour au bureau, bien sûr, ça ne marche pas. Ce qui ne faisait aucun doute pour moi. Il paraît que la semaine prochaine, tout le réseau de la fac va être modifié... Attendons, je verrai ça après mon retour de France, à la reprise des cours, quand je serai bien remonté. Car démonté, oui, je le suis ! J'écoute France Info (qui marche dans mon bureau, donc, puis à la maison par un autre ordinateur) pour savoir comment se passent les démissions des directeurs de recherche en France. Raffarin a atteint tranquillement son plus haut sommet d'indécence et de mépris et parlant de "marchandage à la petite semaine" (interview dans Libération du jour). Je dis "tranquillement" parce qu'il est bonhomme et que ses propos ne font plus bondir personne. Tout le monde semble avoir intégré les bourrelets de pensée de sa bonhomie gouvernementale. Il parle de la recherche française, de milliers de personnes qui bossent comme des dingues dans des labos de plus en plus délabrés pour cacher à la compétition internationale la misère de leurs moyens et de leurs salaires et il leur parle comme à des ados qui exagèrent, presque comme à des criminels. Dans l'esprit de Raffarin, la contestation des chercheurs ne doit pas être très éloignée des revendications terroristes du mystérieux groupe AZF : un groupe d'azimutés qui entrave ses comptes de boutiquier. Des barjots qui ne veulent pas s'aligner correctement sous le rouleau compresseur de son réalisme économique, qui est en réalité un façade-éco-fatalisme, le plus bel instrument de la world-financiarisation (un petit coucou à quelques penseurs de ma connaissance que je retrouve dans le Meyronnis commencé hier soir). Comme je n'ai pas pu poster ce journal hier soir, je sais maintenant...
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Mercredi 10 mars 2004 Je sais maintenant que la plupart des directeurs l'ayant promis ont effectivement démissionné. Attendons la presse du jour. En attendant, je lis "Du Nerf !", Donnons un nouvel essor à la recherche française (co-signé par quatre professeurs du Collège de France, de l'Académie des sciences, deux étant Prix Nobel et l'un D.G. de Pasteur, pas des gamins qui chahutent dans la cour, a priori...), texte destiné à "agiter des idées", modestement, mais qui reprend de façon bien articulée l'ensemble des problèmes, émettant quelques propositions fermement charpentées aux causes et conséquences ; pas du tout un torchon bâclé "à la petite semaine". On se demande d'ailleurs qui gère ses affaires "à la petite semaine". Il arrive souvent que le malade projette son diagnostic sur le voisin qu'il plaint ou accuse... Une phrase qui tue : "Nous sommes formateurs de chercheurs à titre onéreux et nous sommes exportateurs de chercheurs à titre gratuit [...] C'est un contresens économique..." (R.-G. Schwarzenberg, ancien ministre de la recherche). La grenouille s'est réveillée, elle vient de faire un bond de dix degrés ! Entre hier et aujourd'hui, c'est le printemps. Le premier arôme arrive avec cette douceur et c'est le jasmin, acide de citron et suave de vanille, sans pouvoir dire lequel enrobe l'autre. C'est encore une journée à préparer des cours (pour avril) et des courriers pour des rendez-vous à Paris. N'y étant que quelques jours par an, il vaut mieux caler à l'avance les rendez-vous importants. Je me fais une joie d'aller au Salon du livre, d'aller voir Platonov à la Comédie-Française, une exposition consacrée à Mirò jeune, quelques films, on verra... Départ lundi ! Je fais un saut au sport : vélo en lisant Roger-Pol Droit, machines, sauna, comme d'habitude. Soudain, j'aperçois un collègue de fac ! Depuis deux ans que ce centre est ouvert, situé exactement entre le campus et la station de métro, c'est la première fois que je vois un collègue. En effet, la plupart considèrent les activités physiques tout à fait secondaires, voire incompatibles avec leur activité cérébrale (alors qu'il favorisent les clubs sportifs universitaires pour les étudiants...). On s'est salué en se croisant dans l'entrée de la salle de bain, j'entrais, il sortait. Enfin ce soir, réception en petit comité, les membres du département de français, en l'honneur de notre collègue retraité. Restaurant chinois, excellent (voir le canard pékinois, façon Japon, avec beignets de crevette...). Conversation badine, pas du tout pesante, on évoque même Nougaro, certains collègues ne le connaissaient pas encore, il n'est jamais trop tard. On donne le cadeau, la lampe style Gallé que j'ai ramenée de Tokyo (voir au 4 mars), et on s'en va. Il manque quelque chose ? Non, tout est normal. Au Japon, on n'ouvre pas les cadeaux sur place. Dommage !
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Jeudi 11 mars 2004 Première préparation des bagages. Au bureau, j'hésite pour savoir quel livre prendre, sachant que je vais en trouver tant et plus à Paris : un Cixous pour continuer sur la lancée de Manhattan, l'Univers, univers de Jauffret, le Meyronnis... Finalement, j'opte pour un plus petit format, adapté aux transports : Debout les morts de Fred Vargas. Ça date de 1995 mais j'ai commandé un coffret de trois volumes sorti il y a quelques mois... On en disait le plus grand bien. Et me voilà parti dans le shinkansen avec ma grosse valise, train de 11h47, un Nozomi 500, qui n'a pas de porte en queue du wagon 1, faut le savoir sinon on y fait la queue pour rien, seulement trois wagons étant disponibles pour les voyageurs sans réservation, seulement deux étant non-fumeur, le 1 et le 2. J'écoute la fin d'une émission consacrée à Oswald Spengler (enregistrée en MP3 sur France Culture, émission de 1996 rediffusée le 3 janvier dernier). Penseur du déclin civilisationnel, très mal lu par diverses tendances postérieures. Au début du XXe siècle, il prévoyait la domination germanique pour des siècles mais les nazis, qui ne l'intéressèrent pas beaucoup (il eut une entrevue avec Hitler et conclut qu'on ne pourrait rien en tirer d'intelligent), ne voulurent pas de ses idées parce qu'il voyait cette domination comme passagère, comme une phase du déclin inéluctable... J'avais lu quelques chapitres du Déclin de l'Occident quand je faisais ma maîtrise sur Gracq et Sarraute avec Bruno Vercier, il y a bientôt vingt ans de ça. Traversant les campagnes nippones, avec de temps en temps une découpe de rochers battus par la mer, une colline couverte d'arbustes à thé, je me souviens de ces errances bienheureuses dans Paris, des amphis de Censier, des chambres de bonne tout en haut de la rue de Courcelles... Je suis obligé de revenir en arrière parce que, dérivant avec les souvenirs, je me suis endormi, j'ai raté le début de l'émission de Finkielkraut sur Barthes, avec Compagnon et Marty (Répliques du 3 janvier, sur Roland Barthes et le cours la Préparation du roman). Ce qui m'a réveillé, c'est Marty qui parlait de Steiner : "Barthes n'est pas Georges Steiner, [il] n'est pas dans une position de dandysme élitiste, un peu frelaté comme l'est Steiner, il est dans une position où il joue aussi avec la modernité comme image, qu'il peut tour à tour défaire, détruire et aussi assumer et même montrer comme il le fait avec La Chambre claire" J'en sursaute et en pouffe presque, tout seul contre ma fenêtre de train. Parce qu'il avait justement beaucoup été question de cela, cet élitisme frelaté, dans les échanges de la liste LITOR à l'automne dernier, après que Georges Steiner s'était avoué profondément anti-démocrate. C'était alors en réponse à une question précise de Pierre-Marc de Biasi qui avait ensuite considéré les propos de Steiner comme une véritable obscénité (dans l'émission Tout arrive du 4 novembre 2003)... Or de Biasi et Marty se connaissent assurément, par la fac, l'ENS, l'ITEM et j'en passe... Aux gloussements de Compagnon et/ou Finkielkraut, audibles derrière la voix de Marty, on peut sentir la connivence, voir les sourires échangés, le geste de ne pas s'enfoncer là-dedans... Soudain la radio produit de l'image, je suis devant un paysage urbain déjà (on approche de Yokohama) et sur la vitre mes oreilles projettent les visages complices de Marty, de Finkielkraut et de Compagnon. Ça dure quelques secondes, le temps de traverser une gare à plus de 200km/h, puis ils reprennent sur Barthes, sérieusement. Arrivé à Tokyo, sur le quai, je réalise qu'il doit faire au moins 20°C. J'ai un pull et une parka et une valise de 25 kilos... En nage, à la maison. Douche. Plus tard, on sort et, dans les ruelles de notre quartier, deux parfums printaniers viennent à nos narines. C'est d'abord un buisson de daphnés près d'une maison, un peu comme du jasmin mélangé à du muguet, puissant ! Puis, plus loin, un grand arbre à grosses fleurs blanches largement ouvertes, un frangipanier. Ça ! je ne vois pas comment dire... Ce n'est que plus tard, avec le décalage horaire de 8 heures, que j'apprends les attentats de Madrid. Consternation. Je pense à tous mes trains. À mes cousins madrilènes...
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Vendredi 12 mars 2004. Colomba,
le fin mot et le mot de la fin. Un peu bousculé ces jours-ci, comme on le voit au retard pris sur le Journal... D'ailleurs, pendant mon séjour en France, je ne sais pas encore si je pourrais me connecter et poster régulièrement. On verra... Suis allé chercher quelques cadeaux à Ginza, dans l'immense papeterie Ito-Ya et au grand-magasin Matsuya. Je ne dirai pas ce que j'ai trouvé parce qu'il y a des lecteurs concernés... Juste dire qu'il faut du temps pour trouver les objets qui font la différence, pas nécessairement chers, mais originaux et correspondant à une pensée que l'on adresse à quelqu'un. Sinon, c'est n'importe quoi pour n'importe qui, l'industrialisation des cadeaux, l'escalade des prix et de moins en moins de sincérité. Le Mais ce qui m'occupe de longues heures de la soirée et une partie de la nuit, c'est la préparation du dernier cours sur Colomba. Consacré en principe aux deux derniers chapitres, je me vois dans l'obligation de les mettre en relation avec bien d'autres éléments, notamment grâce au texte électronique qui me permet de retrouver des occurrences et de vérifier rapidement des pistes. Outre la première fin, la fin corse, que constitue le chapitre XX et la seconde fin, la fin italienne qu'est le chapitre XXI, et au-delà des simples clausules logiques que l'on pouvait attendre, heureuses d'ailleurs (le don du fusil à l'honnête-bandit et d'un livre d'Horace au curé-bandit, puis le mariage Lydia-Orso et l'estocade que Colomba a l'occasion inespérée de donner à son ennemi déjà privé de ses deux fils), je remarque que le chapitre XX, double croix du dix romain, s'ouvre sur l'expression "coup double". Je n'en dirai pas trop (c'est comme pour les cadeaux) car je me réserve la possibilité de publier un article sur le sujet, mais ce coup double m'ouvre en fait la perspective d'une enfilade de doubles dans le roman, à commencer par les signifiants eux-mêmes : Orso della Rebbia, avec deux "O", deux "L" et deux "B" ; le colonel Nevil qui devient le beau-père d'un orphelin dont le père était lui aussi colonel (avec deux "O" et deux "L"); la campagne de Waterloo (avec deux "O") qui selon Nevil "compte double", sans doute pour la bravoure ; les "deux" hiéroglyphes égyptiens du talisman offert par Lydia à Orso qui signifient "la vie est un combat" ; le recours du narrateur à la comparaison avec Othello (avec deux "O" et deux "L") quand Chilina (avec deux "I"), la petite messagère associée à la déesse Iris (avec deux "I" et dont la mission était de faire le lien entre les dieux et les hommes, soit les deux mondes), vient dire au sujet d'Orso "Il vit" (avec deux "I" encore, et comme il vit, il pourra épouser Lydia et lui faire des enfants, traduction : "il vit" = "il (a un) vit"... Enfin !, serait-on tenté de dire, parce que jusqu'alors c'était Colomba, avec son "olo" phallique, qui faisait office d'homme dans la maisonnée ; on se référera au H. B. de Mérimée (avec deux "mé", j'entends d'ici les "mais... mais..." des lecteurs ; allez, RIez les Mémés ! Vous résistez à la puissance du signifiant ? Alors retournez à vos Harlequin !... (ou lisez le dernier Saussure)) pour voir que sujets et termes crus n'étaient pas absents des correspondances privées, au moins avec Stendhal...) Enfin Lydia, la touriste snob, fait retour en Italie. Mais entre le "tour" du chapitre I et le "retour" du chapitre XXI, le "détour" corse en fait une vraie femme et lui évite un destin bovarique. |
Samedi 13 mars 2004 "Alors, ce cours ?", me demande-t-on. Très bien ! Je me suis un peu planté à un moment en confondant Colomba avec Lydia dans le chapitre XX, mais globalement, on a fini en beauté. J'ai souligné que ces jeux de signifiants (voir Journal d'hier) sont gratuits, que tout lecteur est libre de s'y livrer à sa guise. Mais le nombre et la cohérence des phénomènes liés au double dans Colomba, thème au demeurant banal de la littérature mondiale, fait vaciller même les plus réticents. Et après tout, qu'importe de convaincre. Compte bien plus à mes yeux la connivence qu'un Mérimée sait avoir avec moi, son lecteur, quand nombre de mes contemporains, écrivains ou non, me répugnent ou m'indiffèrent. Je ne parle pas de mes étudiants, bien évidemment. La plupart d'entre eux semblent disposés à rempiler pour un trimestre, avec La Route des Flandres. Je les ai prévenus que les difficultés seront plus importantes mais que je choisirai des passages plus courts. Déjeuner avec Bill qui relève d'une pneumonie et qui revient faire un tour à l'Institut (Je rassure ses amis : il va très bien. N'aie crainte, Laurent, je lui ai bien remis les CDs et vidéos que tu lui destinais). On va au Royal Host pour faire vite et simple. On ne sait pas si c'est une aubaine ou une calamité qu'existe ce genre de restaurant, appelé au Japon Family Restaurant. Puis on revient à l'Institut pour voir le film d'André Cayatte d'après Zola, Au Bonheur des dames. C'est la deuxième fois que je le vois (la première, ça devait être au ciné-club de la 3e chaîne il y a quinze ou vingt ans...). La salle est pleine et presque à 100% japonaise, grand succès pour l'éditeur Fujiwara Shoten et l'Institut ! Le film est sorti en 1943, sous label Vichy. C'est vrai que le chef d'entreprise de Zola y apparaît comme un homme providentiel et parternel qui n'est pas tout à fait celui du roman : il lutte âprement pour sa réussite et la modernisation du commerce, certes, mais il apprend à profiter des malheurs engendrés par son ascension dans le quartier et propose finalement à ses employés de somptuaires mesures sociales ; d'un autre côté, la jeune provinciale est droite, refuse flatteries et avances, alors que toutes les parisiennes dépravées font n'importe quoi pour une place ou un baiser... Juste le côté désinvolte de Mouret joué par Albert Préjean qui ne colle pas avec l'ambiance travail-famille-patrie du Maréchal... Comme s'il faisait un peu n'importe quoi, au petit-bonheur. Est-ce que ce ne serait pas un fait de résistance, quelque part, cette désinvolture ? Le parfum d'aujourd'hui, c'est le lys. Les deux branches achetées hier emplissent l'air de l'appartement. Quatre fleurs sont déjà ouvertes. T. adore ça, moi je sature un peu, j'ai besoin de prendre l'air de temps en temps, pour mieux y revenir. Ce soir, ce Journal déjà commencé, je me dis qu'il faudrait que je révise ma valise, mais j'ai la flemme. Je vais me coucher tôt, je crois... Sur la photo, à droite le vide-poche Chat-carré acheté en Australie le 23 décembre dernier, avec shépakwa dedans, puis vers la gauche, une boîte de poterie en kaki, une bouteille de cognac à moitié vide, un réveil avec l'heure exacte au moment de la photo, le vase et les lys, une photo datant du début du XXe siècle montrant le grand-père de T. en Mandchourie, assis. On ne sait pas s'ils étaient comme ça tous les jours ou s'ils se sont costumés pour la photo ; on penche pour la seconde hypothèse. On voit pas bien ? Oui, c'est fait exprès. D'où la devise énoncée le 15 février : Qui ignore ses lecteurs, Protège sa candeur
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Dimanche 14 mars 2004 Grande première ce matin. Manu et moi sommes allés au centre de sport avec T. pour bénéficier d'un tarif d'invités et jouer au squash. Voilà bien longtemps que je n'avais tâté de la balle molle. On a essayé une ou deux fois, T. et moi, mais elle n'est pas encore assez entraînée pour que ce soit prenant. Par contre, Manu ayant quelques années de tennis dans les bras, ça promettait... Et ça a tenu ! Sauf qu'on n'avait pas eu le temps de s'échauffer (on s'est rattrapés sur le stretching, après). Je suis toujours étonné de la rapidité avec laquelle on entre en sueur, avec ce jeu. Sans doute les à-coups, accélérations et décélérations brusques, les altérations que subit la respiration, notamment pour frapper la balle. Et le lieu clos dans un bâtiment chauffé... Mais ce qui est le plus intéressant dans le squash, c'est que la balle qui nous conditionne a réellement deux régimes d'existence au monde : rapide et bruyant lorsqu'elle est bien frappée, lente et à peine audible dès après son premier rebond au sol. Ceci n'est pas le cas des autres jeux de balle, sauf erreur de ma part. Sieste dans l'après-midi, fin de préparation de ma valise et derniers messages pour la liste Litor (il a fallu qu'un regain de l'affaire Corneille-Molière arrive juste avant mon départ ! le problème n'est plus de savoir qui a raison ou tort, mais bien de gérer collectivement les objectifs biaisés de certains discours, à commencer par le vrai-faux rapport de table-ronde envoyé par quelqu'un qui prétend être neutre...) Pour les jours à venir, le journal sera posté uniquement sur le site U-blog, parcellaire et complété au fur et à mesure après mon retour le 30.
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Lundi 15 mars 2004. On the
road again. D`un point internet de Narita Airport, terminal 1. Bien moderne maintenant, super rapide. Du coup j`ai deux heures avant l`embarquement... Temps gris, humeur un peu aussi, surtout de partir sans T. À suivre... +>¤<+
Vers 23 heures, heure de Paris. +>¤<+>¤<+>¤<+>¤<+>¤<+ +>¤<+ C'est à n'y pas croire, une telle facilité ! L'embarquement a commencé avec dix minutes d'avance à Narita, idem pour le décollage, puis on a gagné du temps sur l'horaire pour arriver finalement à Roissy avec 25 minutes d'avance ! Pour conclure en beauté, le taxi que j'ai pris vers 17h15 n'a rencontré aucun embouteillage et l'on est arrivé place Monge vers 18 heures. Du jamais vu ! J'avais ma dose de bonnes nouvelles, surtout que j'ai voyagé sur l'aile en la regardant tendrement de temps en temps pour qu'elle continue à bien nous porter à travers les airs, jusqu'à ce que mon hublot soit trop lumineux et qu'il faille le fermer afin de laisser dormir les deux mamies japonaises qui étaient à côté de moi. Mais M. chez qui je squatte m'annonce qu'il a installé une borne wifi dans le bureau, à côté de ma chambre, et ça marche, semble-t-il, sans aucun problème ni configuration avec le portable que j'ai emporté. Rendez-vous avec Bikun, comme deux espions, sur la place Monge, à 22h30 pour lui passer une méthode de japonais car il commence les cours demain... Et au lit parce que mes yeux se ferment. PS : J'ai vu qu'il était justement question de Fred Vargas dans Le Monde 2. Je disais il y a peu que c'était le seul livre que j'emportais. Et T. m'avait épaté en me disant l'autre soir qu'elle l'avait déjà lu, en japonais, l'année dernière.
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Mardi 16 mars 2004. Invitation au voyage. Ça commence bien. Ce matin, suis allé à la banque pour un nouveau chéquier, au Monoprix pour un gel de douche... bref, des trucs comme ça. Puis, j'ai passé des coups de fil. Enfin, je suis allé à la FNAC Micro, qui a déménagé, pour demander une version multilingue de Windows XP ; il n'y en a pas en magasin, on me rappellera demain... Je pousse jusqu'à l'Odéon, avise les affiches de cinéma et jette mon dévolu sur le dernier Leconte, avec Bonnaire et Luchini. C'est le dernier jour de la promo à 3,50 euros, ou euri. Il me reste une bonne heure avant le début de la séance. J'entre au Danton pour manger quelque chose et là je vois Yves Simon, que je vais saluer en lui rappelant qu'on s'est vu à Tokyo... Il est occupé au téléphone. Je vais m'asseoir et commande une assiette jambon-crudités. Quand il part, il vient me voir et me donne ses coordonnées sur mon exemplaire de Fred Vargas, pas gêné le mec, se rappelant très bien de nos frasques de 1996 (je raconterai un autre jour). Qu'on se le dise, il signera son dernier livre dimanche de 16h30 à 18h au Salon du livre. On y sera ! Le film. EXCELLENT !!! Tout en finesse. Les critiques du Masque et la Plume ont tout faux ! Je ne raconte pas, mais la cure entre Anna (Sandrine Bonnaire) et William (Fabrice Luchini), erronément psychanalytique, est filmée avec ce qu'il faut de doigté... Souvent des petits mouvements de caméra qui cadrent l'incertitude, qui anticipent la filature. Et ces gravures et peintures qui font référence au voyage, au départ. Invitations qu'ils finiront par comprendre. Mais le film reste ouvert et l'on ne sait comment il va finir. J'ai vu les arbres tropicaux sur une peinture, dans le bureau de William, entre les deux personnages qui se quittent. Au plan final, topographie du nouveau bureau de William prise du plafond, seule la gravure d'une caravane mongole, peut-être, maintes fois aperçue dans l'ancien bureau, est droite pour l'oeil du spectateur, tout le reste étant vu du dessus. Droite, en bas à droite de l'écran, vers la sortie... Vais à pied à La Hune. Y prends le dernier Benoziglio et Ligne de risque, n° 19, avec notamment un article de Stéphane Zagdanski que je suis censé voir dans moins de 40 minutes... À suivre... Vers 23h30... Me voici rentré après une soirée quelque peu animée. Il s'agissait d'abord du séminaire "Logique de la fiction" d'Anne Léon-Miehe à Jussieu (salle RC2, sous-sol immonde près de la pyramide dans le campus lui-même le plus immonde qui soit, à l'image sans doute de ce que les "pouvoirs" pensent de l'enseignement supérieur...). Stéphane Zagdanski y présentait un exposé intitulé "Pensée juive, fiction française". La pratique des commentaires qui habillent différemment les textes bibliques à chaque page de la Thora, exemple élaboré et ancien d'hypertextualité, serait pour lui un modèle de pensée ayant présidé à quelques-uns de ses derniers ouvrages, notamment Fini de rire chez Pauvert. Puis il reprend des épigraphes de ses livres pour indiquer ses dettes à de grands auteurs ou penseurs. Un ensemble intéressant pour mes neurones mais dans lequel il m'a semblé apercevoir l'ombre de ce catastrophisme fataliste si cher aux heideggeriens. Ce qui se confirme lors du dîner au Buisson ardent, excellent restaurant au nom tout indiqué à notre soirée, sis en face de l'université, rue Jussieu. Là, rien n'y fait, Heidegger devient un héros ayant vigoureusement résisté aux sirènes du nazisme. Et Céline un génie qui du fait de son style génial ne pouvait que subir sa pensée sans pouvoir la diriger. Avoir une éthique, être moral sont des choses dont les grands génies littéraires peuvent se passer. Heureusement, j'ai rencontré deux ou trois autres personnes qui n'étaient pas du même avis, pour lesquelles le style n'excuse pas la conduite, pour lesquelles être un grand écrivain n'autorise pas à penser n'importe comment... Bref, une soirée intello à la française, durant laquelle on picole allègrement et dont on sort en n'ayant presque rien appris. Je re-recommande à Stéphane de lire Stéphane (91) et La Gloire (97) de Daniel Oster, où l'on voit que l'intelligence n'empêche pas la finesse. |
Vendredi 19 mars 2004. Hurluberlus
en démocratie. Hier soir, j'entendais au Journal de (F)rance 2 qu'un individu, avec dans le ton le sens "d'un hurluberlu", avait perturbé la caravane des officiels dans l'inauguration du Salon du livre. Je viens d'apprendre au journal matinal de France Culture qu'il s'agissait en fait de deux personnes, Frédéric Beigbeder, qui aurait souligné l'absence du dernier Prix Nobel de littérature, chinois, et Yves Pagès. Ce dernier, auteur de Petites Natures mortes au travail, chez Verticales, ayant crié "300.000 chômeurs radiés, c'est le best seller de l'été !", ou quelque chose comme ça, aurait été sorti manu militari. Je les remercie tous les deux ainsi que les journalistes de France Culture... À suivre... Expo Miró à Beaubourg. Comme j'étais en avance pour l'ouverture à 11 heures, suis allé à la FNAC. Dites-moi, c'est une impresssion ou le marché de la chanson française a vraiment évolué ? N'y ayant pas mis les pieds depuis deux ou trois ans, je trouve qu'il y en a beaucoup plus. Et plein de groupes nouveaux, de nouvelles têtes. L'écoute régulière de Radio Nova et du Mouv' m'en avait donné l'impression, mais là... Je fais des repérages pour achat plus tard. Repéré aussi le nouveau guide des boulangeries de Paris. Incontournable, quand on sait la vogue du pain qui sévit à Tokyo ! De retour à Beaubourg, queue d'une demi-heure sur le parvis. Bon, fait gris et un peu venteux... on va essayer de ne pa s'enrhumer... L'expo est sublime ! Connaissant assez bien Miró pour avoir étudié ça dans ma jeunesse (notamment un livre de Claude Simon avec illustrations de Miró, Femmes), je suis ébloui par la richesse de l'installation. Je ne lis aucune explication pour éviter de pourrir la vision, peut-être à un second passage si j'ai le temps... Conclusion : allez-y dare-dare ! (et il n'y a pas trop de monde). Colloque à Censier. Ça commence à 14h30 et je crois que j'aurais mieux fait d'aller au Salon du livre tellement les exposés sont pauvres et mal dits. C'est un petit colloquouillet comme il s'en fait quinze par semaine. Je ne donne pas les références pour ne nuire à personne. Seul mon pote simonien de toujours, Pascal M. s'en sort comme un pro (et il n'a pas de mal, par contraste et passant le dernier). Son exposé sur Jean-Charles Massera, et sur United Emmerdements of New Order (POL) rend extrêmement bien compte de la subversivité de ce livre. La dangerosité, serait-on tenté de dire à l'imitation de nos journalistes qui semblent si satisfaits d'employer ce mot qu'ils ont inventé pour remplacer le mot "danger" qu'ils ne comprenaient plus... Je ne dérive guère car le travail de Massera est justement de repérer ces travers de langage et d'entrer dedans pour les pervertir, bien différemment du travail de Daeninckx, par exemple, sur lequel il y avait aussi un exposé tout de même intéressant. Tout ça m'a quand même fait perdre mon après-midi. J'accompagne Pascal à son train, gare Montparnasse, noire de monde à 18 heures. C'est dingue comme les gens se posent n'importe où dans le passage ! Ils attendent un train, des trains, forment des grappes, roulent leurs valises sur vos pieds, etc. J'embarque un paquet d'horaires de train de différentes directions : excellent matériel pédagogique pour travaux de Français Langue Etrangère. Voilà, les hurluberlus, c'est Beigbeder, Pagès, Massera, d'autres j'espère, chacun à sa façon. Ils ne referont pas le monde ; nous aideront seulement à voir notre situation, tout raffarinés que nous sommes. Miró en était un aussi... Y'a de l'espoir !
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Samedi 20 mars 2004. Timbrés
du matin... Remués du soir... Ce matin, mise en pré-vente du nouveau timbre George Sand à la Bibliothèque historique de Paris, 24 rue Pavée, dans le 4ème arrondissement, à partir de 9 heures. Allez, on y va ! Je descends à Pont-Marie et je remonte vers Saint-Paul. Hop, la rue Pavée est en face. Dans la Bibliothèque, une petite queue de 10 minutes et me voilà l'heureux propriétaire de 5 exemplaires de différentes enveloppes et cartes postales premier-jour oblitérées du portrait de la dame de Nohant. "Puisque tu passes par là, tu pourrais nous ramener une brioche de shabbat...", me dit Titine, mon hôtesse. Qu'à cela ne tienne ! Me voici devant une pâtisserie juive et je vois quelque chose qui ressemble à l'idée que je me fais d'une brioche. Donc, ça doit en être... Au fond, c'est quoi, une brioche ? Phénoménologiquement, je veux dire. Il y a marqué "Halé moyen", mais je ne sais pas si l'on prononce le "h". On est en plein schibboleth ! Si je prononce mal, on va (sa)voir que je ne suis pas juif... Et alors ?, me dis-je. Non, on ne va pas me jeter dehors, c'est juste le fait d'être ridicule (à mes yeux). D'une culture à l'autre, j'aime bien mettre les gens à l'aise en marquant le moins possible ma différence, bien qu'elle reste tout de même visible. Ainsi voit-on l'effort que je fais, qui est une politesse. Et me la rend-on. Bon, j'ai demandé "une brioche, s'il vous plaît..., "oui avec du pavot, merci". C'est deux euros quatre-vingt-dix... De retour chez Titine, on vérifie, ça s'appelle "hallah" ou "haloth" (mais on ne sait pas comment ça se prononce). Et au dessert, c'est très très très bon ! Cet après-midi, rendez-vous concocté de longue date avec les membres du collectif Remue.net. Moment indicible de la rencontre : vous correspondez plus ou moins pendant des mois et des années avec une douzaine de personnes que vous n'avez jamais vues et dont vous ignorez à peu près tout, sauf qu'elles ont en commun avec vous un certain souci de la nécessité vitale de la littérature (tel qu'exprimé dans le site Remue.net) et soudain, après une course d'orientation avec métro, trottoir, grille, code, hortensias pas fleuris à votre droite, étages en ascenseur puis à pied, vous vous trouvez en hébétude devant une foule en liesse qui vous appelle par vos noms de code, Berlol ou Litor, c'est selon. Après, on s'y fait. On essaie de retenir les noms. Facile parce qu'on les a déjà lus, mais pas facile parce que tout le monde bouge. On expose un projet collectif sérieux pour l'été 2005, suivi d'une vague d'assentiment. Signe qui ne trompe pas : on mange peu, on boit peu et on cause beaucoup ; tout le contraire de ce qui se passe quand on s'emmerde. On se réconcilierait ainsi avec le sens de "mondain" discuté dans le Journal des semaines précédentes (la première personne qui retrouve la date gagne un exemplaire des Salons littéraires sont dans l'internet). Après le départ de François pour Tours, la discussion continue, intense, avec les deux Dominique, Sereine, Phil, puis Eric, Olivier, Miguel, j'en oublie déjà (les prénoms surtout) et Véronique, cette dernière ayant longtemps vécu au Japon où je l'ai connue il y a plus de dix ans... Tout ce qui se trame ici, dans ces discussions émaillées de bons mots, mosaïques de problèmes éditoriaux, littéraires, esthétiques, techniques et législatifs, n'est autre que la résultante des engagements individuels et gratuits dans l'activité réticulaire, collective et sélective. Car il y a du sélectif dans le collectif ; les collectifs qui prétendent accueillir le tout-venant parce que la technique le peut se fourvoient : ils deviennent des étals et se portaillisent. Les dangers du collectif-sélectif sont le copinage, le népotisme et le sectarisme. Si Remue.net y échappe, au grand étonnement d'officiels des médias et de la culture, c'est parce qu'il y a "remue" dans Remue.net : les idées sont remuées, les lectures sont mues d'intentions critiques et muées en commun, les textes remuent les gens et les gens se remuent pour les textes, tout y bouge pour que ce qui s'y trouve s'y trouve dans le vivant du remuement de la littérarité toujours remise en jeu. Vers 19h, je m'en retourne mais je sais que rien ne sera jamais plus comme avant. Remerciements à tous, à Dominique surtout de nous avoir accueillis si gentiment et somptueusement à la fois. Et déjà ce soir, alors que des messages de la liste interne de Remue m'arrivent, je "vois" les personnes. Avec les yeux du coeur.
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Dimanche 21 mars 2004. En marchant
en salonnant. Journée au Salon du livre... Points de rencontre :
Porte de Versailles, 10 heures. Pas chaud devant les grilles du Parc des Expos, pendant que j'attends Bikun qui vient de la Tour Eiffel en vélo. Un vent salopard arrive de toutes les directions à la fois de sorte que les angles des murs des inutiles guichets ne protègent pas mon petit cou mal jointoyé. On entre à 10h30, le cycliste étant arrivé à la seconde précise à laquelle je décidai de l'abandonner (j'aurais dû le décider plus vite, s'il n'y avait que cela pour le faire arriver...). Entre intimes chez Zazieweb. Paradoxe de la non connexion : quand on se rencontre physiquement, avec quelques membres de l'asso. Zazieweb, c'est en tout petit comité et personne n'enregistre rien, alors que le site web est un délire de nerds à tous vents. Et c'est très bien comme ça. Isabelle, je t'adore, même si tu ne m'as pas gardé pour le jury du Prix Petite édition de cette année. C'est peut-être à cela que l'on doit ce Journal-ci... Heureux aussi d'avoir rencontré LheureBleue, Labellelurette... et Flote, bien sûr ! Une heure de rencontre, donc, durant laquelle quelques éditeurs, dits petits (par eux-mêmes ou par d'autres, apparemment ce n'est pas bien clair...), ont échangé des points de vue certes déjà connus mais avec conviction, la zazimatrice faisant habilement tampon et rebond. L'épreuve du forum n'est pas appréciée de tous ; mais est-elle seulement comprise ?... Mais c'est un peu comme donner droit de vote au peuple. Faudrait préalablement qu'il ait été instruit (Cf. Danton : après le pain, l'instruction est le premier besoin du peuple...), et que chaque génération soit réinstruite, sinon ça se perd, les parents faisant toujours mal leur boulot. Bref, le tout petiot éditeur qui bosse dans son coin depuis vingt ans et qui d'un seul coup se prend les défoulement égo(u)tiques des membres du Zaz-jury, ben ça lui fait gros sur la patate... faut le comprendre... Je retrouve Bikun, puis Anne et Dom à l'entrée. Après un déjeuner bien mérité à la dispendieuse cafeteria du Salon, arpentages d'allées en groupe, puis seul. Je voudrais bien attendre la signature d'Yves Simon mais a./ quand je vois la queue qui s'allonge devant son stand encore vide une heure avant le commencement de la séance de dédicace, ça me dissuade, b./ quand je vois les comportements stupides des groupes autour de quelques auteurs, Pivot ici, Balasko là, ça me donne envie de gerber. Donc dégagement sur le côté ; je m'en vais dans un angle trouver une chaise et commencer un livre d'Agamben que je viens d'acheter au Seuil, en écoutant Radio Nova avec mon I-river. Je crois bien que c'est la première fois que je viens au Salon avec cette possibilité de m'isoler phoniquement. Et ça fait vraiment du bien : vingt minutes d'Agamben mâtiné de Radio Nova, ça vous requinque ! Me voilà donc reparti pour écouter un débat au Forum, le énième du genre : "Pornographie et érotisme", avec Catherine Breillat (siouplaît !), Roger Dadoun (hum...), Philippe Rouyer (oui, bon) et Ruwen Ogien (à creuser). Et comme d'habitude, le débat se prend les pieds dans le tapis des définitions. Noter toutefois que la loi aussi : elle condamne ou restreint la pornographie sans pour autant la définir, ce qui est un comble. Ogien fait remarquer que la loi, comme la morale, s'applique à des activités sexuelles qu'il n'est absolument pas interdit d'avoir : pénétration, fellation, sodomie et quelques autres joyeuses folies que les êtres humains font de leur corps sont tout à fait autorisées, légales pourrait-on dire, mais leur représentation dans une oeuvre d'art (livre, film, peinture, etc.), même et surtout sans caractère de violence, est restreinte voire interdite, avec prime au sexe masculin qui est encore plus tabou que le féminin ; alors que dans le même temps, les images sanguinolentes de meurtres aux armes blanche et à feu n'intéressent que très modérément le législateur. De retour chez mes hôtes, c'est l'heure victorieuse des résultats électoraux. L'appartement se transforme en mini-section du PC, avec, ma foi, des jeunes gens qu'il est agréable de rencontrer. Très motivés, ils et elles nourrissent des illusions que je partage toujours, sur le fond, qui furent celles des générations précédentes aussi, dépoussiérées tant bien que mal. Et ils s'emportent contre le PS ou le FN comme si c'était le jour de la victoire finale, comme si la gestion politique était toute contenue dans le score d'une victoire (relative et d'ailleurs pas encore acquise). Au moment où j'écris, leurs cris quelque peu avinés, parce que ça finit toujours comme ça, emplissent la maisonnée dont j'occupe une pièce heureusement close. En tout cas, c'est une bonne baffe pour toute la raffarinerie. On peut entendre à la télé des candidats déçus parler de "vote tueur" ou de "vote d'humeur", sous entendant là aussi que la réaction du peuple est stupide ou excessive. Pour peu qu'on lui donne la parole...
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Lundi 22 mars 2004. Après la
pluie... On ne sait pas ce qu'il y a après la pluie. Il faut arrêter de dire qu'il y a le beau temps. Parfois c'est la neige, la grêle, une éclipse, un tremblement de terre... Et puis la pluie revient aussi, après la pluie. Pour ce qui est des élections, on ne sait pas encore si le beau temps va revenir. Le message adressé aux Français, c'est : "Veuillez confirmer, s.v.p.". Côté Japon, après le soleil le vent (à lire absolument) : les nouveaux statuts universitaires proposés aux enseignants étrangers par un gouvernement d'extrême-droite sexy, nationaliste et pogromiste les assimile à une matière consommable qu'il vaut mieux prendre jeune et inexpérimentée. Et je ne suis pas sûr que l'on puisse compter sur nos collègues japonais pour nous défendre. L'horizon concentrationnaire se confirme... Programme du jour :
Chaque petit chef a l'impression de faire un truc génial mais en fait, il ne se l'avoue presque jamais, c'est parce qu'il est lui-même menacé d'être viré qu'il accepte de le faire. Cela portait un nom dans l'Histoire de France : le règne de la Terreur. Une minute avant que Michaël n'arrive chez Tschann, je me suis retrouvé nez à nez avec Anne (Cf. Mardi dernier, le séminaire à Jussieu avec Zagdanski). On est allés tous les trois au Select. Là, pendant qu'on discutait philo du XVIIIe et prostitution à Tananarive, Anne à rencontré un ami à elle, et qui était comme Michaël à l'ENS de Fontenay, maintenant historien d'art et de surcroît ami de Fred Deux (une exposition aura lieu bientôt). Or il se trouve que l'on est très peu nombreux à connaître l'oeuvre de Fred Deux, et que j'en fais partie, grâce tout d'abord à des entretiens diffusés sur France Culture, qui m'ont amené à lire La Gana. Incroyable ! Mieux encore : de l'intérieur du Select, alors que l'on s'apprêtait à sortir, j'aperçois quelqu'un de dos et de trois-quart sur le trottoir, tournant la tête de temps en temps pour traverser... C'est une autre collègue de Tokyo, PetiteÉtoile, que l'on rattrappe mais qui est pressée. On la laisse filer... C'était le moment de haute probabilité des rencontres. Un truc électromagnétique, peut-être... Après, on se sépare tous et l'on peut passer le reste de la journée tranquille. Est-ce à cause de la grêle qui est tombée vers 14h30, quand je sortais du Salon du livre, alors que j'avais écrit le mot ce matin sans savoir ?... Allez, je ferme le blog pour aujourd'hui et je vais téléphoner à T. ; elle me disait hier qu'il devait neiger à Tokyo aujourd'hui.
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Mardi 23 mars 2004. Le grand
jour. Réunion de l'équipe de recherche Hubert de Phalèse à Censier. C'est le coeur de mon voyage. Je me concentre...
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Mercredi 24 mars 2004. Ce fou de
Platonov !... La réunion annuelle de l'équipe de recherche Hubert de Phalèse s'est bien passée, hier. Après le bilan du fonctionnement et des activités de l'équipe effectué par son directeur, Michel Bernard, j'ai présenté les linéaments d'un gros projet pour lequel Hubert de Phalèse s'associera avec d'autres activistes littéréticulaires. Mais motus et bouche cousue... jusqu'en juin ou juillet. Après ça, j'ai filé à Palais-Royal pour un autre spectacle dans lequel je n'avais qu'un rôle de spectateur. D'abord retrouver ma soeur à la sortie du métro relookée par Castelbajac, manger un morceau rapidos et chéros à la Brasserie du Louvre (un carré d'agneau et une sole grillée, 60 euros, mais finesse des mets et bon service, alors pourquoi protester ?). Ma soeur est en plein dans le système capitaliste et ça ne semble pas la déranger du tout. Elle promeut des placements boursiers dynamiques auprès de caisses régionales plutôt pépères. Ce qui ne l'empêche pas d'être critique par rapport au système... Bon on en reparlera parce que là, je n'ai pas le temps. Hop, on traverse la rue et on entre à la Comédie-Française pour voir Platonov de Tchekov. Troisième rang au centre, il y a des moments durant lesquels on devrait pouvoir compter les points noirs des acteurs (au cas où ils joueraient mal). On ne s'ennuie pas une minute sur trois heures vingt et cette tragédie de l'excès d'amour sur fond de décadence aristocratique nous tient en haleine. Un homme s'autodétruit parce que l'amour qu'il inspire involontairement à toutes les femmes lui apparaît comme une fatalité qui l'a privé de la liberté, celle d'être par exemple un philosophe révolutionnaire, un ministre, etc. Le taxi que l'on a pris vers 23h45 ne savait pas où était la Sorbonne. Il a dit précisément "je ne vois plus où c'est, j'ai un trou dans la tête". Mais connaît-il l'étymologie du mot "sorbonne" ? Savoureuse chez Balzac, par exemple... Ma tête ! Ma tête ! Faut qu'on s'grouille, ce matin ! Mercredi matin, rédac. journal et toilette.
11h15. Au sujet des élections régionales, les membres du gouvernement ont été "très discrets" à la sortie du Conseil des ministres, dit-on sur France Info. Je traduis : ils se taisent et font des prières intenses pour recevoir dimanche les voix du FN dont les scores sont tels que la droite peut encore gagner presque partout. Si les Français ont un peu de sorbonne, ils ne s'y laisseront peut-être pas prendre... Après minuit... Me voici de retour après un grand voyage. De ceux dont on ne revient pas indemne. Il ne s'agit pas de mon voyage à Yerres pour aller voir mon père, puis aller avec lui au centre commercial Carré Sénart (très beau, ceci dit en passant), puis rendre visite à une tante à Vigneux, des trucs normaux en famille, quoi. Non, le vrai voyage commence quand j'arrive Gare de Lyon à la tombée du jour et que je marche le long du Ministère des Finances avec les lumières électriques dominant progressivement le ciel qui s'assombrit. Il ne fait pas très chaud sur le pont de Bercy puis le long du quai de la Gare mais je m'efforce malgré le froid à quelques photos en variant des paramètres de sensibilité et de vitesse... Jusqu'à entrer finalement dans une salle du complexe MK2 pour voir Gerry, de Gus Van Sant. La musique de Arvo Pärt est à pleurer de beauté et d'adéquation au paysage de route désertique des premières minutes. Puis commence la balade des deux copains désinvoltes et ironiques. Références de jeu télé dans de rares dialogues, pour nous montrer de quoi ils sont pétris. Une fois qu'ils ont bien compris qu'ils s'étaient perdus dans cette nature désertique et immense, pas encore hostile, ils font un feu de bois, le soir, pour se réchauffer et discutent d'un jeu vidéo. Sans eau ni nourriture ni protection solaire, ils concoivent par la suite toute la distance qui sépare la réalité de la virtualité des jeux vidéos (et de l'ensemble de leur aisance sociale qui résulte d'une construction de civilisation semblable à celle du jeu vidéo, d'ailleurs). La suite, il ne faut pas la dire. Mais lâchez tout, si ça ne cause pas de péril, et courez voir ce film. Il va vous vider la tête et vous réconcilier avec notre empire technique. |
Jeudi 25 mars 2004. Invaginations.
Prenant mon petit-déjeuner, j'ai la sensation agréable de
paysages sans angles droits, ni routes ni maisons ni gares ni personne.
Sans doute la persistance mémorielle des images de Gerry (Voir
hier), oeuvre dans laquelle le virtuel se réinjecte méphitiquement
dans le réel... Mêlée à mes souvenirs d'Australie...
Entrelacs de virtuel et de réel où l'on ne s'y reconnaît
plus que par éclipses de conscience. 11 heures : passer dans le champ d'une webcam parisienne pour que T. m'y voie de Tokyo (je ne dis pas laquelle sinon il y a des personnes qui vont m'y parasiter...)
O merveille ! Invagination des
invaginations ! Alain Robbe-Grillet à l'Académie ! Ro-Ro
est académicien ! Comprenne qui pourra, mais la subversion littéraire
qu'il exerce depuis 50 ans entrant au coeur de ce que l'on croit être
le lieu du conformisme, je trouve ça merveilleux. De loin la meilleure
nouvelle du mois !
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Vendredi 26 mars 2004. Une journée
bien remplie...
Olivia était un peu en retard parce qu'il y avait un tournage sur le pont Louis-Philippe et que l'on ne voulait pas la laisser passer avec son vélo. L'arrogance des gens de cinéma confine souvent à la bêtise ou à la méchanceté ; ils ne pouvaient pas s'imaginer que par 4 ou 5°C il était pénible d'aller jusqu'au pont Marie pour revenir à quelques mètres de là par le quai de Bourbon... Finalement, ils l'ont laissé passer. On a pris café et viennoiserie en devisant avec Laurent qui arrivait presque droit de l'aéroport pour son année sabbatique. J'ai exposé le voeur de T. que nous allions dans le champ d'une webcam pointée sur la place de l'Hôtel-de-ville, tout près du quai d'Orléans où nous nous trouvions. Nous pouvions également l'appeler avec le téléphone portable de Laurent pour la prévenir. Mais Olivia et Laurent n'ont pas du tout été intéressés par ce projet, ni sensibles à la démarche à la fois affective et artistique de ce type de rendez-vous. Il eut fallu que je sois avec quelqu'un comme Sophie Calle, qui, j'en suis sûr, m'aurait compris. J'étais vexé comme un pou. Que l'on me dise ce qui n'est pas dérisoire ! "Si vous ne faites pas partie de la figuration, circulez !", nous a dit, sans aménité, une jeune femme chargée du service d'ordre du tournage sur le pont que nous avons repris tous les trois une heure plus tard, avant d'aller nous séparer rue Vieille-du-Temple, Laurent et moi obliquant vers Beaubourg. Après une rapide promenade durant laquelle j'ai trouvé un cadeau pour l'anniversaire de T., la semaine prochaine, nous avons pris le bus 38 à Châtelet, avons déjeuné rapidement place de la Sorbonne avant de nous y engouffrer. La salle Bourjac, où se font le plus souvent les soutenances de Paris 3, était presque vide. Une Japonaise a généralement peu d'amis et de famille disponibles pour venir la soutenir. Kyoko avait Cathy, Laurent et moi. Et T. et beaucoup d'amis qui lui avaient envoyé leur soutien électronique ou téléphonique, mais pas présentiel. La soutenance a duré trois heures : exposé de la candidate (ou comment dit-on, la récipiendaire ?), exposé de valorisation et défense de son travail par son directeur, exposés critiques plus ou moins longs des trois autres membres du jury, portant à la fois sur les bases du travail, sur son organisation, sur la lisibilité du propos, sur les carences et fautes d'orthographes et de grammaire que l'on appelle coquilles quand on est poli... En gros, le sujet était l'acte créateur dans la littérature du XIXe siècle, considéré principalement chez George Sand. Tous ces exposés passés, le jury se retire pour délibérer et revient cinq minutes plus tard pour déclarer l'obtention du grade de docteur avec la mention "très honorable à l'unanimité du jury". Félicitations ! Après cela, nous allons au Sorbon, café sis à côté de la librairie Compagnie, pour que Kyoko y retrouve toute sa tête... |
Samedi 27 mars 2004. Dernier
samedi ! Comment peut-on se sentir à l'aise quand la fin approche de cette manière implacable ? En pensant à T., bien sûr !
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Dimanche 28 mars 2004. Le hasard fait
(bien) les choses. Liste des personnes rencontrées ou croisées par hasard à Paris en moins de deux semaines :
Hier après-midi. Après
avoir déjeuné au Luxembourg, donc, je suis passé trente
minutes amphi Richelieu. Minutes à hurler de rire en voyant les sartriens
japonais qui ont fait onze mille kilomètres pour parler de leur sujet
obligés de prendre une heure de retard sur l'horaire à cause
d'une explication scolaire d'un Français sur l'esprit du zen qui
n'est pas un esprit mais un faire qui n'est jamais ce qu'il paraît
être tout en l'étant et sans être rien qui serait un
piège pire encore que le quelque chose, etc. Cet après-midi, en famille et au bord de l'eau... 20h10. Résultats électoraux. La droite se prend sa super baffe. C'est à peine une nouvelle tant c'était annoncé, attendu. 20h50. En région parisienne, le Huchon n'est pas une espèce en voie de disparition. L'avoir prétendu est tellement stupide et vilain que cela a dû contribuer à sa majorité absolue. Si nouvelle il y a, c'est la permanence des scores du FN. Mais c'est plus un questionnement qu'une nouvelle : qu'en faire ? |
Lundi 29 mars 2004. Partir &
Revenir. C'est d'un même mouvement que je m'apprête à partir de Paris après ces deux semaines denses dont toute l'utilité n'apparaîtra que dans quelques mois et à revenir à Tokyo et à Nagoya où T. et le travail m'attendent et d'où je vais reprendre les fils réels et virtuels de ces deux semaines pour tisser et broder notre beau réticule... Relire cette note dans un an, pour vérifier son sens. En tout cas, ma valise est enfin prête et je vais pouvoir aller me coucher (j'en connais d'autres qui font leurs valises dans presque toutes les régions de France...). Je suis content aussi d'avoir été là durant cette période électorale. En principe :
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+>¤<+>¤<+>¤<+>¤<+>¤<+ +>¤<+
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Mardi 30 mars 2004. Sain et sauf et
décalé. Ouf ! Me voici arrivé. Quelques mots pendant que le bain coule...
23h30, heure de Tokyo. Avec T. retrouvée, avons fait quelques courses alimentaires
dans le quartier en début d'après-midi parce que la pluie était
annoncée. Et effectivement, cela fait bien cinq heures qu'une pluie
battante anime d'un fond sonore les enregistrements de France Culture que
je suis en train de mener. |
Mercredi 31 mars 2004. Remise
à flot. Redémarrer le boulot (courrier, préparation de cours, rapports, etc., ce qui va s'étaler sur les prochains jours). Faire des ajouts au Journal (à commencer par une photo pour le 28). Il faisait très beau tôt ce matin et moins maintenant (10h30). Au petit déjeuner, pendant que l'on regardait le journal de France 2 par le site web, un coup de vent a provoqué une pluie de pétales de cerisiers devant notre fenêtre. T. s'est rendue compte qu'elle était née dans cette ambiance de pluie de pétales (son anniversaire est demain). Nous avons déjeuné Maison de
la Bourgogne, nouveau petit restaurant français de Kagurazaka,
avec un collègue de l'Institut qui m'avait demandé copie mp3
de la conférence d'Emmanuel Todd du 13 janvier dernier.
On avait déjà vu ce petit restaurant en passant, mais on ne
s'était pas encore décidé à en franchir le seuil.
Du coup, on n'avait pas vu qu'il y a une grande salle à l'intérieur,
sur la droite, qui n'est pas visible de l'extérieur. Je le dis pour
ceux qui penseraient comme moi que c'est minuscule et que ça pose
problème, etc.
L'ami JP a été fort marri que nous lui annoncions notre intention
d'aller voir les cerisiers au parc de Shinjuku car il devait retourner
au bureau, lui... |
©Berlol, 2004