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Pour d’autres, sans doute plus nombreux, le terme " aujourd’hui " est important. En effet, on constate qu’où qu’ils soient, chez eux, au travail ou à l’Université, les apprenants ont de plus en plus recours à des documents électroniques dans lesquels la recherche de mots ou de notions est facilitée : dictionnaires, encyclopédies, archives de toutes natures, autrefois inaccessibles, documents scientifiques ou ludiques, et même des cours à suivre ou à écouter. Du coup, nous sommes nombreux à penser qu’il y a lieu de modifier notre façon de concevoir le F.L.E. Mais faut-il le faire subtilement ou radicalement ? Faut-il agir en contribuant à de nouveaux outillages pédagogiques, ou subir en regardant benoîtement ce qui arrive sur le marché ?
Autrefois le savoir incommensurable et chaotique était trié, ordonné, réduit à la portion congrue de chaque élève. L’enseignant lui donnait la becquée. Pendant plusieurs années d’apprentissage, le canal était unique – et c’était parfois un long tunnel !
Aujourd’hui, l’apprenant zappe de la télé à l’internet. Il répugne parfois à apprendre les conjugaisons mais il lit le Courrier International, et s’aide à coup de Petit Robert électronique. Parfois, il vient voir un enseignant : il n’a pas appris sa leçon, mais il lui montre un document imprimé sur un forum électronique et lui demande pourquoi son correspondant s’exprime d’une façon plutôt que d’une autre.
Devant ces changements (qui ne peuvent que s’amplifier), il me semble que le livre de méthode, même s’il reste un outil utile et généralement bien conçu, souffre de deux défauts : premièrement, il reste un livre de papier, symboliquement dévalorisé aux yeux des nouvelles générations par sa matière inerte ; deuxièmement, même quand il contient tout ce qu’il faut, il n’offre pas assez de parcours possibles de ce qu’il contient. Je m’empresse d’ajouter que, sans livre de méthode, c’est encore bien pire ! Pour quelques décennies encore, l’enseignant est perdu s’il n’a pas un ouvrage sérieux sur lequel s’appuyer. D’ailleurs, s’il n’en a pas, ou si aucun ne lui convient, il doit en écrire un. Et c’est beaucoup de travail...
La stratégie que je pratique depuis longtemps et dont je traite ici consiste à s’appuyer sur une méthode, comme ossature du cours, et à l’agrémenter électroniquement de plusieurs façons :
Et comme il faut (je cite Maldoror, au Chant 6) "étayer d'un grand nombre de preuves l'argumentation qui se trouve comprise dans mon théorème", je vous propose trois manipulations préparées, relatives à des leçons se trouvant dans la majorité des méthodes de niveau faux débutant ou moyen :
Lorsque le texte est à
l’écran, on pourrait croire qu’il s’agit simplement d’une œuvre
en ligne comme il en existe maintenant des milliers... Mais quelle n’est
pas la surprise de l’utilisateur lorsqu’il s’aperçoit que tous les
mots sont des liens ! – ce qui se voit à la forme de petite main
qu’adopte le curseur. Et si l’on clique sur le mot "tout" (ligne 4), ou
"toutes" (ligne 8), on accède à une liste
des contextes des formes de "tout", "toute", et "toutes" dans l’ensemble
des Chants de Maldoror. À noter (ce n'est jamais parfait)
que la liste des "tout" n’apparaît pas, sans doute parce qu'ils sont
trop nombreux et que leur affichage nous ferait perdre du temps. Par contre,
lorsque l’on revient au texte, en cliquant sur l’une des icônes de
livre, on s’aperçoit que tous les "tout", et tous les "toute" et
les "toutes" sont en rouge, bien visibles. C'est particulièrement
intéressant à faire faire à des étudiants pour
les sensibiliser à la discrimination, dans le cadre d’un cours-atelier
où chaque étudiant est à sa machine.
On en rêvait, mais cela commence à exister
dans quelques universités…
Cependant, même si l’on ne dispose pas encore d’une
classe équipée, il est possible d’effectuer cette activité
discriminatoire, avec un document imprimé, en demandant aux étudiant
d’utiliser un dictionnaire et de noter quels sont les types de mots qui
entourent le mot étudié. Ainsi devront-ils par eux-mêmes
se demander ce qu’est un article, un adjectif, un nom, et remarquer que
leur position les uns par rapport aux autres sont souvent les mêmes.
Pratiqué comme un jeu, on voit les étudiants se passionner
du texte même, à la lettre, car cette activité, telle
que nous la décrivons ici, se pratique dans l’indifférence
totale du sens… (effroi des ducassiens...)
Ce qui n’empêchera pas les étudiants d’y
réfléchir à deux fois avant d’employer le mot "tout"
dans une conversation qui n’aura rien de littéraire !
Qu’est-ce qui se passe lorsqu’on aborde l’emploi des mots
"depuis" et "pendant" dans une leçon de manuel de F.L.E. ? On fait
lire l’inévitable dialogue entre une Sylvie et un Alain, ou on l’écoute
avec un appareil :
"Ça fait longtemps que tu habites dans cette maison ? demande
Alain.
– Depuis dix ans, répond Sylvie, mais je ne viens pas pendant
l’hiver."
C’est beau comme du Duras.
On fait repérer les mots, les phrases, on fait
répéter quelques étudiants deux par deux. On fait
l’exercice de la page de droite où "hiver" est remplacé par
"automne". Je schématise, bien sûr. Et puis on passe à
autre chose, en faisant semblant de croire que les étudiants vont
travailler tout seuls...
Résultat ? Au mieux, ils ont retenu des syntagmes, bons à sortir dans certaines conditions touristiques. Toute phrase un peu nouvelle, correspondant à une situation qui n’aura pas été vue dans les leçons, leur demandera des heures, et des kilos de dictionnaires...
Pourtant nous savons que pour un débutant, la possibilité d’énonciation et la correction d’un énoncé, ne dépendent pas de l’étendue du vocabulaire ni de la connaissance des règles de grammaire ; tout dépend plutôt de la capacité à combiner un petit nombre d’éléments bien appris, et l’aisance combinatoire de la personne vient de sa certitude de maîtriser les termes qu’il utilise. Rien ne sert de multiplier les syntagmes figés et les phrases entières apprises par cœur, il faut apprendre à bien choisir dans des paradigmes peu nombreux et orientés vers la performance.
Comment veut-on qu’un étudiant emploie le mot "depuis"
s’il ne sait pas où le mettre ? Sans qu'il connaisse les mots techniques,
que j’emprunterais à la Grammaire du sens et de l’expression
de Patrick Charaudeau (p.479), l’étudiant doit pourtant connaître
la différence entre le duratif en soi qu’est "pendant" et
le duratif rétrospectif qu’est "depuis".
À partir d’un petit nombre de contextes pris aux
Chants de Maldoror, et toujours sans s’occuper du sens véritable
du texte (s'il en est un...), les étudiants peuvent repérer
les différentes positions dans les phrases, les sujets temporels
(jours, nuits, années ou événements précis).
Le soulignement coloré (que l'on voudra bien leur demander) des
emplois suivis de "que" les mènera vers la découverte d’un
verbe, et d’une relation entre deux propositions verbales que Patrick Charaudeau
nomme corrélation verbale.
Après deux ou trois séances d’un tel jeu
avec contextes et dictionnaire, vous verrez que si vous laissez traîner
judicieusement une traduction de Lautréamont sur une table, il y
en aura plus d’un à venir la consulter.
Vous n’aurez pas fait autant de passionnés de littérature
! Mais des étudiants piqués au vif de voir comment sont rendus,
dans leur langue, les paradigmes qu’on vient de leur faire sentir. Et il
ne serait pas étonnant que, par dessus le marché, ils posent
des questions !
Un autre des intérêts de l’hypertexte
proposé par l’équipe Hubert
de Phalèse est de donner la liste de toutes les formes d’un
verbe. Vous cliquez sur "sache"
(strophe 11 du Chant 1), impératif que les étudiants
connaissent mal, et vous obtenez la liste du verbe "savoir", avec toutes
les formes employées dans le texte. Ce regroupement est possible
grâce à un travail préalable de lemmatisation – "lemme"
étant le nom scientifique des formes neutres, celles qui deviennent
les vedettes des dictionnaires.
Du coup, on va jouer à reconnaître les temps,
à réciter les autres formes, on va chercher quel est le sujet,
le (ou les) complément(s), et à se demander pourquoi il y
a tant de "savoir que" alors que "connaître" n’est pour ainsi dire
jamais suivi d’une proposition relative, sauf dans des cas comme "connaître
celui qui..."
La répartition des compléments d’objet en
catégories sémantiques devrait guider les étudiants
vers une meilleure connaissance de ce qu’ils savaient peut-être déjà.
À savoir que, sans faire d’absolutisme, "connaître" s’inscrit
plutôt dans un rapport au monde, aux objets et aux personnes, tandis
que "savoir" s’applique à des notions, des informations, des modalités
mentales, souvent relative aux pensées, aux impressions que l’on
a sur les événements, les personnes et les objets.
Dans le cadre universitaire où les étudiants sont, en majorité, peu motivés par les matières, et le français comme matière, on joue souvent la comédie de l’apprentissage. Combien de fois l’étudiant fait-il semblant d’apprendre, et combien de fois l’enseignant fait-il semblant de vérifier ? Puis l’on déplore, je cite, le "niveau général". Par contre, les étudiants qui s’intéressent vraiment à la Francophonie ou à la langue française, motivés, s’inscrivent spécialement et individuellement dans des écoles de langue, dans leur pays, en France, au Québec ou ailleurs, où ils progressent rapidement.
Dans ce cadre que je n’aurai pas la prétention de
modifier, je ne me propose le plus souvent que de chercher des arrangements
pour, dans le secret de ma classe et de ma relation avec les étudiants,
faire mentir la comédie. Les piquer au vif par des jeux naïfs
qui débouchent sur de solides notions, éviter le sens
des grands mots pour dévoiler la richesse des petits, renverser
la tyrannie du sens du texte pour développer la malléabilité
de ses structures recyclables.
Ça ne marche pas toujours, mais souvent.
Or, quel endroit est plus anodin, pour leur accouchement,
pour leur développement, que le cœur même de la technologie
qu’ils plébiscitent !? En effet, pour nos étudiants – disons,
pour les moins de 30 ans en général –, l’ordinateur est un
élément constitutif de leur monde, comme le fut pour d’autres
la bougie ou la plume. Beaucoup d’entre eux disent – enquête personnelle
à l’appui – qu’il leur paraît normal de mieux maîtriser
l’ordinateur que leurs enseignants ou leurs parents. Ils avouent tout de
même qu’ils sont gênés de trouver par l’Internet des
informations qui contredisent ou qui vont plus loin que ce que leur a dit
leur professeur. Quand cela arrive, ils ne lui en parlent pas... Par contre,
l’enseignant qui utilise l’ordinateur peut, d’une part, profiter des marges
de jeu que laisse tout manuel de F.L.E., puisqu’il n’est jamais parfaitement
adapté à une classe, et peut, d’autre part, favoriser la
participation ludique et comme improvisée des étudiants.
Prévenus par moi de négliger le sens du
texte, leur comportement change car la règle ludique crée
dans la classe un nouveau territoire symbolique. Ils prennent part directement
au bricolage parce qu’au fond ils savent, sans la connaître, que
c’est une voie maïeutique.
Les activités pédagogiques que nous venons
de voir ne manqueront pas de suggérer quelques critiques, et l'on
n’aura pas de mal à en voir les imperfections. Mais cela ne constitue
pas une nouvelle méthode globale, puisque j’ai bien indiqué
que je gardais la méthode traditionnelle – surtout lorsqu’elle
est imposée –, mais surtout parce que je ne crois pas encore à
la possibilité de "nouvelles méthodes globales informatisées".
Profitant de la crédulité générale,
des commerçants ont trouvé là un marché juteux.
Non, pour ma part, je travaille dans la marge, l’exception
du rapport individuel à l’étudiant, et je pense comme Nietzsche,
contemporain de Maldoror, qu’il "y a certainement quelque chose à
dire en faveur de l’exception, pourvu qu’elle ne veuille jamais devenir
la règle."