FRAGMENTS |
"Babel", Les
Lettres nouvelles, 31, oct.1955, p.391-413.
(Non repris).
"Le Cheval",
Les Lettres nouvelles, 57, fév.1958, p.169-189.
(Repris dans La Route des Flandres).
"Le Candidat",
Arts, 698, nov.1958, p.3.
(Repris en partie dans Histoire).
"Cendre",
Revue de Paris, mars 1959, p.79-82.
(Non repris).
"Mot à mot",
Les Lettres nouvelles, nlle série, 6-8, avr.1959,
p.6-10.
(Non repris).
"La Poursuite",
Tel Quel, printemps 1960, p.49-60.
(Repris dans La Route des Flandres).
"Comme du sang
délayé", Les Lettres françaises, 52, 1-7 dec.1960,
p.1-5.
(Repris en partie dans Le Palace).
"Matériaux
de construction", Les Lettres nouvelles, 9, déc. 1960,
p.112-122.
(Repris en partie dans Le Palace et dans Histoire).
"Sous le Kimono",
Les Lettres françaises, 59, 19-25 jan.1961, p.5.
(Repris en partie dans Histoire).
"Funérailles
d'un révolutionnaire assassiné", Médiations,
4, hiver 1961-62, p.11-24.
(Repris dans Le Palace).
"Inventaire",
Les Lettres nouvelles, 22, fév.1962, p.50-58.
(Repris dans Le Palace).
"L'Attentat",
Nouvelle Revue Française, 111, mars1962, p.431-452.
(Repris dans Le Palace).
"Des Roches striées
vert pâle parsemées de points noirs", Les Lettres nouvelles,
juin-août 1964, p.53-68.
(Repris dans Histoire).
"La Statue",
Mercure de France, 1213, nov. 1964, p.393-409.
(Repris dans Histoire).
"Correspondance",
Tel Quel, 16, hiver 1964, p.18-32.
Repris dans Histoire).
"Propriétés
des rectangles", Tel Quel, 44, 1971, p.3-16.
(Repris dans Les Corps conducteurs).
"Deux Personnages",
Art Press, 2, fev.1973, p.14-15.
(Non repris).
"Essai de mise
en ordre de notes prises au cours d'un voyage en Zeeland (1962) et complétées",
Minuit, 3, mars 1973, p.1-18.
(repris dans Les Géorgiques).
"Progression
dans un paysage enneigé", Études Littéraires,
IX-1, avril 1976, p.217-221.
(Repris dans Les Géorgiques).
<
"Le Régicide",
La Nouvelle Critique, juin-juil. 1977, p.45-46.
(non repris).
"Parenthèse",
Revue de la Bibliothèque Nationale, printemps 1985, p.3-6,
ill. coul. (accompagné de photo d'oeuvres de Rauschenberg).
Annoncé comme à paraître dans un "ouvrage en cours
intitulé Complément d'information", repris dans
L'Acacia, .
"Babel"
|
"Babel", Les Lettres nouvelles,
31, oct.1955, p.391-413.
(Non repris, paru entre Le Sacre du printemps et Le Vent).
Le fait est, on
dirait, que tout ce qu'on peut espérer c'est d'être un peu moins
à la fin, celui qu'on était au commencement, et par la suite.
Samuel BECKETT.
‑ Et si je te traitais de métèque
?
Je le regardai. Il avait un air
malheureux et rageur.
‑ C'est une idée, dis-je,
pourquoi pas ?
Sur la piste, entre les tables,
les danseurs s'efforçaient de suivre l'orchestre de musiciens en
blouses, toques d'astrakan et bottes souples qui s'efforçaient eux-mêmes
de scander un tango. Alors je me rendis compte que ce n'était pas moi
qu'il fixait, mais quelque chose par-dessus mon épaule, là où
se pressaient les danseurs...
Aujourd'hui, en regardant en arrière,
tout cela semble si lointain, un peu ridicule même, comme ces cartes
de géographie dans les Atlas des anciens programmes, avec leurs pays
aux teintes fanées, leurs frontières absurdes. Mais alors nous
ne savions pas encore, nous qui avions entre vingt et trente ans dans cette
Europe mal raccommodée de l'entre deux guerres, essayant maladroitement
de devenir des hommes, ou du moins quelque chose qui dans notre idée
correspondît à ce mot, pris entre ces mythes nouveaux, enivrants
et, pensions-nous, irréductibles, qui avaient nom Verdun ou Révolution
d'Octobre, proposés à nos juvéniles enthousiasmes sans
qu'aucun de ceux qui prétendaient nous servir de guides, les aventuriers
déclamatoires, les graves mentors aux yeux rusés, à
la sagesse mercantile et vaniteuse, ne prît la peine de nous dire (mais
les aurions-nous crus, les eussions-nous écoutés, nous qui dévorions
avidement leurs livres ou les sempiternelles pacotilles pêle-mêle,
le fracas des armes, l'ivresse du néant, les creux raffinements de
lettrés, se présentaient avec la séduisante estampille
d'un visage de Lama ou d'un Orient agonisant, ratiocineur et opiacé),
sans qu'aucun d'eux donc, ne prît la peine de nous dire que ce après
quoi nous courions était déjà loin derrière nous
et que nous ne devions jamais l'attraper, si tant est naturellement que cela
existât, ni plus ni moins que de jeunes chiens s'essoufflant à
la poursuite de leur queue.
C'est ainsi que je nous revois
à cette époque, capables de discuter à deux ou trois
pendant des heures, où nous réunissant dans de froides arrière-salles
de bistrots du quinzième arrondissement, nous retrouvant à
des meeting tumultueux, ou parfois interdits ‑ le lugubre moutonnement des
casques noirs luisants sous la pluie, dans la nuit,‑ ou sans auditeurs, prenant
des trains, passant quelquefois des frontières, fréquentant
de drôles de types.
Et cette fois, c'était à
Moscou que cela nous avait conduits, et vers dix heures du soir nous étions
assis autour d'une table dans une boîte caucasienne en train de regarder
une espèce de tante en bottes, toque et tunique noire, dansant je
ne sais plus quelle danse cosaque avec des foulards et des poignards, en
équilibre sur ses orteils, au milieu de la piste.
En tout nous étions six
: Alex, Sacha, les deux jeunes filles, Tom et moi-même. Nous avions
mangé des chachniks avec des céleris crus et bu du vin de Crimée,
suffisamment peut-être pour être un peu saouls, pas au point en
tout cas de ne plus savoir ce que l'on dit, ne plus savoir où l'on
est. Cela ressemblait, moins le chiqué, les putains et le toc, à
n'importe quelle boîte russe de Montmartre ou de Montparnasse, avec
les musiciens en blouses de soie brillante essayant, quand ils n'accompagnaient
pas les attractions, de jouer sur leurs balalaïkas des choses ressemblant
à des tangos ou a des fox. La seule différence était
qu'ici le public avait l'air de croire que c'étaient de véritables
fox et de véritables tangos, du moins si l'on se fiait à la
conviction et à l'application qu'ils mettaient à tourner, à
repartir, à varier et à enchaîner leurs pas. Mais dans
ce pays tout le monde avait toujours l'air très pénétré
et très convaincu, que ce fut dans la rue, dans le métro ou
au théâtre. Comme si l'accomplissement de l'acte le plus simple
était chaque fois une chose solennelle, difficile, sérieuse,
de sorte que dans ce restaurant à balalaïkas avec des tentures
orientales, ses tables à nappes blanches, sa clientèle convaincue,
l'on pensait moins au Moscou des dernières années 30 qui s'étendait
au dehors qu'à quelque chose de provincial et de désuet qui
se serait passé dans un lointain gouvernement de province : une atmosphère
pour une nouvelle de Tchékov ou plutôt même, à
cause d'un certain côté caricatural, cocasse et tragique à
la fois, de Gogol.
Peut-être, quand j'y repense,
avions-nous effectivement trop bu. Ou alors c'était la faute de ces
Russes, ou peut-être simplement celle de Gogol, Tchékov, Dostoïewski
et les autres souvenirs de lectures qui venaient ici et avec l'aide du vin
superposer aux réels leurs personnages prolixes, inquiets, rongés
par quelque chose qui chez nous Occidentaux ne prend voix et force qu'avec
l'aide de l'alcool ou du sommeil.
Probablement y avait-il un peu
de tout cela à la fois, et quelque chose d'autre encore, quelque chose
de cette ville de briques rouge sombre : les chancelantes églises
aux turbans dorés, les trolleybus avec leurs cargaisons de types en
casquette et de femmes mal habillées, les usines fumantes, les murailles
tartares, et ça et là à côté d'immenses
chantiers béants, les péristyles à colonnes et frontons,
vert amande, roses, bleus, de quelque demeure de style Empire sur les marches
de laquelle on s'attendait à voir paraître, en pelisse à
col de fourrure et favoris, le fantôme mélancolique de quelque
comte tolstoïen, grave, douloureux, trop riche et myope.
Et tout à coup, me détournant,
je surpris son regard posé sur moi, me fixant, avec une sorte de sourire
bizarre, en même temps honteux et rageur. « Et si je te traitais
de sale métèque ?» dit-il.
Les jeunes filles avaient demandé
à danser et nous étions seuls tous les deux de part et d'autre
de la table.
‑ Si je te traitais de sale métèque,
hein ? répéta-t-il.
Il avait fait de l'agitation en
France dans le Nord, chez les mineurs. Il avait été arrêté
et battu. « Très bien, dis-je, alors appelle-moi sale métèque.»
Il éclata de rire, mais
il me fixait toujours avec le même regard honteux et rageur sous le
front haut, les cheveux drus. Il était Balte et je pensais tout à
coup que les Russes ne devaient pas aimer les Baltes. « A quoi boit-on
?» dit-il. Il tenait son verre à la main.
‑ A ce que tu voudras, dis-je.
‑ A la grande Révolution
Française, dit-il, à la Révolution des Gardes Mobiles
et des métèques !
‑ C'est une idée ! dis-je.
Il me regarda sans répondre.
Puis nous bûmes. Puis il glissa, vint s'asseoir sur la chaise à
côté de moi. Le vin de Crimée était doux et sucré,
cela ressemblait plutôt à de la mistelle blanche. « Chez
vous, j'étais un métèque, dit-il, mais j'y reviendrai
!» Il me regardait avec un air de défi, mais toujours cette honte,
cette humilité arrogante. « Tu me dis ça à moi
?» fis-je en haussant les épaules.
Mais il ne m'écoutait pas
: « Parle-moi de l'Espagne », dit-il.
‑ C'est plein de métèques,
dis-je. Je commençais à être en colère. Mais il
ne marqua pas le coup.
‑ Tu as été au front
? demanda-t-il.
‑ Non.
‑ Alors qu'est-ce que tu es allé
y foutre ?
‑ Vendre des pruneaux, dis-je,
et des cacahuètes.
‑ Oh ça va ! dit-il. C'est
pas drôle.» Il se tut, de mauvaise humeur, jeta un coup d'oeil
furtif sur la piste. Quand il parla de nouveau sa voix était comme
absente de ce qu'il disait. Je n'étais tout de même pas assez
saoul pour ne pas m'en rendre compte. Je cherchai des yeux ce qu'il avait
vu. Il dut répéter sa question :« A ton avis, quand est-ce
que ce sera fini ?»
‑ Quoi ? dis-je. Je regardais ce
qui se passait sur la piste.
‑ En Espagne. Il regardait aussi
les danseurs.
‑ C'est déjà fini,
dis-je. Il n'y a plus qu'à crier « Vive Franco ! Arriba España
!»
Cela parut le ramener à
nous. Il cessa de regarder la piste et me fixa. « Quoi ? dit-il. Tu...»
Mais je ne détournai pas les yeux. Il essaya de prendre un ton froid
:« Tu sais comment ça s'appelle ce que tu fais ?»
‑ Naturellement, dis-je. Mais comme
je suis un métèque je m'en fous. Je me fous de votre terminologie
!» Maintenant j'étais réellement en colère. «
Ce que je dis, tout le monde le sait là-bas.» Il se tut. «
Et ici aussi, ajoutai-je, vous le savez parfaitement bien !»
L'espace d'une seconde il parut
embarrassé. Mais il crut avoir trouvé le truc :« Et
alors vous les regardez tranquillement crever ?» Il n'avait pas élevé
la voix, mais c'était comme si ses yeux avaient crié.
‑ Et vous ? dis-je.
‑ Métèque de français
! dit-il.
Dans le bruit de l'orchestre on
l'entendait à peine. De nouveau, je le regardai, prêt à
répliquer, mais de nouveau je revis la même expression, honteuse,
désespérée, sombre. Je me retournai et cette fois je
découvris ce qu'il fixait derrière moi sur la piste : Tom et
la plus jeune des filles, l'étudiante, celle qui avait dit qu'elle
était géorgienne (pas russe : géorgienne, elle y tenait)
dansant l'un contre l'autre. « Vous finirez bien par l'avoir !»
fit-il.
‑ Quoi ? dis-je.
‑ La guerre.
‑ C'est possible, dis-je, c'est
même probable.» Il regardait toujours la piste. « Et comment
!» fit-il. Il ricana. Il n'avait pas détourné ses yeux
fixés sur Tom et la Géorgienne. Elle dansait collée contre
lui.
Puis nous fûmes dehors, dans
la nuit aigre de printemps, les rues nocturnes de Moscou, au milieu de cette
lente animation qui n'arrêtait jamais, nous écartant ostensiblement
lorsque nous rencontrions un ivrogne couché sur le trottoir (nous
avions appris cela : si on s'arrêtait, si on se penchait, on risquait
de se faire arrêter pour tentative de vol), tandis que nous écoutions
sans comprendre les deux filles et nos compagnons
qui discutaient en russe avec volubilité. Puis ce fut un taxi où
nous nous empilâmes, mais pas une bagnole comme les Buick de l'Intourist
: un vrai tacot russe, à l'usage des Russes, qui devait au moins
dater de la Révolution, tout imprégné de l'odeur, la
spécifique odeur russe ‑ huile rance et crasse, ‑ menaçant
de s'en aller en morceaux à chaque tour de roue, et au dehors palissades,
églises à clochetons et bulbes, façades modernes, vieilles
maisons, qui défilaient, et les rires des jeunes filles auxquelles
Sacha traduisait ce qu'on pouvait entendre des ridicules déclamations
de Tom penché à la portière ‑ impossible de se rendre
compte s'il était vraiment saoul ‑ alignant des phrases sans queue
ni tête où il était question de la neige qui aurait
dû tomber pour que tout soit encore plus épatant, de traîneau
à grelots galopant dans le ciel vert avec John Reed debout dedans,
soufflant dans les trompettes de Jéricho les premières mesures
d'un concerto de Tchaïkowsky...
‑ Alex ! cria-t-il tout à
coup d'un ton chargé de douloureux reproches, Alex ! Un taxi ! Alex,
c'était pas... Et la troïka alors, les troïkas, les chevaux...
‑ Espèce de métèque
! grogna Alex.
Tom s'arrêta net. Je me demandai
s'il avait entendu ou si simplement il se trouvait à court d'inspiration.
Mais au bout d'un moment on entendit de nouveau sa voix. C'était
toujours sur un ton bouffon et caricatural :« Pajalst ?» fit-il.
Les filles éclatèrent
de rire et Alex grommela quelque chose en russe.
‑ Allons ! dit Sacha.
‑ Niéponiémoï
! dit Tom.
De nouveau les filles éclatèrent
de rire.
‑ Imbécile ! dit Alex.
‑ Allons voyons ! dit Sacha.
La tête de Tom tourna lentement
vers l'intérieur de la voiture. Je vis les lumières fugitives
du dehors glisser sur son masque d'Indien, ses grosses lèvres, son
nez d'aigle, ses cheveux huileux. Il clignait des yeux pour essayer de distinguer
les visages dans l'ombre de la voiture et sur ses traits il y avait une expression
que je n'aimais pas. Il avait répondu deux fois en plaisantant, mais
je savais que c'était tout ce qu'il pouvait faire et qu'Alex avait
parlé une fois de trop.
‑ Tom ! dis-je. Ça va.
Je l'avais déjà vu
se battre : il était extrêmement courageux, d'une façon
terrible même, capable d'encaisser sans paraître rien sentir,
ni les coups, ni le sang qui coulait (probablement était-ce ce qu'il
y avait d'Indien en lui : une insensibilité, une indifférence
ancestrale à la douleur que lui avaient léguées ses
vieux ses vieux et millénaires Aztèques ou Mayas), et sans
se soucier de ce qu'il recevait il guettait l'adversaire à travers
ses paupières tuméfiées jusqu'à ce qu'il trouvât
le moyen de le descendre. Et alors ce n'était pas de la blague.
Une fois, nous avions dû lui enlever des mains un des vendeurs d'une
équipe de journaux fascistes qui nous avait attaqués, rue de
la Convention. Le type n'était pas beau à voir.
‑ Ça va bien, Tom ! dis-je
encore une fois.
‑ Alex a trop bu, dit Sacha, il
déconne. Faut pas faire attention.
Nous traversions la Place Rouge,
son immense et aride désert de pierres. « Bougre d'enculé
de Russe !» dit Tom en espagnol. Le taxi franchit le pont, passa devant
le Novo Moscovskaïa. « Il vaudrait mieux faire arrêter le
taxi ici et rentrer, dis-je. Hein, Tom, si on rentrait se coucher ?
‑ Pas sommeil !» dit-il.
Il cherchait à distinguer
le visage d'Alex dans le fond du taxi. Les filles ne riaient plus. De nouveau
il parla, mais en anglais cette fois :« Qu'est-ce qu'il veut, ce bouffeur
de chandelles ?»
‑ Voyons, dit Sacha. Il comprenait
l'anglais. « Nous avons tous trop bu.»
‑ Trop bu ? cria Tom. Trop bu ?
Quelques verres de ce pipi de Crimée !... Sans blague ? Parlez pour
vous, bande de moujiks, bande de...
Tout à coup il se mit à
tambouriner contre le dossier du siège avant :« Chauffeur !
cria-t-il, chauffeur ! Demi-tour, retournez ! Re... Alors merde, quoi, traduisez-lui
! Qu'il fasse demi-tour, allez, demi-tour ! A la Place Rouge, au Mausolée
! Pour...»
Il se pencha, hurla dans la figure
d'Alex :« Pour que tu puisses aller faire tes dévotions, ta
petite prière du soir devant cette vieille momie desséchée,
cette vieille relique empaillée pour corniauds, espèce de cul
terreux de Rouski !» De nouveau il frappa contre le dossier, fit des
gestes véhéments au chauffeur qui cette fois s'arrêta.
« Place Rouge ! hurla-t-il. Red Square ! Plaza Roja ! Piazza Rossa
! Rote Platz ! Abruti ! Bon Dieu comment est-ce qu'on dit... Krasnaïa...»
‑ Allons ! dis-je. Ça suffit,
Tom !
Le chauffeur nous regardait. Les
jeunes filles se taisaient, mais je pouvais voir dans les ténèbres
du taxi leurs regards furtifs, rapides, allant d'un visage à l'autre.
« Dis au chauffeur de repartir, dis-je à Sacha, dis-lui qu'il
nous ramène à l'hôtel.»
Sacha obéit, et le chauffeur
commença à manoeuvrer pour faire demi-tour. Mais soudain la
Géorgienne se mit à parler à toute vitesse en russe,
avec Sacha d'abord, puis tournée vers Alex, de plus en plus volubile,
furieuse, puis elle se pencha vers le chauffeur qui à ce moment avait
amené la voiture juste en travers de la rue, et le taxi repartit dans
la direction primitive.
‑ Je vous demande pardon, dit Alex.
Je...
‑ Ça ne fait rien, dis-je,
c'est encore loin cette boîte tzigane ?
‑ C'est-à-dire, dit Sacha,
nous allons d'abord... Vous comprenez (il s'adressait seulement à moi,
évitait de regarder Tom), nous avons pensé, parce que nous
sommes quatre hommes et seulement deux femmes, que ça serait mieux,
que ça serait plus amusant si... Enfin a une amie tout à fait
charmante, très gentille, alors nous allons la prendre d'abord et...
‑ Ah, ah, ah ! fit
Tom.
Sacha s'arrêta, interdit.
‑ C'est cet imbécile d'Alex
! dit Tom en espagnol. C'est lui qui a dû avoir l'idée : parce
que sa poule et moi... Ah ah ah ! Quel... Ah ah ah !...
‑ Calle ! dis-je.
Le taxi s'arrêta. Il y eut
un bref conciliabule entre les Russes et de nouveau la Géorgienne
avait l'air de donner des ordres. Puis Alex descendit, traversa le trottoir
et pénétra dans une maison. Je vis la Géorgienne se pencher,
saisir le bras de Tom et le tirer pour le faire asseoir à côté
d'elle à la place que venait de quitter Alex.
‑ Reste où tu es ! dis-je.
‑ Sans blague ? fit Tom.
‑ Allons, reste où tu es,
quoi ! Tu trouves que ça ne suffit pas comme ça ?» Les
regards de l'étudiante allaient de l'un à l'autre de nos deux
visages. Tout à coup elle parla, tournée vers moi et je compris
que ce qu'elle me disait ne devait pas être quelque chose d'aimable.
En même temps elle tira plus fort sur le bras de Tom qui changea de
place et s'assit à côté d'elle. Presque aussitôt
Alex ressortit de la maison. Il était seul. En ouvrant la porte du
taxi il commença une phrase en russe, s'arrêta net lorsqu'il
vit Tom à côté de la fille. Mais il ne dit rien, baissa
la tête, entra dans le taxi et s'assit sur le strapontin laissé
libre. Pendant un moment Alex et l'autre fille chuchotèrent à
voix basse. A la fin ils donnèrent un ordre au chauffeur et la voiture
repartit. Nous franchîmes de nouveau la Moskowa, mais beaucoup plus
haut que la première fois. Bientôt nous roulâmes dans un
quartier avec de grandes avenues nouvellement ouvertes où nous étions
déjà venus de jour et je reconnus l'entrée d'une station
de métro avec une ridicule statue. Je me penchai brusquement, espérant
que j'aurais été assez vite, mais Tom l'avait vue lui aussi.
Il n'avait pas ouvert la bouche depuis qu'il était assis à
côté de la fille, mais j'étais sûr qu'il n'y résisterait
pas.
‑ On aurait mieux fait de prendre
le métro, dit-il, c'est...
‑ Tom ! dis-je.
‑ ...épatant, continua-t-il.
Jamais rien vu d'aussi chouette !
Son changement de place paraissait
l'avoir rendu de nouveau joyeux, on sentait qu'il se retenait pour ne pas
rigoler. Mais il n'était pas apaisé pour cela. Il se pencha
vers Sacha :« Traduis ça à Mademoiselle, dis, tu veux
? Dis-lui que votre métro (il ne quittait pas Alex des yeux) j'ai jamais
rien vu de si beau...
‑ Allons Tom ! fis-je.
‑ Ta gueule ! dit-il sans tourner
la tête. Il regardait toujours Alex. Ces stations tout en marbre
! Ah nom de Dieu ! Et celle en agate ! Et celle en onyx, et celle en cristal,
et celle...
‑ Arrête, dis-je, maintenant
tu exag...
‑ Fous-moi la paix !
Il ne quittait pas Alex des yeux
:« On comprend que les gars ils n'en reviennent pas, non ? Ils doivent
se demander à quoi ça peut servir. Peut-être qu'ils s'imaginent
que c'est quelque chose comme du cinéma ? Ou des ballets ? Les fontaines
de bakchisaraï souterraines, quoi ! Ça doit être pour
ça que quand on est arrivé au terminus l'autre jour les trois
quarts des types qu'étaient dans le wagon sont restés dedans
: pour repartir dans l'autre sens, pour revoir encore une fois les agates,
les onyx, les marbres... Peut-être aussi parce que pendant ce temps
ils économisaient leurs tatanes... Sacha mon vieux, je t'avais demandé
de faire l'interprète !...»
Il fit des gestes furieux, montrant
Sacha aux deux jeunes filles :« Perevodchik ! cria-t-il. Sacha :
Perevodchik ! Traduire, quoi ! Merde alors, Sacha, si tu ne leur traduis
pas comment veux-tu qu'on rigole...» Les yeux des jeunes filles luisaient
dans l'ombre, allant toujours d'un visage à l'autre, brillants, pervers,
enfantins. On sentait qu'elles se demandaient si elles devaient rire. Maintenant
que nous nous éloignions du centre le taxi sautait sur la chaussée
défoncée, dans les nids de poule de plus en plus profonds et
nous étions renvoyés les uns contre les autres. Même quand
nous passions près d'un réverbère il était impossible
de distinguer le visage d'Alex qui tenait sa tête obstinément
baissée.
‑ J'ai connu un type comme ça
à Mexico...» dit Tom. Il se cramponnait d'une main au montant
de la capote. On ne voyait pas la main qui était du côté
de la fille. «...un type qui ramassait les mégots. Un jour il
a gagné à la Loterie ou assassiné quelqu'un, et ce qu'il
s'est tout de suite acheté, ç'a été un smoking
et des vernis. Seulement les putains qu'il se payait, elles n'ont jamais pu
lui faire comprendre que la première chose, quand on voulait porter
des chaussettes de soie, c'était de commencer par se laver les pieds...»
‑ Oye, dis-je. Basta con eso !
Je continuai en espagnol :«
Ce soir ils nous ont invités, et après tout c'est leur pays
!»
‑ Leur pays ? dit Tom. Je croyais
que c'était le pays de tous les prolétaires ?
‑ Nous ne sommes pas des prolétaires,
dis-je.
‑ Bon Dieu de merde ! dit Tom.
Je me suis fait casser la gueule, j'ai...
‑ Ça n'a rien à voir,
dis-je, rien...» Je me tus. « Rien du tout, absolument rien,
c'est autre chose, c'est...» continuai-je tout bas, tandis que secoué
par les cahots, à l'intérieur de ce taxi qui roulait dans
un quartier perdu de Moscou aux avenues boueuses et défoncées,
où s'élevaient par endroits d'absurdes et hautes silhouettes
d'immeubles, je sentais de plus en plus m'envahir un sentiment indéfinissable
‑ comme de la pitié, et j'avais horreur de la pitié, comme
un remords, une honte...- « Mais pourquoi lui ?» pensai-je, et
en le regardant, le visage toujours obstinément baissé, je
revoyais son expression tout à l'heure, dans les lumières,
le bruit, de l'autre côté de la nappe blanche...
‑ Creo que para nosotros
es cosa impossible de entender, dis-je tout haut.
‑ Impossible ? dit Tom. Je t'en
fous ! Ils sont pas faits autrement que nous, non ? Et leurs filles, elles
ne l'ont pas en travers, je suppose ?» Comme le taxi s'arrêtait,
il se pencha vers moi, il rigolait :« En tout cas, celle-là,
elle a de ces nichons !»
De l'autre côté du
trottoir s'ouvrait le porche d'un gros immeuble noir dont plusieurs fenêtres
étaient allumées. Une ampoule jaunâtre et insuffisante
éclairait la voûte de ciment. Dans la voiture il y eut un conciliabule
animé entre les deux jeunes filles et nos compagnons. La voix de la
Géorgienne dominait, dure, juvénile, autoritaire, et de nouveau
on avait l'impression qu'elle commandait. Sacha se tourna vers moi :«
On descend !»
‑ Comment ? dit Tom. Je croyais...»
Mais la fille avait déjà ouvert la portière et le
tirait dehors.
‑ Qu'est-ce qu'on va faire ? dis-je
à Sacha.
Il prit un air gêné.
Au lieu de répondre il descendit du taxi et je le vis qui fouillait
dans sa poche pour payer le chauffeur. L'autre fille et Alex étaient
aussi descendus. « Alors ?» fis-je.
Dans un couloir obscur, le sol
bétonné, mal balayé, crissait sous nos semelles. Nous
traversâmes une vaste pièce carrelée dans un coin de laquelle
une bonne femme était occupée devant un fourneau. « Voilà,
dit Alex, sa voix avait un faux entrain, une fausse gaieté, voilà
: c'est chez Sonia ‑ Sonia était l'autre fille, l'amie de Sacha ‑
on vient voir si une de ses amies qui habite dans cette maison...»
Mais je n'écoutais pas : dans la pièce où nous venions
de pénétrer, éclairée par une ampoule nue au
bout d'un fil, je regardais l'étudiante en train de se recoiffer devant
une petite glace accrochée au mur. Tom était assis sur une
chaise et essayait vainement d'allumer une cigarette avec son briquet. Il
tourna la tête vers moi :« T'as pas une allumette ?» dit-il.
Il cligna de l'oeil avec un rictus contraint, à la fois gêné
et rigolard, qui retroussait ses lèvres, découvrait les canines
trop fortes, trop blanches, carnassières, dans sa figure brune, un
peu empâtée, comme celle de ces idoles de l'Amérique
Centrale aux noms à coucher dehors, Quetzatcoal ou quelque chose d'approchant,
sculptées dans des pierres dures et noires. Ses doigts trituraient
une de ces cigarettes russes au long bout de carton, que nous avions appris
à écraser en chicanes. Sans rien lui dire je lui lançai
une boîte d'allumettes. « Une gauloise ! dit-il. Hein Alex ?
Qu'est-ce qu'on ne donnerait pas pour une gauloise !
‑ Oui, dit Alex. Je te crois !»
Au son de la voix je sursautai,
me retournai, découvris le visage souriant, cordial, d'Alex et au
même moment il tourna ce même visage vers moi, toujours souriant,
toujours cordial, cordialité et sourire faisant penser à quelque
chose comme une blessure ouverte, saignant lentement, comme si le visage
lui-même, tout entier, bouche souriante, yeux, front, était
une plaie rouge et béante. « Por la bocca de su horrida, pensai-je,
de su...»
‑ Ne reste pas debout, dit-il ‑
il souriait toujours, ‑ assieds-toi.» Et à ce moment il se produisit
quelque chose de bizarre que je ressentis confusément, furieux, ahuri,
mais parfaitement incapable de réagir, incapable de me débattre
(non, je n'étais pas saoul, pas le moins du monde et ce n'était
certainement pas ce pipi de Crimée, comme disait Tom !): comme s'ils
m'avaient envoûté, roulé, possédé tout
à coup, eux et leur sacrée atmosphère russe : les voix
qui prononçaient cette langue en même temps roucoulante et
acérée, la chaise bancale, la table au tamis fait d'un cachemire
usé et verdâtre, le divan aux couvertures bariolées
de rayures multicolores, le méchant miroir devant lequel continuait
toujours à tourner ses boucles, dans sa petite robe de deux sous
et son imperméable qu'elle n'avait pas encore ôté, l'étudiante
regardant avec cette attention sérieuse, appliquée, sévère,
que les femmes semblent posséder d'instinct, le visage enfantin aux
lèvres pulpeuses et trop rouges que lui renvoyait la glace. Encore
maintenant je peux revoir cette figure : un petit museau sauvage du Sud (en
tout cas d'un pays de montagnes et de soleil,‑ pas de plaines, de rivages
sablonneux, de flots verts, comme celui d'Alex ‑ avec des habitants autrefois
plus ou moins nomades, des feux de camp, des tentes, des bijoux d'or tintant
aux lobes des oreilles), et je peux revoir aussi le miroir, une des ces glaces
bon marché encadrées de bambous entrecroisés aux extrémités
coupées en biseaux, et autour du miroir, disposés en éventail,
des chromos représentant Soutchi ou Yalta, le Trocadéro et
des baigneuses 1900. Tout cela. « Mais ce n'est pas ce qui importe,
pensais-je, pas plus que le métro avec ses escaliers mécaniques,
ses marbres, ses lustres et ses misérables voyageurs ahuris, silencieux
et comblés, pas plus que...» Puis je ne pensais même
plus, comme engourdi dans cette sorte d'irréalité où
la notion même du temps semblait être abolie et avec elle celle
de toute cohérence, de toute logique, si bien que sans plus songer
à protester, ni même demander à nouveau ce que nous étions
venus faire là ‑ et il était bien évident pourtant que
si Sacha avait payé et renvoyé le taxi ce n'était pas
le prétexte de chercher une ou deux filles à amener avec nous
qui nous avait fait descendre ici (mais peut-être y avait-il une station
de taxis à proximité ? peut-être la ou les filles habitaient-elles
réellement cette maison et allaient-elles apparaître ? Peut-être...
mais qu'est-ce que ça pouvait foutre après tout ?) ‑ sans plus
me soucier donc de quelque chose qui en somme ne m'importait absolument
plus, je m'assis, comme Alex m'y avait invité, acceptant sans comprendre
les raisons vraies ou fausses, sans désirer même les comprendre
(peut-être parce que je les connaissais et savais en même temps
que je n'y pouvais rien, peut-être parce que j'avais deviné
‑ résigné alors ? ou curieux ? ‑ ce qui allait se passer),
cette halte dans la nuit ‑ quelle heure pouvait-il être ? mais ça
aussi je m'en foutais,‑ ne voyant aucun inconvénient à être
assis sur cette chaise bancale devant ce tapis de table au fond noir verdâtre
comme le ciel froid qui pesait sur cette ville des steppes aux je ne sais
plus combien de centaines d'églises en train de moisir et crouler
lentement, avec leurs ors verdâtres, leurs clochetons de traviole,
leurs peintures écaillées et là-bas le drapeau rouge
flottant dans l'éclairage convergent et neigeux des projecteurs,
au-dessus du dôme plat, vert lui aussi, d'un palais du Kremlin.
Puis tout à coup je me vis
là (combien de temps y avait-il alors que nous étions entrés
?) toujours assis sur ma chaise, en train de les regarder jouer leur mauvais
scénario d'opéra comique : d'un côté elle et
Tom, avec leurs mêmes types brûlés et noirs, faisant penser
à quelque Carmen et son Escamillo, complices dans leur instinctive
solidarité de races du Sud, ardents, sauvages, cruels, et de l'autre,
lui, le Nordique, l'amant au noble coeur, le soldat, la candeur bafouée,
et que nulle Michaëlla ne viendrait tenter d'attendrir, de sauver, d'arracher
à sa farouche, candide et tragique résolution.
Toute cette histoire était
parfaitement imbécile, parfaitement ridicule même. Mais je n'avais
aucune envie de rigoler. Pourtant quand cela commença (il s'était
produit après notre entrée à tous comme une halte,
une pause dans le déroulement des choses, comme si les acteurs, et
au-dessus d'eux les enclenchements mécaniques, les forces en présence,
s'immobilisaient pour un temps ‑ peut-être non pas hésitants
mais en équilibre, parvenu à ce point critique où les
masses chancellent, à la recherche de leur pente de chute), cette fois
je n'essayai plus d'intervenir, ne fis pas un geste, ne prononçai pas
un mot. Au surplus, quand bien même je n'eusse pas été
saisi par cette sorte d'inhibition il suffisait pour comprendre l'inutilité
de toute intervention de voir le visage d'Alex toujours souriant, toujours
doucement affable, empreint derrière le sourire, l'affabilité,
d'une expression insupportable, quelque chose... quelque chose de comment
appelait-on déjà ces figures gigantesques en mosaïque,
aux mains percées, aux visages monumentaux, barbus, sombres, les yeux
brûlants, leurs cernes dessinés au khôl, les rides profondes
et douloureuses, comment... Mais quoiqu'il me fût impossible de trouver
le nom c'était cela, très exactement, si exactement même
que lorsque après avoir retraversé la cuisine où la
femme fourrageait toujours dans le fourneau nous pénétrâmes
dans l'autre chambre je la cherchai instinctivement des yeux, dans l'un des
coins, comme je l'avais vue chez les paysans des kolkhozes d'Ukraine, avec
la petite lampe allumée, les ors scintillants, les couleurs encrassées
par les lentes fumées des cierges... Et alors le mot me revint tout
à coup : icône. « Mais pas la Vierge, pensai-je, pas la
Mère et l'Enfant, la tête retournée, tendant ses bras,
mais, solitaire et prophétique, seul, immense, triste, ténébreux
au devant du monde de ténèbres, le Rédempteur, le Pantocrator,
l'Immolé, l'Annonciateur des Temps, le...» Puis je regardai sans
comprendre le visage blafard, usé, de la femme avec son châle
mauve sur les épaules, ses cheveux d'un blanc pisseux, sans parvenir
à saisir le sens des mots français qu'elle prononçait
d'une façon prétentieuse, nous invitant avec des gestes affectés
à nous asseoir ( et « nous » à ce moment, ce n'était
plus que quatre : Alex, Sacha, Sonia et moi) sur les chaises qu'avançait
une fille boulotte avec laquelle Alex s'efforçait de plaisanter (peut-être
la fameuse amie en question que nous étions venue chercher ?), tandis
que je me demandais avec stupeur si la vieille femme avec ses cheveux blancs
en bandeaux, ses bonnes manières, son français prétentieux,
savait ce que nous venions faire là, ce qui se passait pendant ce temps
de l'autre côté du mur, dans la pièce que nous venions
de quitter, comme je m'étais demandé quelques minutes plus
tôt comment cela allait se produire, comprenant seulement à la
couleur grise, presque terreuse, qui avait envahi tout à coup le visage
d'Alex quand elle lui avait parlé (se détournant du miroir,
pirouettant sur elle-même, les yeux brillants, la bouche humide, entr'ouverte,
regardant Tom, faisant quelques pas vers lui et c'était comme une
danse de tout son corps, puis tout à coup se ravisant ‑ lui, Tom,
ne l'avait pas regardée ‑ obliquant alors vers Alex, continuant toujours
à danser sur ses hanches, fixant maintenant celui-ci avec ses yeux
toujours brillants, gais, mais durs maintenant, comme deux petites bêtes
sauvages, et tandis qu'il la regardait venir vers lui, parlant : une seule
fois, deux ou trois mots seulement, brefs, un ordre, un commandement et c'est
alors que j'avais vu cette couleur qui n'était pas à vrai dire
une couleur mais bien plutôt une absence de couleur se répandre
sur son visage à lui, mais pourtant sans qu'il cessât de sourire,
sans qu'en dehors de cette décoloration qui gagnait de proche en
proche sur ses traits, il fût possible d'y déceler la moindre
altération, le moindre signe qui trahît un changement dans cette
décision prise sans doute dans son for intérieur une fois pour
toute immodifiable, sereine, acharnée), comprenant donc seulement
alors que la chose était justement en train de se produire et d'une
façon que ni lui, ni probablement elle-même la minute d'avant,
n'avaient prévue, de sorte qu'il n'avait pu, en dépit de ce
qu'il avait résolu, s'empêcher de pâlir quand il avait
entendu l'ordre et que lorsqu'il se tourna vers Tom la voix qui sortit de
ses lèvres était décolorée elle aussi, intolérable,
tandis qu'il disait :« Elle veut que tu l'embrasses.»
‑ Vous prendrez bien un peu de
thé ? dit la vieille dame.
‑ Ne vous dérangez pas,
dis-je.
‑ Oh, fit-elle, mais je vous en
prie !
Elle aussi avait quelque chose
d'intolérable dans la voix. Il y avait en elle quelque chose de dolent
et âpre à la fois. La fille boulotte posa devant moi un verre
plein. Je le portai à mes lèvres et regardai danser sur la
surface du liquide, se brouiller, puis se reformer, l'image concentrique
de l'ampoule.
‑ Ne trouvez-vous pas, dit la vieille
dame... ses cheveux jaunâtres étaient roulés en macarons
sur les oreilles, elle avait une bouche mince, sans lèvres, un teint
cireux. Et tout à coup je sus ce que c'était, le dolent, le
servile, le venimeux : ce quelque chose qu'il y a parfois chez certains
de ces vieillards dont on devine qu'ils tueraient si cela pouvait les faire
vivre quelques heures de plus. Pour l'instant elle essayait seulement de
vivre quelques instants encore, peut-être les derniers, une vie qu'elle
avait vécue autrefois et à laquelle sans doute depuis longtemps
elle était la seule à s'intéresser quand elle la racontait.
En tant qu'ami d'Alex et de Sacha elle devait évidemment supposer
que j'étais communiste et me haïr, mais en même temps
j'étais français. « Ne trouvez-vous pas que notre côte
orientale de Crimée fait penser à votre Côte d'Azur ?
N'est-ce pas, j'ai vécu autrefois à Nice...
‑ Excusez-moi, dis-je, je vais
rentrer.
‑ Rentrer ? dit Alex. Sa figure
tâchait d'exprimer une stupéfaction amusée, plaisante.
Rentrer ? Mais nous devions... Nous allons...»
Je me levai. J'évitais de
le regarder. « Je suis fatigué, dis-je. Je vais rentrer.»
‑ Restez donc encore un peu, dit
la vieille dame. Vous savez, j'ai aussi habité Paris. Naturellement,
depuis, cela a dû bien changer...
‑ Et ta soeur ? dis-je entre mes
dents. Elle a changé ? Maintenant j'étais en rogne.
‑ Je te raccompagne, dit Sacha.
‑ J'ai envie de marcher, dis-je,
je trouverai bien mon chemin.» J'évitais toujours de regarder
Alex.
Sacha me suivit dans le couloir
:« Je vais avec toi.»
‑ Non, dis-je. Je me débrouillerai
très bien. Tu n'as qu'à me dire dans quelle direction je
dois marcher pour attraper la Moskova. Après je n'aurai qu'à
suivre.
Il m'expliqua par où je
devais passer. Mais il avait l'air embêté. « Tu es fâché
? » dit-il.
‑ Non, dis-je. Pourquoi ? J'ai
seulement envie de prendre l'air.
‑ Tout cela est idiot, dit-il,
Alex...
‑ Je suppose que de mon côté
je devrais excuser Tom, dis-je. Comme ça nous aurions l'air aussi malins
l'un que l'autre ! Il y a peut-être déjà eu suffisamment
de conneries dites et faites ce soir, non ?
Il me regarda d'un air malheureux.
« Tu ne veux vraiment pas que je vienne avec toi ? »
Je fis signe que non et commençai
à marcher. Il me rattrapa en courant. « Ecoute, fit-il, écoute...»
Mais j'accélérai le pas, et à la fin il renonça,
s'arrêta, et tandis que je m'éloignais je pus sans avoir besoin
de me retourner le sentir dans mon dos, me regardant disparaître, planté
sur le trottoir, avec son air malheureux et doux.
Au bout d'un moment l'air froid
me fit du bien. Je dus marcher assez longtemps avant de trouver la rivière
mais à la fin, quand je commençais à suivre le quai
(regardant l'eau noire, lisse, aussi immobile que celle d'un canal, me demandant
une fois de plus dans quel sens elle pouvait bien couler) j'arrivai presque
tout de suite au Kremlin et peu après à l'hôtel. Maintenant
les fenêtres du grand hall de réception à droite de l'entrée
étaient éteintes, mais pas celles du restaurant. J'aurais cru
qu'il était beaucoup plus tard. Mais ça tombait bien. A vrai
dire je n'avais pas la moindre envie d'aller me coucher. La marche m'avait
sorti de cette espèce de torpeur, de demi-conscience dans laquelle
j'avais vécu toute la soirée, du moins à partir du moment
où dans cette fichue boîte caucasienne j'avais avalé le
verre qu'on boit toujours en trop, celui immédiatement après
lequel on se rend compte avec cette catastrophique sensation de l'irrémédiable,
de l'impossible retour en arrière, qu'on aurait foutrement mieux
fait de le laisser sur la table. « Et pas seulement moi, pensai-je,
furieux, en pénétrant dans l'ascenseur, et j'en connais d'autres
qui auraient aussi foutrement mieux fait de s'apercevoir aussi du moment où
ils avaient fait le plein avant que... avant de...» Le vieux liftier
me regardait interrogativement, la main sur le levier. J'élevai deux
doigts devant son visage. C'était l'étage de la salle à
manger. Dans la longue pièce il n'y avait plus que quelques Russes
et, au fond, le groupe des Américains du C.I.O. Quand il me vit,
Al me fit signe de venir m'asseoir avec eux.
‑ Hello ! fit-il. D'où venez-vous
?
‑ Marché dans Moscou, dis-je.
Il cligna de l'oeil :
‑ Tout seul ?
‑ Tout seul.
‑ Et avant ?
‑ Avec des amis russes. Ceux qui
ont déjeuné hier avec nous, vous savez ?
‑ Had a good time
?
‑ Très, dis-je.
Très intéressant. Nous sommes allés dans
une boîte voir danser un cosaque pédéraste, nous nous
sommes tous saoulés, tous bien engueulés, et après,
un de nos amis a demandé à Tom s'il voulait bien embrasser
sa sweethart.
Ils éclatèrent de
rire. « Sacré farceur de Français !» dit Al.
‑ C'est pourtant comme ça,
dis-je. Tout ce qu'il y a de plus officiel. Ce sera demain dans la Pravda...
‑ Sacré farceur !
‑ ... à titre de propagande,
dis-je, d'exemple, de modèle, de leçon, à nous pitoyables
Occidentaux dégénérés : le nouvel homme marxiste,
l'homo sovieticus, le superman stalinien au-dessus des mesquines passions,
des attachements individuels, de la jalousie bourgeoise, de...
‑ Qu'est-ce que c'est que cette
histoire ? dit Al. Il me regardait d'un air curieux, partie méfiant,
partie rigolard, partie hostile. C'était un ancien ouvrier de chez
Ford, un type de trente-cinq ans environ, très grand, réfléchi,
avec ce sérieux et ce calme que lui avaient appris vingt ans de grèves
et de lutte syndicale. Il ne cachait pas que ce qu'il avait pu voir ici ne
l'avait pas spécialement enthousiasmé, il s'en fallait, mais
je me rendis compte que je le scandalisais un peu, pas tellement par ce que
je racontais que par la façon dont je le racontais.
‑ Je vous l'ai dit, dis-je. Il
était un peu choqué. Il y avait du puritain en lui. De nouveau
il me jeta un coup d'oeil méfiant : « Ce n'est pas vrai ?
‑ Vrai ? dis-je. Qu'est-ce qui
est vrai ?»
Ils partaient le lendemain matin.
Ils s'étaient fait servir de la vodka et de cet ignoble champagne
russe. Les musiciens de l'orchestre étaient partis, et il ne restait
plus que les instruments recouverts de housses et les chaises sur l'estrade
entourée de plantes vertes. Les serveurs attendaient, inoccupés,
groupés près de la porte des cuisines. Al me versa de la vodka
et, d'un coup, j'avalai tout. Puis je posai sur la table mon petit cavalier
russe. C'était une figurine de terre cuite que j'avais achetée
l'après-midi dans une boutique où Alex m'avait conduit, un de
ces jouets pour enfants comme on en vendait encore sur les marchés,
représentant un moujik coiffé d'une haute casquette, à
califourchon sur un cheval pie aux taches en pastilles rouges et vertes. Cela
ressemblait en plus grossier (c'est-à-dire en plus habile) aux petites
figurines-sifflets que l'on trouve aux Baléares. Toute la soirée
je l'avais trimbalé machinalement avec moi, le tenant par une patte.
Je l'avais presque oublié et je venais brusquement de me le rappeler.
Je le plantai sur la nappe blanche au milieu des verres de vodka. «
Voilà Ivan, dis-je, Ivan qui va au marché sur son petit cheval...»
‑ Ivan n'a plus de cheval, dit
un des Américains. Ivan conduit un tracteur.
Ils rirent tous.
‑ Exact, dis-je. Ivan conduit un
tracteur toute la journée pour le plan quinquennal et il est heureux
de conduire son tracteur parce qu'il sait que le plan quinquennal fera son
bonheur, ou plutôt le fait déjà puisque c'est imprimé
dans tous les journaux. Mais le soir, quand il a fini de conduire son beau
tracteur et qu'il est rentré chez lui il se prend la tête à
deux mains et il se demande une fois de plus si oui ou non il a une âme,
tout comme dans les romans du camarade Dostoïevski.
‑ Dostoïevski ? dit un des
Américains.
Je le regardai. « Jamais
entendu parler de Dostoïevski ? dis-je. Jamais entendu parler du Grand
Commissaire du Peuple Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski ?
‑ Allons ! fit Al.
‑ Jamais entendu parler du Grand
Inquisiteur ?
‑ Vous êtes saoul, dit Al.
‑ Saoul ? Jamais eu les idées
aussi claires. Est-ce que vous me prenez pour un de nos grands écrivains
occidentaux ?
‑ Un grand écrivain ? dit
Al. Qu'est-ce que vous racontez ?
‑ Hemingway, par exemple. Ernest,
vous savez, le terrible chasseur de lions. Il soigne son âme à
l'alcool. Il fait prendre chaque jour à ses testicules un bain d'alcool
virilisant. Est-ce que vous ne saviez pas que depuis Caporetto il ne peut
plus parler de son âme sans la confondre avec ses c...
‑ Je n'ai jamais entendu dire qu'Hemingway
soit venu en Russie, dit Al.
Mais je ne pouvais plus m'arrêter,
j'étais lancé. Certainement, et pour la deuxième fois
de la soirée, j'étais ivre. Al avait raison, et par-dessus
le marché exaspéré :« C'est juste, dis-je. Alors
pas Hemingway. Un autre. N'importe quel autre de nos grands écrivains
occidentaux qui viennent se soigner leur âme ici en comptant les usines
et les barrages. Parce qu'il paraît qu'il n'y a rien de tel que la
vue d'un combinat pour vous ravigoter en moins de deux un écrivain
vidé : ils certifient tous qu'il n'y a rien d'équivalent pour
fournir en abondance d'excellentes raisons de ne plus écrire quand
on ne se sent plus capable d'écrire quelque chose de bon, parce que
d'après ce qu'ils disent les barrages sont la preuve visible et palpable
qu'Ivan n'a plus d'âme et que dans ces conditions les seuls écrivains
utiles à Ivan sont ceux qui, comme eux, n'ont rien à dire. Il
n'y a plus que ce pauvre idiot d'Ivan pour en douter encore, mais ça
n'a aucune importance, n'est-ce pas ? Qu'est-ce que vous en pensez ? : Ivan
et son âme, le Grand Inquisiteur Dostoïevski et la fameuse âme
russe, les grands écrivains occidentaux, leurs glandes génitales
et leurs âmes ?»
Ils me regardaient, l'air amusé,
légèrement scandalisés aussi, légèrement
réprobateurs. « Bon, dis-je enfin. Je crois que je ferais bien
d'aller me coucher. Buvons un dernier verre.
‑ Arrêtez ça, dit
Al.
‑ Un peu de champagne ? dit un
des autres.
‑ Pour rien au monde, dis-je. J'adore
la vodka !
‑ Hé là ! dit Al.
Ce n'est pas du petit lait !
‑ J'adore la vodka, dis-je. J'adore
Moscou !
‑ Il faudra venir nous voir aux
States.
‑ J'adore la Sainte Russie !
‑ Arrêtez donc de boire,
dit Al.
‑ J'adore la Pologne ! dis-je.
Mais je ne connaissais pas encore
la fin de l'histoire. Ce fut par Tom que je l'appris, le lendemain matin.
Quand je frappai à sa porte, vers neuf heures, il était encore
couché. Il vint m'ouvrir, me regarda entrer, les paupières
gonflées, le visage bouffi de sommeil, ressemblant plus que jamais
à un de ses dieux abrutis, carnassiers et barbares, aux yeux en grains
de café. La veste de pyjama sur son corps gras et brun semblait un
anachronisme. Il devait probablement s'attendre à ce que je l'engueule
car il prit un air hargneux (et plus grognon à vrai dire qu'hargneux
et même plus penaud encore que grognon).
‑ Je vais voir ce musée,
dis-je, cette Galerie Tétriakof. Est-ce que tu viens ?
Sous le robinet, la tête
grommela quelque chose. A travers l'eau j'entendis sa voix. Hargneuse et
penaude elle aussi :« Pourquoi as-tu foutu le camp hier soir, dit-il,
tu ne pouvais pas m'attendre ?
‑ T'att... Tu te fous de moi ?»
dis-je.
Il évitait de me regarder
et se tamponnait avec une serviette. « C'était malin !»
dit-il.
‑ Malin ? Non mais dis d...
‑ Oh là là !... Il
avait repris tout son aplomb maintenant. Il se planta devant la glace et
brossa ses cheveux :« Tu aurais vu la suite !» dit-il. Il fit
entendre un bruit de nez ridicule :« Ç'a été encore
mieux que le début ! Seulement moi, à la fin, je commençais
à en avoir marre de ces cinglés. Mais tout seul, hein ? Qu'est-ce
que je pouvais faire, puisque tu m'avais laissé tomber...» Il
s'arrêta, sa main fouillant bêtement dans une poche absente le
long de sa cuisse nue. Je lui tendis une cigarette. « Merci »
dit-il et, tandis qu'il s'enduisait les joues de crème à raser,
il commença alors à me raconter ce qui s'était passé
après que lui et la fille se furent rhabillés (il ne dit pas
avant : l'étreinte, la lutte, le combat, le duel, la chair étroite,
la tendre et furieuse chevauchée, sauvage, tumultueuse, haletante et
les soubresauts d'agonie et la mort solitaire, l'amère saveur du
plaisir) et que tout naturellement, après avoir retapé le lit
(tiède de leurs corps, de leurs mêlées, mais qu'ils n'avaient
pas sali, m'expliqua-t-il et pourquoi : elle ‑ insoucieuse, généreuse,
avide ? ‑ le retenant, le ligotant dans ses jambes quand il avait voulu s'écarter,
se disjoindre dans un sursaut, pour elle, avant que toute volonté,
toute velléité même de volonté, ne fondît,
ne sombrât, ne s'anéantît dans le maelström, ce séisme
qui les secouait tous les deux comme un couple de noires mandragores dans
sa poigne tempétueuse), lorsque donc, tirant sur sa jupe et tapotant
ses cheveux, elle eut été appeler les autres chez la voisine
et que tout naturellement aussi ils furent rentrés dans la chambre,
cependant que lui, Tom, cherchait à se fabriquer une contenance avec
une cigarette et le briquet rebelle, guettant du coin de l'oeil le visage
d'Alex, prêt, m'expliqua-t-il, à sauter sur ses pieds et à
l'assommer d'un coup de chaise, parce que, m'expliqua-t-il encore, quand un
type dont on vient de baiser la poule dans la pièce à côté
trouve le moyen de radiner avec le sourire c'est que c'est ou bien un pauvre
cinglé (Tom disait « loco », en espagnol) ou un type
capable de descendre son semblable comme on écraserait une mouche,
et dans l'un ou l'autre cas il vaut mieux se tenir sur ses gardes, ce qu'il
faisait, s'attendant d'un moment à l'autre à ce que le «
loco » fasse ce qu'il aurait peut-être fait lui, Tom, dans un
cas semblable, c'est-à-dire tuer la fille et probablement l'homme
aussi du même coup.
Et, au fur et à mesure qu'il
racontait, je pouvais les imaginer tous les quatre dans ce moment, entendre
les deux jeunes filles parler dans leur langue gutturale, suave, perfide,
voir les trois hommes gênés, leurs regards s'évitant,
et le décor, la glace en bambou, les chromos, les chaises boiteuses,
le cachemire sur la table, et tout à coup la jeune fille cessant brusquement
de parler à sa copine, se retournant sans dire gare, marchant sur son
amant (pas Tom : Alex), les yeux étincelants, l'interpellant de sa
voix frémissante, tremblante de rage, de désespoir, de joie,
de honte, de despotisme, mais à l'ancienne manière, c'est-à-dire
pas Alex tout court, ou Aliocha, comme elle disait souvent, non : par les
noms de baptême des deux générations, criant :«
Alexeï Feodorovitch !» et ensuite, crachées, assenées,
des paroles que Tom naturellement n'avait pu comprendre ‑ une injure ? un
reproche ? des mots d'amour peut-être, probablement, sûrement
même qu'ils étaient injures et reproches et soudain flac ! flac
! deux gifles, à toute volées, si fort qu'il vit à
chaque fois ses seins sauter sous sa blouse, non sous l'effet du choc, de
la secousse, mais de l'effort, car au lieu de ce qu'il attendait, n'avait
cessé d'attendre à défaut de coup de couteau ou de revolver,
ce n'était pas l'homme, pas Alex qui avait frappé mais elle,
la jeune fille, et elle frappa encore, par deux fois, puis resta debout
devant lui, haletante, échevelée, tandis qu'il tournait de
nouveau son visage vers Tom, réussissant toujours à sourire,
exaspérant, répétant un peu bêtement mais avec
aisance quand même, de sa voix intolérable, insupportable :«
Ce n'est rien, excuse-la, ce n'est rien, rien du tout, ce...»
‑ Peut-être que tu l'avais
déçue ? dis-je. Mais je savais que ce n'était pas ça.
Au dehors, de l'autre côté de la rivière, le soleil
faisait étinceler les bulbes dorés du Kremlin. Derrière
le rempart tartare de briques rouges aux créneaux florentins, des
jardiniers promenaient leurs tondeuses sur les pelouses, entre les palais
et les églises blanches... Sa voix me fit me retourner.
‑ Déçue ? dit-il.
Il me regarda d'un air étonné, placide. Un instant il parut
réfléchir à ce que je venais de dire, comme si c'était
un aspect de la question qu'il avait oublié d'envisager. « A
l'entendre gueuler, fit-il à la fin comme pour lui-même, je n'ai
pas eu cette impression. Il émit un faible rire, puis se remit à
se raser. Il ne me dit pas comment ils se quittèrent, lui et elle,
s'ils s'embrassèrent, se serrèrent la main clignant de l'oeil
en complices d'un mauvais coup, lorsqu'Alex l'entraîna comme si rien
de ce qui venait de se passer n'était arrivé, comme si rien
d'important, d'insolite, de notable, ne s'était produit et qui fût
digne de modifier l'ordre de cette soirée pour laquelle ils nous
avaient invités, cette soirée typiquement russe, avaient-ils
annoncé, commençant par les chachniks au céleri cru dans
un caveau caucasien et finissant dans une certaine boîte tzigane, plus
ou moins clandestine avaient-ils dit encore avec des clins d'oeil prometteurs.
Rien donc de changé au programme, quoiqu'ils fussent seulement deux
à sortir de la maison sur les cinq qui étaient descendus du
taxi quelques instants plus tôt, deux : Alex et Tom, celui-ci entraîné,
conduit, prisonnier de son hôte et compagnon plus souriant, plus serein,
plus affable que jamais, son bras amicalement passé sous le sien
dans la nuit presque froide de mai, puis, toujours débordant d'aisance,
de cordialité, de chaleur, le poussant dans un second taxi surgi des
ténèbres et dans lequel ils tenaient cette fois à l'aise,
tous les deux, sur la banquette du fond. « Et je n'étais pas
tellement rassuré, tu comprends, me dit-il, avec cette espèce
de cinglé, me demandant toujours s'il n'avait pas un pétard
ou une arme quelconque sur lui et moi seulement avec mes poings, ne cessant
de le surveiller tandis que ce putain de taxi enfilait à toute vitesse
les unes après les autres des rues où je pouvais toujours courir
pour m'y reconnaître... Tu te rends compte ? Tu te rends compte maintenant
si j'ai pu te traiter de salaud et d'enfant de putain pour m'avoir laissé
tomber comme ça, sans blague ?»
Mais l'autre ne sortit ni revolver
ni couteau et lorsqu'il mit sa main à sa poche ce fut seulement
pour payer le chauffeur, puis de nouveau empoigner le bras de son compagnon,
discourant toujours. « Et ça c'était peut-être
encore le pire, dit Tom, encore pire que la trouille que j'avais, plus insupportable
que le grotesque de la situation : il avait entamé un discours, ou
plutôt une discussion puisque j'étais censé répondre
‑ censé seulement parce que tu parles que je m'en gardais bien, parce
qu'il n'y avait qu'à l'entendre pour se douter qu'il ne supposait,
n'admettait pas de contradiction possible,‑ un monologue donc, convaincu,
ardent, passionné, forcené, sur l'univers, l'humanité
entière, la situation internationale, avec des invectives contre le
trotskisme et le gauchisme... A propos : il nous traite de gauchistes. Il
dit...
‑ Je sais, fis-je.
‑ Qu'est-ce que tu lui as raconté
? Il dit que vous vous êtes engueulés à propos de l'Espagne,
que tu...
‑ Je sais, dis-je. Si tu continuais
ton histoire ?
‑ Bon. Où j'en étais
? Ah oui : eh bien on a fini par entrer dans cette fameuse boîte tzigane
dont ils avaient tellement parlé, et j'aime autant te dire tout de
suite que ce n'était pas la peine de se faire suer toute une soirée
avec ces idiots...
‑ Tu n'as pas sué qu'avec
eux, dis-je.
‑ Oh ça va !
‑ Pourquoi les traites-tu d'idiots
? dis-je.
‑ Tu veux que je te racontes la
fin, oui ou non ?
Nous étions jeunes. Ah oui,
nous étions jeunes, Bon Dieu !
En train de nous engueuler par
cette matinée ensoleillée de mai, dans une chambre au cinquième
étage du Novo Moscovskaia, au coeur de ce monde où grondaient
alors de toutes parts le meurtre, la famine et la destruction (et nous ne
l'ignorions pas, non, nous avions déjà entrevu leur écoeurant
visage), nous disputant donc, tandis qu'à la même heure, quelques
étages plus bas au-dessous de nous, dans la salle du restaurant, était
assis, beurrant ses tartines, le petit Juif ukrainien que nous avions rencontré
dans le train, établi marchand de bicyclettes à Pretoria
et venu voir, quelque part du côté de Kiev ou de Poltava, le
ghetto d'où son père ou son grand-père étaient
partis cinquante ans plus tôt ce qui lui permettait maintenant, tous
frais payés au départ à l'Intourist, de commander
son breakfast de la façon la plus grossière possible aux serveurs
russes, représentants détestés d'une race qui, à
ses yeux, incarnait le principe même de l'iniquité et de la
violence (alors que bientôt ce n'allait ce n'allait plus être
seulement quelques pogroms, quelques barbes brûlées, quelques
pillages de ghettos par des cosaques un soir d'ivresse, mais bien ‑ et
non du fait de cette race, mais d'une autre ‑ des millions et des millions
de cadavres, et même pas des cadavres, même pas des tombes
pour venir pleurer, même pas les os imputrescibles : des cendre seulement,
des fumées en lourdes volutes se déversant de cheminées
de fabriques, d'usines au moyen desquelles un peuple froid, méthodique,
et triste (ivre peut-être aussi, mais alors de quoi, Grands Dieux !)
allait tenter d'en faire disparaître un autre). Et tandis que nous
étions là à discuter, tandis que le marchand de vélos
sud-africain beurrait avec satisfaction ses tartines, il y avait encore
au même moment une jeune étudiante assise sur les bancs d'un
amphithéâtre, en train d'écouter, ou de ne pas écouter
un cours de géodésie, et à un autre endroit de Moscou
un ingénieur d'origine balte, breveté de l'école d'Electricité
de Grenoble, rongé de jalousie (et rongé aussi par quelque
chose de plus fort encore que la jalousie, de plus fort encore que les simples
angoisses du coeur, de la chair) devant sa planche à dessin, ne parvenant
pas sans doute à fixer sur le fond de papier bleu les fines lignes
blanches, ténues, immatérielles, dansant devant ses yeux,
incapable de leur faire correspondre dans son cerveau torturé ce
dont elles étaient les purs, les virginaux symboles : les douces,
dociles, vrombissantes machines, gages assurés, promis (décevants
?) de progrès, de puissance et de joie.
Par la fenêtre, je pouvais
toujours voir, allant et venant sur les pelouses verdoyantes les minuscules
silhouettes poussant devant elles les tondeuses à gazon. Rien qu'elles,
aucune autre présence humaine visible au pied des blanches églises
byzantines, devant les mystérieuses façades des palais à
la pompe défunte.
- ...et alors, dit Tom, j'ai compris
que tout ce qu'il demandait, c'était de parler, de réciter
son monologue, d'affirmations et de justifications, et de se saouler, et
quelqu'un pour écouter son monologue et boire avec lui, n'importe qui
probablement... (Et je pensais : non : pas n'importe qui...) pourvu qu'il
ne soit pas seul...»
Sur le pont, au-dessous de nous,
allaient et venaient aussi d'autres petits points noirs et c'étaient
des hommes, des femmes, et je pouvais en voir encore d'autres sur le chantier
du nouveau pont, pas plus gros que des mouches, multiples, affairés,
insignifiants, sans importance : mes semblables.
‑ Qué loco ! dit Tom.
Un nuage, voilà le soleil.
Puis je la vis : entre les pelouses, roulant le long des façades mystérieuses
et désertes, puis j'entendis, ou je crus entendre, apporté
par le vent, venant de la Place Rouge, le signal, la sonnerie et je sus qu'elle
allait sortir, une de ces longues automobiles noires, toutes pareilles, une
Ziss, qui jaillissaient en trombe de la porte du Sauveur, prenaient à
toute vitesse le virage devant Saint-Basile, accéléraient encore
et disparaissaient, laissant à peine le temps d'entrevoir à
l'intérieur, énigmatique, raide, une silhouette au visage
impénétrable, fermé sur on ne savait quel mystère,
quel nouveau secret des hommes et du monde, ou peut-être ‑ et de là
le grave, le pesant, le tragique ‑ rien de nouveau : aucun secret, aucun
mystère...
‑ Alors tu viens déjeuner
? dit Tom. Qu'est-ce que tu regardes ?
‑ Rien, dis-je. Je crois qu'il
va encore pleuvoir.
"Le Cheval"
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"Le Cheval", Les Lettres nouvelles,
57, fév.1958, p.169-189.
(Repris dans La Route des Flandres).
Tout était noir. On ne pouvait
pas voir la tête de la colonne. On ne pouvait rien voir du tout (sauf
quelquefois ‑ mais pas voir, seulement distinguer : deviner ‑ la croupe
du cheval devant soi): seulement entendre le monotone, l'infini et multiple
piétinement, le multiple martèlement des centaines de sabots
sur l'asphalte de la route. Comme un grignotement, menu, sans fin ni commencement,
statique, comme le bruit que produiraient des milliers d'insectes (les chevaux,
les vieux chevaux de l'armée, l'antique rosse à massacres
qui va le long des longues routes de la guerre, branlant sa lourde tête
cuirassée de plaques métalliques, n'a-t-elle, n'ont-ils pas
quelque chose de cette raideur de crustacés, cet air vaguement ridicule,
vaguement effrayant de sauterelles, avec leurs pattes raides, leurs os saillants,
leurs flancs annelés comme des corselets) grignotant le temps, l'espace
: quelque chose (ce bruit, ce piétinement) du même ordre que
la pluie patiente qui tombait sans arrêt, ruisselant sur les dos, les
cuirs, plus fort que le sommeil qui tassait les hommes sur leurs selles,
les têtes dodelinant sur les poitrines, engourdis dans une douloureuse
torpeur dont ils ressurgissaient, sursautant, jurant au trébuchement
d'un cheval ‑ car les chevaux partagent avec les soldats cette faculté
de pouvoir eux aussi s'assoupir en mouvement, dormir tout en continuant de
marcher, exténués, continuant cependant à mouvoir mécaniquement
à travers le sommeil leurs membres fourbus ‑, ahuris (les hommes),
retrouvant, clair, immense, lancinant, le bruit, ce grésillement qu'en
réalité ils n'avaient pas cessé d'entendre, de percevoir
eux aussi à travers leur sommeil comme un fond sonore, insistant
: l'inquiétante, éternelle et barbare rumeur des armées
en marche.
J'essayai de regarder l'heure à
mon poignet, sans y réussir. L'eau s'infiltrait en fines rigoles entre
les sacoches à avoine et les jambes, et, aux genoux, le drap de ma
culotte était complètement détrempé. «
Oh ! Maurice ! dis-je. Tu dors ?»
— Non, dit Maurice.
— Alors dis quelque chose, dis-je.
Nom de Dieu, dis quelque chose de drôle.
— Va te faire foutre ! dit Maurice.
Je n'en peux plus.
— Alors dis-le au lieutenant, dis-je.
Dis-le au lieutenant qui le dira au capitaine qui le dira au commandant
qui le dira au colonel qui t'enverra son chauffeur et sa voiture pour te
prendre.
— Va te faire foutre ! répéta
Maurice.
— Il y a un pont, dis-je.
— Quoi ?
— On va passer sur un pont, dis-je.
Tu n'entends pas ? Qu'est-ce que tu crois que ça peut être
? Le Doubs ?
— K's ça peut bien foutre
? dit Maurice. Le Doubs, la Marne ou la Sambre et Meuse ? K's ça peut
bien te foutre, espèce d'idiot ?
— C'est très important,
dis-je : ça nous rapproche, tu ne comprends pas ? Si c'était
la Meuse après il y a le Rhin, et après le Rhin il y a l'Elbe,
et après l'Elbe c'est Berlin. Et alors la guerre sera finie. Tu comprends
pas ça ? Suffit de continuer à marcher tout droit comme ça
dans la nuit et à passer des rivières, et quand tu arrives
à Berlin c'est fini on a gagné la guerre et alors on te dit
merci vous pouvez rentrer chez vous, on vous convoquera pour la prochaine.
— Bougre d'idiot ! dit Maurice.
Pourtant j'étais sûr
qu'il y avait un pont. Depuis un moment on descendait (peut-être était-ce
ce qui m'avait réveillé : l'allure soudain différente,
le déhanchement plus sec du cheval, encore plus pénible, chassant
le corps vers le devant de la selle), et je venais d'entendre, venant des
ténèbres, au devant et un peu au-dessous de nous, le son différent
des sabots de la tête de l'escadron déjà engagé
sur le tablier.
Mais naturellement nous ne vîmes
ni le pont, ni l'eau, seulement, pendant un court instant, la sensation
au-dessous de nous d'un silence autre, d'une obscurité différente,
non pas plus humide ou plus fraîche car la pluie n'arrêtait
pas, et en fait d'humidité et de froid ça pouvait difficilement
être pire, mais pour ainsi dire plus fluide, liquide et mouvante, puis
le sol sonna de nouveau plein sous les sabots des chevaux et la route commença
à monter.
J'essayai de chanter. Je me mis
à brailler à tue-tête. Mais personne ne continua. Pourtant
il me fallait absolument faire quelque chose. Je tâchai alors pour moi
tout seul (et en réalité cela n'avait jamais été
que pour moi tout seul mais j'avais espéré que les autres m'aideraient)
de chanter quelque chose au-dedans de moi. J'essayai de retrouver le début
du Sixième brandebourgeois, cette espèce d'explosion
baroque, nasillarde, cette chose caustique où de gras barons allemands
à perruques Louis XIV semblent dialoguer, argumenter, tonitruants,
aigres, moqueurs, inspirés, à travers une sorte d'architecture
mathématique tellement précise que la joie éclate, se
développe, se déchaîne selon les lois de cette algèbre
mystérieuse qui préside à l'organisation des bourgeons,
des conques marines et des cristaux. « Mais ils n'avaient pas encore
inventé Wagner, pensai-je, ni Wagner ni son gros porc de copain d'Hitler.
Il est vrai que nous avons bien inventé la Patrie en Danger, la Conscription
Obligatoire, et avec ça empoisonné toute l'Europe pendant une
bonne vingtaine d'années, et après l'Europe les nègres,
et après les nègres les jaunes, et à la fin tout de même
préféré à tout ça la pêche à
la ligne. Alors peut-être un jour se remettront-ils à laisser
de nouveau pousser leur ventre et à souffler en mesure dans des clarinettes.
Certainement il n'est pas défendu de l'espérer. Il y a à
vrai dire assez peu de chances pour que d'ici longtemps
personne dans ce vieux monde qui se met à tourner de plus en plus
vite n'ait le temps de laisser pousser son ventre et c'est une idée
parfaitement idiote, mais enfin il n'y a pas de mal à espérer
voir ça un jour...» ‑ « A condition que tu sois encore
en vie ce jour là, pensai-je aussi. A condition qu'aucun des types
d'en face, qu'aucun obus, ou même pas un obus : un éclat, ou
même pas un éclat : un simple petit bout de plomb de rien du
tout...» Et de nouveau j'essayai de me représenter l'effet que
pouvait faire une balle qui vous traversait la poitrine, ou le ventre, ou
encore la mâchoire, ou encore... Mais ce n'était vraiment pas
drôle et mieux valait essayer de penser à autre chose. Aux flûtistes
brandebourgeois par exemple. Aux principicules allemands et à leurs
kappelmeisters. Aux ducs et aux gras margraves hautboïstes ou passionnés
de viole de gambe et dont les arrière-petits-fils en ce moment même...
Car, au fait, le Sixième Brandebourgeois, ça devait sans aucun
doute être aussi le nom d'un régiment. Un régiment
et un concerto. Le concerto ramenait au régiment et le régiment
aux petits bouts de plomb. Décidément il n'y avait pas moyen
d'en sortir. Une question particulièrement tracassante c'était
de savoir si je serais lâche ou courageux. Mais cela non plus ce n'était
pas un genre de problème très drôle à remuer dans
sa tête, dans le noir le plus complet, sous la pluie, vers les trois
heures du matin, à cheval sur un cagneux fourbu, et fourbu soi-même...
Non, ce n'était pas drôle. Seulement, il n'y a pas tellement
de choses drôles à quoi un homme peut penser dans ces moments-là,
et alors je décidai de me mettre à ne plus penser, à
ne plus être (puisque je ne pouvais plus me permettre d'avoir un passé
et encore moins de m'imaginer un avenir) que le présent : un cavalier
dans la nuit, un soldat, c'est-à-dire rien, rien du tout, moins que
rien dans cette immensité humide et nocturne où au même
moment et un peu partout en Europe nous étions des milliers, ou plutôt
des dizaines de milliers, des centaines de milliers, des millions à
n'être rien, à ne pas plus compter que des grains de sable ou
tout au plus des pions dont la perte, la mort, puisqu'en définitive
nous n'étions là que pour tuer et être
tués, n'allait même pas compter en tant que mort, chair martyrisée,
souffrances et larmes, mais plus simplement, et somme toute plus rationnellement
dans la vaste et prolifique nature, en tant (et cela seulement à
partir d'un certain nombre, et d'un nombre suffisamment élevé)
que modifications aux tableaux des effectifs.
La route montait toujours, et sans
doute en lacets car le bruit des sabots venait de partout maintenant : en
avant, en arrière, à droite et au-dessus, à gauche et
au-dessous. Mes genoux me faisaient terriblement mal. Je déchaussai
les étriers, passai mes deux jambes par-dessus les sacoches et restai
ainsi, penché sur le pommeau, oscillant d'avant en arrière
comme un paquet. Mais j'avais moins mal aux genoux.
Je dus me rendormir car il me sembla
qu'un temps formidablement long s'écoulait tandis qu'à travers
ma tête une interminable armée de fourmis chaussées de
godillots à clous défilait interminablement. Ou peut-être
ne fis-je que fermer les yeux et les rouvrir aussitôt après.
De toute façon ça n'avait aucune importance. Le temps n'existe
pas. Ni demain, ni hier, ni les hommes qui ne font que naître et mourir,
passer : seulement les passions, les éternelles, atridesques et sauvages
passions qui errent sans fin à la surface du monde, se servent de
nous exactement et seulement à la façon dont ces acteurs grecs
se servaient de masques pour amplifier leurs voix : des masques creux, de
grimaçants et interchangeables instruments à l'usage de lubriques
et furieux souffles errants jusqu'à la fin des temps : voilà
ce que nous étions, et rien d'autre.
Mon cheval faillit buter sur celui
qui le précédait et je me réveillai tout à
fait. Le bruit des sabots avait cessé et toute la colonne était
arrêtée. On n'entendait plus que l'imperceptible ruissellement
de la pluie tout autour de nous et maintenant l'air avait quelque chose non
de plus frais, mais de plus dur, comme liquide, entrant, emplissant les
poumons de quelque chose de pur, métallique, vivifiant. Mais la nuit
était toujours aussi noire. Personne ne parlait. Quelquefois un cheval
renâclait, s'ébrouait, puis l'imperceptible bruit de pluie
recouvrait tout de nouveau. Au bout d'un moment on entendit des ordres criés
en tête de l'escadron. A son tour le peloton s'ébranla. Mais
ce fut pour s'immobiliser de nouveau au bout de quelques mètres. Puis
quelqu'un descendit le long de la colonne au grand trot, le cheval ferrant
légèrement, faisant entendre à chaque foulée
le tintement clair du métal, et, noire sur noir, une forme surgit du
néant, passa dans un bruit musculeux de bête en course, de
buffleteries, de ferraille entrechoquée, le buste obscur incliné
en avant sur l'encolure, sans visage, casqué, apocalyptique, comme
le fantôme même de la guerre surgi tout armé du néant
et des ténèbres et y retournant. Un temps assez long s'écoula
encore avant que l'ordre vînt de repartir et presque aussitôt
je distinguai sur le ciel un peu moins sombre les premières maisons.
Ce n'était pas un village,
même pas une bourgade, tout juste un hameau. Et elle, ce fut la première
chose que je vis : dans l'éclairage jaunâtre de la lampe de l'étable,
à peine éveillée, les yeux, les lèvres, toute
sa chair gonflée par cette sorte de tendre tiédeur du sommeil,
à peine vêtue, jambes nues, pieds nus dans de simples savates
malgré le froid, avec une sorte de châle en tricot qu'elle
ramenait sur sa chair laiteuse, le cou laiteux et pur qui sortait de la
grossière chemise de nuit. « Nom de Dieu, dis-je à Maurice,
t'as vu ça ? T'as vu cette fille ?»
— Pour ce que j'en ai à
foutre, dit Maurice. Je suis malade. Il avait juste attaché son cheval
et se tenait debout, appuyé au mur, sans même avoir le courage
de se déséquiper.
— Qu'est-ce que tu as ? dis-je.
— Je suis malade, répéta-t-il.
— Alors, va tout de suite te coucher,
dis-je. Laisse ton gaye, je le dessellerai.
— Je tiens une de ces crèves,
dit Maurice. Je suis malade comme un chien.
*
Quand elle vit que nous étions
installés et commençions à dessangler les chevaux, elle
sortit. Elle n'avait pas dit un mot, à peine desserré les
dents pour répondre à notre salut, nous montrer où était
la pompe, et tandis que je desselais il me semblait toujours la voir, là
où elle s'était tenue l'instant d'avant, ou plutôt la
sentir, la percevoir ‑ car je l'avais si peu, si mal vue ‑ plus avec mes
autres sens, plus avec tout le restant de mon corps que par la fugitive image
qu'elle avait laissé sur ma rétine et qu'il m'était
impossible de reconstituer alors que je pouvais non la voir, mais pour ainsi
dire la connaître : une chose tiède, étrangement nue,
laiteuse comme le lait qu'elle venait de tirer au moment où nous étions
entrés, une sorte d'apparition non pas éclairée par
la lanterne mais bien plutôt lumineuse par elle-même, comme si
sa peau diaphane était elle-même la source de cette lumière,
comme si toute cette interminable chevauchée nocturne à l'assaut
des montagnes n'avait eu d'autre raison, d'autre but que la découverte,
au bout des ténèbres, de cette argile blanche modelée
au sein de la nuit, semblable à une de ces figurines d'envoûtement
: non une femme, mais l'idée même, le symbole de toute femme
et de toute paix, tel que, dans notre célibat forcé, notre jeunesse
frustrée, affamée, nous pouvions le concevoir, c'est-à-dire
(mais étais-je encore debout, défaisant courroies et sangles
comme un somnambule, ou étais-je déjà couché,
ou plutôt écroulé, gisant dans le foin entêtant,
ou, toujours debout, rêvant que déjà m'enténébrait,
m'ensevelissait le noir sommeil, rêvant...), sommairement façonnée
avec le pouce dans la tendre pâte, la douce chair de femme, deux cuisses,
un ventre, deux seins, la ronde colonne du cou, et au creux de tout cela,
comme au centre de ces statues nègres à la précise, tranquille
et glorieuse impudeur, l'antre humide et noir, cette bouche herbue aux âcres
senteurs de terre, d'humus, de coquillage, semblable à une source
sous les broussailles, sable humide aux lèvres altérées
du voyageur, du pélerin, du soldat perdu, abandonné aux affrayantes
ténèbres de la nuit et de la mort : le doux, l'apaisant refuge,
le sein profond de l'oubli.
Puis ce fut le jour, filtrant par
les interstices de la porte de la grange, d'un blanc gris, chargé
d'eau comme les vêtements trempés dans lesquels nous nous étions
endormis parmi l'odeur des foins séchés, la lourde et féminine
odeur de l'été aboli, des jours morts, et nous retrouvâmes
du même coup la fatigue, collée, incrustée à nos
membres au point qu'elle semblait en être inséparable, inséparable
du moindre mouvement, de nos visages sales et mal rasés apparus
dans un bout de miroir suspendu à la diable au-dessus d'un baquet,
nos sales gueules bouffies par le manque de sommeil, blafarde, avec leur
poil noir, leur broussaille de cheveux encore pleins de paille, leurs paupières
rougies, et cette espèce de dégoût, de lassitude, de répulsion
à retrouver une fois de plus, au-delà de la fatigue, au-delà
de leur propre flétrissure cette flétrissure de la vie elle-même,
cette ignominieuse et désespérante flétrissure des hommes,
du monde, installée, irrémédiable : la guerre.
Au fond de l'écurie ils
étaient trois à se tenir autour de l'un des chevaux. Trois à
têtes de paysans, de ces types de l'Yonne ou de l'Aube, taciturnes,
méfiants, qui composaient la majeure partie de l'effectid du régiment,
avec ce je ne sais quoi de douloureux dans leurs visages précocement
ridés, empreints de cette secrète nostalgie de leurs champs,
de leur solitude, de leurs bêtes, de la terre. Nous dormions, mangions,
et, à l'occasion, buvions ensemble, et pourtant il n'y avait rien
de commun entre eux et nous, entre les quelques-uns de la ville qui étions
là, perdus, isolés au milieu de leur masse, et jamais il
n'y eut rien d'autre, même quand nous commençâmes à
mourir, quand les chars des Panzers nous tirèrent dessus à
bout portant et qu'au passage, essayant de maîtriser nos chevaux fous,
nous avions la fugitive vision de l'un d'eux (un instant seulement, puis
plus rien, rien qu'une image emportée au galop furieux des bêtes
luttant de vitesse avec celles qui, sans cavaliers, la tête raide,
haute, étriers vidés fouettant leurs flancs, nous dépassaient
dans un ouragan frénétique : tête en bas sur le revers
d'un fossé, bras en croix, étendus ou plutôt répandus
dans cette attitude de crucifiés, les yeux, la bouche grande ouverte
leur donnant une expression ahurie, offusquée, stupide, morts avant
même d'avoir eu le temps de comprendre, loin de leurs prés, de
leurs plaines, de leurs lentes bêtes, de leurs sillons, des citadins
rusés, continuant à se demander par delà la mort comme
ils se le demandaient l'instant d'avant quand ils vivaient encore, ce qui
leur arrivait).
— Qu'est-ce qu'il y a ? dis-je.
Ils se retournèrent tous
les trois, me regardèrent sans répondre. Aucun d'eux ne s'était
rasé. Puis ils contemplèrent de nouveau le cheval étendu
sur le flanc et dont les côtes se soulevaient par saccades.
— Il faut le mener à la
visite, dis-je.
— Peut pas s'lever, dit un des
trois. Tient seul'ment pas d'bout.
— Faut le signaler tout de suite,
dis-je. Sans ça on va encore se faire engueuler.
Le cheval semblait me fixer de
son oeil globuleux et doux aux longs cils noirs. Comme un douloureux reproche,
une douloureuse et passive protestation. Je croyais bien savoir ce qu'il
avait, mais ne dis rien. Je les laissai, eux, le cheval malade et leurs
lentes paroles, leurs lentes sentences au travers desquelles s'exprimait
leur instinctive solidarité avec la bête en même temps
qu'un regret, un blâme, évaluant mentalement le prix de l'animal,
la perte, et l'usage qu'iuls en eussent fait. En haut, dans le foin, Maurice
était toujours couché.
— Alors, dis-je, ça ne va
pas mieux ?
Il me regarda. Un peu avec la même
expression que le cheval malade. Plus un cafard d'homme.
— J'ai la tête comme une
tonne de plomb, dit-il.
— Quelle heure est-il ?
Je le touchai. Il était
brûlant. « Tu as encore le temps de faire consultant, dis-je.
Tu devrais te lever et y aller.»
— De la merde, dit-il.
— Peut-être qu'il te mettra
seulement exempt de service, dis-je. Peut-être...
— Avec la fièvre que je
dois avoir ? dit-il. Merci bien : l'hôpital, et puis ensuite le dépôt,
et ensuite tu ne sais pas où ils te renvoient. Merci bien. A être
dans la merde, autant que tu la connaisses. Ici je sais comment elle est.
Ailleurs...
— Fais pas l'idiot, dis-je, tu...
A ce moment nous entendîmes
au dehors le bruit d'une discussion, les voix s'échauffant peu à
peu, s'affrontant, se mêlant en une sorte de choeur incohérent,
désordonné, absurde, de babelesque criaillerie, comme sous
le poids d'une malédiction, comme une parodie de cette tragique condition
des hommes abusés, leurrés par l'illusion du langage, condamnés
à ne jamais se comprendre, à ne jamais communiquer, se forçant
alors, s'élevant jusqu'au cri, s'efforçant l'un l'autre de
dominer, puis toutes les voix s'effaçant tout à coup, laissant
la place à l'une d'elles, véhémente, déclamatoire,
puis une autre, dans laquelle je reconnus celle du lieutenant, calme, ou du
moins s'efforçant au calme. Quand je descendis il parlait encore, très
rouge, mais essayant toujours de ne rien perdre de sa dignité, tandis
que sur le seuil de la maison se tenait un petit homme noiraud coiffé
d'une casquette à visière de cuir, chaussé de bottes
de caoutchouc réparées à l'aide de rustines, un fusil
de chasse dans ses mains, très rouge lui aussi, ou plutôt violacé.
Il s'avança hors de la porte et je vis qu'il boitait. « Ne fais
pas un pas de plus !» cria-t-il. Ce n'était pas au lieutenant
qu'il s'adressait mais à un autre homme debout un peu en arrière
de celui-ci, à côté de nos deux margis. Il était
lui aussi chaussé de bottes noires en caoutchouc, exactement semblables
à celles que portait l'autre, mais son visage était rasé
et il était vêtu non d'un bleu mais d'un costume gris, et quelque
chose qui ressemblait à une cravate fermait le col de sa chemise.
De plus il était coiffé d'un feutre mou et tenait à
la main un parapluie. « Fais pas un pas de plus ou j'te descends !
hurla le premier. Je t'l'ai dit : j'te descends. J't'ai prévenu !»
— Mon lieutenant, dit-il, vous
pouvez entrer, mais cet homme i passera pas cette porte ou je l'descends.
Je cherchai des yeux la femme,
mais ne la vis pas. Tout à coup j'eus l'idée de lever la tête,
mais sans doute pas assez vite, car à l'une des fenêtres de
l'étage je n'eus le temps de voir qu'un rideau qui retombait.
— Voyons mon ami, dit le lieutenant...
(sa petite moustache bolnde au-dessus de sa lèvre supérieure,
cosmétiquée, hollywoodienne, lui donnait l'air encore plus
guindé.) Monsieur l'adjoint veut seulement s'assurer...
— Et d'abord pourquoi qu'i les
loge pas chez lui ? dit l'homme. Il a une grande maison toute vide qu'i...
— Voyons, dit le lieutenant, je
ne peux pas entrer dans ces considérations. Monsieur l'adjoint...
— Je peux les mener moi-même
à la chambre dit l'homme. Je suis aussi français que vous et
que lui et je sais où qu'est mon devoir. Seulement y en a qu'ont des
trois ou quatre chambres sans personne dedans...
— Ça je ne sais pas, dit
le lieutenant. Mais nous...
Par la porte ouverte, de l'intérieur
de la maison provenait comme une plainte, une sorte de gémissement
rythmé, régulier, monotone, tragique. Et certainement c'était
d'une gorge de femme que cela sortait. Mais pas celle que nous avions aperçue
le matin. Sans la voir je pouvais le dire.
— Bon, fit l'homme. Mais qu'il
n'entre pas. T'entends ? T'avise pas de vouloir passer cette porte ou...
L'homme en costume gris souriait
avec fatuité. Il cligna de l'oeil aux deux margis. Mais l'autre
le vit, épaula brusquement.
— Et cesse de rigoler, hurla-t-il,
ou j'te descends raide là, rigole pas...
— Allons ! dit le lieutenant.
Le type avait cessé de rire.
Il s'était vivement placé derrière les deux margis et
d'un air offusqué regardait le lieutenant.
— Allons, mon ami, répéta
celui-ci.
Il faisait tout son possible pour
ne pas perdre sa dignité, conserver un air en dehors, condescendant,
tout en s'efforçant de ne pas irriter l'homme au fusil.
— Laissez donc cette arme, c'est
comme ça qu'il arrive des bêtises.
— Des bêtises ? dit l'homme.
Allons, fous le camp ! hurla-t-il à l'adresse de l'autre.
— Mon lieutenant ! dit celui-ci.
(Il se tenait toujours derrière les deux margis.) Vous êtes
témoin...
— Allons, dit le lieutenant. Venez.
— Vous êtes tous témoins...
— Venez, dit le lieutenant. Du
moment qu'il dit qu'il veut bien les loger.
Mais j'eus beau attendre, elle
ne reparut pas à la fenêtre. A l'intérieur la voix de
l'autre femme continuait à faire entendre ses lamentations rythmées,
monotones, tragiques. Comme une déclamation emphatique, sans fin,
comme ces pleureuses de l'antiquité, comme si tout cela ne se passait
pas à l'époque des fusils, des bottes de caoutchouc et des
costumes de confection mais bien plus loin dans le temps, et de nouveau,
là (dans ce village perdu dans la montagne, coupé du monde,
baigné ou plutôt noyé, ou plutôt muré
dans un silence qui n'était pas celui des hommes, des villes, des
plaines parcourues de trains, d'autos, mais bien celui des roches, des arbres,
des nuages) j'eus la sensation aiguë que le temps n'existait pas, ni
l'aspect, les déguisements extérieurs des choses, ni nous-mêmes
: que nous étions à mille, deux mille ou trois mille ans en
arrière — ou en avant — quelque part, n'importe où : en Chine,
en Grèce, dans Eschyle, au coeur tempétueux de cette humanité
maudite, déchirée, se déchirant, en proie à ou
plutôt proie des passions démesurées de la chair, de la
colère et du meurtre.
Il avait cessé de pleuvoir,
mais le ciel restait gris et on pataugeait dans une boue liquide et noirâtre.
Le hameau comptait tout au plus une vingtaine de maisons et de granges avec,
au milieu, quelque chose qui ressemblait vaguement à une place,
c'est-à-dire que les maisons dessinaient à peu près
les trois côtés d'un rectangle irrégulier autour d'un
abreuvoir et d'une sorte d'auge où dans l'eau glacée j'essayai
de laver quatre mouchoirs en frottant le savon sur le rebord de la margelle
rongée de mousse. Quand je ne sentis plus mes mains de froid, je
cessai de frotter. Les mouchoirs étaient aussi gris que lorsque j'avais
commencé.
— Pas mal, dit Maurice. Après
la guerre tu devrais essayer d'ouvrir une blanchisserie.
— C'est une idée, dis-je.
J'y réfléchirai.
J'étais en train d'étendre
les mouchoirs sur une ficelle tendue dans la grange.
— Pourquoi ne lui as-tu pas demandé
de te les laver ? dit Maurice. Tu as eu peur que son mari te flanque un
coup de fusil ?
— C'est point l'mari, dit Wack.
Installé au-dessus d'un
seau il frottait son mors et ses étriers avec du sable humide.
— Comment le sais-tu ? dis-je.
— J'les ai aidés t't à
l'heure à rentrer leurs patates. C'est point son mari. C'est l'valet
qui m'l'a dit : c'est l'frère de son mari.
— Et où est le mari ? dit
Maurice. En balade à la ville ?
— En balade comme toi, dit Wack.
V'ec un casque su' la tête.
— Et pourquoi l'autre voulait-il
à toute force tirer des coups de fusil ?
— Peut-être parce que c'est
la guerre, dis-je. Peut-être parce qu'il voudrait faire comme tout
le monde. Peut-être parce qu'il est boiteux et qu'on n'a pas voulu
de lui, lui qui justement aime les armes à feu. Le monde est mal fait.
— Et qui était l'autre ?
— Quel autre ?
— Le Brummel au parapluie.
— L'adjoint au maire, dis-je.
— Ne me raconte pas que dans un
patelin comme ça il y a un maire et un adjoint, dit Maurice. Pourquoi
pas aussi un casino, un commissaire de police et un évêque ?
— Je n'ai pas vu d'église,
dis-je. Peut-être le bon Dieu a-t-il trouvé que ça ne
valait pas la peine de se déranger. Ou bien peut-être qu'à
partir d'une certaine altitude on est assez près du ciel pour se passer
de l'intermédiaire d'un curé.
— Jamais entendu dire qu'il y avait
une montagne à Domrémy, dit Maurice.
— C'est pour ça qu'on l'a
brûlée, dis-je. Elle n'habitait pas suffisamment haut.
— Qui ça ? dit Wack. De
qui c'est que vous parlez ?
Il nous regardait d'un air soupçonneux,
mécontent.
— Oui, mais Lourdes est dans les
Pyrénées, dit Maurice.
— Tu vois, dis-je. Aussi on ne
l'a pas brûlée.
— Qu'est-ce que vous racontez ?
dit Wack.
— Des conneries, dis-je. C'est
la guerre.
— Alors, comme ça, elle
ne peut pas se confesser ? dit Maurice.
— Peut-être, dis-je. Ni curé,
ni pharmacien, ni eau courante. Ça rend les choses terriblement plus
définitives. C'est sans doute pour ça qu'il la surveille avec
un fusil.
— Comment est-elle ? dit Maurice.
— Comme du lait, dis-je. Tu ne
l'as pas vue quand on est arrivés ?
— Vue ? dit Maurice. Tu te figures
que j'étais en état de regarder une fille ?
— Comment ça va maintenant
? dis-je.
— Toujours mieux qu'à l'hosto,
grogna Maurice. Et cette carne, qu'est-ce qu'elle a ?
— Le vétérinaire
est venu. Il l'a saignée.
— J'sais c'qu'elle a, dit Wack.
— Moi aussi, dis-je. Mais ferme
ta gueule.
— C'est Leclerc, dit Wack. Il y
fout des coups de casque sur la tête pendant toutes les étapes.
Lui a au moins cassé quelque chose.
— C'est le seul moyen de l'empêcher
de trottiner, dis-je.
— On traite pas une bête
comme ça, dit Wack.
— On ne traite pas non plus un
homme comme ça, dis-je. Toute une nuit sans arrêter de sauter
comme une balle, il y a de quoi devenir cinglé.
— Qu'est-ce qu'elle y peut c'te
pauv'bête ? dit Wack.
— Rien, dis-je. Mais Leclerc non
plus. C'est comme ça, c'est tout. Personne ne peut rien à
rien et les choses vont quand même mal. Alors si tu ne veux pas qu'elles
aillent encore plus mal ferme ta gueule.
— J'suis pas un mouchard, dit Wack.
— Tu fais bien, dis-je.
— Pour qui que tu me prends ? dit
Wack.
— Oh ! ça va, dit Maurice.
La barbe !
Nous regardions le cheval toujours
étendu sur le flanc. on lui avait jeté une couveture dessus
et seules dépassaient ses pattes d'insecte, son cou terriblement long
au bout duquel pendait la tête qu'il n'avait même plus la force
de soulever, osseuse, trop grosse, avec ses méplats, son poil mouillé,
ses longues dents jaunes que découvrait un retroussis des lèvres.
Seul l'oeil semblait vivre encore, énorme, douloureux, terrible,
et reflétés par la surface luisante et bombée, je pouvais
nous voir, nos trois silhouettes déformées en demi cercle,
se détachant sur le fond lumineux de la porte de la grange dans une
sorte de brouillard légèrement bleuté, comme un voile,
une taie qui déjà semblait se former, embuer le terrible regard
de cyclope myope, intolérable, affreusement doux, affreusement accusateur.
Puis une quatrième silhouette
vint s'ajouter aux trois nôtres, s'immobilisa. Je me retournai. C'était
le valet dont avait parlé Wack, une sorte d'ours, hirsute, ou plutôt
broussailleux, chaussé de sabots, voûté, mais avec des
épaules de gorille. En dépit du froid il n'était vêtu
que d'une chemise crasseuse et d'un gilet tout rapiécé. Il
avait marché tout droit depuis la porte vers le cheval, sans nous regarder
et restait maintenant, planté là, comme fasciné par
l'animal agonisant.
— C'te misère, dit-il à
la fin. Qu'est-ce qu'il a ?
Wack ouvrit la bouche :«
J'sais bien c'qu'il...»
— On sait pas, dis-je. Il est malade.
— C'te pauv'bête ! dit l'ours.
— Espèce de con, dit Maurice
à Wack. Répète-le encore un coup et...
— Tu crois que tu m'fais peur ?
dit Wack.
— Je ne crois rien, dit Maurice.
— Oh ! là là... dit
Wack. Pasque t'es Parisien tu t'imagines... J'ai pt'êt' pas tellement
d'instruction que toi mais j'aurais qu'à t'pousser pour que tu tombes,
t'es même pas capable de t'nir sur tes pattes, t'es à moitié
crevé et...
— On va boire un coup ? dis-je
à l'ours. C'est bien un café que j'ai vu sur la place ?
— J'ai 'core pas fini mon travail,
dit-il. C'est pas pour vous offenser mais j'ai 'core pas fini de faire
mon travail.
Il se mit à reculer vers
la porte sans cesser de nous faire face, monstrueux, difforme dans le contre-jour, avec son visage mi-animal, mi-humain, ses épaules
voûtées, ses longs bras de gorille, ses mains semblables à
des battoirs embarrassées d'être inactives, de nêtre fermées
sur aucun manche d'outil, aucun fardeau, balbutiant des excuses sans cesser
de reculer sur ses jambes tordues, toute sa silhouette déformée
évoquant on ne savait quelle malédiction, on ne savait quelle
faute commise dans la nuit des temps, et quelle inhumaine condamnationà
un labeur démesuré, disproportionné, impossible et
sans fin.
— Plutôt raté, dit
Maurice. Si tu espérais le faire parler...
— Parler de quoi ? dit Wack.
— ... Ou peut-être que tu
t'es trompé, dit Maurice. Peut-être que c'était pas le
casino que tu as vu mais la prison, ou le Palais de Justice, ou quelque chose
dans ce genre, parce qu'il a suffi que tu en parles pour qu'il se sauve
comme un voleur.
— Parler de quoi ? dit Wack. De
quoi que vous vouliez le faire parler ?
— C'est pour une enquête,
dit Maurice. On est chargé par le ministère de la repopulation
d'interroger les bouseux sur ce qu'ils pensent de la chasse aux adjoints.
— De la chasse aux... dit Wack.
Puis il comprit. Et les youpins, qu'est-ce qu'ils en pensent ? dit-il d'un
ton agressif.
Maurice était juif. C'était
pour cela que les paysans de l'escadron ne l'aimaient pas. Les paysans et
les officiers. Les officiers aimaient bien les paysans parce qu'il était
facile de les commander et qu'ils soignaient bien les chevaux. Les paysans
n'aimaient pas beaucoup les officiers mais ils les craignaient et ils les
respectaient. Mais les uns et les autres avaient suffisamment d'instruction
pour savoir qu'il fallait détester les juifs.
— Les youpins sont exempts de réponse,
dit Maurice sans sourciller. Tu sais bien qu'ils ont déjà tué
le petit Jésus. Alors comment veux-tu qu'ils s'intéressent
aux adjoints ? Ils laissent ça aux bouseux.
— Oh dis-je, arrêtez ça.
Si on allait voir ce que c'est que ce truc sur la place ?
— J'ai point soif, dit Wack avec
humeur.
— Si seulement je pouvais me réchauffer,
dit Maurice. Si seulement je pouvais arrêter d'avoir froid comme
ça.
— Le barman te fera un vin chaud,
dis-je. Ou peut-être que c'est une barmaid. Peut-être que dans
la journée le chasseur d'adjoints lui permet de faire sa pelote. Il
faut bien tout de même qu'elle soit quelque part ou qu'elle fasse quelque
chose puisque ici, depuis ce matin, on n'a seulement pas vu le bout de sa
jupe. Peut-être qu'elle a ouvert un milk-bar ?
Mais ce n'était naturellement
pas elle. Il n'y avait encore personne quand nous entrâmes : c'était
une vaste salle carrelée, au plafond bas, les murs peints d'un bleu
mangé de salpêtre. Il y avait une dizaine de tables, un piano
mécanique, un buffet, et, au murs, en plus de l'inévitable
Loi sur la Répression de l'Ivresse Publique jaunie et couverte de
chiures de mouches, des réclames d'apéritifs ou de bières
représentant des jeunes femmes aux lèvres rouges, aux gestes
affectés, ou encore d'immenses brasseries vues d'avion en perspective
cavalière, avec leurs cheminées fumantes, leurs toits bien rouges
eux aussi, et encore deux chromos dont l'un représentait des marquises
en robes pastel dans un parc évanescent, l'autre une assemblée
galante de personnages aux costumes Empire dans un salon vert et or, et encore
un de ces classeurs pour journaux en fil de fer, et sur le buffet un vase
ébréché à collerette festonnée.
Puis la femme se tint là
sans que nous l'ayons entendue venir, s'essuyant les mains à son tablier
: une longue figure maigre, sans âge, sans autre expression que celle
d'une passive lassitude, sans attente, sans question, exprimant une disponibilité
non pas tant vénale que fonctionnelle, à la façon des
animaux, des arbres donnant fruits ou ombre, une de ces choses ni généreuses
ni avares, mais qui aurait reçu, en souvenir sans doute d'une existence
antérieure, le don de parole.
— C'est la première fois
que vous avez de la troupe ? demandai-je.
— Oui, dit-elle.
— C'est une bonne affaire, dis-je.
Vous allez faire autant d'affaires en trois jours que d'habitude pendant
tout le restant de l'année.
— Je ne sais pas, dit-elle. Qu'est-ce
que je vous sers ?
— Est-ce que vous savez faire des
grogs ? dis-je. Mon copain est malade. Il a besoin de quelque chose de chaud
et de fort.
Elle ne jeta qu'un coup d'oeil
à Maurice. Terne, rapide. « Deux grogs ?» dit-elle.
— Est-ce que vous savez si on pourrait
trouver une chambre ? dis-je. Je veux dire : en payant. Ce n'est pas fameux
pour un malade de coucher dans une de ces granges à courants d'air.
De nouveau elle regarda Maurice.
Son visage n'exprimait aucune sorte d'intérêt.
— Une chambre ? dit-elle. Ce n'est
pas grand ici.
— En payant, dis-je. Nous paierons.
J'ai entendu dire que l'adjoint au Maire avait une grande maison avec tout
plein de chambres.
Elle tourna vivement la tête
vers moi, me regarda d'un air méfiant.
— L'adjoint ? fit-elle. Qui vous
a dit ça ?
— Là où nous sommes.
Je ne sais pas comment ils s'appellent. C'est l'avant-dernière maison
en descendant. Il y a une treille sur le devant.
— L'Rufinoni, dit-elle. C'est lui
qui vous a dit...
— Pas exactement à nous,
dit Maurice.
Il regardait l'homme qui venait
de pénétrer, également par la porte de la cuisine.
Comme l'adjoint il portait un chapeau de feutre et des bottes noires en
caoutchouc. A croire qu'ici c'était un uniforme.
— A notre lieutenant, finit Maurice.
A ce qu'il paraît qu'il y a eu une petite engueulade.
— Une engueulade ? dit l'homme.
Avec qui donc ?
La femme lui jeta un regard désapprobateur.
— Avec l'adjoint, dis-je. Vous
n'êtes pas au courant ?
— Non, dit-il. (Il regarda la femme.)
T'as entendu parler de ça ?
— J'ai pas qu'à faire qu'à
écouter les histoires, dit-elle.
Elle se tenait toute droite, le
visage fermé, inexpressif.
— Qu'est-ce que vous prenez ? dis-je.
C'est ma tournée.
— Ma foi... dit l'homme.
— T'as 'cor point fini d'rentrer
ces caises de bière, dit la femme.
— Ça peut attendre cinq
minutes. A risquent rien. J'ai rangé la bagnole sous l'hangar.
— Asseyez-vous, dis-je. Qu'est-ce
que vous prenez ?
— Ma foi, un p'tit coup de blanc
me f'rait point de mal, dit l'homme.
Mais elle restait debout à
côté de la table sans se décider à bouger.
— Fais donc ce qu'on te dit, s'impatienta
l'homme. Fais pas attendre le monde comme ça.
Elle tourna brusquement le dos
et disparut dans la cuisine.
— Vous avez été au
ravitaillement ? dis-je.
— Ma foi, dit-il. Quand j'ai vu
toute cette troupe...
— Vous avez bien fait, dis-je.
Vous allez avoir du monde ce soir.
— Le soldat français fonctionne
au gros rouge, dit Maurice. Ça l'habitue à la vue du sang.
C'est dans le manuel du gradé.
— Oui, dis-je. Et même on
ne désespère pas qu'en se perfectionnant il finisse par boire
véritablement le sang de ses ennemis et les manger. Ça simplifierait
les questions d'intendance.
— C'est aussi dans le manuel du
gradé ? dit Maurice.
— Oui, dis-je.
— Alors nous n'avons pas la même
édition, dit Maurice.
— Avril 1984, dis-je.
— C'est ce que je pensais, dit-il.
La mienne n'est que de 1965.
— Qu'est-ce que... commença
l'homme.
— Vous en faites pas, dis-je. On
rigole. On est un peu cinglés. Vous avez dû lire ça dans
les journaux : c'est à cause du bromure.
— Oh ! dit-il, vous gênez
pas pour moi. J'marche pas dans leur bourrage de crâne, moi, vous savez.
— Oui ? dis-je.
— Je ne m'en cache pas, dit-il.
Je n'ai pas peur de le dire. Je suis un bon Français, mais ça
n'empêche pas que je me demande qu'est-ce qu'on va faire dans cette
guerre pour des Polonais qu'on a seulement jamais vus.
— Peut-être qu'ils n'existent
même pas ? dit Maurice. Peut-être même que c'est un nom
qu'on a inventé comme ça rien que pour nous faire marcher ?
L'homme se mit à rire.
— Vous alors, vous êtes marrant.
J'vois ce que vous êtes. Eh bien je vais vous dire, moi : qu'est-ce
qu'on en a à foutre de la Pologne, hein ? Je vais vous dire : cette
guerre c'est les Anglais qui nous obligent à la faire, c'est le capitalisme
anglais et les juifs !
— Comme vous dites, dit Maurice.
Ces sales youpins !
— Pas de danger que vous trouviez
un Anglais là où c'est qu'on se fait tuer, dit l'homme. On
l'a bien vu en quatorze. Et pas de danger non plus que vous voyiez un de
ces youpins avec ce que vous avez sur le dos. Sont tous à l'arrière
à se remplir les poches pendant que vous êtes là à
faire le zouave.
— Le dragon, dit Maurice. Il paraît
que nous sommes un régiment de dragons. Ça n'en a peut-être
pas l'air, comme ça, à première vue, parce qu'on est
un peu mouillés et qu'on ne crache pas le feu. Mais ça ne fait
rien : je suis bien d'accord, zouave ou dragon vous ne verrez jamais un
youpin assez bête pour...
Je me levai, allai mettre une pièce
dans la fente de cuivre du piano mécanique et attendis que se déclenche
la musique, le tintamarre discordant, multiple, sauvage, refoulant le temps,
les bataillons serrés de notes aux ailes métalliques s'élançant,
se déversant au rythme de cet implacable débit à la
fois docile et impérieux, aveugle, inhumain, à l'usage sans
doute des dieux et des sourds.
Mais rien ne vint. Sans doute était-il
lui aussi détraqué et peut-être ne figurait-il plus
là que par oubli, jusqu'à ce que le froid, l'humidité
et le temps aient finalement raison de lui, jusqu'à ce qu'il s'en
aille de lui-même en morceaux, absorbé peu à peu, digéré
par cette chose monumentale dont le cartel noir au-dessus de la porte mesurait
d'arbitraires, d'illusoires fractions (et rien avant, rien après,
rien d'autre que l'alternance fixe et lente des étés, des
hivers : les mêmes interminables journées d'août, les
mêmes froids, les mêmes chaussures frappées sur le carrelage
en entrant, laissant, détachées des semelles, les plaques
de neige brune et fondante pointillées par les traces des clous, la
même pente des rayons automnaux par la fenêtre, les mêmes
ombres légères sur la vitre dépolie des hélianthes
poussant le long du mur, le même silence, le même paisible tapage
autour des chopines, au retour des foires, avec l'odeur âcre et acide
du vin blanc, et dans une des deux chaises hautes et désuètes,
parmi les buveurs, le même enfant sans innocence, aux joues de carton
sale, frappant de sa cuillère d'étain sur la tablette rabattue).
Par la fenêtre je pouvais
voir au-dessus du toit violet de la grange d'en face, s'enténébrant
peu à peu, s'enrobant d'ombre et de mystère, le grand sapin
avec ses branches pendantes et chenues, insolite, noir, comme un vestige
de la préhistoire, survivant des forêts englouties, des déluges
dont les eaux en se retirant l'auraient laissé ainsi, encreux, sinistre,
avec de longues barbes de mousse, ou d'algues s'égouttant lentement,
courbant sous leur poids ses antiques branches.
La femme entra avec les deux grogs,
une bouteille de vin et un verre qu'elle posa devant l'homme, remplit.
Tournant le dos, elle repartit sans un mot dans sa cuisine. Elle aussi
avait cet air des choses qui résistent à toute destruction
parce que déjà depuis longtemps détruite, cet air imtemporel
qui semblait conférer à tout ici comme une solennité
angoissante, un gravité, la paisible majesté des ruines. Comme
si tout n'était que ruine, participait déjà, encore
vivant, à cet univers où il n'est ni vie ni mort, seulement,
seulement...
Mais il valait mieux penser à
autre chose. Quand je revins m'asseoir à côté d'eux,
Maurice me poussa du coude :
— Le champion du tir au fusil était
cocu, dit-il.
— Pas possible ? dis-je. Avec cette
tête de Casanova et ce joli nom italien, comment est-ce déjà
: Ruspoli, Ranavalo, Ri...
— Parlez pas si fort ! dit l'homme.
Il regarda craintivement dans la
direction de la cuisine.
— Mais tu ne devineras jamais par
qui, dit Maurice.
— Sans blague, dis-je. Ce n'est
pas le Roméo au parapluie ?
— Si, bien sûr, dit Maurice.
C'était l'adjoint. Mais la femme c'était la propre soeur de
l'adjoint.
— Que veux-tu, dis-je. C'est sans
doute un type qui a le sentiment de la famille. Alors ce bol de lait...
— Tu mélanges tout, dit
Maurice. Celle-là, c'est celle du frère qui est mobilisé.
— C'est vrai, dis-je. C'est une
famille compliquée. Et l'autre, qu'est-ce qu'elle est devenue ?
L'homme nous observait de ses petits
yeux de goret, goguenards, luisants.
— Paraît qu'il a divorcé,
dit Maurice. Il y a deux ans de ça.
— L'était pleine, dit l'homme.
— Pl...
— Ben oui, quoi, dit Maurice :
comme une jument, comme une vache. Faut te faire un dessin ?
(A suivre) [sic.]
"Le Candidat"
|
"Le Candidat", Arts, 698,
nov.1958, p.3.
(Repris en partie dans Histoire).
« choses vues » par
Claude Simon
Il faisait chaud et par les fenêtres
ouvertes le bruit du haut-parleur arrivait jusque dans la chambre. De temps
en temps la voix s'arrêtait et des applaudissements se faisaient
entendre. Comme on ne pouvait pas distinguer les paroles, cette voix et
ces applaudissements dans la nuit auraient pu sembler incohérents,
mais en faisant attention on se rendait compte au bout d'un moment que
voix et applaudissements se répondaient, comme si une sorte de pacte,
de complaisance mutuelle les faisaient alterner, et non pas au hasard, la
voix suivant une certaine modulation qui, par degrés, l'élevait
jusqu'au point précis ‑ intensité et tonalité ‑ où,
automatiquement, se déclenchait le bruyant enthousiasme de l'auditoire.
Sans doute on aurait pu croire à un scénario, des dispositions
réglées à l'avance entre le candidat et ses supporters
‑ et certainement il y avait une claque organisée ‑ mais ce n'était
pas cela, ou plutôt ce n'était pas exactement cela : il ne semblait
pas qu'on fût convenu au préalable de tel ou tel passage, de
telle ou telle invective ou proclamation, à la fin duquel la claque
se déchaînerait : il apparaissait au contraire que celle-ci
agissait d'elle-même, spontanément pour ainsi dire, quoique
étant de mèche, séduite par les mots ou les formules
clefs propres à déclencher l'enthousiasme du public non prévenu
que les supporters ne faisaient ainsi en quelque sorte que devancer légèrement.
D'ailleurs de la même façon
le candidat lui non plus n'échappait pas à cette équivoque.
Le son, la parole, le bruit de sa propre voix devaient sans doute posséder
une puissance telle que l'indignation, l'enthousiasme, tous les sentiments
dont use pour ses effets un orateur, parvenaient, comme s'ils se nourrissaient
de leur propre substance, à se communiquer réellement, à
celui qui s'en servait, de sorte que, dépassant l'artifice, la voix
trouvait sincèrement ces vibratos, ces déchirements qui donnent
leur éloquence aux anathèmes, aux objurgations et supplications.
Les formules magiques, comme je
pus m'en rendre compte en arrivant sur la place où étaient
installés les hauts-parleurs, étaient en nombre assez restreint
(environ trois ou quatre) et l'orateur candidat y revenait sans crainte de
se répéter ‑ souvent assez difficilement et au prix de douteuses
acrobaties tant au point de vue de la syntaxe que de la logique, quand elles
n'avaient, comme cela était le plus souvent le cas, que peu de rapport
avec les propos qu'il tenait ‑ chaque fois que son instinct l'avertissait,
pour la réussite de sa réunion, du besoin de ce crépitement
multiple, de cette sorte de ponctuation sonore qui doit revenir à des
intervalles pas trop éloignés.
Seuls les gens à l'intérieur
de la salle où se tenait la réunion applaudissaient, et le témoignage
de leur approbation parvenait, comme la voix, par l'intermédiaire des
hauts-parleurs, au public réuni sur la place : les hommes en manches
de chemise, les femmes bras nus, silencieux dans la tiédeur de la nuit
un peu alourdie par leurs propres senteurs. Quoique s'abstenant de toute manifestation,
leur silence n'avait d'ailleurs rien d'hostile, aussi éloigné
de l'opposition que de la ferveur. Probablement une partie d'entre eux était-elle
favorable au candidat, et ceux-là eussent-ils applaudi comme les autres
s'ils avaient été dans la salle. Probablement même un
assez grand nombre des autres qui n'étaient pas a priori favorablement
disposés eussent-ils applaudi aussi. Dans l'ensemble, ils semblaient
surtout être venus là, et y rester, par curiosité, ou
du moins c'était le sentiment qu'ils s'efforçaient d'afficher
par leur maintien : intéressée mais sans passion. Au reste la
chaleur de la soirée, l'heure à peine plus tardive que celle
où l'on fait un tour avant de se coucher, justifiaient pleinement cette
attitude. Sans aucun doute, s'il avait plu ou fait froid, la place eût
été déserte.
Pour en revenir aux mots et aux
formules clefs, voici quels étaient les principaux. En premier lieu,
en tout premier lieu même car ils revenaient à toute occasion,
ceux de « Kominform » et de « Kominformistes » (pas
une fois l'orateur ne dit « Communistes » ni même «
Staliniens »). Prononcés par la voix à l'accent méridional
encore amplifiée caricaturalement par la déformation du son
dans les hauts-parleurs, ces deux mots prenaient un aspect assez comique,
quelque chose qui faisait penser à « Croquemitaine » et,
par association sonore, à « Conformistes » ou « Formalistes
», ce qui ne manquait pas d'une certaine saveur. Venaient ensuite,
à tout propos, le vocatif solennel : « Habitants et habitantes
de...» (ici le nom de la ville, le seul fait d'être domicilié
dans cette localité plutôt que dans une autre constituant apparemment
un titre de noblesse et sans doute même d'intelligence, car la phrase
suivante commençait fréquemment ainsi :« Ce n'est pas
vous qui vous laisserez abuser (ou tromper) par...»), puis :«
Notre beau département » souvent aussi évoqué dans
une envolée terminale qui, précédée de formules
telles que :« faire régner la prospérité dans
», ou « libérer de la terreur Kominformiste », obtenait
un succès certain. D'autres mots ou accouplements de mots, comme
« République », « République Française
», « Défendre les traditions de la culture », «
Préserver la paix », étaient d'un emploi moins fréquent.
Visiblement l'orateur devait penser que le meilleur était de s'en
tenir au plan local, la question communiste elle-même étant
ramenée, sans autre commentaire plus général, à
cette fameuse terreur « Kominformiste » que le pays avait, paraît-il,
connue en 1945. Sans doute cela suffisait-il.
Une des figures de rhétorique
les plus utilisées était l'interrogation, la question posée
aux auditeurs naturellement muets et dans l'attente, à laquelle, après
un instant de silence pour laisser mûrir son effet, l'orateur apportait
sa réponse. Par exemple : « Et savez-vous ce qui se produirait
si cette désastreuse division qu'entretiennent des personnages (dont
on se demande pour qui ils travaillent !) devait continuer jusqu'aux urnes,
oui, je vous pose la question : qu'arriverait-il ?» Un silence. «
Eh bien ! je vais vous le dire : tout simplement ceci...»
A l'aide du même procédé,
l'orateur, lorsqu'il jugeait nécessaire de détendre son auditoire,
obtenait certains effets de rire. Ainsi il rapporta qu'à l'issue d'une
de ses réunions, la veille, dans un de « nos » villages
(ces réunions auxquelles il faisait fréquemment allusion avaient
toujours été « magnifiques » ou « profondément
émouvantes ») un homme était venu lui dire : «
Je n'ai rien compris à tout ce que vous avez raconté !»
Pensant alors que l'homme ne parlait que le patois, ou que lui-même
avait employé un langage trop abstrait, le candidat dit qu'il avait
essayé de se mettre à la portée de son interlocuteur,
lui parlant en termes simples, familiers... « Jusqu'au moment où
je m'aperçus, savez-vous de quoi ?» Nouveau silence du public.
Evidemment, il ne savait pas :« Eh bien ! je me rendis compte tout
simplement que cet homme était sourd !» Rires. « Oui
! Je parlais à un sourd !» Et, enchaînant :« Eh
bien ! vous ne serez pas comme ce pauvre diable...», etc.
N'était le ton « réunion
publique » et quelques vulgarités jetées à bon
escient de temps en temps, cette éloquence n'était pas sans
rappeler assez singulièrement, quoique le candidat se présentât
sous une étiquette de « gauche », celle que déversent
sur les fidèles, du haut des chaires, les gens d'Eglise : le Kominform
et les Kominformistes étaient brandis en guise d'enfer et de diables,
la division des votes présentée comme un péché
mortel et, pour frapper les esprits, s'ajoutaient quelques paraboles et tournure
évangélique comme celle du sourd. Comme j'étais arrivé
vers le milieu du discours à peu près, il me fut assez difficile
de m'en faire une idée exacte quant au fond. Au moment où je
parvenais sur la place, le candidat parlait avec une indignation mêlée
de moquerie d'un de ses concurrents, justement un « diviseur »,
qui ne pouvait manifestement espérer être élu et dont
le seul but, honteux et désastreux évidemment, était
de faire battre la liste de l'orateur pour une misère de cinq cents
voix. Il invectiva assez longuement contre cet ennemi, puis contre «
Monsieur le Préfet » qui, disait-il, n'avait « rien compris
», alors que « tout le monde » dans le département,
sauf ce « haut fonctionnaire », avait « compris ».
Elargissant ensuite le débat, il se présenta comme le seul
homme capable d'en imposer dans le département à la terreur
Kominformiste. Pour appuyer sa démonstration, il décrivit plusieurs
scènes de sa campagne électorale dans les villages («
nos » villages) où, racontait-il, des gens émus aux
larmes venaient le féliciter à la fin des réunions,
lui dire que depuis des années c'était la première fois
que, chez eux, un « non-Kominformiste » pouvait faire entendre
sa voix. Enfin il tint à remercier tous ceux qui avaient fait preuve,
au contraire du Préfet, de compréhension et d'un dévouement
admirable pendant cette campagne. A cette occasion, entraîné
par son élan, tout à sa gratitude pour le « désintéressement
et la noblesse » partout rencontrés, il évoqua ces
« nombreux ouvriers » tant des villes que des campagnes «
qui, dit-il, n'ont pourtant rien à y gagner » (« y »
ne pouvant, de toute évidence, signifier que « mon élection
») et étaient cependant, à maintes reprises, venus l'encourager.
Il termina son discours par :«
Vive la liberté ! Vive notre département ! Vive la République
française !» Les gens qui étaient dans la salle applaudirent
longuement. Les auditeurs de la place se détachèrent des murs,
se levèrent des rebords de trottoirs où certains s'étaient
assis, et se dispersèrent sans bruit.
Un peu plus tard, comme je repassais
par le centre de la ville, je vis un groupe assez important qui sortait
de l'hôtel de ville où s'était tenue la réunion.
Le groupe était presque exclusivement composé d'hommes en manches
de chemise, la veste sur le bras, ou chemisettes d'été. Ils
s'avançaient lentement de front, remplissant toute la largeur de la
rue entre les terrasses de cafés pleines de monde. De leur foule s'élevait
un brouhaha paisible, comme celui que l'on peut entendre à la sortie
des offices religieux, des salles de cinéma, ou des stades. Au premier
rang, et au centre, marchait un homme en complet bleu marine, le cou entouré
d'un cache-nez beige à la façon des chanteurs d'opéra
en tournée. Et de fait, plutôt jeune, le visage à peine
empâté, manifestement satisfait de lui, il évoquait
assez exactement ces vedettes masculines, ténorinos ou champions de
quelque chose, attendus par la foule après une exhibition. Quoique
fatigué, il souriait, levait la tête à droite et à
gauche vers les balcons, traversait la rue pour aller avec un empressement
condescendant serrer une main à la terrasse d'un café. Ses
supporters souriaient aussi, lui donnaient de légères claques
sur les épaules, tournaient leurs têtes en même temps
que lui vers les balcons, les terrasses, tout en devisant entre eux avec
cet air entendu, légèrement méprisant et assuré,
de ceux qui, aux courses, ont su miser sur le bon cheval.
C.S.
"Cendre"
|
"Cendre", Revue de Paris,
mars 1959, p.79-82.
(Non repris).
Ce furent d'abord de longues suites
de jours chauds qui se traînaient au dehors, de l'autre côté
des volets fermés et, le soir, lorsqu'on pouvait enfin ouvrir les fenêtres,
il regardait le ciel décoloré verdir lentement au-dessus des
toits, se faner, évanescent, diaphane, jusqu'à ce que les
premières étoiles se missent à briller et, plus tard,
c'était la forme géométrique d'une constellation qui
se déplaçait insensiblement, lointaine, majestueuse et glacée,
dans le cadre de la fenêtre, pendant les heures de la nuit, tandis
qu'il pensait avec une sorte de désespoir paisible, d'indifférent
dégoût, à cette morsure sanglante et pourrie, près
de l'épaule, à l'intérieur de son corps étendu.
Plus tard il y eut de calmes ciels
nuageux, d'apaisantes pluies qu'il regardait rebondir sur les toits de
tuiles, s'égouttant des chéneaux crevés sur les pavés
de la cour. Et puis d'autres matins où le ciel lavé faisait
penser aux prés, aux bois, aux vertes et lentes rivières, d'autres
crépuscules se teintant peu à peu de rose, tombant chaque
jour un peu plus tôt, à mesure que le somptueux été
tirait son ventre lourd au-dessus des plaines, des collines, des mers parcourues
de bateaux, des villes peuplées de femmes et d'hommes qui chaque jour
marchaient dans les rues lumineuses, allaient, venaient, sur leurs jambes
légères et royales, portant leurs corps verticaux, leurs têtes
‑ les têtes, ces fragiles hochets pleins de tragiques, passionnants
et dérisoires débats.
Et plus tard encore ce fut l'automne,
avec de tardifs et furieux orages, des aubes déjà froides,
et, toujours couché, toujours avec cette mort rougeâtre contenue
mais vigilante au-dedans de lui, écoutant la nuit les sifflets lointains
des trains, le jour les bruits multiples de la maison ‑ les insignifiants
et merveilleux échos de vies insignifiantes et merveilleuses ‑ il
lui semblait peu à peu devenir lui-même quelque chose d'impérissable,
minéral et passif sur quoi le temps avait aussi pris l'habitude de
glisser sans laisser de traces comme les ombres des nuages sur la surface
de la terre, quelque chose qu'il était devenu, non pas tant par l'accumulation
des jours d'immobilité, presque pétrifié dans cette
position de gisant, qu'à la suite d'une brusque transformation, ou
plutôt transmutation comme si toutes les parcelles de cette matière
sans quoi n'existent ni pensée ni sens s'étaient orientées
à la façon des mille regards d'une foule sur un nouveau, morbide
et fascinant spectacle dans cette heure, après qu'il eut appris, le
temps du crépuscule, pouvant se rappeler les marches tièdes
du perron, les oiseaux se taisant peu à peu, le murmure confus des
voix autour de lui, la lourde senteur des foins coupés et, sur le
flanc du coteau, de l'autre côté du vallon, le tracteur presque
invisible se hâtant, luttant de vitesse avec la nuit, rognant à
chaque passage les bords du triangle de blé qui semblait se rétracter
peu à peu comme corrodé, comme rongé par un bourdonnant,
obstiné et vorace insecte, tandis que lui, assis dans cette tiédeur
mourante du jour, pensait :« maintenant, maintenant, maintenant mon
vieux... » percevant avec une sorte d'avidité goulue, de navrante
acuité, l'amère saveur d'un monde interdit, avec déjà
dans la bouche comme un écoeurant avant-goût de ce flot qui,
forçant sa gorge, le réveilla dans les ténèbres
nocturnes, haletant, horrifié, regardant rougir à ses lèvres
d'abord le mouchoir, puis un bol, puis la cuvette qu'elle lui porta, elle
aussi horrifiée, le fixant de ses yeux agrandis cependant qu'entre
deux hoquets, entre deux jaillissements de ce flux douceâtre, gluant,
il se tenait là, assis, la cuvette emplie de sang sur les genoux, pensant
toujours avec la même amère ironie, le même désespoir
satisfait :« Maintenant mon vieux ! Maintenant hein ? Maintenant, maintenant...
»
Puis ce fut fini et, dès
lors, il passa dans l'envers de ce décor où semblaient vivre
(il y avait vécu lui aussi, mais il y avait déjà si longtemps,
ou si loin) les gens qui venaient dans sa chambre, avec leurs visages hâlés,
leurs vêtements légers et clairs. Ils s'asseyaient, parlaient,
compatissants, apitoyés, embarrassés, futiles. Ils vinrent
aussi à la clinique, les femmes avec leurs robes multicolores, leurs
bras nus et dorés, les hommes sans cravate, le col de leur chemise
déboutonné, et il les voyait dans la pénombre tiède
et verte, la glauque lumière d'aquarium que renvoyait le rideau des
grands platanes perpétuellement bruissants de vent : les murs peints
en vert aussi, le visage blafard de la nonne, les nuits au bout desquelles
arrive tout de même le jour : les premiers vélos d'ouvriers
avant l'aube et ensuite les balayeurs, la marchande de poisson ‑ la voix
éraillée, sans timbre, lançant son cri :« La belle
sardineu... le thon joliii... » ‑ et chaque fois (les écoutant,
les épiant) l'envie, l'envie déchirante d'être le cycliste,
le balayeur, le possesseur d'une de ces voix du dehors, d'être...
C'était une sorte de monde
clos, bizarre, exclusif, avec ses relents de formol, de cuisine fade, ses
couloirs aux linoléums silencieux, les froissements des lourdes jupes
empesées, les horaires fixes, inexorables, qui ramenaient tous les
matins le petit assistant myope avec son sourire obstiné, ses yeux
bridés derrière les verres, son onctuosité d'ecclésiastique
et, plus tard, précédé par un remue-ménage de
portes claquées, de voix, d'ordres, le gros docteur traînant
derrière lui, comme un potentat obèse, despotique, sa suite
rituelle hiérarchisée. Et, arrêtés autour de son
lit, ils le regardaient de leurs yeux de maquignons tandis que leurs lèvres
prononçaient les paroles rituelles elles aussi, de rituelles plaisanteries,
sur ce ton distrait et las que l'on emploie pour parler aux enfants et aux
idiots, sans cesser de l'observer, de le guetter (leurs regards comme séparés
des paroles, à l'abri des paroles plutôt, aux aguets, calculateurs,
aigus, comme ceux de paysans sur le qui-vive, habitués aux ruses des
marchands, aux tromperies de la maladie, évaluant, estimant).
Souvent, par la suite, il devait
lui arriver de se revoir dans la salle d'opération, au centre de
cette pièce qui était elle-même comme le centre, la raison
d'être de cet agencement de couloirs caoutchoutés, d'escaliers,
de chambres aux portes numérotées, de parois de verre dépolis
au travers desquelles se dessinaient de vagues formes blanches allongées
: un antre obscur et vide, à l'exception, sous l'éclairage
violent du projecteur, de cette espèce de trône barbare où
l'on accédait par des marches et sur lequel il était assis,
demi-nu, dans le ruissellement de lumière, grotesque et royal, cependant
qu'autour de lui s'affairaient silencieusement les aides, officiants attentifs
de quelque culte secret et clandestin, qui l'entouraient de bandelettes, le
revêtaient de linges immaculés percés d'ouvertures postulant
sang et acier, l'acier aiguisé des instruments dont il entendait dans
son dos sur la table où on les disposait le cliquetis métalliques,
cruel et froid. Puis (mais cela il ne pouvait que se le rappeler, pas le sentir
de nouveau, pas le connaître, parce que personne ne peut imaginer ‑
qu'il les ait éprouvées ou non ‑ la souffrance et la peur) à
mesure que mordaient dans sa chair les choses acérées ‑ des
insectes aux dards aigus, précis, diligents ‑ cette descente moite
et lente, ce néant aveugle, où il lui
semblait s'enfoncer par degrés, se dissoudre, écartelé,
pendu à ce bras attaché là-haut au-dessus de lui, sentant
sourdre de son corps, courir sur sa peau en écheveaux multiples les
rigoles de sueur, puis ce feu précis le fouaillant, insistant, implacable
et, tout à coup, balayant les gémissements, le cri qu'il entendit
sortir de lui, le surprenant, furieux, impuissant, humilié, scandalisé...
Dehors, c'était la lumière
déclinante d'un soir d'été, le glissement d'une voile
sur le fleuve, des barques aux avirons clignotants et, de son lit, quand
ils l'eurent remonté, assis tout droit, raide, exténué,
il pouvait voir, à travers le rideau bruissant des grands platanes,
les corps nus des gamins courant le long de la berge, se poursuivant, plongeant,
et quand les ombres commencèrent à s'allonger (tandis que la
pénombre verdâtre s'épaississait et que dans la glace
de l'armoire en face de lui il ne distinguait plus qu'avec peine son fantôme
blafard), sautillant d'une façon comique derrière les buissons,
embarrassés de leurs vêtements, l'éternel retardataire
courant, à demi-rhabillé, à la traîne des autres.
Mais maintenant il n'y avait certainement
plus de voiles, ni de canoës, ni de gamins et, là aussi, la
pluie devait tomber sur les berges désertes, comme elle s'était
mise à tomber depuis le milieu d'octobre, tous les jours, presque sans
discontinuer, sur les cheminées, les toits luisants dans l'encadrement
de la fenêtre. Elle s'arrêtait parfois une heure ou deux, puis
se remettait à tomber, sans bruit, légère, et il pouvait
voir les tuiles à peine sèches se vernir peu à peu, refléter
de nouveau le ciel livide et morne.
C'étaient toujours les mêmes
façades, les mêmes toits, et si par hasard il était mort,
ils seraient là encore, et sans doute n'y avait-il que cela et rien
de plus : les chaussures et les gants d'enfant passés au blanc d'Espagne
séchant sur l'appui de la fenêtre d'en face, les matins des
dimanches d'août et, le soir, les deux soeurs boulottes qui rentraient
tard de quelque cinéma ou de quelque bal de quartier : les fenêtres
allumées, le placard de lumière brusquement projeté au
mur de la chambre d'où, toujours étendu, sans pouvoir dormir,
il les voyait passer et repasser en allées et venues silencieuses,
se dévêtant peu à peu (leurs épaules et leurs bras
laiteux hors des combinaisons noires), absorbées dans d'incompréhensibles
et nocturnes occupations. Et ainsi, jour après jour, condamné
à rester là couché à la même place, avec
cette mort qu'on entourait d'attentives précautions tapie à
l'intérieur de lui, il pouvait, à travers les deux fenêtres
de la grande façade blanche, regarder se dérouler cette pantomime
muette, énigmatique (il y avait toute une famille qui semblait vivre
dans les deux pièces, et sans doute peu aisée car les volets
n'étaient restés fermés qu'une semaine, vers le quinze
août, après quoi il les avait de nouveau revus : les deux soeurs,
le frère qui brossait longuement son veston avant de sortir, la mère
énorme, la petite qui restait des heures penchée à la
fenêtre à regarder dans la cour), pouvant voir comme à
travers des déchirures, des fibres d'existences antérieures,
des morceaux de sa propre vie où il se regardait de la même façon
dont il regardait se mouvoir ces silhouettes familières et inconnues
accaparées par une vie de fourmis. Des déchirures. Comme ces
blessures qu'exhibaient, ridicules et pitoyables, au passage des généraux
vainqueurs, les vieux soldats dénudant leurs peaux blanchies : des
souvenirs, de blêmes cicatrices sur le fond décoloré du
temps.
"Mot à mot"
|
"Mot à mot", Les Lettres
nouvelles, nlle série, 6-8, avr.1959, p.6-10.
(Non repris).
« ...alors nous nous sommes
mis à une petite table, et alors arrive ce pauvre type qui a une mine
effroyable, la vésicule, dit-il, à part ça il a la tête
typique du tuberculeux, alors nous nous mettons à parler vésicule,
foie, et coetera, et tout à coup nous nous apercevons que tout le
monde nous regarde :« Alors, dit Geneviève, vous alors au moins
vous ne vous cachez pas pour flirter !» (passez-moi la sauce piquante
voulez-vous, ça aidera peut-être ce vieux coq baptisé
poule à se laisser manger, merci), oui : en réalité,
elle traînait derrière elle une espèce de bonhomme qui
l'avait entreprise et qui ne la lâchait pas, parce que naturellement...
Si, c'était très bien : pas somptueux, mais très bien
; c'était un traiteur de Périgueux qui leur avait tout fait
: vous savez : poulet froid, salade russe, rosbeef... Oh oui : en abondance
! Bref quand tous les gens ont été là, chacun avec sa
petite assiette, vous pensez bien qu'ils n'ont eu qu'une idée : trouver
un coin pour s'asseoir, alors la moitié s'est installée sur
la terrasse, vous savez : le long de la balustrade, l'autre sur les escaliers
(mais c'est de la sauce piquante que vous m'avez donnée ! Enfin je
veux dire : terriblement piquante. Ça emporte la bouche cette histoire-là,
vous auriez dû me prévenir, j'en ai mis quatre cuillerées
!), oui : sur quoi est arrivée une espèce de poule, enfin pas
exactement, vous voyez ce que je veux dire : avec une peau d'orange, de gros
yeux bleus très beaux et une robe exquise de chez Dior, parce qu'il
paraît qu'elle ne s'habille que chez Dior, c'est lui qui paye, il a
de quoi, il paraît qu'il décore toutes les boutiques de la rue
Saint-Honoré, mais très chic, tu sais, disant par exemple à
Pascal : « J'ai de l'argent en ce moment, est-ce que tu veux que je
t'en prête ?», et, naturellement, tu te doutes bien que l'autre,
toujours très Corse, beaucoup d'allure, a refusé. Très
chic d'ailleurs aussi : dans une Frégate bleue, montre-bracelet en
or, chemise de soie..., alors il nous a tous invités à dîner,
mais tu sais : c'est extrêmement surfait, ces restaurants : j'ai pris
des quenelles de brochet, eh bien, c'étaient des quenelles à
l'eau de brochet, tout juste... Et les prix ! Tu sais ce que j'ai payé
ou plutôt ce que Daniel a payé pour moi à l'Hôtel
d'O... : trois mille six pour une petite chambre ! Convenable, mais enfin,
avec une salle de bains bien sûr, mais qu'il fallait chercher au bout
du couloir. Seulement il est comme ça : en sortant, il dit à
la fille qui tenait le vestiaire :« Tiens, il me semble qu'il y a longtemps
que je ne t'ai pas donné de pourboire à toi ?», et alors
il lui file un billet de cinq mille. Tel que. Eh bien tu diras ce que tu
voudras mais un homme comme ça... Moi, voilà : un homme, ça
m'est égal qu'il ne soit pas beau, ou même pas fort, ou même
pas en bonne santé : mais ce que je veux c'est qu'il soit intelligent
et qu'il ait un minimum de distinction, oui : un minimum de distinction et
de finesse parce que...
*
Dans l'encadrement du porche qui
s'ouvre sur la rue apparaissent d'abord les musiciens. Ils semblent se
mouvoir à travers un élément qui supprimerait toute
pesanteur, avançant lentement sur leurs ombres évanescentes
et décolorées comme celles que la lumière épuisée
dessine au fond de l'eau, diffusées par l'épaisseur liquide
où ondulent horizontalement les algues molles et déchirantes
de la marche funèbre, la paisible musique aux multiples bouches de
cuivre velouté, s'enflant tandis qu'ils passent lentement dans leurs
costumes sombres des dimanches, avec leurs noeuds de cravate maladroits sur
le linge frais, persistant (la musique) après que le dernier d'entre
eux a disparu, comme un sillage tenace, comme si, derrière eux, la
rue était maintenant tapissée, tendue de voiles de deuil.
Puis, toujours figés, toujours
progressant avec cette irréelle lenteur, quatre hommes qui tiennent
les quatre coins d'un grand carré d'étoffe noire.
A leur tour ils disparaissent.
Là-bas, la musique continue, solennelle et douloureuse, à ouvrir
un passage, comme si elle repoussait le temps, les spectateurs, faisant le
vide devant le cortège. Alors, traînant le bruit de gravier
écrasé par les roues, apparaît un cheval décharné.
L'homme qui le tient par la bride est le même qui ramasse les ordures
du village. C'est aussi le même cheval qui tire le tombereau. C'est
pourquoi celui qui veut se faire concéder le bénéfice
de l'enlèvement des boues doit obligatoirement présenter un
cheval noir.
Après la musique, après
le poêle, après la voiture (on dirait qu'elle aussi est en quelque
sorte un squelette de char funéraire, comme ce qui la traîne
est un squelette de cheval), derrière le groupe des hommes, la cohorte
des femmes sous les mantilles qui couvrent leurs cheveux, humbles, menues,
et avec elles cette odeur humide et spongieuse des pleurs, les larmes, le
murmure impudique de la douleur qui se traîne dans le piétinement
menu, furtif, indifférent, des lointaines parentes, des étrangères,
des voisines chuchotant, pendant que là-bas, la musique arrêtée
attend le mort, l'accueille, l'installe dans les suaires déployés
du silence.
Dans le soleil aveuglant, une femme
vêtue de noir, chaussettes violettes, un peu obèse, claudicant,
porte devant elle, toujours droite, une gerbe mortuaire de fleurs éclatantes,
aussi grande qu'elle.
*
Montant dans l'autobus à
Monte-Carlo, sur le coup de huit heures du soir, ce couple incolore (lui,
soixante ans environ, elle un peu grasse, vêtue d'une robe de voile
gris, l'apparence d'une ménagère aisée), l'homme faisant
aigrement remarquer que, comme toujours, il retrouve le même siège
mal rembourré (elle a, dit-elle, perdu quinze mille francs), s'accusant
d'être restée inconsidérément au trente et quarante
après la perte des premiers cinq mille francs, au lieu d'être
allée à la roulette, comme elle en avait eu primitivement l'intention,
accusant ce croupier qui a voulu à toute force la faire asseoir à
cette table qui ne lui plaît pas, racontant une histoire compliquée
de plaques (exactement comme si, revenant du marché, elle rapportait
une dispute entre elle et l'épicier, ou une autre acheteuse), s'interrompant
un instant pour écouter son mari (apparemment ils se séparent
sitôt franchie la porte du casino, chacun jouant de son côté
pour son propre compte) parler de cet Egyptien qui a tellement gagné,
l'interrompant avant qu'il ait fini, disant :« Tu sais cette comtesse
italienne qui était à Vichy l'été dernier nous
avons parlé elle m'a dit qu'est-ce que vous faites cette année
je lui dis je perds enfin un peu alors elle me dit ma chère vous
me croirez si vous voudrez depuis un an une de ces malchances j'en suis pour
dix-huit millions en un an !»
A Nice, ils descendent et s'éloignent
à petits pas, se tenant par le bras.
*
Par la fenêtre on peut voir
les façades ocre des maisons, le ciel trop bleu, opaque, tendu derrière
comme la toile de fond d'un théâtre. Ils sont trois dans le bureau.
C'est le maigre qui parle : « Notre Maison, dit-il, a compris qu'à
l'heure actuelle c'est à la qualité que l'on doit attacher
toute son attention. Notre directeur de Paris est un homme jeune, dynamique...»,
et tandis que se succèdent les phrases péremptoires, naïves,
je regarde son visage ravagé, encadré de cheveux blancs qui
retombent de chaque côté du front, partagés par une raie
médiane, ses mains sèches qui me tendent un carton-réclame
où, sur un fond de vignes et de montagnes au-devant desquelles on peut
voir, en grisaille, la statue équestre d'un général coiffé
d'un képi, se détache, oblique, une bouteille aux reflets
figurés avec précision et dont l'étiquette reproduit
fidèlement les mêmes vignobles, les mêmes montagnes et
la même statue équestre.
Ils m'ont assis dans un profond
fauteuil de cuir aux dimensions démesurées et ont avancé
un cendrier à pied. Le type continue de parler : le blanc de son col
immaculé tranche sur le ton terreux de sa peau. Une table supporte
des rangées de fioles-échantillons étiquetées
et, aux murs, on peut voir d'autres exemplaires du même carton-réclame
qu'il m'a présenté.
Du dehors parvient le bruit du
trafic. Sous les ombres légères des jeunes platanes qui bordent
la place, le long des cafés, stationnent deux ou trois autobus aux
couleurs criardes (vert et rouge, sang de boeuf, bleu-roi), portant en lettres
d'enseignes les noms des villages qu'ils desservent, et dans la lumière
poussiéreuse se succèdent les camions, les charrettes roses
(la teinte que prend la peinture rouge primitive sous la couche poudreuse
de poussière ou de boue séchée), les Citroën noires
des courtiers, les fantomatiques caravanes de chevaux osseux, conduits par
des gitans qui font claquer des fouets aux manches torsadés, passant
devant les affiches de cinéma, les visages des actrices d'Hollywood
renversés, pâmés, sous les baisers, se reflétant
dans les glaces des vitrines où les mannequins aux gestes irréels,
aux sourires irréels, vêtus de robes irréelles, se tiennent
immobiles.
Je me demande ce que le type maigre
pense des phrases qu'il continue à débiter. C'est-à-dire
s'il les croit réellement convaincantes, s'il cherche à suivre
ou à deviner l'effet produit sur moi par cette sorte de parade verbeuse
qui se sert de termes de réclame et de prospectus (aussi irréelle
que les visages d'actrices irréellement blondes, les mannequins, les
pimpants vignobles et la glorieuse statue équestre du général
reproduite sur l'étiquette) et qui se déploie, puérile,
abondante et vide, comme un injurieux démenti à ce visage dont
elle sort, soucieux, acharné, au sérieux même du bureau
meublé à l'américaine. Ou peut-être n'en pense-t-il
rien. Peut-être tout cela constitue-t-il en quelque sorte un rite,
comme la vaine parade des paons étalant en éventail leur queue
chamarrée, peut-être est-ce comme en Orient, une obligatoire
cérémonie au cours de laquelle, avant d'entamer le fond de
toute négociation, s'échangent interminablement des propos
emphatiques et louangeurs. L'attitude des deux autres semblerait l'indiquer
: le jeune aux cheveux en brosse, au pull-over bariolé, qui, de temps
en temps renchérit machinalement ; le troisième personnage,
gras et placide derrière son bureau et qui fait penser à quelque
chanoine assis dans une des stalles du choeur, assistant l'officiant de
sa présence muette, attendant sans impatience et sans foi que se
termine la célébration d'un office fastidieux et familier.
"La Poursuite"
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"La Poursuite", Tel Quel,
printemps 1960, p.49-60.
(Repris dans La Route des Flandres).
Il tenait une lettre à la
main, il leva les yeux me regarda puis de nouveau la lettre puis de nouveau
moi, derrière lui je pouvais voir aller et venir passer les taches
rouge acajou ocre des chevaux qu'on menait à l'abreuvoir, la boue était
si profonde qu'on enfonçait dedans jusqu'aux chevilles mais je me
rappelle que pendant la nuit il avait brusquement gelé et Wack entra
dans la chambre en portant le café disant, les chiens ont mangé
la boue, je n'avais jamais entendu l'expression, il me semblait voir les
chiens, des sortes de créatures infernales mythiques leurs gueules
bordées de rose leurs dents froides et blanches de loup mâchant
la boue noire dans les ténèbres de la nuit, peut-être
un souvenir, les chiens dévorant nettoyant faisant place nette : maintenant
elle était grise et nous nous tordions les pieds en courant, en retard
comme toujours pour l'appel du matin, manquant de nous fouler les chevilles
dans les profondes empreintes laissées par les sabots et devenues
aussi dures que de la pierre, et au bout d'un moment il dit Votre mère
m'a écrit. Ainsi elle l'avait fait malgré ma défense,
je sentis que je rougissais, il s'interrompit essayant quelque chose comme
un sourire mais sans doute lui était-il impossible, non d'être
aimable (il désirait certainement l'être) mais de supprimer
cette distance : cela étira seulement un peu sa petite moustache
dure poivre et sel, il avait cette peau du visage tannée des gens
qui vivent tout le temps au grand air et mate, quelque chose d'arabe en
lui, sans doute un résidu d'un que Charles Martel avait oublié
de tuer, alors peut-être prétendait-il descendre non seulement
de Sa Cousine la Vierge comme ses nobliaux de voisins du Tarn mais encore
par-dessus le marché sans doute de Mahomet, disant Je crois que nous
sommes plus ou moins cousins, mais dans son esprit je suppose qu'en ce qui
me concerne le mot devait plutôt signifier quelque chose comme moustique
insecte moucheron, et de nouveau je me sentis rougir de colère comme
lorsque j'avais vu cette lettre dans ses mains, reconnu le papier. Je ne
répondis pas, il vit sans doute que j'étais en rogne, je ne
le regardais pas lui mais la lettre, j'aurais voulu pouvoir la lui prendre
et la déchirer, il agita un peu la main qui la tenait dépliée,
les coins battirent comme des ailes dans l'air froid, ses yeux noirs sans
hostilité ni dédain, cordiaux même mais distants eux aussi
: peut-être était-il seulement tout aussi agacé que moi,
me sachant gré de mon agacement tandis que nous continuions cette
petite cérémonie mondaine plantés là dans la
boue gelée, faisant cette concession aux usages aux convenances par
égard tous deux pour une femme qui malheureusement pour moi était
ma mère, à la fin il comprit sans doute car sa petite moustache
remua de nouveau tandis qu'il disait Ne lui en veuillez pas Il est tout à
fait normal qu'une mère Elle a bien fait Pour ma part je suis très
content d'avoir l'occasion si jamais vous avez besoin de, et moi Merci mon
capitaine, et lui Si quelque chose ne va pas n'hésitez pas à
venir me, et moi Oui mon capitaine, il agita encore une fois la lettre,
il devait faire quelque chose comme environ moins sept ou moins dix dans
le petit matin mais il ne semblait même pas s'en apercevoir. Après
avoir bu, les chevaux repartaient en trottant par deux, les hommes courant
au milieu jurant après eux et s'amusant à se suspendre aux
bridons, on pouvait entendre le bruit des sabots sur la boue gelée,
lui répétant Si quelque chose ne va pas je serai heureux de
pouvoir, pliant ensuite la lettre la mettant dans sa poche m'adressant de
nouveau quelque chose qui dans son esprit devait être encore un sourire
et qui tirailla simplement une nouvelle fois sur le côté la
moustache poivre et sel après quoi il tourna les talons. Par la suite
je me contentai simplement d'en faire encore moins que je n'en faisais déjà,
j'avais simplifié la question à l'extrême, décrochant
les deux étrivières en descendant de cheval, débouclant
la sous-gorge dès que je lui avais coupé l'eau une ou deux
fois et alors enlevant toute la bride d'un seul coup, trempant le tout dans
l'abreuvoir pendant qu'il finissait de boire, et ensuite il rentrait tout
seul à l'écurie, moi marchant à côté prêt
à l'attraper par une oreille, après quoi je n'avais plus qu'à
passer un chiffon sur les aciers et de temps en temps un petit coup de toile
émeri quand ils étaient vraiment trop rouillés, mais
de toute façon ça ne changeait pas grand'chose parce que sur
ce point-là ma réputation était
faite depuis longtemps et ils avaient renoncé à m'embêter
et je suppose d'ailleurs qu'en ce qui le concerne il s'en fichait pas mal
et que faire semblant de ne pas me voir quand il passait l'inspection du peloton
était une politesse faite à ma mère sans trop d'effort,
à moins que l'astiquage ne fît aussi partie pour lui de ces
choses inutiles et irremplaçables de ces réflexes et traditions
ancestralement conservés dans la Saumur et fortifiés par la
suite, quoique d'après ce qu'on disait elle, c'est-à-dire la
femme c'est-à-dire l'enfant qu'il avait épousée ou plutôt
qui l'avait épousé, s'était chargée en seulement
quatre ans de mariage de lui faire oublier ou en tout cas mettre au rancart
un certain nombre de ces traditionnelles traditions, que cela lui plût
ou non, mais même en admettant qu'il eût renoncé à
pas mal d'entre elles (et peut-être non pas tant par amour que par
force ou si l'on préfère par la force de l'amour ou si l'on
préfère forcé par l'amour) il y a des choses que le
pire des abandons ou des renoncements ne peut faire oublier même si
on le veut et en général les plus absurdes les plus vides
de sens celles qui ne se raisonnent ni ne se commandent, comme par exemple
ce réflexe qu'il a eu de tirer son sabre quand cette rafale lui est
partie dans le nez de derrière la haie : un moment j'ai pu le voir
ainsi le bras levé brandissant cette arme inutile et dérisoire
dans un geste héréditaire de statue équestre que lui
avaient probablement transmis des générations de sabreurs, silhouette
obscure dans le contre-jour qui le décolorait comme si son cheval
et lui avaient été coulés tout ensemble dans une seule
et même matière, un métal gris, le soleil miroitant
un instant sur la lame nue puis le tout ‑ homme cheval et sabre ‑ s'écroulant
d'une pièce sur le côté comme un cavalier de plomb commençant
à fondre par les pieds et s'inclinant lentement d'abord puis de plus
en plus vite sur le flanc, disparaissant le sabre toujours tenu à
bout de bras derrière la carcasse de ce camion brûlé
effondré là, indécent comme un animal une chienne pleine
traînant son ventre par terre, les pneus crevés se consumant
lentement exhalant cette puanteur de caoutchouc cramé la nauséeuse
puanteur de la guerre suspendue dans l'éclatant après-midi
de printemps flottant ou plutôt stagnant visqueuse et transparente
mais aurait-on dit visible comme une eau croupie dans laquelle auraient
baigné les maisons de brique rouge les vergers les haies : un instant
l'éblouissant reflet de soleil accroché ou plutôt condensé
comme s'il avait capté attiré à lui pour une fraction
de seconde toute la lumière et la gloire sur l'acier virginal...
Seulement, vierge, il y avait belle lurette qu'elle ne l'était plus,
mais je suppose que ce n'était pas cela qu'il lui demandait espérait
d'elle le jour où il avait décidé de l'épouser,
sachant sans doute parfaitement dès ce moment ce qui l'attendait,
ayant accepté par avance ayant assumé ayant par avance consommé
si l'on peut dire cette passion, avec cette différence que le lieu
le centre l'autel n'en était pas une colline chauve, mais ce suave
et tendre et vertigineux et broussailleux et secret repli de la chair cette...
velvet en anglais veut dire velours, Ouais : crucifié, agonisant sur
l'autel la bouche l'antre de... Mais après tout n'y avait-il pas aussi
une putain là-bas, à croire que les putains sont indispensables
dans ces sortes de choses, femmes en pleurs se tordant les bras et putains
repenties, à supposer qu'il lui ait jamais demandé de se repentir
ou du moins attendu espéré qu'elle le fît qu'elle devînt
autre chose que ce qu'elle avait la réputation d'être et donc
attendu de ce mariage autre chose que ce qui devait logiquement s'ensuivre,
prévoyant même peut-être ou du moins ayant peut-être
envisagé jusqu'à cette ultime conséquence ou plutôt
conclusion ce suicide que la guerre lui donnait maintenant l'occasion de
perpétrer d'une façon élégante c'est-à-dire
non pas théâtral mélodramatique spectaculaire et sale
comme les bonnes qui se jettent sous le métro ou les banquiers qui
salissent tout leur bureau mais maquillé en accident si toutefois on
peut considérer comme un accident d'être tué à
la guerre, profitant en quelque sorte avec discrétion et opportunité
de l'occasion offerte pour en finir ainsi avec ce qui n'aurait jamais dû
commencer quatre ans auparavant.
J'ai compris
cela, j'ai compris que tout ce qu'il cherchait espérait depuis un
moment depuis peut-être plus longtemps que cela c'était de se
faire descendre et pas seulement quand je l'ai vu rester là planté
sur son cheval arrêté bien en vue au beau milieu de la route
sans même se donner la peine ou faire semblant de se donner la peine
de le pousser jusque sous un pommier, cet imbécile de petit sous-lieutenant
se croyant obligé de faire comme lui, s'imaginant sans doute que c'était
là le dernier chic le nec plus ultra de l'élégance et
du bon ton pour un officier de cavalerie sans se douter un instant des véritables
raisons qui le poussaient à faire ça c'est-à-dire qu'il
ne s'agissait là ni d'honneur ni de courage et encore moins d'élégance
mais d'une affaire purement personnelle et non pas même entre lui et
elle mais entre lui et lui. J'aurais pu le lui dire, Iglésia aurait
pu le dire encore mieux que moi. Mais à quoi bon. Sans doute que pour
un esprit de sous-lieutenant ce devait être là quelque chose
d'absolument sensationnel alors pourquoi l'aurions-nous détrompé
puisqu'ainsi il mourrait au moins content béat même mourant à
côté et comme un de Reixach, mieux valait donc qu'il croie cela
mieux valait donc qu'il soit idiot qu'il ne se demande pas ce qu'il y avait
derrière ce visage à peine légèrement ennuyé
légèrement impatient attendant nous faisant ou plutôt
faisant au règlement du service en campagne et aux dispositions prescrites
en cas d'attaque par avion volant bas et mitraillant la concession d'attendre
jusqu'à ce qu'ils se soient éloignés et que nous sortions
du fossé se tournant légèrement sur sa selle un peu
impatienté mais se contenant nous montrant ce visage toujours impénétrable
dépourvu d'expression attendant simplement que nous soyons de nouveau
à cheval tandis qu'ils disparaissaient pas plus gros que les points
maintenant au-dessus de l'horizon, puis dès que nous fûmes en
selle repartant poussant son cheval d'une imperceptible pression des jambes,
le cheval se remettant semblait-il en marche de lui-même et toujours
au pas naturellement sans précipitation sans lenteur non plus et pas
nonchalamment non plus : simplement au pas. Je suppose qu'il n'aurait pas
pris le trot pour tout l'or du monde, qu'il n'aurait pas donné un
coup d'éperon pas donné sa place pour un boulet de canon c'est
le cas de le dire il y a comme ça des expressions qui tombent à
pic : au pas donc, cela devait faire aussi partie de ce qu'il avait commencé
quatre ans plus tôt et avait décidé, était en
train de finir ou plutôt de chercher à terminer avançant
tranquillement, impassible (de même que, d'après ce que disait
Iglésia, il avait toujours fait semblant de ne s'apercevoir de rien,
n'avait jamais laissé transparaître le moindre sentiment, ni
jalousie ni colère) sur cette route qui était quelque chose
comme un coupe-gorge, c'est-à-dire pas la guerre mais le meurtre, un
endroit où l'on vous assassinait sans qu'on ait le temps de faire
ouf, les types tranquillement installés comme au tir forain derrière
une haie ou un buisson et prenant tout leur temps pour vous ajuster, le vrai
casse-pipe en somme et un moment je me suis demandé s'il n'espérait
pas qu'Iglésia y laisserait aussi sa peau, si tout en finissant avec
lui-même il n'assouvissait pas en même temps une vengeance longtemps
désirée, mais tout bien pesé je ne le crois pas je pense
qu'à ce moment-là tout lui était devenu indifférent
si tant est qu'il en ait jamais voulu à Iglésia puisqu'il avait
continué à le garder à son service et que maintenant
il se souciait autant ou plutôt aussi peu de lui que de moi ou de cet
idiot de sous-lieutenant, ne se sentant sans doute plus tenu à aucun
devoir non pas en ce qui nous concernait personnellement mais en ce qui concernait
son rôle sa fonction d'officier, pensait probablement que ce qu'il
pouvait faire ou ne pas faire à ce point de vue n'avait au stade
où nous en étions arrivés plus aucune espèce
d'importance : délivré donc libéré relevé
pour ainsi dire de ses obligations militaires à partir du moment où
l'effectif de son escadron avait été réduit à
nous quatre, son escadron lui-même étant à peu près
tout ce qui avait fini par rester du régiment tout entier avec peut-être
quelques autres cavaliers démontés perdus par-ci par-là
dans la nature, ce qui ne l'empêchait pas de se tenir toujours droit
et raide sur sa selle aussi droit et aussi raide que s'il avait été
en train de défiler à la revue du quatorze juillet et non
pas en pleine retraite ou plutôt débâcle ou plutôt
désastre et au milieu de cette espèce de décomposition
de tout comme si non pas une armée mais le monde lui-même tout
entier et non pas seulement dans sa réalité physique mais encore
dans la représentation que peut s'en faire l'esprit (mais peut-être
était-ce aussi le manque de sommeil, le fait que depuis dix jours nous
n'avions pratiquement pas dormi, sinon à cheval) était en train
de se dépiauter se désagréger s'en aller en morceaux
en eau en rien, et deux ou trois fois quelqu'un lui cria de ne pas continuer
(combien je ne sais, ni qui ils étaient : sur le bord de la route
j'imagine, des blessés, ou cachés dans des maisons ou dans
le fossé ou peut-être de ces civils qui s'obstinaient incompréhensiblement
à errer traînant une valise crevée ou poussant devant
eux de ces voiturettes d'enfant chargées de vagues bagages (et même
pas des bagages : des choses, et probablement inutiles : simplement sans
doute pour ne pas errer les mains vides, avoir l'impression l'illusion d'emporter
avec soi de posséder n'importe quoi pourvu que s'y attachât
‑ à l'oreiller éventré au parapluie ou à la photographie
en couleurs des grands-parents ‑ la notion arbitraire de prix, de trésor)
comme si ce qui comptait c'était de marcher, que ce fût dans
une direction ou une autre) : mais je ne les vis pas véritablement
(tout ce que je pouvais voir, étais encore capable de reconnaître,
comme une sorte de point de mire, de repère, c'était ce dos
osseux maigre raide et très droit posé sur la selle, et la
tunique de serge légèrement plus brillante sur la saillie symétrique
des omoplates, et il y avait longtemps que j'avais cessé de m'intéresser
‑ d'être capable de m'intéresser ‑ à ce qui pouvait se
passer sur le bord de la route ; des voix donc, cassandresques irréelles
et geignardes criant quelque chose (mise en garde, avertissement) et qui
me parvenaient à travers l'éblouissante et opaque lumière
de cette journée de printemps (comme si la lumière elle-même
était sale, comme si l'air invisible contenait en suspension, comme
une eau souillée troublée, cette sorte de crasse poussiéreuse
et puante de la guerre), et lui (chaque fois je pouvais voir sa tête
bouger et sous le casque apparaître en profil perdu le bord de son
visage, la découpe sèche dure du front du sourcil, et au-dessous
l'encoche de l'orbite puis la ligne ferme sèche inaltérable,
descendant tout droit de la pommette au menton) les regardant, son oeil inexpressif
incurieux se posant un instant (mais apparemment sans voir) sur celui (ou
peut-être même pas : seulement l'endroit le point d'où
venait la voix) qui l'avait interpellé, et même pas réprobateur
sévère ou indigné, même pas un froncement de sourcil
: simplement cette absence d'expression, d'intérêt (tout au
plus peut-être un étonnement : un peu interdit, impatient,
comme si dans un salon quelqu'un l'avait brusquement abordé sans
lui avoir été présenté ou interrompu au milieu
d'une phrase pour une de ces remarques hors de propos ‑ comme par exemple
lui signaler la cendre de son cigare sur le point de se détacher ou
son café en train de refroidir ‑ et cherchant peut-être, faisant
effort montre de bonne volonté de patience de courtoisie pour essayer
de comprendre les raisons ou l'intérêt de la remarque ou si
celle-ci pouvait être rattachée d'une manière quelconque
à ce qu'il était en train de raconter, puis renonçant
à comprendre prenant son parti sans même un haussement d'épaules
pensant sans doute qu'il est inévitable de rencontrer toujours, partout
et en toutes circonstances ‑ dans les salons ou à la guerre ‑ des gens
stupides et sans éducation, et cela fait ‑ c'est-à-dire remémoré
‑ l'oubliant (l'interrupteur), l'effaçant cessant de le voir avant
même d'avoir détourné les yeux, cessant alors pour de
bon de regarder cet endroit où il n'y avait rien, redressant la tête
et reprenant avec ce petit sous-lieutenant la paisible et tranquille conversation
du genre de celles que peuvent tenir deux cavaliers chevauchant de compagnie
(au manège ou dans la carrière) et où il devait sans
doute être question de chevaux, de camarades de promotion, de chasse
ou de course. Et il me semblait y être, voir cela : des ombrages verts
avec des femmes en robes de couleurs peintes debout ou assises sur des fauteuils
de jardin en fer contourné et des hommes en culottes claires et bottes
en train de leur parler légèrement penchés sur elles,
tapotant leurs bottes à petits coups de leurs cravaches de jonc, les
robes des chevaux et celles des femmes et les cuirs fauves des bottes faisant
des taches vives (acajou, mauve, rose, jaune) sur l'épaisseur verte
des frondaisons, et les femmes de cette espèce particulière
non pas à laquelle appartiennent mais que constituent à l'exclusion
de toutes autres les filles de colonels ou de noms à particules :
un peu fades, un peu insignifiantes et grêles, conservant tard (même
mariées, même après le deuxième ou troisième
enfant) cet air de jeunes filles avec leurs longs bras délicats et
nus leurs courts gants blancs de pensionnaires leurs robes de pensionnaires
(jusqu'à ce qu'elles se muent brusquement ‑ vers le milieu de la trentaine
‑ en quelque chose d'un peu hommasse, un peu chevalin (non, pas des juments
: des chevaux) fumant et parlant chasse ou concours hippique comme des hommes),
et le bourdonnement léger des voix suspendu sous les lourds feuillages
des marronniers, les voix (féminines ou d'hommes) capables de rester
bienséantes égales et parfaitement futiles tout en articulant
les propos les plus raides ou même de corps de garde, discutant de
saillies (bêtes et humains) d'argent ou de premières communions
avec la même inconséquente aimable et cavalière aisance,
les voix donc se mêlant à l'incessant et confus piétinement
des bottes et des hauts talons sur le gravier, stagnant dans l'air, le chatoyant
et impalpable poudroiement de poussière dorée suspendu dans
le paisible et vert après-midi aux effluves de fleurs de crottin et
de parfums, et lui...
«
Ouais !...» fit Blum (maintenant nous étions couchés
dans le noir c'est-à-dire imbriqués entassés au point
de ne pas pouvoir bouger un bras ou une jambe sans rencontrer ou plutôt
sans demander la permission à un autre bras ou une autre jambe, étouffant
la sueur ruisselant sur nous nos poumons cherchant l'air comme des poissons
sur le sec, le wagon arrêté une fois de plus dans la nuit on
n'entendait rien d'autre que le bruit des respirations les poumons s'emplissant
désespérément de cette épaisse moiteur cette
puanteur s'exhalant des corps emmêlés comme si nous étions
déjà plus morts que des morts puisque nous étions capables
de nous en rendre compte recouverts par l'obscurité les ténèbres,
et je pouvais les sentir les deviner grouillant rampant lentement les uns
sur les autres comme des reptiles dans la suffocante odeur de déjections
et de sueur, cherchant à me rappeler depuis combien de temps nous
étions dans ce train un jour et une nuit ou une nuit un jour et une
nuit mais cela n'avait aucun sens le temps n'existe pas, Quelle heure est-il
dis-je est-ce que tu peux réussir à voir l'h, Bon Dieu dit-il
qu'est-ce que ça peut foutre qu'est-ce que ça changera quand
il fera jour tu tiens à voir nos sales gueules de lâches de
vaincus tu tiens à voir ma sale gueule de juif ils, Oh dis-je ça
va ça va ça va), Blum répétant : « Ouais.
Et alors il a dégusté à bout portant cette rafale de
mitraillette. Peut-être qu'il aurait été plus intelligent
de sa part de...
‑ Non : écoute... Intelligent
! Oh Bon Dieu qu'est-ce que l'intell... Ecoute : à un moment il nous
a payé à boire. C'est-à-dire, je pense, pas exactement
pour nous : à cause des chevaux. C'est-à-dire qu'il a pensé
qu'ils devaient avoir soif et alors par la même occasion... Et Blum
: « Payé à boire ? », et moi : « Oui. C'était...
Ecoute : on aurait dit une de ces réclames pour une marque de bière
anglaise, tu sais ? la cour de la vieille auberge avec les murs de brique
rouge foncé aux joints clairs et les fenêtres aux petits carreaux
le châssis peint en blanc, et la servante portant le pichet de cuivre
et le groom en jambières de cuir jaune avec les languettes des boucles
retroussées donnant à boire aux chevaux pendant que le groupe
des cavaliers se tient dans la pose classique : les reins cambrés,
l'une des jambes bottées en avant, un bras replié sur la hanche
avec la cravache dans le poing tandis que l'autre élève une
chope de bière dorée en direction d'une fenêtre du premier
étage où l'on aperçoit, entrevoit à demi derrière
le rideau un visage qui a l'air de sortir d'un pastel... Oui : avec cette
différence qu'il n'y avait rien de tout cela que les murs de brique,
mais sales, et que la cour ressemblait plutôt à celle d'une ferme,
une arrière-cour de bistrot, d'estaminet avec des caisses de limonade
vides entassées et des poules errantes et du linge en train de sécher
sur une corde, et qu'en fait de tablier blanc à bavette la femme portait
un de ces sarraus de toile à petites fleurs comme on en vend sur les
marchés en plein vent et qu'elle était jambes nues dans de
simples pantoufles et apparemment pas tellement étonnée de
ce qu'elle et nous étions en train de faire là comme si c'eût
été une chose normale de vider tranquillement, debout et tout
équipés, chacun notre cannette de bière, lui et le sous-lieutenant
un peu à l'écart comme il sied (et je ne sais même pas
s'il a bu, je ne le crois pas, je ne le vois pas vidant une cannette de bière
au goulot), et nous tenant d'une main notre bouteille et de l'autre les rênes
des chevaux à l'abreuvoir, et cela à côté de cette
route sur le bord de laquelle il y avait un type mort (ou une femme ou un
enfant) ou un camion ou une voiture brûlée à peu près
tous les dix mètres, et quand il a payé ‑ car il a payé
‑ j'ai pu voir sa main descendre tranquillement dans sa poche, sous le moelleux
tissu gris vert de l'élégante culotte, les deux bosses formées
par l'index et le majeur repliés tandis qu'il saisissait le porte-monnaie
l'extirpait et comptait les pièces dans la main de la femme aussi
paisiblement que s'il avait réglé une orangeade ou une de
ces boissons chic au bar d'un quelconque pesage à Deauville ou Vichy,
et de nouveau il me semblait voir cela : au-devant du vert inimitable des
lourds marronniers, presque noir, les jockeys passant dans le tintement
de la cloche pour se rendre au départ, haut perchés, simiesques,
sur les bêtes graciles et élégantes, leurs casaques
multicolores se suivant dans les pastilles de soleil, comme ceci : Jaune,
bretelles et toque bleues ‑ le fond vert noir des marronniers ‑ Noire, croix
de Saint-André bleue et toque blanche ‑ le mur vert noir des marronniers
‑ Damier bleu et rose toque bleue ‑ le mur vert noir des marronniers ‑ Rayée
cerise et bleu, toque bleu ciel ‑ le mur vert noir des marronniers ‑ Jaune,
manches cerclées jaune et rouge, toque rouge ‑ le mur vert noir des
marronniers ‑ Rouge, coutures grises, toque rouge ‑ le mur vert noir des
marronniers ‑ Bleu clair, manches noires, brassard et toque rouges ‑ le
mur vert noir des marronniers ‑ Grenat, toque grenat ‑ le mur vert noir
des marronniers ‑ Jaune, cercle et brassards verts, toque rouge ‑ le mur
vert noir des marronniers ‑ Bleue, manches rouges, brassard et toques verts
‑ le mur vert noir des marronniers ‑ Violette, croix de Lorraine cerise,
toque violette ‑ le mur vert noir des marronniers ‑ Rouge, pois bleus, manches
et toques rouges ‑ le mur vert noir des marronniers ‑ Marron cerclé
bleu ciel, toque noire), les casaques étincelantes glissant, le mur
vert sombre des feuilles, les casaques étincelantes, les pastilles
de soleil dansant, les chevaux aux noms dansants ‑ Carpasta, Milady, Zeida,
Naharo, Romance, Primarosa, Riskoli, Carpaccio, Wild-Risk, Samarkand, Chichibu
‑ les jeunes pouliches posant l'un après l'autre leurs sabots délicats
et les retirant comme si elles se brûlaient, dansant, semblant se
tenir suspendues et dansantes, au-dessus du sol, sans toucher terre, la
cloche, le bronze tintant, n'en finissant plus de tinter, tandis que l'une
après l'autre les chatoyantes casaques glissaient silencieusement
dans l'élégant après-midi, et Iglésia passant
sans la regarder, avec sur le dos cette casaque rose qui semblait laisser
derrière lui comme le sillage parfumé de sa chair à elle,
comme si elle avait pris une de ces soyeuses lingeries et la lui avait jetée
dessus, encore tiède, encore imprégnée de l'odeur de
sa chair, et au-dessus son profil jaune et triste d'oiseau de proie, et ses
petites jambes repliées, les genoux remontés, accroupi sur
cette alezane dorée à la démarche majestueuse, opulente,
aux hanches opulentes (jusqu'à cette opulente raideur de l'arrière-train,
des membres faits non pour marcher mais pour galoper, les longs postérieurs
se mouvant l'un après l'autre avec cette raide distinction, cette
hautaine maladresse, la longue queue blonde se balançant, accrochant
les éclats de soleil), et les dernières casaques maintenant
de dos (une bleu foncé avec une croix de Saint-André rouge,
une marron à pois bleus), disparaissant derrière les balances,
le bâtiment au toit de chaume, aux fausses poutres normandes, et elle
(elle qui n'a pas non plus tourné la tête, pas fait mine de
le voir) assise dans un de ces fauteuils de fer, sous les ombrages, avec
peut-être dans une main une de ces feuilles jaunes ou roses sur lesquelles
sont inscrites les dernières cotes (mais ne la regardant pas non plus),
parlant distraitement avec (ou écoutant distraitement, ou n'écoutant
pas) un de ces personnages, de ces colonels ou commandants en retraite que
l'on ne voit plus que dans ces sortes d'endroits, vêtus d'un pantalon
rayé, coiffés d'un melon gris (et sans doute rangés
quelque part, tout habillés, pendant le reste de la semaine, et ressortis
uniquement le dimanche, rapidement époussetés défroissés
et posés là en même temps que les corbeilles de fleurs
sur les balcons et les escaliers des tribunes, et aussitôt après
rangés de nouveau dans leur boîte), et à la fin se levant
nonchalamment (Corinne), se dirigeant, sa vaporeuse et indécente
robe rouge oscillant le long de ses jambes, vers les tribunes...
Mais il
n'y avait pas de tribunes, pas de public élégant pour nous
regarder : je pouvais toujours les voir devant nous se silhouettant en sombre
(ombres donquichottesques décharnées par la lumière
qui mordait corrodait les contours) indélébiles sur le fond
de soleil aveuglant, leurs ombres noires tantôt glissant à côté
d'eux sur la route comme leurs doubles fidèles, tantôt raccourcies,
tassées ou plutôt télescopées naines et difformes,
tantôt étirées échassières et distendues,
répétant en raccourci et symétriquement les mouvements
de leurs doubles verticaux auxquels elles semblent réunies par des
liens invisibles : quatre points ‑ les quatre sabots ‑ se détachant
et se rejoignant alternativement (exactement à la façon d'une
goutte d'eau qui se détache d'un toit ou plutôt se scinde, une
partie d'elle-même restant accrochée au rebord de la gouttière
(le phénomène se décomposant de la façon suivante
: la goutte s'étirant en poire sous son propre poids, se déformant,
puis s'étranglant, la partie inférieure ‑ la plus grosse ‑ se
séparant, tombant, tandis que la partie supérieure semble remonter,
se rétracter, comme aspirée vers le haut aussitôt après
la rupture, puis se regonfle aussitôt par un nouvel apport, de sorte
qu'un instant après il semble que ce soit la même goutte qui
pende, s'enfle de nouveau, toujours à la même place, et cela
sans fin, comme une balle cristalline animée au bout d'un élastique
d'un mouvement de va-et-vient), et, de même, la patte et l'ombre de
la patte se séparant et se ressoudant, ramenées sans fin l'une
vers l'autre, l'ombre se rétractant sur elle-même comme le bras
d'un poulpe tandis que le sabot se soulève, la patte décrivant
une courbe naturelle, arrondie, cependant que, sous elle et légèrement
en arrière recule seulement un peu, compressée, la tache noire
qui revient ensuite se recoller au sabot (et en raison de la pente oblique
des rayons, la vitesse à laquelle l'ombre revient pour ainsi dire toucher
but allant croissant, de sorte que partant lentement elle semble à
la fin se précipiter comme une flèche, aspirée sur
le point de contact, de jonction) comme par un phénomène d'osmose,
le double mouvement multiplié par quatre, les quatre sabots et les
quatre ombres télescopées se disjoignant et se rejoignant dans
une sorte de va-et-vient immobile, de piétinement monotone, tandis
que sous elles défilent bas-côtés poussiéreux,
pavés ou herbe, comme une tache d'encre aux multiples bavures se dénouant
et se renouant, glissant sans laisser de traces sur les décombres,
les morts, l'espèce de traînée, de souillure, de sillage
d'épaves que laisse derrière elle la guerre, et ce dut être
par là que je le vis pour la première fois, un peu avant ou
après l'endroit où nous nous sommes arrêtés pour
boire, le découvrant, le fixant à travers cette sorte de demi-sommeil,
cette sorte de vase marron dans laquelle j'étais pour ainsi dire englué
et plutôt le devinant que le voyant : c'est-à-dire (comme tout
ce qui jalonnait le bord de la route : les camions les voitures les valises
les cadavres) quelque chose d'insolite d'irréel d'hybride, en ce sens
que ce qui avait été un cheval (c'est-à-dire ce qu'on
savait ce qu'on pouvait reconnaître identifier comme ayant été
un cheval) n'était plus à présent qu'un vague tas de
membres, de corne, de cuir et de poils collés, aux trois quarts recouvert
de boue (Georges se demandant sans exactement se le demander, c'est-à-dire
constatant avec cette sorte d'étonnement paisible, ou plutôt
émoussé usé et même presque complètement
atrophié depuis ces dix jours au cours desquels il avait peu à
peu cessé de s'étonner, abandonné une fois pour toutes
cette position de l'esprit qui consiste à chercher une cause ou une
explication logique à ce que l'on voit ou ce qui vous arrive : donc
ne se demandant pas comment, constatant seulement que quoiqu'il n'eût
pas plu depuis longtemps ‑ du moins à sa connaissance ‑ le cheval
ou plutôt ce qui avait été un cheval était presque
entièrement recouvert ‑ comme si on l'avait trempé dans un
bol de café au lait, puis retiré ‑ d'une boue liquide et gris-beige),
déjà à moitié absorbé semblait-il par la
terre, comme si celle-ci avait déjà sournoisement commencé
à reprendre possession de ce qui était issu d'elle, n'avait
vécu que par sa permission et son intermédiaire (c'est-à-dire
l'herbe et l'avoine dont le cheval s'était nourri) et était
destiné à y retourner, s'y dissoudre de nouveau, le recouvrant
donc, l'enveloppant (à la façon de ces reptiles qui commencent
par enduire leur proie de bave ou de suc gastrique avant de les absorber)
de cette boue liquide sécrétée par elle et qui semblait
être déjà comme un sceau une marque distinctive certifiant
l'appartenance, avant de l'engloutir lentement et définitivement dans
son sein en faisant sans doute entendre comme un bruit de succion : pourtant
(quoiqu'il semblât avoir été là depuis toujours,
comme un de ces animaux ou végétaux fossilisés, retournés
au règne minéral, avec ses deux pattes de devant repliées
dans une posture foetale d'agenouillement et de prière à la
façon des membres antérieurs d'une mante religieuse, son cou
raide sa tête raide et renversée dont la mâchoire ouverte
laissait voir la tache violette du palais) il n'y avait pas longtemps qu'il
avait été tué ‑ peut-être seulement lors du dernier
passage des avions ? ‑ car le sang était encore frais : une large
traînée rouge clair et grumeleuse, brillante comme un vernis,
s'étalant sur ou plutôt hors de la croûte de boue et de
poils collés comme s'il sourdait non d'un animal, d'une simple bête
abattue, mais d'une inexpiable et sacrilège blessure faite par les
hommes (à la façon dont dans les légendes l'eau ou
le vin jaillissent de la roche ou d'une montagne frappée d'un simple
bâton) au flanc argileux de la terre, Georges le regardant tandis
qu'il faisait machinalement décrire à sa monture un large
demi-cercle pour le contourner (le cheval obéissant docilement sans
faire d'écart ni presser le pas ni obliger Georges à le tenir
serré pour le maîtriser, Georges pensant à l'agitation,
l'espèce de mystérieuse frayeur qui s'emparait des chevaux lorsque
partant pour l'exercice il leur arrivait de longer, au bout du champ de
manoeuvres, le mur de l'entreprise d'équarrissage, et alors les hennissements,
les tintements des gourmettes, les jurons des hommes cramponnés aux
rênes, pensant : « Et là-bas c'était seulement l'odeur.
Mais maintenant même la vue d'un de leurs pareils mort ne leur fait
plus rien, et sans doute marcheraient-ils même dessus, rien que parce
que ça leur ferait trois pas de moins », pensant encore : «
Et moi aussi d'ailleurs...») ; il le vit lentement pivoter au-dessous
de lui, comme s'il avait été posé sur un plateau tournant
(d'abord, au premier plan, la tête renversée, présentant
sa face inférieure, fixe, le cou raide, puis insensiblement, les pattes
repliées s'interposant, masquant la tête, puis le flanc maintenant
au premier plan, la blessure, puis les membres postérieurs, en extension,
collés l'un à l'autre comme si on les avait ligotés,
la tête réapparaissant alors, tout là-bas derrière,
dessinée en perspective fuyante, les contours se modifiant d'une façon
continue, c'est-à-dire cette espèce de destruction et de reconstruction
simultanée des lignes et des volumes (les saillies s'affaissant par
degrés tandis que d'autres reliefs semblent se soulever, se profilent,
puis s'affaissent et disparaissent à leur tour) au fur et à
mesure que l'angle de vue se déplace, en même temps que semblait
bouger tout autour l'espèce de constellation (tout d'abord il ne vit
que de vagues taches) constituée d'objets de toutes sortes (selon l'angle
aussi les distances entre eux diminuant ou s'élargissant) éparpillés
en désordre autour du cheval (sans doute le chargement de la charrette
qu'il avait traînée, mais on ne voyait pas de charrette : peut-être
les gens s'y étaient-ils attelés eux-mêmes et avaient-ils
continué ainsi ?), Georges se demandant comment la guerre répandait
‑ puis il vit la valise éventrée, laissant échapper comme
des tripes, des intestins d'étoffe ‑ cette invraisemblable quantité
de linges, le plus souvent noirs et blancs (il y en avait pourtant un d'un
rose passé, projeté sur ou accroché par la haie d'aubépines,
comme si on l'avait mis là à sécher), comme si ce que
les gens estimaient le plus précieux c'étaient des chiffons
des loques des draps déchirés ou tordus dispersés étirés
comme de la charpie sur la face verdoyante de la terre...
Claude Simon
"Comme du sang délayé"
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"Comme du sang délayé",
Les Lettres françaises, 52, 1-7 dec.1960, p.1-5.
(Repris en partie dans Le Palace).
Ce nom (Frascati) qui suscitait
en moi, d'abord sans doute par l'évocation de confus souvenirs de
musées, puis par une suite d'associations d'idées et de sensations,
des visions à la fois agrestes (bruissantes frondaisons lentement balancées,
fontaines, cascades) et voluptueuses (ces dernières dues peut-être
à la façon dont se combinaient en un seul les deux mots : frasque
‑ pas si loin de fiasque ‑ et Chianti), qui revenait sans cesse dans les
conversations des « anciens », évoqué comme un
« lieu » quelque peu fabuleux, légendaire, et où
pendant longtemps je ne pus aller (je ne sais trop pour quelles raisons :
d'abord, au début, à cause du règlement qui, pendant
le premier mois de service, consignait les jeunes soldats au quartier, puis,
lorsque nous fûmes autorisés à sortir, tout simplement
je crois bien par le manque d'occasion (aucun d'entre nous n'étant
lié d'amitié avec un « ancien » qui nous eût
entraîné ou plutôt introduit) et aussi d'envie (nous doutant
vaguement je suppose du genre de distractions que pouvait présenter
un bastringue de garnison dans l'Est, de sorte que sans même nous être
concertés nous meublions nos sorties du dimanche par une séance
de cinéma suivie d'un dîner au restaurant avant de rentrer tout
droit au quartier sans qu'il nous vînt même à l'idée
pendant longtemps de solliciter une permission de minuit), j'y pénétrai
pour la première fois un jour de mai, poussé sans doute, en
dépit de nos préventions ‑ et non seulement préventions,
mais la quasi-certitude de voir s'écrouler ce qui avait été
pendant plusieurs mois, malgré notre peu d'illusions, comme une sorte
de symbole abstrait sur lequel nos appétits de plaisir et de débauche
pouvaient se cristalliser ‑ sans doute poussés, donc, par la curiosité,
ou simplement l'ennui ceci s'ajoutant au fait que l'endroit, se trouvant légèrement
en dehors de la ville, sur la route de Nancy, constituait par une belle journée
un but de promenade, ‑ ce nom d'ailleurs n'étant pas à proprement
dire, comme je l'avais cru, celui de l'établissement (bal, guinguette)
dont le patron aurait pompeusement paré sa maison mais, par un de
ces facétieux hasards de la toponymie, celui du lieudit, la route
à cet endroit entamant l'ascension d'une colline dont la dénomination
était toujours et qui sait pourquoi celle de Frascati (appellation
à la consonance d'autant plus ambiguë que pendant la guerre
de 14-18 le front avait été pendant un certain temps arrêté
sur une ligne dont la colline avait constitué l'un des principaux
objectifs, lieu donc de combats sans doute assez sanglants puisqu'à
son sommet, un peu au-dessous de l'endroit où la route se mettait
à descendre, avait été élevé une sorte
d'obélisque commémoratif, ceci ajoutant encore à la
résonance de ce nom hybride (dans « Frascati » il y avait
aussi « fracas »), de sorte qu'une autre image ‑ ou si l'on préfère
une autre « harmonique » ‑ venait se superposer aux premières
évocations : image du genre Épinal cette fois et quelque peu
stéréotypée où (sans doute à cause de
la consonance italienne du mot) je voyais, au milieu des éclatements
d'obus en forme d'aigrettes rouges et jaunes se dessiner vaguement les silhouettes
d'officiers l'épée haute et de soldats chargeant à la
baïonnette dans des uniformes de zouaves pontificaux et non de combattants
de 14.
l'endroit du reste ne m'étant
plus à ce moment-là étranger car nous y étions
passés plusieurs fois au cours d'exercices ou de manoeuvres, de sorte
que nous en connaissions l'aspect extérieur (assez peu engageant comme
on pouvait s'y attendre : une de ces maisons sans époque définie
placées au bord des routes peu après les sorties des villes,
c'est-à-dire mi-citadines et mi-campagnardes (et, à vrai dire,
plus campagnardes que citadines), tantôt transformées en postes
à essence ou en garage, avec leur façade décrépie,
leurs panneaux-réclame aux couleurs criardes et trop neuves, un appentis
couvert de tôle ondulée appuyé contre l'un des vieux murs
et abritant quelques voitures ou de ces camionnettes déglinguées
qui servent au transport des bestiaux, dessous lesquelles s'extrait au coup
de klaxon de l'automobiliste un type en combinaison maculée, au visage,
aux mains et à la démarche de paysan qui s'avance en traînant
lentement les pieds (chaussés de pantoufles marron à carreaux
s'il fait beau, de bottes de caoutchouc noires s'il pleut), maussade et renfrogné,
‑ ou encore transformées, comme là, en guinguette, une tonnelle
de cornières rouillées sous laquelle se rouillent quelques tables
et des chaises autrefois peintes en vert remplaçant l'appentis de
tôle ondulée tandis que quelques caisses de fusains ou de troènes
sont alignées devant la façade sur laquelle des réclames
de boissons (Bière « La Meuse », Suze « apéritif
à la gentiane », Byrrh) remplacent la publicité pour
des marques d'huiles ou de pneus, la porte aux vieilles marches ouvrant sur
une vaste salle froide nue aux murs d'une violente couleur orange et ornés
de longues glaces sans cadre sur les bords desquelles sont peintes à
la main et à l'huile (la couleur épaisse, pâteuse et
maladroite) de naïves guirlandes de roses ou de camélias.
je ne me rappelle plus s'il y avait
des chaises ou simplement des bancs autour des simples tables de bois recouvertes
d'une affreuse peinture marron qui entouraient l'espace laissé libre
au centre de la grande salle : non pas une piste cirée, brillante
mais un plancher de bois raboté lavé à l'eau de Javel
et à la sciure de bois, arrosé comme les chambrées de
casernes des mêmes astragales en forme de huit baveux sombres et humides
sur lesquels tournoyaient les lourds godillots à clous des artilleurs
avec leurs éperons massifs leurs houseaux noirs leurs uniformes
imprégnés de cette tenace et légère odeur de
crottin qui se mêlait aux parfums bon marché et entêtants
des bonniches aux visages ingrats malingres ou joufflus aux corsages blancs
ou roses aux jupes de brillante soie noire et dont émanait on ne
savait quoi d'à la fois violent, morne et obscène : les permanentes
crêpelées et laineuses de cheveux non pas blonds mais plutôt
couleur d'étoupe, mouillés de sueur, au-dessus des nuques
grasses et blanches, l'espèce d'innocence brutale de cette sorte
de parade sauvage qui se déroulait aux sons d'une musique sirupeuse
se traduisant dans l'esprit en termes violents crus comme cette vieille chanson
qui parle de c... barbu, c'était cela : pouvant, croyant en quelque
sorte les voir sous les jupes virevoltantes, crépus bouche bête
verticale et béante mangée de poils mouillés pendant
bêtes en boucs faunesques entre les molles et livides cuisses tandis
que continuaient à tourner sur le plancher grisâtre les bonniches
soyeuses et leurs rêches toisons enlacées aux uniformes bleu-ciel
des artilleurs dans un sillage de relents d'écurie, leurs tintillants
éperons, leurs cols aux écussons d'un rouge clair, comme du
sang délayé, sur lesquels s'inscrivaient en noir les deux chiffres
du numéro de leur régiment.
"Matériaux de construction"
|
"Matériaux de construction",
Les Lettres nouvelles, 9, déc. 1960, p.112-122.
(Repris en partie dans Le Palace et dans Histoire).
I
Acre et entêtante odeur de
vinaigre stagnant dans la maison : elle avait l'habitude de verser les fonds
de bouteille dans deux pots de grès recouverts de morceaux d'un tulle
grisâtre et parsemé de trous (ce qui obligeait à le
mettre en double de façon à ce que toujours un trou corresponde
à une partie intacte), tulle semblable à ces voiles de mariées
qu'il n'avait jamais été.
l'enfant vagissant dans la voiture
aux ressorts cassés la capote relevée un carré de
cette même gaze décolorée et trouée également
mise en double faisant tente à partir du haut de la capote pour le
protéger des mouches.
on les sentait aussi dans la maison
minuscules agaçantes plus moucherons que mouches points noirs aux
ailes minuscules obsédants se posant disparaissant menu chatouillis
miniatures d'insectes
mouches du vinaigre se reproduisant
se multipliant à une vitesse qui permet parait-il d'étudier
sur elles les mutations de ces comment s'appellent (chromosomes, gènes
?) éléments dont les modifications déterminent l'évolution
de l'espèce
plusieurs générations
en quelques heures (ou jours) de sorte que c'est comme si à côté
de notre temps se déroulait un autre temps filant à la vitesse
accélérée comme un exprès doublant un train omnibus
me rappelant je ne sais pourquoi
(sans doute à cause de ses travaux sur le vin la fermentation les
levures) ce savant qu'avec agacement puis fureur je m'étais vu proposer
en exemple pendant toute mon enfance, l'entendant encore me répéter
sur ce ton sentencieux fervent et son visage douloureusement outragé
comme pour devancer prévenir ricanements ou blasphème la phrase
qu'il aurait un jour prononcée « Un peu de science éloigne
de Dieu beaucoup en rapproche », revoyant aussi sa maison aujourd'hui
transformée en musée (dans le bas de la ville) avec une plaque
en marbre gravé sur le mur entièrement recouvert de vigne-vierge,
mur de feuille vert foncé rougissant à l'automne, maison qui
était à mes yeux comme un symbole d'austérité
bienséante la dernière à gauche avant d'arriver au pont,
on entendait le bruit continu de la rivière qui descendait de la ville
en une série de courtes cascades passant par les abattoirs les moulins
des tailleurs de diamants, d'une couleur vert sombre et opaque se souillant
au fur et à mesure exhalant une fade senteur de vase et d'égout,
il n'en coulait plus à la fin (sous ce pont) qu'un filet d'eau stagnante
souillée de détritus de légumes de papiers de boîtes
de conserves vides à moitié submergées dérivant
lentement sur la surface poussiéreuse sombre et malodorante entre
les berges gluantes, et en face de la maison il y avait un garage avec un
atelier de réparations la façade constellée de réclames
aux vives couleurs pour des marques de lubrifiants ou de pneus, Veedol : jeune
homme en chemise kaki et combinaison bleue à plastron et bretelles
les manches retroussées sur des avant-bras musculeux la chevelure calamistrée
(calaminée) tendant avec un sourire vainqueur vers le spectateur un
bidon dans sa main qui a l'air de jaillir en avant de l'affiche, ou encore
Hutchinson : rémouleur hirsute à la barbe hérissée
coiffé d'un chapeau claque en accordéon aiguisant un couteau
de cuisine sur un pneu, regardé par un petit chien (roquet) blanc
à l'air étonné, les senteurs d'essence de cambouis et
de dissolution se mêlant dans la chaleur d'août aux relents sûrs
qui montaient de la rivière
la maison, le mur de feuilles,
et celui qui avait habité là assis maintenant en effigie de
bronze sur un fauteuil de bronze au centre du rond-point d'arbres qui terminait
la promenade où se tenait tous les mois la foire aux bestiaux, figuraient
sur les cartes postales pour touristes au même titre que le clocher
de l'église et les tours des anciens remparts, cartes postales à
prétentions artistiques tirées sur un papier sépia ou
bleu avec un cache flou qui faisait apparaître la statue le clocher
la cascade des abattoirs ou la vieille tour au centre d'un halo blanc comme
il arrive que l'on voie les choses lorsqu'on cherche à les évoquer
par le souvenir c'est-à-dire chacune ou un détail apparaissant
avec une précision photographique mais isolé de son contexte
par une sorte de brume ; je me rappelle que sur chacune des quatre faces du
socle il y avait un bas-relief également en bronze vert-noir dont l'on
représentait le fameux épisode du premier vaccin expérimenté
sur le jeune berger mordu par un chien enragé (et dont l'histoire qui
m'avait été plusieurs fois racontée enjolivée
par une série de détails devenus légendaires au point
d'en faire une sorte de saga exemplaire et un peu niaise qui se brouillait
vaguement dans mon esprit (sans doute à cause de la lutte que, prétendait-on,
le jeune pâtre avait livrée au chien contre lequel il s'était
vaillamment défendu à coups de sabots) avec celle de Monsieur
Seguin, le savant assis sur une chaise l'air soucieux et sévère
coiffé d'une sorte de calotte cylindrique tourné vers l'enfant
poussé vers lui comme pour un sacrifice par une religieuse à
la grande cornette la main du vieux savant armée d'une seringue à
la hauteur du bas ventre de l'enfant un groupe de messieurs barbus et graves
massés derrière la chaise regardant la scène ou parlant
entre eux sans doute à voix basse car leurs têtes sont penchées
l'une vers l'autre comme des gens qui conversent de bouche à oreille.
II
Electricité allumée
à toute heure de la journée dans son bureau ou du moins ce
qu'on appelait ainsi les volets tirés en permanence ne laissant voir
qu'un mince rai de l'éblouissante et torride lumière extérieure
pourtant déjà atténuée par le grillage à
moustiques rouillé et malgré cela si violente encore qu'il
était presque impossible de fixer sans être ébloui cette
fente où la lumière semblait bouillonner à la façon
d'un acide c'est-à-dire s'immisçant de force mordant rongeant
les bords presque joints des volets dont on ne recommençait à
pouvoir distinguer la ligne nette que le soir lorsqu'elle s'apaisait un peu,
seul moment (le crépuscule) où il se décidait à
les pousser dans le crissement agaçant les dents des grains de cette
poussière aussi sèche que le sable accumulée là
par le vent et qui coincés entre le bas du ventail et la dalle de
l'appui avaient fini par la rayer d'une multitude de cercles concentriques
et blancs gravés dans la pierre grise par les minuscules parcelles
de silex, mais même alors (en fait c'était presque à la
nuit tombante) l'ampoule qui pendait nue sous l'abat-jour de tôle à
la peinture (blanche en dessous, verte au-dessus) écaillée (et
plus exactement non pas pendant ‑ c'est-à-dire à la verticale
sous le point où le fil se détachait du plafond (au milieu
de celui-ci) mais tirée (c'est-à-dire le tout : l'ampoule, l'abat-jour,
le fil engagé trois fois dans les poulies et le contrepoids de porcelaine
blanche en forme d'oeuf) à l'aide d'une ficelle sommairement nouée
à un clou planté dans le mur au-dessus du bureau de façon
à mieux l'éclairer), même alors donc l'ampoule restait
allumée la seule différence étant que pendant un moment
(celui qui séparait le crépuscule de la nuit) on pouvait distinguer
sans être ébloui son filament incandescent et jaunâtre,
non seulement je pense parce qu'alors la lumière pénétrant
du dehors était plus forte mais parce qu'elle (l'ampoule) était
vieille et fatiguée (et apparemment éternelle comme le donnait
à croire l'accumulation des chiures de mouches qui témoignaient
d'années d'usage); puis elle se remettait à briller, c'est-à-dire
que passé cet étroit et équivoque laps de temps où
les deux lumières (la naturelle et l'artificielle) semblaient autorisées
à s'affronter (l'une ‑ celle du jour ‑ impétueuse éphémère
mourant presque aussitôt comme si sa brusque irruption sa brusque intrusion
dans ce monde défendu et sa brutale victoire avaient d'un seul coup
épuisé toute sa force, l'autre constante, indifférente,
reprenant peu à peu possession de son domaine), passé donc cette
demi-heure (rarement plus) qui était semblait-il comme une concession
faite à ce principe ou à cette coutume qui veut qu'il y ait
dans une période de vingt-quatre heures un temps consacré au
jour et un temps consacré aux ténèbres, elle éclairait
de nouveau seule de sa lumière égale intemporelle et jaune l'étroite
pièce tapissée d'un papier verdâtre à raies et
presque toute entière occupée par un de ces bureaux sans style
et non pas d'ébène mais de simple bois peint en noir aux pieds
tournés et surmonté d'une étagère-classeur où
s'empilaient ou plutôt se déversaient sur lui (formant une
sorte de plan de clivage hérissé et confus) un fouillis de
vieilles factures, de feuilles de paie, de lettres de négociants ou
de courtiers en vins, de tables correctives pour mustimètres ou alcoomètres,
lettres factures ou colonnes de chiffres uniformément maculées
de cercles ou de demi-cercles baveux couleur lilas pâle et poisseux
laissés par les socles des éprouvettes qu'il posait un peu
partout à demi pleines de mistelle ou de résidus distillés,
une odeur douceâtre et entêtante d'alcool à brûler
de sucre et de moût chauffé flottant là elle aussi semblait-il
en permanence même quand ce n'était pas l'époque des vendanges,
me demandant par quel miracle il n'avait jamais mis le feu avec ce Dujardin-Salleron
posé à même le bureau au milieu des papiers en désordre
et sous lequel brûlaient à toute heure comme ces veilleuses
ces pieux lumignons allumés dans les églises au pied des statues
ou des images saintes la petite lampe avec sa mèche torsadée
lovée comme un serpent dans l'alcool jaunâtre et dont la flamme
veloutée léchait sans bruit la bouilloire de cuivre, oscillant
paresseusement au moindre déplacement d'air par exemple quand on
pénétrait dans la pièce pénétrant en même
temps semblait-il (au sortir de l'éclatante étourdissante et
même bruyante si l'on peut dire et même cacophonique lumière
du dehors) dans un univers fixe où le temps ne s'écoulait pas
à la même vitesse si tant est qu'il s'écoulât (puisque
rien ou presque rien n'y distinguait le jour de la nuit) et où l'air
jamais renouvelé conservait comme un parfum fondamental les subtiles
et lourdes émanations de la décomposition en simples produits
chimiques de ce que l'été avait lentement accompli le voluptueux
mariage du soleil de l'eau et de la terre dissocié de nouveau maintenant
en principes élémentaires dans l'appareil compliqué
et poussiéreux avec ses serpentins couverts de tartre calcaire ses
cuves ses éléments de cuivre jaune piqué de taches
vert de gris si serrées par endroits (il y avait, vers le haut, une
sorte de couvercle vissé au pourtour dentelé d'entailles comme
la tranche d'une pièce de monnaie et dans les rainures de laquelle
s'était accumulée comme une moisissure d'un vert pâle
vénéneux et presque blanc).
Parfois lorsqu'il sortait pour
aller jusqu'à la vigne (coiffé alors de ce vieux panama jauni
à ruban noir son éternel costume d'alpaga informe et décoloré
flottant sur sa longue carcasse les deux tendons de son cou de chaque côté
de la pomme d'Adam (et sur lesquels la peau ridée et hâlée
semblait aussi flotter comme une enveloppe trop vaste) s'enfonçant
sous le pied de col de sa chemise simplement fermée par un énorme
bouton à tête de cuivre, et son éternelle et mince
canne d'ébène à la main), ou à la cave assister
au déchargement d'une charrette qui venait de passer dans l'allée
annoncée d'abord par le grésillement du gravier sous les roues
puis le bruit des chaînes de l'attelage les cris du charretier le
tout croissant s'enflant se confondant dans un vacarme unique pierreux métallique
et pour ainsi dire soufflant et suant tandis qu'elle passait devant la fenêtre
et qu'au plafond du bureau mais en sens inverse tournaient comme les rayons
d'une toue lumineuse dont le moyeu ou plutôt l'axe aurait été
la mince fente entre les volets clos (puis le bruit décroissant tandis
qu'elle s'engageait dans la cour et on ne savait quoi alors, une imperceptible
modification de ce qui pénétrait de la lumière extérieure
comme diffuse ou plutôt diffractée mollement éparpillée
par l'opaque et blanc nuage de poussière soulevée restant suspendu
dans l'air torride de septembre au-dessus de l'allée comme un sillage
persistant et long à retomber), parfois donc il me confiait le soin
de surveiller la pesée et je restais là dans cette intemporelle
lumière d'un jaune foncé accroupi sur ma chaise les pieds
sur le plus haut barreau les genoux relevés le menton soutenu par
mes poings le visage à peu près à la hauteur du plateau
de la table contemplant avec une sorte de fascination les gouttes se former
lentement à l'extrémité du tube de caoutchouc dans
l'imperceptible et minuscule trépidation qui se propageait à
partir de la bouilloire semblable au bruit même du silence du temps
comme un bouillonnement lointain paisible et sépulcral se confondant
avec le bourdonnement monotone des insectes qui me parvenait à travers
le grillage mangé de rouille, stagnant étale dans l'incandescente
lumière de l'été finissant tandis que goutte après
goutte je regardais monter imperceptiblement (ou plutôt tressaillir
à intervalles réguliers sans qu'il fût possible à
proprement dire de le voir s'élever pas plus que l'on ne voit avancer
les aiguilles d'une montre) dans le col étroit de l'éprouvette
le ménisque concave qui peu à peu approchait du repère.
Mais le plus souvent soit qu'il
sortît sans m'avoir mis auparavant de garde devant l'appareil soit
qu'il s'absorbât dans la rédaction de son courrier il oubliait
de retirer à temps l'éprouvette d'où le liquide débordait
ou bien se trompait ensuite dans ses mesures perdait le bout de papier (revers
d'enveloppe, bande de journal) où il avait inscrit ses chiffres et
tout était à recommencer ce qu'il entreprenait du reste sans
jamais un mouvement d'humeur ou de colère au point que je soupçonnais
même sa distraction ou sa négligence de faire partie de cet
ensemble de précautions pour ainsi dire dont il s'entourait comme
pour se protéger se ménager en quelque sorte des alibis contre
l'inaction ou l'ennui avec cette sagacité roublarde de terrien en lutte
contre les éléments dont il ne peut triompher que par chance
ou ruse, s'efforçant donc ainsi de vaincre (ou de s'accommoder de
ou de se concilier ou de signer un armistice avec) le temps, l'une de ses
armes de ses secrets étant sans doute cette persévérante
distraction ou étourderie qui lui permettait de justifier en quelque
sorte la répétition des mêmes gestes se levant allant
vider l'éprouvette inutile dans le petit évier aménagé
dans un coin revenant sans hâte voûté semblant flotter
dans cet informe costume d'alpaga rinçant la bouilloire se baissant
pour examiner l'une après l'autre les bouteilles alignées le
long de la plinthe marron gluantes de moût avec leurs étiquettes
collées à la diable portant au crayon le numéro de la
cuve et sur lesquelles pendaient comme une frange une herse irrégulière
de bavures veineuses d'un pourpre foncé et enfin la nouvelle pesée
mise en train de nouveau assis dans ces ténèbres diurnes à
côté de l'appareil avec sa lampe veilleuse léchant de
nouveau san bruit les cuivres ternis comme la flamme de quelque culte secret
géorgique et perpétuel célébré loin des
regards dans la crypte d'un temple abandonné.
III
Regardant ces deux hommes au-dessous
de moi en gare de Narbonne (moi dans le couloir du wagon) le vent nocturne
déjà froid et noir de la fin septembre balayant le quai désert
faisant osciller les lampes les cercles de lumière jaunâtre
allant et venant sur le ciment gris les ombres des deux hommes oscillant
aussi comme de fragiles télescopiques et grotesques
doubles s'allongeant et se raccourcissant se rétractant puis s'étirant
de nouveau tandis qu'ils s'affairent (pourquoi ? séparation, chacun
d'eux allant à partir de maintenant dans une direction différente
? se répartissant alors ce qu'ils avaient mis en commun ou mélangé
au cours du voyage qui les a menés jusqu'ici ? ‑ ou peut-être,
le voyage fini et en prévision d'une marche à faire avec
leurs bagages, équilibrant les charges ?) autour de leurs valises
l'une ‑ en bois ‑ posée sur le sol les deux autres en toile aux coins
renforcés de pièces de cuir (ou plutôt sans doute un
ersatz de cuir car déjà leurs bords et les éraflures
présentent cet aspect gris et pelucheux du carton) sur un banc, le
couvercle de la valise de bois blanc étant ouvert incliné
en arrière exactement face au wagon de sorte que l'on peut voir collé
à l'intérieur mais dans le sens de la longueur c'est-à-dire
horizontalement une grande photo (sans doute la première page d'un
illustré) de vedette de cinéma très jeune blonde aux
gros seins la coiffure croulant asymétrique sur un côté
du visage, et dans l'autre sens (c'est-à-dire perpendiculairement
à la photo de la pin-up et dans l'intervalle entre un des côtés
de celle-ci et le bord du couvercle) cinq ou six images pieuses format carte
postale et en couleur représentant : la Vierge Marie la tête
couverte d'un voile bleu pâle, un ciboire dont on sort à demi
une hostie entourée de rayons dorés, le Christ aux cheveux
bouclés et à la barbe châtain clair écartant de
ses mains les pans d'un manteau rouge-rose et montrant du doigt sur sa robe
de lin un coeur sanglant lui aussi entouré de rayons, et encore deux
scènes à plusieurs personnages impossible à bien distinguer
du haut du wagon (une Nativité ? une Crucifixion ?) dans la lumière
avare des lampes de la gare que le vent continue à balancer sans trêve.
Les deux hommes de ce type méditerranéen,
sombre, taciturne patient et famélique (trace ou plutôt semence
ou plutôt brune pollution ou plutôt éjaculation répandue
par des générations de conquérants ou pirates arabes
le long des côtes), le plus jeune des deux au visage basané
aux cheveux noirs et ondulés la lèvre supérieure ornée
d'une petite moustache, vêtu d'une chemise blanche, sans cravate, d'une
veste gris clair, d'un pantalon plus foncé pendant flasque et mou
avec des poches aux articulations, et dans l'échancrure de la chemise
on peut voir le haut d'un tricot de corps, le tout complété
par d'élégants souliers de cuir jaune tout fendillé ;
l'autre plus âgé la nuque craquelée comme de la terre
cuite couleur brique les cheveux gris et durs coupés en brosse le
visage légèrement prognathe tout le corps petit et râblé
portant une chemise à carreaux bleus et violets et un complet bleu
à raies, costume qui a dû être dans le temps celui des
dimanches parce que les pauvres ne peuvent jamais s'acheter lorsqu'ils ont
un peu d'argent que des vêtements de fête qu'ils sont condamnés
ensuite à porter sans fin comme de dérisoires témoins
d'impossibles ambitions. Celui-là est chaussé de souliers de
toile.
S'interrompent un instant pour
allumer des cigarettes qu'ils tiennent ensuite entre le pouce et l'index,
le bout allumé caché dans le creux de la main pour le protéger
du vent.
Le plus âgé renroulant
paisiblement l'amadou du briquet.
Le vent agitant (faisant frissonner)
leurs cheveux comme sur la tête des morts (maures), gonflant (le
vent) et faisant palpiter les multiples petits sacs de toile à carreaux
(rouge et blanc, vert et blanc, violet et blanc) qui sont rangés à
l'intérieur des valises à côtés d'effets et de
linge plié.
Le plus jeune referme enfin le
couvercle de la valise en bois sur lequel on peut voir alors calligraphié
en pyrogravure (c'est-à-dire en brun et légèrement en
creux) le nom :
Jesus Nicolas Hernandez
et ensuite ficelant longuement sur le couvercle une couverture d'un
blanc sale pliée en huit.
Les valises refermées la
couverture ficelée les dernières affaires rangées ils
restent debout l'un à côté de l'autre sans se parler tirant
silencieusement et économiquement sur leurs cigarettes, attendant sans
doute le départ du train pour passer sur un autre quai ou peut-être
une correspondance qui doit venir plus tard, avec toujours à côté
d'eux ce type à figure de rat ou d'oiseau (intendant ? ou régisseur
‑ ou propriétaire lui-même mais plutôt, à son
allure, à son maintien, l'air d'un subalterne à la fois servile
et hautain minable et méprisant : comptable, trésorier ou
contremaître) venu les attendre et qui, coiffé d'un béret
basque les deux mains dans les poches d'une gabardine cachou les a regardés
sans intervenir pendant qu'ils refaisaient leurs valises se bornant à
leur adresser de temps en temps quelques mots (conseils, ordres ?), frileux
renfrogné ou plus simplement ennuyé.
Sur le banc de lattes peint en
vert ils ont posé l'une des valises et une de ces gourdes en cuir
pelucheux brun ou plutôt sans couleur, presque plate.
"Sous le Kimono"
|
"Sous le Kimono", Les Lettres
françaises, 59, 19-25 jan.1961, p.5.
(Repris en partie dans Histoire).
Plaçait en guise de signal
sur le rebord de la fenêtre un de ces pots de cuivre jaune de mauvais
goût martelé camelote comme on en achète dans les magasins
du genre souks tunisiens ce qui signifiait qu'elle était libre c'est
à dire en quelque sorte que la voie (je pensais à cette mince
et dure fissure ouverte dans sa chair) était libre et je savais alors
feignant de muser dans la rue que je pouvais monter la trouvant presque toujours
traînant d'une pièce à l'autre demi-nue insoucieuse
de son corps ses seins semblables à des bourgeons se poussant forçant
l'écorce de ce kimono décoré de fleurs et d'oiseaux
acheté lui aussi ou gagné dans une de ces baraques ou loteries
à l'enseigne exotique ces billards japonais où les lots s'obtiennent
à force d'accumuler jusqu'à un nombre impressionnant les tickets
verts ou rouge en carton usé, les coins cassés effrités
pour ainsi dire parfois traversés là où on les avait
pliés ou plutôt cassés de lignes cicatrices grises à
ramification ou plutôt radicelles comme les lignes de la main
tickets que la jeune foraine blasée
bâillant d'ennui aux avances bêtes des jeunes gens assise une
fesse sur le rebord du comptoir distribue ou plutôt jette d'un air
maussade aux gagnants comme une maîtresse d'école concédant
des bons points et qui donnaient droit (mais à partir de quel chiffre
!) à la potiche à la poupée cambodgienne à l'une
quelconque de ces clinquantes camelotes empilées sur les rayons : bimbeloteries
les lanternes à glands les vases décorés de vols de
hérons les stores ornés de paysages à volcans et bambous
peints sur les fines lattes assemblées ondulant cliquetant avec un
léger bruit d'osselets dans le courant d'air qui agite la tente et
ces bouddhas de porcelaine aux robes vert-jade aux visages et à la
grasse chair blanche comme enduite de crème leurs lèvres rouges
figées dans un sourire de pacotille
me rendant compte à présent
que cette espèce de violente attraction qu'elle exerçait sur
moi avait ce même goût exhalait cette sorte d'amer parfum de défendu
de chatoyant de clinquant et de pauvre sinon de crapuleux que je respirais,
enfant, confondu avec cette écoeurante d'acétylène qui
flotte en permanence dans les foires et qui pour moi s'était peu
à peu identifiée avec la notion même de culpabilité
et de désastre parce que m'attardant bien au-delà de l'heure
autorisée (ou plutôt pas autorisée : raisonnable, c'est-à-dire
‑ car il m'était interdit d'aller seul à la foire ‑ l'heure
qui m'eût permis de raconter un mensonge crédible comme par
exemple que j'avais raccompagné l'un des deux ou trois camarades
appartenant à des familles que connaissait maman et qu'elle me permettait
de fréquenter), je me sentais peu à peu et irrémédiablement
envahi par cette angoisse faite à la fois de regret et de défi,
sachant qu'il était horriblement tard que j'aurais dû être
rentré depuis longtemps que maman s'inquiétait et que chaque
minute de nouveau retard augmentait encore l'ampleur de la catastrophe
non que j'eusse à redouter
quelque punition que je savais n'avoir pas à craindre parce que je
connaissais sa faiblesse cette faiblesse qui était sans doute une
des raisons de mon défi et de mon irritation, imaginant sachant qu'elle
me regarderait son visage empâté gras empreint de cet air douloureux
et outragé qui provoquait en moi plus d'agacement que de peine m'importunant
ridicule par l'excès théâtral de pathétique qui
en émanait avec son léger double menton ses yeux globuleux et saillants et son nez court busqué comme un bec
qui la faisait ressembler à un de ces oiseaux de basse-cour tout en
même temps infatués et pitoyables leur oeil rond aristocratique
orgueilleux et stupide exprimant comme un permanent reproche la permanente
détresse la permanente panique de leur inévitable destin comme
s'ils s'efforçaient de combattre par une attitude d'insolence et de
fatuité le tragique empreint de grotesque d'une existence dont la seule
raison était d'être engraissés égorgés et
mangés
la lumière de la lampe lui
ferait des poches sous les yeux car ce serait le soir au dîner, dîner
qui aurait été retardé jusqu'au moment où je
serais enfin redescendu de chez l'oncle Charles ma version latine enfin
traduite par lui ce qui nous amènerait fort tard car j'aurais auparavant
été obligé de passer dans ma chambre assis devant ma
table le temps qui était décemment nécessaire pour me
prévaloir à la fin d'un effort méritoire mais stérile
d'entrer dans son bureau avec en mains le livre et la page de cahier de
brouillon sur laquelle j'avais aligné n'importe comment et sans autre
souci que de fabriquer un témoignage visible de ma bonne volonté
la suite incohérente et imbécile des mots cherchés dans
le dictionnaire.
Oncle Charles mettant ses lunettes
me regardant d'un air soupçonneux furieux mais vaincu d'avance essayant
de m'expliquer et de me faire traduire la première phrase puis de
guerre lasse renonçant et se résignant enfin à me dicter
rapidement la traduction du texte de Tacite ou de Suétone que je recopierai
après dîner avant d'aller me coucher
m'attardant donc (peu à
peu envahi par ce catastrophique sentiment d'irrémédiable faute
et d'irrémédiable désastre qui se finirait par le devoir
bâclé le regard excédé réprobateur et vaincu
de mon oncle et enfin le risible et tragique visage de maman) dans cette
atmosphère violente (musique, couleurs, émotions) de la foire
où me retenait non pas tant l'attrait des jeux qu'une sorte de défi
d'émulation qui me poussait à surpasser de cette façon
(c'est-à-dire la désobéissance) mes camarades plus adroits
ou plus forts et qui m'entraînait à rester le dernier jusqu'à
ce que la foire ne soit plus pour moi qu'un haïssable et vain décor
où j'errais seul misérable insatisfait et vaincu
foire qui se tenait à l'automne,
peu après la rentrée, alors que les hauts platanes de la
promenade où elle était installée finissaient de perdre
leurs feuilles que le vent balayait chassait en troupeau hoquetant et titubant
avec un bruit cartonneux entre les baraques, la nuit qui tombait chaque soir
un peu plus tôt accentuant encore cette sensation vaguement nauséeuse
de débâcle de péché de temps gâché
s'enfuyant impossible à rattraper, sensation qui m'étreignait
et dans laquelle je m'enfonçais ou plutôt m'embourbais ou plutôt
m'enlisais encore un peu plus au milieu du bruit incohérent
des boules de bois roulant sur les planches des billards s'entrechoquant et
oscillant de plus en plus rapidement sur les rebords des trous numérotés
de 25 à 100 par ordre de difficulté et où elles semblaient
tourner en rond comme un chien après sa queue cherchant sa place avant
de se coucher pour ne plus bouger.
"Funérailles d'un révolutionnaire
assassiné"
|
"Funérailles d'un révolutionnaire
assassiné", Médiations, 4, hiver 1961-62, p.11-24.
(Repris dans Le Palace).
Ce qu'ils regardaient à
présent, quatre étages au-dessous d'eux et sur leur gauche,
c'était quelque chose d'abord d'indistinct, confus et sombre qui emplissait
l'avenue d'un bord à l'autre et au milieu ou plutôt au-dessus
de quoi non pas avançait mais semblait osciller sur place, immobile
et tremblotante, une sorte de pyramide noire, argent et rouge. Plus tard ils
verraient : d'abord la clique, la musique en uniforme, puis un vide, puis
les quatre chevaux caparaçonnés de noir et noirs eux-mêmes
de robe, l'oeil noir et humide injecté de pourpre, les longs cils noirs
saillant au milieu du rond bordé d'un galon d'argent ménagé
dans la cagoule qui leur couvrait la tête, et le corbillard (ou plutôt,
étant donné sa taille, sa hauteur : le catafalque) lui-même,
et pendant un instant rien que cela : les seize pattes fines et noires piaffant,
le crépitement des seize sabots sur le pavé et le lent, solennel
et lugubre crissement des roues dans le silence. Mais pour le moment le catafalque
avait l'air de voguer sans but, ou plutôt de planer, échappant
à la pesanteur, opulent, ténébreux et burlesque, au-dessus
des têtes, à la façon de ces grappes que, dans les fêtes,
les marchands de ballons tiennent attachées à une perche, de
sorte que la foule semblait s'y cramponner, non pour le soutenir, le porter
à dos d'homme comme il avait d'abord paru, mais pour l'empêcher
de s'envoler, comme s'ils craignaient de voir le tout (les noires plumes d'autruche,
les sanglantes gerbes de fleurs, le cocher et les quatre chevaux d'apocalypse)
s'élever vers le ciel dans une apothéose funèbre et
féerique, planer un moment au-dessus de la ville en rapetissant (non
pas emporté par ses rosses piaffantes, galopantes et empennées,
mais l'attelage et le char tout entier à l'arrêt, immobiles,
risibles et dérisoires, comme un de ces jouets d'enfant), et disparaître
; et, de même qu'ils ne semblaient pas avancer (ce qui, il fallait
bien l'admettre, n'était qu'une passagère illusion d'optique,
puisqu'un peu plus tôt encore l'avenue était vide), on n'imaginait
pas plus ni où, ni quand, ni vers quoi ils (c'est-à-dire ceux
qui composaient la foule) le conduisaient, ni même s'ils avaient jamais
eu le dessein, formé le projet, de le porter à quelque endroit
que ce fût, car il semblait inconcevable que ce fût dans un des
cimetières de la banlieue poussiéreuse et suante qui entourait
la ville (la même banlieue peut-être où on l'avait trouvé
deux jours plus tôt au matin : non pas l'un de ces corps aux pieds
sales chaussés d'espadrilles couchés le long d'un mur de fabrique
ou de ferme et qui semblent dormir là, dans l'ombre mouchetée
des platanes, paisibles, aussi bien indifférents aux pastilles de
soleil qui rampent sur leurs yeux qu'aux nuées de mouches, jusqu'à
ce qu'approchant on se rende compte qu'ils sont alignés comme pour
être comptés, d'une effroyable immobilité, et barbouillés
de sang séché ‑ mais en pyjama (ou peut-être dans son
uniforme de commandant), et proprement abattu d'une seule, ou tout au plus
de deux balles dans le dos ou la nuque comme quelqu'un qu'on a poliment invité
à descendre d'une voiture pour se dégourdir les jambes, les
deux détonations claquant alors dans la nuit, puis une troisième
(la portière refermée de l'auto), puis le grondement décroissant
du moteur, puis plus rien sous les étoiles indifférentes que
l'indifférent et monotone crissement des grillons), inconcevable donc
qu'ils fussent en train de marcher vers un de ces cimetières de banlieue,
où on le déposerait sous une urne ou une stèle ‑ pas
une croix ‑, quelques pots de poussiéreux chrysanthèmes et,
se rouillant lentement, se détachant l'une après l'autre, tombant
avec un faible tintement de camelote sur la terre avide qui semble les déglutir
aussitôt (puisqu'on n'en voit jamais sur le sol), les lettres dorées
des plaintives inscriptions courant parmi les fleurs de perles mauves, comme
écoeurées par leur emphase de camelote, ne proposant plus
à la fin au visiteur qu'un énigmatique squelette de langage
où adhère encore par endroits la chair racornie de lambeaux
de voyelles et de lambeaux de diphtongues ‑ et il était permis de
se demander si leur intention, consciente ou non, n'était pas plutôt
de le promener solennellement et sans fin (sinon le moment où il
commencerait à puer trop fort), cramponnés à lui et
le retenant pour l'empêcher de s'élever dans les airs, en suivant
un itinéraire interminable et compliqué tracé dans
le quadrillage des longues avenues. D'où ils se trouvaient (en tout
cas dans ce moment), ils (les cinq hommes pressés au balcon ‑ et à
droite, et à gauche, et au-dessous et au-dessus d'eux, et en face,
à tous les balcons des autres immeubles, la même grappe blanche
(la plupart étaient en manches de chemise) de bustes agglutinés,
penchés en avant et silencieux) ne pouvaient pas encore lire ce qui
était écrit sur la banderole : elle aussi semblait flotter
(un peu en arrière du corbillard et légèrement décalée
sur le côté), entraînée au gré des remous,
se tordant, se détendant, s'affalant, se redressant, fragile et inconsistante
comme les mots qui étaient sans doute tracés dessus sans plus
d'épaisseur ni de poids que celui de la bande d'étamine, comme
s'ils étaient inscrits sur l'air lui-même : proclamation, ou
menace, ou protestation qui, comme ces paroles s'échappant en lignes
serpentines de la bouche des personnages des bandes dessinées, ondulait
faiblement, inarticulé et protoplasmique (d'ici, les deux bâtons
qui, aux deux extrémités, la maintenaient déployée,
se rapprochant, s'écartant, se redressant selon la marche des porteurs,
étaient encore invisibles) comme un cadavre blanchâtre, inapaisé
et inapaisable, le fantôme même, menaçant et berné,
d'un cri, de la révolte et de l'indignation. Par contre, violents
et déclamatoires même de loin, ils pouvaient voir les drapeaux.
Non l'étendard, l'emblème rigide et lourd à la hampe
d'ébène postulant gants blancs et piquet en armes s'avançant,
rapidement et au pas cadencé, comme découpé (garde et
drapeau) dans du zinc ripoliné, mais de simples morceaux d'étoffe
cloués sur de simples bouts de bois, et le contraire de la rigidité,
de la raideur : ils palpitaient, se mêlaient, s'entrecroisaient, s'inclinaient,
se relevaient, comme trop lourds pour ceux qui les brandissaient, comme
une troupe d'oiseaux blessés, un impuissant battement d'ailes au-dessus
des têtes confondues, comme si de la masse indistincte et muette qui
emplissait la rue d'un bord à l'autre ils émergeaient, brandis
en guise de signaux rudimentaires exhibés faute de mieux, exprimant
moins une volonté, un élan, que (à la façon du
dérisoire bout de chiffon frénétiquement agité
par le garde-voie debout, les jambes écartées, inébranlable,
indéracinable, désespérément confiant dans la
vertu, l'occulte pouvoir d'une loque d'étoffe rouge, jusqu'à
ce que la monstrueuse machine qui fondait sur lui dans un fracas de catastrophe
vienne s'arrêter, expirante ahanante, les tampons d'acier touchant
sa débile poitrine, la terrifiante anatomie de fer exhalant un ultime
et long soupir) la détresse. Et encore autre chose. Pas seulement
l'absence de gants blancs, de fourragères, du trio de sous-officiers
grisonnants et médaillés : le climat, l'air, la latitude.
Quelque chose qui se mesurait (s'était de tout temps mesuré)
en degrés, parallèles, colonne de mercure, et qui excluait
pour ainsi dire organiquement la traditionnelle alliance (ou cohabitation,
ou tolérance) des traditionnelles trois couleurs, indélébiles,
pimpantes et javellisées (sans doute parce qu'elles servent aussi
d'enseignes aux lavoirs) qui claquent sur les fonds de vertes et opulentes
frondaisons, de prairies ou de verts océans : le bleu, le rouge,
le blanc, chacun à l'origine unique, absolu, vorace et même
féroce, mais qui, de part et d'autre de froides mers et à
travers de longues successions d'avatars (affrontements, conciles, philosophes,
reines décapitées, razzias, imprimeries clandestines, avocats,
excommunications, chartes, assassinats, réformes, profanations, dragonnades,
libelles, traités, chansons, Communes et chambres de commerce) furent
bon gré mal gré forcés de signer en quelque sorte un
armistice, un protocole, un gentleman's agreement, un modus vivendi, tant
bien que mal accepté et respecté (et sinon un équilibre,
tout au moins sa reconnaissance, et sinon une réalité, en tout
cas l'intention, le faire-semblant (ce qui est déjà un commencement),
l'à-peu-près, même lorsqu'elles flottent au fronton
de sociétés anonymes, même lorsque les nations et les
peuples qui les ont choisies les font promener et garder par les fatidiques
trinités de sergents astiqués, harnachés comme des
baudets et analphabètes). Les drapeaux étaient ici d'une seule
couleur, deux au plus (et alors pas une cohabitation, un armistice, mais
quelque chose comme une naturelle parenté, consanguinité
: le deuil, la mort, le sang, l'or, héritages d'un blason tracé
par un roi barbare et facétieux trempant au soir d'une bataille quatre
doigts désinvoltes dans la blessure d'un baron expirant et les essuyant
sur son écu, un baron qui n'avait jamais imaginé pour ses armes
d'autre métal que l'or, pour devise un autre mot qu'orgueil, pour
loi d'autre règle que la force et qui, comme son roi, ne possédait
en fait de terres que de jaunes étendues calcinées, poussiéreuses,
incandescentes et stériles) ‑ l'Américain (il dominait les
quatre autres de la tête, se tenait non pas appuyé contre la
balustrade ‑ il eût fallu qu'il se cassât en deux ‑ mais debout,
négligemment, le corps légèrement arqué, l'appui
de la balustrade lui arrivant à peine au haut des cuisses) disant
que ça faisait encore trop de drapeaux, trop de couleurs différentes,
qu'il n'aimait pas ça : trop de pleureuses derrière le cercueil
: comme dans Shakespeare quand le jeune héritier du trône,
l'enfant-roi aux cheveux coupés en frange a été égorgé
malgré les aboiements affolés du petit épagneul entendant
approcher les pas des meurtriers, et que les sept oncles qui avaient juré
devant Dieu, les Saintes Huiles et tout le saint frusquin de le protéger
et veiller sur lui font de nouveau serment tous ensemble de venger la victime
et châtier le lâche coupable (le serpent, le reptile), appelant
sur lui toutes les malédictions du ciel et de la terre, les sept mains
droites unies dans un indéfectible noeud pour sceller la nouvelle et
sainte alliance, les sept paires d'yeux se regardant de travers et les sept
mains gauches prudemment posées derrière les dos sur les manches
artistiquement ouvragés de sept poignards italiens. « Et il
y a naturellement dans le nombre le bon et le mauvais oncle, mais ici quel
est le bon ? », le type qui s'appelait Alonso relevant imperceptiblement
la tête, le regardant un moment (le visage pas complètement tourné
vers lui, l'oeil en coin, l'air non pas tellement indigné ou scandalisé
que surpris, alerté, et non pas tellement soupçonneux ou menaçant
que réfléchi, soucieux, disant à la fin (la configuration
sonore des deux mots composés surtout de dentales faisant qu'il parlait
sans presque avoir besoin d'ouvrir la bouche, de sorte qu'aucun trait de
sa figure ne bougeait) doucement mais fermement, et même patiemment,
comme on reprend un enfant, mais inflexiblement :
« Nosotros.» Nous autres.
Mais l'Américain ne bougea pas, pas plus qu'il n'avait cillé
sous le regard qui l'examinait, continuant toujours à contempler,
quatre étages plus bas, la lente et irrésistible marée
qui, quoiqu'elle parût toujours immobile, s'était rapprochée
puisque maintenant on pouvait lire ce qui était écrit sur la
banderole, ce qui signifiait qu'elle aussi s'était rapprochée,
quoiqu'il n'y parût pas lorsqu'on la regardait, continuant seulement
à onduler sur place en de faibles et viscérales convulsions
: toujours est-il que chacune des lettres était visible ‑ jamais toutes
à la fois, mais réapparaissant assez souvent pour que l'esprit
saisisse l'inscription en entier, si toutefois il était besoin (même
pour les paysans ou les ouvriers à demi illettrés qui composaient
la majeure partie de la foule) de l'épeler mot après mot après
qu'on avait lu les premiers et les derniers (les deux qui étaient
le plus souvent visibles parce que les plus proches des hampes, c'est-à-dire
là où l'étamine était constamment maintenue dans
un plan à peu près vertical tandis que le centre de la bande
fléchissait, se striait de plis, ou parfois était ramené
par un mouvement de torsion (comme un ruban) à l'horizontale) : en
fait c'était la même interrogation (ou la même implicite
accusation) déjà répétée en leit-motiv
par les gros titres des journaux qui traînaient toujours (oubliés,
abandonnés (comme le fusil contre le siège du canapé,
ou la machine à écrire sur le bureau ‑ et tous ‑ le fusil, les
gros titres, la machine à écrire ‑ avec leur même immobilité,
leur même passivité, leur même disponibilité de
choses inanimées ‑ également terrifiants, également
dangereux) sur la longue table de réfectoire), et personne n'avait
réellement songé à se donner la peine de la déchiffrer,
la phrase maintenant connue par coeur se reformant d'elle-même dans
l'esprit chaque fois que s'imprimait sur la rétine la tache blanche
de la banderole flottant sur vingt mètres de large, comme une écharpe
de brume, une condensation, la matérialisation visible sous forme de
nuage planant au-dessus des têtes d'un fantasme obsessionnel, tenace,
inapaisable :
¿ QUIEN HA MUERTO A SANTIAGO ?
le minuscule crépitement des sabots et le crissement des roues
(peut-être avait-on sablé la chaussée ?) s'amplifiant
ou plutôt amplifiant le silence, le silence lui-même visible
pour ainsi dire, l'étudiant s'apercevant qu'il y avait maintenant
deux tramways (les tramways eux-mêmes blasonnés, héraldiques,
leurs flancs de tôles rivetées mi-partie rouge et noir, leurs
toits disparaissant sous une confuse grappe de curieux, comme des estrades,
de médiévales tribunes) immobilisés au débouché
de l'avenue qui remontait du port, puis il se rendit compte que c'était
la même chose (les tramways, les voitures arrêtées en
bouchon) à l'entrée de chacune des rues et des avenues qui
convergeaient vers la place (sauf celle, déserte d'un côté,
emplie par le défilé de l'autre, qu'empruntait le cortège),
le bruit, la respiration confuse de la ville continuant tout autour et au-delà,
mais cessant à partir d'une invisible barrière dessinée
par le périmètre de la place à travers laquelle, du
balcon, on pouvait voir converger, se rassembler (à la façon
de la limaille de fer dans un champ magnétique) comme des particules
de silence (sans doute parce que la plupart étaient chaussés
d'espadrilles) se condensant (quelques-uns se hâtant, courant, mais
sans que cela fît plus de bruit, sans que le mouvement même dérangeât
cette espèce de torpeur) venant s'agglutiner le long du bord de l'esplanade
qui faisait face au palace, constituant là pour ainsi dire comme
une zone où le silence semblait encore s'épaissir, opaque,
noir, étincelant (l'étudiant se rappelant seulement alors
le chauffeur dingue, sa chevelure aile de corbeau cosmétiquée
et luisante, comme si avec leurs uniformes salopettes de mécanos,
leurs blousons (ou simplement les chemises aux manches retroussées)
et leurs artilleries portatives, la brillantine constituait, à défaut
de casque et imitant l'aspect huileux, funèbre et impénétrable
du métal, un des éléments intangibles de leur tenue)
au point que par l'intermédiaire d'un sixième sens (pas l'ouïe)
il pouvait percevoir quelque chose qui non pas émanait du silence mais
pour ainsi dire l'englobait, le constituait, et qui ne ressemblait à
rien de se qui se dégage d'ordinaire d'une foule (le respect, la douleur,
la colère, le recueillement) amassée à l'occasion de
défilés, de funérailles, de manifestations ou d'émeutes.
Puis il parvint à se rendre
compte de ce que c'était. Même du quatrième étage
on pouvait le voir : on aurait dit des aveugles, pensa-t-il plus tard. Comme
des gens réunis dans une pièce et qui évitent de se
regarder. C'est-à-dire qu'au contraire de ce qui rassemble, met d'habitude
une foule en mouvement, celle-ci n'avait aucun objectif extérieur,
étranger à elle (ou aucun ennemi déterminé,
nommable, simple, visible) sur quoi ou contre qui diriger ou exhaler sa fureur,
les pancartes (ou les banderoles ‑ il n'y en avait pas qu'une : derrière
la première venaient d'autres à peu près autant qu'il
y avait de journaux sur la table de réfectoire), répétant
chacune (avec les mêmes variantes que les manchettes des journaux)
non pas une accusation mais la même lancinante interrogation sans réponse,
comme le monotone tintement d'un glas, sans appel, sans recours :
¿ QUIEN HA MUERTO ? ¿
QUIEN HA MUERTO ?
¿ QUIEN HA MUERTO ?
le pronom personnel étant employé comme par une sorte
de pudeur, ou prudence, ou précaution (comme ces charitables circonlocutions
dont on use pour annoncer à la famille une nouvelle pénible,
effrayante dont on redoute que l'esprit, la raison, ne la supportent pas),
de sorte que la véritable traduction (c'est-à-dire ce que chacun
lisait en réalité) était non pas « Qui a tué
? », mais « Qu'est-ce qui a tué ? », comme s'ils
s'interrogeaient avec stupeur sur le nom, la nature d'une infection, d'un
mal : non pas l'impitoyable, froide et paternelle vindicte du lointain aréopage
de vieux généraux et de vieux évêques parcheminés
ou ventripotents, siégeant, avec leurs bottes étincelantes,
leurs bedaines ceinturées d'azur (les généraux) ou
d'écarlate (les évêques) et leurs têtes de caricatures,
hautains et cruels, dans un irréel empyrée, mais quelque chose
qu'elle, la foule, aurait elle-même secrété : une épidémie,
une de ces terrifiantes, meurtrières et répugnantes maladies
qui sont héréditairement l'apanage des pauvres, comme la teigne,
la pelade ou les latrines bouchées, et qui tuait maintenant, imbécile,
furieuse et aveugle, ici et là dans la ville étouffée
sous son pesant couvercle de puanteur, dans les fétides émanations
d'égout, de melon pourri et d'huile rance ; la tête du cortège
toute proche à présent, quoiqu'à aucun moment on n'ait
pu le voir avancer à proprement parler : plutôt comme si s'étaient
succédés une série de plans fixes, à différents
étiages pour ainsi dire de la marée humaine qui emplissait
l'avenue, jusqu'à ce qu'on puisse distinguer les visages et les yeux
de ceux qui marchaient au premier rang, immédiatement derrière
le catafalque, les représentants de l'organisme (ou du groupe, ou du
compromis, qui se disait un gouvernement et qui en réalité ne
gouvernait rien, c'est-à-dire une vingtaine d'hommes représentant
eux-mêmes la dizaine de partis, de comités et de syndicats qui
disaient eux-mêmes représenter les centaines de centaines de
comités et de conseils (à peu près autant qu'il y avait
de villes et de villages ‑ ou même de hameaux, ou même de fabriques,
ou même de fermes ‑ dans le pays tout entier) qui eux-mêmes se
considéraient comme autant de gouvernements, la vingtaine d'hommes
donc qui se contentaient de s'asseoir pour se faire photographier (eux aussi
vêtus de salopettes de mécanos ou en manches de chemise) autour
de la longue table gothique de ce qui avait été autrefois
le palais d'un gouverneur qui n'avait jamais lui non plus de mémoire
d'homme gouverné quoi que ce fût mais simplement pillé
(en appelant cela lever des impôts) et fait pendre ceux qui refusaient
de se laisser piller, de sorte que la vingtaine d'hommes impuissants et crispés
qui posaient pour les photographes dans des postures nonchalantes autour
de la table gothique n'avaient pas à résoudre le problème
de remplacer un gouvernement par un autre gouvernement mais, pour commencer,
celui de réussir (et cela par le seul miracle, la seule intervention,
la seule force de persuasion de la gélatine et des sels d'argent)
à faire entrer dans la tête de gens armés comme des panoplies
une notion pour eux aussi abstraite et aussi vide de sens que celle de gouvernement),
le président (car ils avaient même élu un président)
marchant au milieu et sur le même rang que les autres (malgré
la chaleur et peut-être à cause du ciel gris et bas il portait
une gabardine ; il était aussi le seul à avoir un chapeau ;
il le tenait à la main) avec le même regard éteint, fixe,
somnambulique, le même visage aux chairs blafardes et molles (sans
doute à force de se tenir perpétuellement enfermé à
la disposition des photographes autour de cette fameuse table), la même
expression vide, exténuée (pas triste, ni accablée,
ni effrayée ‑ quoique le mort (celui dont on avait trouvé le
corps dans un terrain vague de banlieue avec deux balles dans la nuque) fût
son ami et conseiller personnel dont plusieurs des dix-neuf autres qui s'intitulaient
le gouvernement lui avaient demandé de se séparer, ce à
quoi il s'était refusé et ce qui était chose faite maintenant,
par des moyens définitifs, sinon légaux, de sorte qu'il avait
pour ainsi dire le privilège de pouvoir suivre à présent
son propre enterrement, ce qui n'est pas donné à tout le monde
‑ et cependant aucun des dix-neuf autres (ceux qui avaient demandé,
puis exigé, puis finalement obtenu ‑ comme l'attestait la cérémonie
‑ la liquidation du conseiller) n'arborant un air satisfait, ni vainqueur
‑ pas contrit non plus ‑ leur visage à eux aussi simplement ‑ comme
celui du président ‑ somnambulique, simplement exténué),
le crissement des roues maintenant très fort, à peu près,
semblait-il, dans l'effroyable silence, comme un roulement de tonnerre, tandis
que le corbillard passait au-dessous du balcon : les quatre chevaux macabres,
caparaçonnés, encapuchonnés, médiévaux,
les seize pattes noires, graciles et élégantes crépitant
sur la chaussée, puis le char lui-même sous la montagne de
gerbes ensanglantées, ses plumes d'autruche tremblotantes, son mort
invisible et meurtrier (« Les enterrements ! avait dit l'Américain.
L'éternelle attraction dont on ne se fatigue jamais, l'éternel
attrape-mouches pour vieillards accourant, emplis, débordant de,
cachant mal la joie sénile, radoteuse et sarcastique qu'ils éprouvent
à aller voir recouvrir de terre un des leurs, ou un plus jeune qu'eux
‑ ce pourquoi ils consultent chaque matin avec la même impatience, la
même joyeuse et débile avidité la rubrique nécrologique
du journal ‑ célébrant chaque mort comme une victoire personnelle,
en oubliant toute prudence, abandonnant pantoufles, plaids et coin du feu
pour aller méchamment grelotter sous les voûtes glacées
et dans les courants d'air des cimetières où ils contracteront
l'expéditive fluxion de poitrine qui les y dépêchera
eux-mêmes les pieds par devant la semaine suivante. L'enfouissement
hygiénique et solennel d'une charogne, la cérémonie,
le spectacle renouvelé et gratuit qui constitue la suprême et
dernière délectation des crétins et des gâteux.
Est-ce qu'il n'y a pas un proverbe français qui dit ça, un truc
de droit ? ‑ « Le mort saisit le vif », non ? Ah ah !... «
Le mort zigouille le vif ! » Ah ah ah !.. l'Italien et l'officier (ou
policier) le regardant rire de cet air légèrement incrédule,
légèrement interdit (un peu hagard aussi, pensa plus tard
l'étudiant : comme ceux qui marchaient derrière le corbillard.
C'était cela : étonnés, hagards et exténués),
le maître d'école tranquille, indéchiffrable, disant avec
quelque chose qui, chez lui, devait être un sourire : « Tu parles
bien », et l'Américain : « Si. Très bien. En plusieurs
langues. J'ai appris. Tu trouves que c'est une plaisanterie trop salée
? », le maître d'école continuant à le regarder
avec toujours sur son visage ridé, parfaitement immobile et figé
(comme un de ces masques de théâtre chinois), cette espèce
de sourire, l'Américain riant de nouveau, disant : « Trop salé,
si ? Ah ah... J'ai appris à assaisonner en toutes les langues ! J'ai
appris a asesinado en un tas de langues ! Ah ah ah ah ah...», le maître
d'école souriant toujours, le fixant, disant sans élever la
voix : « Tu parles trop », et l'Américain : « Je
sais. Mais c'est drôle, non ? », et le maître d'école
: « Si. Comique. »), le mort invisible et dangereux, donc, escorté
par les deux files parallèles de soldats (c'est-à-dire des
vrais ‑ pas les types faméliques et efflanqués, avec leurs
cheveux cosmétiqués, leurs pantalons élimés
et leurs espadrilles, et bardés, ou plutôt hérissés
d'armes ‑ ou peut-être après tout des faux, c'est-à-dire
qui avaient plutôt l'air, à force d'être propres et astiqués,
de sortir des coulisses d'une opérette, avec leur drôle de bicorne
verni, leur uniforme ajusté, leur modeste carabine, leur pas d'automates
mécaniques, exactement comme des figurants de music-hall) qui marchaient
de part et d'autre du corbillard, le canon de leur arme dirigé vers
le sol, comme une double file de fantômes, quoiqu'ils fussent chaussés,
eux, non d'espadrilles mais de brodequins cloutés, (.........................)
maintenant le formidable crissement des roues couvrait tous les autres bruits,
oppressant, comme si des milliers de spectateurs pressés aux fenêtres,
entassés sur les trottoirs, les toits des tramways, ou grimpés
sur les réverbères, se dégageait quelque chose d'épais,
d'irrespirable, plus perceptible, plus effrayant que des cris, les hommes
(les chiens maigres) du piquet de garde qui veillait à la porte du
palace (d'ordinaire ils somnolaient, sous la marquise en forme d'élytres,
d'ailes d'insecte, les deux plus hauts gradés (c'est-à-dire
ceux dont les fonctions ‑ puisqu'ils refusaient d'avoir un grade ‑ devaient
correspondre à celles de sergent et de caporal) assis dans deux fauteuils
d'osier de chaque côté du perron, l'homme de faction accoté
à l'un des guéridons de café au plateau de marbre rosâtre
veiné de blanc et cerclé de cuivre, au lourd pied de fonte
peint en vert clair (les saillies, les fioritures sur lesquelles la peinture
avait disparu par frottement dessinant les fleurs, des astragales brun rouille)
disposés en chicane autour de la mitrailleuse avec son bouclier d'acier,
sa bande engagée, son aspect hargneux de roquet squelettique, meurtrier,
stupide, le tireur et le servant à demi allongés, les fesses
sur la première marche, les coudes deux marches plus haut, les autres
fumant assis également sur les marches ou dormant dans les fauteuils
du hall) tant bien que mal alignés maintenant sur un rang, ceux qui
avaient des fusils les tenant devant eux à deux mains (l'une au milieu
du canon à peu près, l'autre serrant la partie amincie un
peu au-dessus de la crosse) à peu près comme des cierges (ce
qui devait être une manière de salut), les autres (le sergent,
le caporal, le tireur et le pourvoyeur), qui n'avaient qu'un revolver ou
rien du tout, saluant du poing, c'est-à-dire l'avant-bras vertical
faisant un angle droit avec le bras, horizontal à partir de l'épaule,
le poing fermé à peu près à la hauteur du sommet
de la tête, le président (il était grand, mince, habillé
avec soin, l'air, quoiqu'il fût depuis longtemps politicien professionnel,
d'un avocat ou d'un docteur), quand il passa à son tour, tournant
vers eux (puis levant vers ceux qui se pressaient aux fenêtres des étages
au-dessus) son visage inexpressif, son regard inexpressif, vidé de
tout hormis de fatigue, de lassitude (même plus ‑ ou au-delà
de ‑ la peur, la méfiance, même pas la résignation :
uniquement la lassitude) hésitant une fraction de seconde, regardant
le chapeau qu'il tenait à la main, puis finalement l'élevant,
le tenant un instant à la hauteur de sa tête, et à la
fin détournant les yeux et laissant retomber son bras, les membres
du gouvernement (ou de ce qui se disait un gouvernement) marchant sans ordre
autour de (et derrière) lui, certains eux aussi vêtus de salopettes,
d'autres avec de vrais uniformes, des casquettes plates, des gants et des
buffleteries noires, et d'autres encore simplement en complet veston mais
tête nue et sans cravate (l'un d'eux fumait) regardant eux aussi au
fur et à mesure qu'ils passaient la garde hétéroclite
et les gens penchés aux balcons mais tous (et quoique certains fussent
sortis un peu plus tôt du palace où ils avaient aussi un bureau
‑ à moins que leur véritable bureau fût dans le palace
et qu'ils eussent aussi un bureau dans un endroit baptisé ministère
ou commissariat ou quelque chose comme ça) avec le même regard
vide ou plutôt vidé, ni hostile, ni effrayé, ni amical,
même pas soucieux : rien que tendu, las ou plutôt exténué
; l'Américain contemplant toujours au-dessous de lui (maintenant le
corbillard avait dépassé l'hôtel, se trouvait tout à
fait sur la droite, le crissement des roues s'affaiblissant, laissant place
peu à peu au bruit silencieux et confus de piétinement qui
semblait le recouvrir, le submerger, au fur et à mesure qu'avançait
le cortège, comme une espèce de lugubre marée) la masse
grumeleuse hérissée de drapeaux oscillant qui s'avançait
: simplement (sans cesser de regarder la foule) il sortit directement de sa
poche un petit cigare noir qu'il se fourra entre les lèvres, l'étudiant
se demandant comment il trouvait le moyen d'avoir tous les jours et dès
le matin l'air de ne pas s'être rasé depuis la veille (mais jamais
depuis plus de deux jours ‑ de même qu'il avait aussi en permanence
l'air de n'avoir pas dormi ni changé de chemise depuis deux jours,
mais jamais plus ‑ de sorte qu'il fallait tout de même bien qu'à
un moment ou à un autre il se serve d'un rasoir, dorme et change de
chemise, mais quand ?), le petit fuseau brun fiché maintenant tout
droit, horizontal, entre ses lèvres serrées (comme s'il les
avait avalées, ce qui en retroussait les coins dans une espèce
de sourire figé, sans gaîté) si bien que le cigarillo
avait l'air planté dans une simple fente de la peau recouverte de
cette barbe ‑ ou plutôt moisissure ‑ grisâtre (c'était
cela : moisi : comme si toute sa personne dégingandée, ses joues
efflanquées, son corps efflanqué, osseux, trop grand et légèrement
voûté sous les vêtements, la veste flasque qui pendait
de ses épaules, le pantalon qui pendait aussi retenu on ne savait
comment sur ses hanches maigres, son ventre tellement plat que l'énorme
et noir revolver qu'il portait glissé dans la ceinture, directement
contre sa chemise, faisait à peine saillie ‑ revolver qui semblait,
à la fois par sa taille démesurée, offusquante, caricaturale,
et la négligence désinvolte (et même ennuyée)
avec laquelle il le trimballait, comme une concession excédée
faite à un état de choses qui avait remplacé le port
inconfortable des cravates par celui encore plus inconfortable des revolvers,
lui qui sans doute avait toute sa vie mis autour de son cou une cravate sans
plus se soucier de sa couleur que de la façon dont il la nouait ‑
et probablement même appartenant à cette catégorie de
types qui nouent une cravate une fois pour toutes, se contentant le soir
de la desserrer suffisamment pour pouvoir en faire passer la boucle autour
de sa tête et le lendemain la renfilant de la même façon,
et remontant le noeud, et c'est tout), comme si tout entier donc, avec ses
yeux gris fer, ses soyeux cheveux sans doute autrefois blonds ou tout au
moins châtain clair et maintenant sans couleur définie (pas
encore gris pourtant, mais qui cependant avaient cessé d'être
blonds ou châtains), ce poil grisâtre sur ses joues, il se couvrait,
se voilait d'une espèce de végétation parasitaire et
incolore (« Le fait de n'être plus absolument sûr, dit-il
une fois, mais de continuer quand même. Comme le pot à confiture
sur lequel commence à s'en tisser une petite couche, comme un brouillard.
Et si on racle le dessus, par-dessous elle est encore bonne. Je veux dire
comestible. Seulement il y a cette sacrée putain de couche du dessus.
Et bientôt c'est le pot tout entier qui pue...»), ses prunelles
couleur de fer moisi toujours fixées sur (maintenant c'était
comme un fleuve sombre brassé par de lents remous, quelques-uns tournant
parfois la tête quand ils passaient devant l'hôtel («
Un des sept oncles, venait-il de dire, mais lequel est le bon ?»),
la relevant, regardant ceux qui se pressaient aux fenêtres (de sorte
que la foule, l'espèce de magma, de lave grumeleuse grise et noire
se piquait çà et là, d'ovales couleur chair comme des
bulles, comme des masques posés à plat sur sa surface, dérivant
lentement pendant quelques instants, emportés par l'imperceptible
courant, et ensuite basculant en avant et disparaissant) puis la garde, devant
la porte, la mitrailleuse derrière son bouclier, la barrière
des tables de café et les fauteuils de rotin, et à la fin détournant
la tête, leurs visages pendant tout ce temps absolument dénués
d'expression), ses prunelles toujours fixées sur ce qui se passait
en bas ‑ la main ressortant de la poche avec au bout des doigts l'allumette
déjà allumée, approchant la flamme de l'extrémité
du petit cigare, l'allumant (toujours sous le regard vigilant et circonspect
du maître d'école), soufflant la fumée par les narines,
jetant l'allumette par-dessus le balcon, la main remontant ensuite jusqu'au
visage, retirant le cigare de la bouche (les lèvres reprenant alors
leur forme normale : celle d'en dessous épaisse, les coins maintenant
abaissés, légèrement tombants), disant enfin (l'étudiant
se rendant alors compte qu'il ne s'était écoulé qu'un
instant, quelques secondes peut-être, depuis que le maître d'école
avait parlé, après que l'Américain avait raconté
l'histoire des sept oncles, des sept poignards, des sept mains unies et des
sept mains gauches posées derrière les dos sur les manches des
sept poignards) :
« Nosotros ? »
le maître d'école
le regardant toujours, et lui faisant comme s'il ne s'en apercevait pas,
élevant de nouveau le cigarillo jusqu'à ses lèvres,
tirant dessus, les joues maigres se creusant encore, soufflant une nouvelle
fois la fumée, le maître d'école continuant à l'observer,
et alors l'Américain parlant, mais sans cesser de contempler le défilé
au-dessous de lui : « Bien sûr. Nous autres. J'avais oublié.
Qui sans ça ? »
et un ton plus haut (la voix pas
ironique, ni moqueuse, ni en colère : simplement un peu plus forte,
un peu à côté, un peu plus qu'il n'eût fallu) :
« Le bon vieil oncle ! C'est-à-dire notre bonne vieille tante
! Cette sacrée chère bonne vieille femme à barbe qui
a tout prévu. » Le monde entier était gris, terne, pesant,
humide...
"Inventaire"
|
"Inventaire", Les Lettres
nouvelles, 22, fév.1962, p.50-58.
(Repris dans Le Palace).
Et à un moment, dans un
brusque froissement d'air aussitôt figé (de sorte qu'il fut là
‑ les ailes déjà repliées, parfaitement immobile ‑
sans qu'ils l'aient vu arriver, comme s'il avait non pas volé jusqu'au
balcon mais était subitement apparu, matérialisé par
la baguette d'un prestidigitateur), l'un d'eux vint s'abattre sur l'appui
de pierre, énorme (sans doute parce qu'on les voit toujours de loin),
étrangement lourd (comme un pigeon en porcelaine, pensa-t-il, se demandant
comment dans une ville où la préoccupation de tous était
de trouver à manger ils s'arrangeaient pour être aussi gras,
et aussi comment il se faisait qu'on ne les attrapât pas pour les
faire cuire), avec son soyeux plumage ocellé, gris foncé, à
reflets émeraude sur la nuque et cuivrés sur le poitrail, ses
pattes corail, son bec en forme de virgule, sa gorge bombée : quelques
instants il resta là, l'oeil stupide et rond, tournant la tête
sans raison à droite et à gauche, passant d'une position à
l'autre par une série de minuscules et brefs mouvements puis (sans
doute parce que l'un de ceux qui étaient dans la chambre fit un geste,
ou du bruit) aussi brusquement qu'il s'était posé, il s'envola.
Et ceci : la pièce lambrissée ou plutôt aux murs décorés
de baguettes à moulures dessinant des panneaux couverts de cette
peinture gris Trianon qui semble être comme la livrée, le cosmopolite
badigeon standard fabriqué en série, en même temps que
les costumes des grooms et les tenues galonnées des portiers, afin
de dispenser aux milliardaires en voyage le coûteux privilège
qui consiste à pouvoir se faire véhiculer à des prix
exorbitants par le moyen de paquebots, d'avions ou de wagons-lits à
travers ou au-dessus des mers et des continents d'un appartement à
un autre appartement exactement identique, moyennant quoi sans doute ils
se consolent de cette malédiction qui les force à errer sans
trêve d'un palace posé, ou construit, ou hissé à
dos d'homme sur les neiges étincelantes à un palace entouré
de palmiers (puis de nouveau au sein des solitudes glacées, puis
de nouveau sous le bruissement rêche des palmes balancées, et
ceci sans espoir de fin ni de changement sinon, de temps à autre ‑
quant au paysage qui s'inscrit dans la fenêtre ‑ une vitrine de bijoutier)
; la pièce, donc, aux murs gris Trianon et nus où, au centre
de chaque panneau, un rectangle légèrement plus clair indiquait
la place qu'avait occupée une de ces gravures elles aussi style Trianon
et dont le titre traditionnellement en français (l'Escarpolette ou
la Chemise enlevée) figure au bas dans un cartouche entouré
de guirlandes de roses (les mêmes ‑ les mêmes fleurs, la même
couleur ‑ qui s'enroulent autour des cordons de la balançoire ou teinte
le bouton d'un sein), entièrement vidée de son mobilier (lit,
fauteuils, rideaux, tapis, eux aussi de ce style stéréotypé
et cosmopolite imaginé la veille d'une révolution ‑ comme si,
en dehors du repos des milliardaires fatigués, les grands hôtels
n'avaient été conçus que pour être périodiquement
réquisitionnés par des gouvernements plus ou moins provisoires,
et leurs baignoires occupées alternativement par les corps épilés
des riches Argentines et les dossiers de police), mobilier apparemment commandé
en série (lustres, bonheurs-du-jour et bergères laquées)
dans l'usine automatique qui ne cesse de déverser sur les montagnes,
au bord des mers et dans le centre des grandes capitales des tonnes de guirlandes
sculptées et peintes à la machine, de bureaux ministre, de
nudités surprises et de mélancoliques mandolinistes à
tricorne vêtus de soie brillante), entièrement vidée
donc (et même plus que vidée : curetée, raclée)
sans doute en vertu de cette loi qui veut que toute entité humaine
constituée en troupe armée s'assigne pour tâche première
le déménagement systématique des maisons conquises,
comme si revolvers, fusils ou mitraillettes n'avaient été inventés
que pour constituer une gêne et une charge supplémentaire, tant
bien que mal rejetés derrière l'épaule, brinquebalants,
la bretelle glissant le long du bras à chaque mouvement et l'arme,
l'acier mortel, graisseux et noir venant cogner bruyamment avec une sorte
de fureur maligne (revanche, ou vengeance, de la matière attendant
depuis la nuit des temps dans le sein ténébreux de la terre
d'en être extraite pour accomplir sa vocation de meurtre et de puissance
et au lieu de cela ignominieusement mêlée à des besognes
domestiques) les tibias des déménageurs casqués et bottés
ahanant dans les escaliers où les périodiques migrations de
matelas et de pendules façonnent peu à peu la mystérieuse
Histoire et les destins du monde.
Toutefois il supposa que devait
jouer simultanément une autre loi (une sorte de corollaire) un peu
semblable à celle des vases communicants et selon laquelle le niveau
du contenu dans les divers contenants doit être partout égal,
en vertu de quoi l'Histoire se constituait au moyen non de simples migrations
mais d'une série de mutations internes, de déplacements moléculaires
(comme on dit qu'à l'intérieur d'un métal martelé
pour être façonné il se produit de véritables transhumances
‑ ou plutôt quadrilles ‑ de particules), si bien qu'il lui semblait
voir, jurant, trébuchant et se croisant dans les escaliers deux files
(les descendant et les gravissant) de conquérants-déménageurs
ployant sous le double fardeau de leur équipement guerrier et (pour
les uns, ceux de la file descendante) de chiffonniers en marqueterie, de
coiffeuses enguirlandées, d'aguichantes nudités, croisant (porté
par les autres, ceux de la file montante) l'équipement fonctionnel
que les besoins de l'Histoire nécessitaient en lieu et place des élégants
accessoires conçus pour remédier au nostalgique dépaysement
des milliardaires brésiliens, soit (entre les quatre murs lambrissés
et gris tourterelle) :
Premièrement : une grande
table de bois ordinaire au plateau recouvert d'une feuille de zinc (ou de
plomb ?) rabattue sur les côtés et clouée par dessous,
comme celles qui servent dans les réfectoires des collèges
ou de ces institutions charitables où se pratique l'échange
des nourritures terrestres (fournies par l'institution) contre les valeurs
spirituelles (la prière, le bénédicité ou l'action
de grâce dévidée ou plutôt mastiquée par
l'autre partie prenante, écoliers ou clochards) ‑ table provenant
donc (déménagée) selon toute apparence d'un couvent,
d'une école ou d'un asile (ce qui, dans un pays où les ordres
religieux détiennent ‑ ou plutôt détenaient encore quelques
semaines auparavant ‑ le monopole de l'instruction et de la récupération
des épaves, ne faisait sans doute qu'un). Cependant ce n'était
pas de la table que cela provenait ‑ à moins que l'on supposât
que les innombrables passages sur le métal blanchâtre (comme
on dit aussi que celui-ci « se souvient » des coups de marteau
reçus et qu'à partir d'un certain nombre de ceux-ci il se produit
une sorte de saturation, un changement de structure, et alors peut-être
était-il devenu poreux, capable de retenir dans d'invisibles alvéoles
de la matière d'inépuisables sources de puanteur) des innombrables
torchons laissant derrière eux sur la surface balayée de fines
stries parallèles, courbes et perlées, aient à la longue
fini par l'imprégner de la fétide odeur des réfectoires,
transportant chez les milliardaires les nauséeux effluves de poireaux,
de choux-fleurs, de melons et d'huile rance stagnant, tièdes et intestins,
non seulement dans les chambres gris Pompadour mais encore dans les couloirs
et les escaliers qu'avaient jadis hantés les prodigues Vénézuéliens
et les lords anglais, comme, aurait-on dit, la viscérale exhalaison
d'un organisme, de tripes pantagruéliques à l'intérieur
desquelles eux-mêmes se seraient trouvés maintenant, ‑ jusqu'à
ce qu'ouvrant la fenêtre on se rappelât que ce n'était
pas l'hôtel (la fastueuse débauche de corniches, de volutes
et de vagues pétrifiées, détournée de sa destination
première) qui puait ainsi, mais la ville toute entière, comme
si elle était en train de se putréfier, jaunâtre, poussiéreuse
et fossilisée au-dessus du suffocant dédale de ses égouts.
Deuxièmement : deux chaises
de salle à manger de ce faux style Renaissance allemand, à
hauts dossiers de bois noir et sculpté présentant en leur sommet
une sorte d'écusson ovale légèrement bombé encadré
de volutes imitant des feuilles de parchemin recroquevillées, les
deux montants latéraux du dossier et les pieds en forme de colonnes
torsadées, leurs sièges recouverts d'un velours pelucheux
et grenat pelé laissant voir, au centre, la trame jaunâtre.
Troisièmement : une petite
table de bureau supportant des paperasses et une machine à écrire
noire, la marque de fabrique (Remington) en lettres dorées à
demi effacées.
Quatrièmement : un grand
canapé (vraisemblablement déménagé, lui, non d'un
couvent, mais d'un bordel de luxe, à moins que ce ne fût du
palais d'un évêque) en bois doré (pas à la feuille,
mais à l'aide de cette peinture bon marché d'un jaune à
base de bronze ‑ ce qui inclinait le pronostic en faveur du bordel), recouvert
d'une soie d'un rouge fané ou plutôt rosâtre à
reflets moirés encore en assez bon état sur le dossier, mais
usée sur le siège aussi, s'effilochant en échelles de
fibres parallèles et fines comme des cheveux.
Cinquièmement : un rocking-chair
en bois verni jaune, le dossier et le siège cannés, en bon
état.
Sixièmement : une chaise
de cuisine en bois, siège de paille.
Septièmement : punaisées
sur les murs (mais pas exactement à la place des gravures galantes
décrochées, de sorte que les rectangles clairs étaient
nettement visibles) et se faisant face sur les deux murs latéraux
(les deux murs perpendiculaires à celui où se trouvait la fenêtre),
deux photographies de même format (pas très grand : à
peu près celui d'une feuille de machine à écrire, plus
une marge blanche d'encadrement large d'à peu près deux doigts)
et représentant sur papier glacé l'une la tête d'un homme
à barbe et chevelure de prophète biblique, le buste cependant
revêtu d'un veston, le front bombé et haut, les cheveux ondulés
tombant jusqu'au-dessous des oreilles ‑ l'autre un homme souriant, au visage
carré, à moustache noire, revêtu d'une vareuse de tissu
foncé au col de coupe militaire. Sur le panneau à gauche de
la fenêtre (au-dessus de la petite table supportant la machine à
écrire, disposée en diagonale dans l'angle de la pièce)
un plan de la ville avec ses pâtés de maisons figurés
en jaune, ses rues tracées en quadrillage régulier («
...comme une grille d'égout, disait l'Américain, et si on la
soulevait on trouverait par-dessous le cadavre d'un enfant mort-né
enveloppé dans de vieux journaux ‑ vieux, c'est-à-dire vieux
d'un mois ‑ pleins de titres aguichants. C'est ça qui pue tellement
: pas les choux-fleurs ou les poireaux dans les escaliers des taudis, ni
les chiottes bouchées : rien qu'une charogne, un foetus à trop
grosse tête langé dans du papier imprimé, rien qu'un
petit macrocéphale décédé avant terme parce que
les docteurs n'étaient pas du même avis et jeté aux
égouts dans un linceul de mots...», le type à tête
de maître d'école qui se tenait derrière la petite table
sur sa chaise (ou plutôt sa cathèdre) d'évêque allemand
de la Réforme le regardant à ce moment-là d'un air désapprobateur,
disant : « Oh, arrête ! », l'Américain assis d'une
fesse sur le rebord de la longue table de réfectoire achevant de pousser
la dernière balle dans un chargeur à ressort, faisant glisser
le chargeur dans la crosse de son énorme revolver, disant : «
...une puante petite momie enveloppée et étranglée par
le cordon ombilical de kilomètres de phrases enthousiastes tapées
sur ruban à machine par l'enthousiaste armée des correspondants
étrangers de la presse libérale. Victime de la maladie pré-infantile
de la révolution : le parrainage et l'estime de l'honorable Manchester
Guar...», et le maître d'école : « Oh, ferme ça.»,
l'Américain se levant (effaçant sa fesse, se laissant glisser,
se redressant ‑ ou plutôt se dépliant, se déployant en
hauteur ‑, fourrant le revolver dans la ceinture de son pantalon, reboutonnant
son veston sur son nombril, s'approchant de la fenêtre, se penchant
au balcon, disant, le dos tourné aux occupants de la pièce,
comme pour le ciel (mais pourtant en espagnol) : « Alors, c'est pour
quelle heure cet enterrement ? », le maître d'école lui
lançant un coup d'oeil, puis haussant les épaules), ses avenues
parallèles traversées de diagonales coupant obliquement les
pâtés de maisons réguliers en forme de carré (mais
les coins de chaque carré tronqués, de sorte qu'ils avaient
en réalité, avec chacun de leurs angles en pans coupés,
la forme d'octogone à quatre grands côtés et quatre
petits), et il semblait à l'étudiant la voir toute entière,
d'un jaune sale, au bord de sa mer d'un bleu sale, décoloré,
baignant dans cette espèce de brume blanchâtre mélangée
de fumée que le faible mais opiniâtre vent du large (pas assez
fort pour agiter les feuilles immobiles des palmiers, mais suffisamment pour
drainer lentement les tonnes d'air opaque et poisseux) poussait sur elle sans
répit, étouffant, pesant sur les perspectives de palmes poussiéreuses,
les parcs aux verdures poussiéreuses, les mornes et lourdes successions
d'immeubles uniformément recouverts de cette crasse jaunâtre,
indélébile, les lourds palais en pain d'épice, les arènes,
les lourdes fontaines compliquées, étincelantes et sans fraîcheur,
les mornes et écrasantes successions de rues, de places, d'avenues
aux noms de rois, de saints, de dogmes, de batailles : barbares et fleuris,
comme un effrayant catafalque, comme une morte sur un lit de pétales,
un lugubre inventaire, la lugubre litanie d'une impitoyable et mystérieuse
religion, de l'impitoyable, arrogante et mystérieuse Histoire couverte
de pus, d'infects et inguérissables stigmates :
Calle de la Cruz
Calle del Sepulcro
Calle de la Sangre
Calle del Rosario
Calle de San Cristobal
Plaza Reale
Cuartel de Caballería
Calle de Floridablanca
Via Augusta
Arenas Monumentales
Calle des Consejo de Ciente
Calle des Concilio de Trente
Calle del Hospital de Infecciosos
pouvant voir en couleurs violentes ‑ comme sur les couvercles des boîtes
à cigares, encadrés dans des médaillons ovales et jumeaux
au milieu d'une profusion exubérante de volutes et d'entrelacs dorés
et légèrement en relief sous le doigt ‑ des générations
de reines idiotes couronnées de diadèmes et de rois aux moustaches
en crocs, aux mentons démesurés ‑ et derrière eux un
grouillement de gouverneurs de vice-rois et de généraux à
casques à pointes et à têtes de bandit, aux ventres
d'outre, aux torses boudinés dans des uniformes aux teintes suaves
(blanc, jonquille, ou bleu marial) et constellés de diamants, d'évêques
à becs d'éperviers, de duchesses, de cantatrices à éventails,
de députés trafiquants, notaires ou avocats frisés
au petit fer (et aujourd'hui chauves, à lunettes cerclées
d'or et complets-vestons à la fois sombres, cossus et voyants, à
rayures comme ceux des maquereaux), de banquiers, de lanceurs de bombes,
de soubrettes en tabliers tuyautés, de cireurs de bottes, de garçons
de café ou de bar aux spencers élimés venus des provinces
du Sud où traditionnellement et paisiblement les gens meurent de faim
pour de bon, avec trente des quarante mille putains nécessaires (en
complément des services municipaux) à l'évacuation
quotidienne des ordures de la ville, au bon fonctionnement et à la
tranquillité pour ainsi dire de ses bas organes, importées
à titre de cheptel vif et d'installations sanitaires, de même
que les rois étrangers de lignée austro-allemande mâtinée
(par les femmes) de sang anglais ou français, utilisés pour
la publicité des marques de havanes ou la décoration des coffrets
de confiseries rangées, serrées comme des bataillons d'opérette,
avec leurs stridentes couleurs d'opérette (vert, jaune, rouge, orange)
sous leur glacis de sucre craquelé, dans leurs berceaux, leurs collerettes
de papier festonné.
"L'Attentat"
|
"L'Attentat", Nouvelle Revue
Française, 111, mars 1962, p.431-452.
(Repris dans Le Palace).
... racontant qu'il était
resté ainsi longtemps sur le trottoir, planté devant cette vitre
de restaurant, à essayer de distinguer quelque chose à travers
le rideau de voile au-delà duquel il pouvait voir les lampes scintiller
doucement : un mélange de silence, de luxe et de bonne nourriture
(c'est-à-dire quand la nourriture n'est plus de la nourriture) sous
forme de lumière, dit-il : comme si rien qu'en se servant de lampes-bougies
et d'abat-jour roses on pouvait réussir à vous faire croire
que vous marchez déjà sur de la moquette de trois centimètres
d'épaisseur et que vous avez dans la bouche des huîtres ou du
gibier alors qu'on a encore les pieds sur le ciment du trottoir et que le
froid vous coupe les lèvres (il parlait avec une sorte d'indignation
paisible, comme si, arrivés à ce stade, le scandale, l'injustice
n'étaient plus que des sortes d'entités abstraites, échappant
à toute notion de bien ou de mal, comme le cancer ou la tuberculose,
et comme eux seulement justiciables d'opérations de désinfection
par les moyens les plus rapides, par exemple le feu ou les bombes). Entre
la glace et le rideau de voile qui empêchaient de voir distinctement
à l'intérieur, il y avait seulement, raconta-t-il, au milieu
de la vitrine, un de ces fruits à écailles et emplumés
(« Un ananas », dit l'étudiant. Il le regarda : «
Quoi ? ‑ Un ananas : quelque chose comme une pomme de pin avec un petit
palmier qui sort par le haut. ‑ Oui, quelque chose comme ça »)
au milieu de quelques autres échafaudés en pyramide (mais
il le supposait, ne les vit pas réellement : seulement des objets
astiqués, étincelants (« Des plats, des coupes ? »
dit l'étudiant. Et l'Italien le regardant de nouveau, disant, un
peu agacé maintenant : « Oui. Je ne sais pas. Probablement »),
et peut-être des choses plus rares et plus chères encore que
des fruits exotiques : des poissons fumés qui avaient l'air en carton,
gris foncé et ridés, comme ceux qui sont exposés dans
les musées d'histoire naturelle, et des trucs en boîte, avec
comme marque de fabrique un nom arménien ou russe (ou les deux à
la fois) ‑ le lisant et le relisant sans doute sans même s'en rendre
compte, se tenant debout dans le froid, grelottant tranquillement (pour qu'il
ne se fasse pas arrêter dès l'entrée par le premier maître
d'hôtel qui le verrait ou même, avant d'entrer, par le portier
à galons, l'ami chez lequel il logeait lui avait prêté
un de ses costumes, à peu près à sa taille et dans lequel,
pensa l'étudiant, il devait avoir l'air à peu près aussi
rassurant qu'un Zoulou qui pour passer inaperçu aurait emprunté
un habit Louis XV à broderies ‑ mais ils n'avaient pas pu trouver
de pardessus convenable, décidant (c'est-à-dire l'ami chez
lequel il logeait et qui apparemment pensait pour lui ‑ il (l'étudiant)
pouvait voir cela, aussi bien que s'il s'était trouvé dans le
magasin, à respirer la subtile puanteur s'exhalant des coupons d'étoffe
roulés sur les minces planchettes qui s'entassaient sur les rayons
: pas un magasin, un commerce pour gagner de l'argent, et pas non plus pour
servir de façade, de paravent : simplement ouvert, exploité
comme on mange non pour le plaisir mais parce qu'on est obligé de
se nourrir, c'est-à-dire en absorbant juste ce qu'il faut de nourriture
pour ne plus avoir faim, ou comme on met des vêtements parce qu'il faut
se protéger du froid : une boutique, donc, plutôt comme on
peut en voir dans une petite ville de province que dans une capitale, avec
un étalage sans attrait, et à l'intérieur, derrière
le comptoir, au milieu des coupons de cotonnades à petites fleurs et
de draperies bon marché, un type ressemblant à peu près
autant à un commerçant qu'un aigle à un oiseau de basse-cour,
avec une tête de marquis ou de podestat de la Renaissance, des rides
comme des cicatrices, un regard aigu, rapide, et cette contenance trop calme,
trop paisible, de cette espèce d'hommes chez qui les complots, la
clandestinité, l'illégalité et le risque de mort violente
ont créé comme une seconde nature (à moins qu'ils ne
soient naturellement nés pour les complots, l'illégalité
et le risque de mort violente), capables de ne laisser paraître non
seulement aucun trouble mais encore aucun signe extérieur de perception
si quelqu'un qui de toute évidence n'a rien à faire dans une
boutique de tissus pénètre là plus ou moins précipitamment,
le commerçant à regard d'aigle en train de montrer des coupons
à une cliente disant seulement : « Si vous permettez ma femme
va continuer à s'occuper de vous...», sans changer de voix, sans
relever les yeux, contournant déjà le bout du comptoir, la
cliente se retournant, apercevant tout juste alors le dos du visiteur en train
de franchir la porte de l'arrière-boutique, la femme déjà
à la place où se tenait quelques instants auparavant son mari,
disant d'une voix parfaitement paisible : « Est-ce que vous étiez
fixée sur quelque chose ? Je peux vous montrer...» (la femme
aussi d'une espèce particulière, assez grasse, empâtée
même, un peu huileuse, dans une robe noire sans ornement (comme si,
non pas en signe d'affliction ou de résignation mais par commodité,
sens pratique, elle avait pris une fois pour toutes le deuil en souvenir ou
en prévision de quelque chose qui ne pouvait pas, soit s'oublier,
soit ne pas arriver), la lèvre supérieure peut-être ombrée
d'une légère moustache, et avec encore une peau d'ambre et
des yeux de madone, noirs, profonds, paisibles, tandis qu'elle déploie
les coupons ‑ elle aussi à peu près aussi intéressée
par ce qu'elle fait là que tout à l'heure le type au regard
d'aigle, quoi que ce soit elle qui ait eu l'idée d'ouvrir ce commerce,
parce qu'une femme peut toujours arriver à se débrouiller avec
des bouts d'étoffe, et en tout cas mieux qu'un professeur d'histoire
ou de droit, dans un pays étranger), et les enfants eux-mêmes
(car ces gens-là ont aussi des enfants ‑ des enfants qui vont en classe,
comme tous les autres, avec cette différence qu'ils font des devoirs
et récitent des leçons dans une langue qui n'est pas la leur)
auxquels on n'a même pas eu besoin d'apprendre à ne jamais
poser de questions, ni s'étonner, ni parler de ce qu'ils peuvent voir,
qui savent tout cela d'instinct (non pas comme les petits des hommes dont
on est obligé de guider les premiers pas en les tenant, vacillants,
mous, baveux et ataxiques sur leurs jambes tordues, mais comme le petit de
l'aigle sait naturellement voler, ou les alevins vivre et filer dans l'eau
comme des flèches), traversant la boutique, le soir, vers cinq heures,
sans s'arrêter, leurs cartables sous le bras, avec pour les clients
s'il s'en trouve là ces mêmes visages d'adultes, impénétrables,
fermés, absents, et, parce qu'il faut tout de même qu'ils soient
par certain côté au moins des enfants, méprisants)...
l'ami chez lequel il logeait ayant donc décidé qu'il pourrait
passer pour quelqu'un qui vient juste de quitter sa voiture) : se tenant alors
là, essayant de dominer ce tremblement continu qui le secouait, tandis
qu'autour de lui c'était la nuit mauve de la ville trouée par
les enseignes de néon aux couleurs de berlingots (le ciel, quand on
levait la tête, rosâtre au-dessus de maisons sombres, c'est-à-dire
d'un rose sale, noir, résultant du reflet diffus et brouillé
des lumières sur le plafond bas des nuages, les réclames au
néon s'allumant et s'éteignant avec cette espèce de brutalité
mécanique et monotone d'injonction, de leçon répétée
pour des crétins) : c'était en février, raconta-t-il,
et il pouvait voir les gens assis à l'intérieur des cafés,
comme s'ils eussent été peints sur les vitres jaunes, les gens
ou plutôt les bustes qu'on ne regarde jamais, qui semblent posés
là, seuls ou par deux devant les guéridons dans des postures
figées, aussi impersonnels, aussi inhumains que les régiments
de chaussures alignées dans la vitrine voisine, dans le même
ruissellement de lumière artificielle et racoleuse qui semblait couler
comme une eau noire en reflets déformés sur les courbes luisantes
et sombres des autos roulant l'une derrière l'autre au ralenti, s'entrecroisant
(de sorte que le même rectangle éclairé semble se distendre,
se tordre, onduler, s'étirer, tandis qu'il glisse de gauche à
droite, puis de droite à gauche, alors qu'en réalité
il ne change jamais de place, mais de support), l'horloge pneumatique du
carrefour indiquant neuf heures du soir, puis la grande aiguille sautant
brusquement à neuf heures deux, ce qui le fit, dit-il, comme se réveiller,
prenant conscience du temps qui s'était écoulé depuis
qu'il était là, c'est-à-dire de cette progression bizarre
et saccadée, discontinue, du temps fait apparemment d'une succession
de (comment les appeler ?) fragments solidifiés (il y avait une de
ces réclames, raconta-t-il, dont un des éléments était
une flèche bleue courant le long de la façade d'un immeuble
(qu'un autre immeuble faisant le coin de la rue, cachait en partie, de sorte
qu'il ne pouvait pas voir où finissait le trajet, ni ce que la flèche
invitait à regarder), la flèche en réalité ne
se déplaçant pas mais l'illusion du mouvement étant
créée par le fait que plusieurs flèches en néon
disposées sur une ligne, l'une touchant l'autre, s'allumaient et s'éteignaient
successivement, si bien que l'oeil, la conscience abusée, attirée,
captivée par la lumière croyait suivre la course de quelque
chose qui ne bougeait jamais). Il raconta donc cela, sans ordre (l'étudiant
pouvant reconstituer le tout par assemblage, comme cette publicité
dont l'Italien se souvenait aussi, représentant un nègre au
visage bleu, turban et pantalon bouffant rouges et tenant à la main
une bouteille verte, le visage seul d'abord s'allumant (le tube serpentin
de néon dessinant grossièrement un profil caricatural et hilare),
puis s'éteignant, puis le turban et le costume qui s'éteignaient
à leur tour, puis la bouteille seule ‑ vert électrique sur
la façade sombre ‑ qui elle aussi s'éteignait, après
quoi l'ensemble (le visage bleu, le turban, le pantalon rouge, la bouteille)
s'allumant d'un coup, le personnage apparaissant en son entier, puis disparaissant
tandis qu'à côté s'inscrivait dans la nuit en grandes
lettres jaunes le mot RHUM, puis cela aussi s'éteignait, puis de nouveau
tout s'allumait en même temps, le nègre et simultanément
la réclame maintenant complète : RHUM DES ANTILLES) : tout
d'abord lui planté sur le trottoir à essayer de distinguer
ce qui se passait dans la lumière suave et tiède derrière
ce rideau de voile, devinant les formes floues de garçons, de maîtres
d'hôtel, de femmes aux épaules nues, et tout autour de lui,
dans le froid brutal, le monde clinquant et brutal de la ville, les queues
de neuf heures du soir devant les façades des cinémas où
des princesses hindoues, des tigres, des soldats de carton maculés
de boue peinte ou des beautés aux visages de deux mètres de
haut sauvagement coloriés et passionnés, annonçaient
des aventures ou des conflits psychologiques pour crétins, les violentes
lueurs d'étalages de chaussures, de chemises ou de clients de café,
et une deuxième fois ces mêmes lumières dures, métalliques,
sautant d'un endroit à l'autre et serpentant sur les carrosseries
vernies des autos, et au-dessus, les violentes, opiniâtres et mercantiles
réclames destinées à forcer ceux qui les regardaient
à boire ou à aller voir (au-dessous du nègre il y avait,
pour le compte d'une agence de voyage sans doute, un palmier bleu qui s'allumait
et s'éteignait aussi, alternant avec un avion, une sorte de monument
avec un dôme et un paquebot) des choses qu'ils n'avaient jamais eu le
désir (ni le besoin) de boire ni de voir.
Il avait soif ; il n'avait pas
mangé ; la femme de l'ami chez lequel il logeait avait préparé
un plat de viande froide, mais il n'en avait pas voulu, c'est-à-dire
n'avait pas pu, avait mastiqué, tourné et retourné, pendant
un moment dans sa bouche un morceau de viande grise jusqu'à ce que
c'eût à peu près la consistance et le goût du
papier mâché, ou plutôt jusqu'à ce que, renvoyé
d'une joue à l'autre sans qu'il parvienne à l'avaler, cela fût
devenu suffisamment gênant pour qu'il en prît conscience, se
rendît compte qu'il était en train d'essayer de manger, reprenant
conscience en même temps de l'endroit où il se trouvait, de la
cuisine, de la femme grasse, aux yeux de madone en train de le regarder,
alors que pour la dixième fois il était en train d'accomplir
les gestes qu'il devait accomplir : pousser la porte d'un restaurant, se diriger
vers une table, sortir son revolver, tirer, et partir en courant : alors
il se leva en s'excusant, alla cracher dans la poubelle ce qu'il avait dans
la bouche. Puis il comprit pourquoi elle avait tellement insisté :
pour qu'il eût au moins quelque chose dans le ventre au cas où
il serait arrêté. Aucun d'entre eux pourtant n'avait parlé
d'arrestation, ni de ce qui s'ensuivrait, pas plus qu'ils n'avaient parlé
de l'acte lui-même qu'il allait commettre, tout (l'éventuelle
arrestation, le passage à tabac ‑ ou peut-être le lynchage ‑,
l'acte (le meurtre), la faim, celle qu'il sentait maintenant en puissance
à l'intérieur de lui comme celle qui faisait entrer les gens
dans les restaurants, s'asseoir, commander des choses et les avaler) ayant
en quelque sorte comme un caractère abstrait, existant pour lui à
l'état de notion admise ‑ agréable ou désagréable
‑, sans réalité véritable, de sorte que pas plus qu'il
ne souffrait de sa soif ou de sa peur (les éprouvant seulement, les
sentant là, présentes, sans plus) il ne ressentait d'indignation
ou de colère, que ce fût à la vue du prix des plats sur
la carte placée à l'extérieur du restaurant, dans une
niche entourée d'un cadre de cuivre et éclairée par une
petite ampoule, ou encore des femmes décolletées aux contours
confus qui, à l'intérieur, portaient à leurs lèvres
avec des gestes délicats des choses effroyablement chères, ou
le monde nocturne, clinquant et mercantile qui l'entourait, ou l'homme qu'il
s'apprêtait à tuer : peut-être parce qu'il était
au-delà du scandale et de la colère, que le scandale l'avait
saisi, agressé une fois pour toutes des années auparavant (si
longtemps auparavant même que cela avait cessé d'être du
scandale ou de la colère), à partir de quoi tout avait été
résolu ‑ comme d'autres résolvent tout à partir de l'idée
de rédemption, de salut éternel, ou de lois organiques ‑, peut-être
aussi parce qu'il possédait sans doute cette faculté de ceux
pour qui le monde est partout et toujours le même (c'est-à-dire,
une fois pour toutes aussi, féroce, inhospitalier), et qui est comme
le contraire de la faculté d'étonnement : et alors cette espèce
de souffreteuse et enfantine placidité, comme une sorte d'innocence,
de grâce, qui lui permettait de se tenir sur ce trottoir, tiré
à quatre épingles dans un costume d'emprunt, grelottant, imperturbable,
ou maintenant là, sur la banquette de ce compartiment, terrible, puéril
(quoique ‑ estima l'étudiant ‑ il dût avoir dépassé
la trentaine), minable, chétif, avec son visage (ou plutôt son
museau) chiffonné de rat, gros comme le poing au milieu de cette
boule de cheveux sauvages comme on en dessine sur les caricatures aux chefs
d'orchestre ou aux pianistes virtuoses, et affublé de cette panoplie
complète, cet attirail de chasseur de casquettes ou de trappeur qui
semblait aussi inséparable de sa personne qu'une partie quelconque
de son corps (..........................) assis dans l'avare lumière
bronzée qui tombait de l'ampoule au plafond du compartiment (le compartiment,
le wagon de bois, les mêmes (sans doute ocre à l'origine, maintenant
d'une couleur marron faite par moitié de peinture et de suie), amortis
une bonne douzaine de fois au moins, depuis qu'on avait mis la ligne en service,
c'est-à-dire depuis que soixante-dix ans auparavant un consortium
de banquiers israélites et anglais associés à une compagnie
de jésuites avait eu l'idée de faire courir des rails (à
vrai dire non pour y faire voyager des gens, mais du minerai ou les autres
choses de ce genre que l'on est seulement autorisé à vendre
dans les Bourses de Paris et de Londres depuis que le commerce des esclaves
est légalement prohibé, le transport des personnes se faisant
en surplus, concédé (pour ainsi dire à titre de fret
mort) pour satisfaire à l'une des clauses du cahier des charges), des
rails, donc, là où n'avaient jamais passé que des mulets
et ceux que transportaient les mulets (des colporteurs, des prêtres
adipeux, mal rasés et râpés, des danseuses et des putains
en quête d'embauche, des démarcheurs bavards, des paysans porteurs
de paniers, de sacs et de paires de poulets liés par les pattes, fourrés
aujourd'hui sous les banquettes, se débattant, indignés et
douloureux, dans une protestation affolée d'ailes froissées
et de cris, puis restant là, palpitants, immobiles, l'oeil rond, terrorisé
et imbécile, sporadiquement agités de soubresauts, de caquetantes,
douloureuses et impuissantes révoltes), ces hommes qui avaient maintenant
le privilège de cracher paisiblement entre leurs jambes d'un bout
à l'autre du voyage sur le plancher d'un wagon au lieu d'avoir à
détourner la tête pour envoyer sur le côté leurs
jets de salive comme ils le faisaient sur leurs mulets) ‑ et l'étudiant
pensant : « Mais pourquoi me raconte-t-il tout ça ? »,
imaginant en même temps les banquiers à favoris sortis d'une
opérette d'Offenbach qui avaient eu l'idée de ce chemin de
fer (pouvant les voir, avec leurs pantalons étroits, leurs redingotes,
leurs gilets à fleurs, leurs maîtresses cantatrices aux coiffures
en coque et aux rivières de diamants, leurs mains manucurées
de banquiers tenant entre deux doigts les havanes hors commerce bagués
peut-être à leur effigie ou d'un portrait de roi au menton démesuré)
afin que puisse y rouler un train pour les transporter, tous les deux à
peu près seuls dans la suite des wagons brinquebalants, lui et cette
espèce d'escogriffe armé jusqu'aux dents, pensant encore : «
Ce n'est pas par vantardise, parce que se vanter est sûrement pour
lui aussi étranger, aussi dépourvu de sens que par exemple
compter de l'argent, et que quand bien même il aimerait se faire valoir,
il faudrait d'abord qu'il croie avoir accompli quelque chose d'extraordinaire...»,
l'écoutant parler encore (comme des types de son espèce racontent
: la voix à la fois véhémente, farouche et plaintive),
pensant de nouveau : « Mais c'est peut-être simplement parce
qu'il s'ennuie. Ou par amabilité. Pour faire passer le temps jusqu'à
ce qu'on soit arrivés ?...», et à ce moment l'Italien,
l'homme-fusil, se fouilla, explorant l'une des poches de poitrine de cette
combinaison de mécano marron qui semblait, avec les espadrilles, constituer
tout ce qu'il possédait, avait envie de posséder (en plus des
armes, qu'on ne pouvait tout à fait considérer comme des biens
puisqu'elles faisaient en quelque sorte partie de lui) et posséderait
jamais en fait de costume et de fortune avec le carnet crasseux aux coins
retroussés et le bout de crayon d'environ un centimètre et demi
de long qu'il tenait maintenant à la main : il changea de banquette
pour venir s'asseoir à côté de l'étudiant, tout
contre lui, posa le carnet sur ses genoux, dans le sens de la largeur (c'est-à-dire
le côté le plus long des feuilles perpendiculaire à l'axe
de ses cuisses jointes); il avait déjà tracé le premier
trait quand, en se reculant, redressant légèrement le buste
non pour juger de l'effet mais en quelque sorte pour évaluer les dimensions
de la feuille avant de continuer son dessin, il vit sans doute, ou plutôt
entrevit, au-delà de ses genoux, la banquette qu'il venait de quitter
et sur laquelle était resté le fusil : il se pencha en avant,
saisit l'arme, la posa à côté de lui, à sa droite,
sur la banquette où ils étaient maintenant assis tous deux,
reprenant sa position première (pendant qu'il exécutait cette
suite de gestes son regard n'avait pas quitté la feuille de carnet),
disant : « Voilà ! », approchant le centimètre de
crayon de sa bouche pour en humecter la mine, sans regarder l'étudiant,
la tête baissée, comme absorbé en lui-même, tout
entier dans l'effort qu'il faisait (soit pour se rappeler avec précision,
soit pour traduire exactement ce dont il se souvenait sous forme de dessin,
de plan ‑ probablement les deux à la fois), le diminutif de crayon
(qu'il était obligé de tenir non comme on tient habituellement
un crayon ou un porte-plume, c'est-à-dire reposant sur le bord de la
main entre le pouce et l'index, mais tenu tout entier entre l'extrémité
du pouce, de l'index et du majeur, de sorte qu'il était invisible,
et qu'il avait l'air de dessiner avec ses ongles) se mouvant avec application
sur la feuille de mauvais papier quadrillé, grisâtre, constellé
des paillettes jaunes englobées dans la pâte de bois, scintillantes
comme du mica dans les reflets de lumière. Mais il ne se servit pas
du quadrillage, construisant sans s'en soucier, à partir du premier
trait qu'il avait dessiné (le crayon mal taillé, émoussé,
traçant des lignes d'un demi-millimètre d'épaisseur à
peu près, appuyées, imprimées en creux dans le papier
labouré, comme des sillons d'un gris métallique, brillants,
plombés) un rectangle aux côtés non pas rigides, droits,
mais légèrement ondulés ou plutôt voussés,
comme si chacun cédait, se courbait légèrement sous l'effet
d'une poussée venue du centre, la figure évoquant l'idée
d'une voile gonflée par le vent, distendue, l'étudiant le regardant
tracer maintenant deux petits traits (deux repères, coupant le côté
inférieur du rectangle à égale distance de part et d'autre
du milieu approximatif de celui-ci) qu'il agrandit en deux arcs de cercle
se faisant face, comme une parenthèse ouverte et fermée au centre
de laquelle il plaça un point, puis deux traits se coupant à
angle droit ‑ une porte à tambour, pensa l'étudiant ‑ ou peut-être
le dit-il à haute voix, car l'Italien fit « Si » sans
relever la tête ni s'interrompre, dessinant à ce moment, au-delà
de la porte à tambour et vers l'intérieur du rectangle, une
courte ligne ondulée, comme un serpent, une sinusoïde, puis sans
explication, au-dessus de celle-ci et à la verticale (de sorte que
le crayon était alors à peu près au centre du rectangle),
un cercle ou plutôt plusieurs cercles (ou plutôt encore, comme
le crayon allait maintenant très vite, plusieurs ellipses) concentriques,
se superposant, ou légèrement excentriques les unes par rapport
aux autres, découvrant, lorsqu'il écarta sa main, quelque chose
qui ressemblait à une pelote de laine et de chaque côté
de laquelle, à gauche et à droite, il traça encore,
très vite, deux traits verticaux dont aucun n'allait, ni en haut ni
en bas, rejoindre les côtés horizontaux du rectangle maintenant
divisé en trois parties qu'il avait peut-être voulues égales
mais dont en fait (sans doute parce que c'était là pour lui
la plus importante, celle où s'était déroulée
‑ où allait de nouveau se dérouler ‑ ce qu'il avait entrepris
de raconter, et par conséquent polarisait tout son intérêt)
la partie centrale (celle au milieu de laquelle se trouvait la pelote de
laine) avait à elle seule une surface double de celles de chacune
des deux autres (approximativement un carré encadré de deux
rectangles verticaux), la main armée du crayon continuant à
aller et venir, disposant le long du trait vertical de gauche, et vers l'intérieur
du carré central, trois petits rectangles alignés, après
quoi il se redressa, regarda son dessin, expliqua : le serpent (la courte
ligne ondulée) figurait un paravent (un de ces paravents faits de minces
lattes de bois vernies et assemblées de façon que chaque côté
des lattes forme charnière, et qu'il soit possible de disposer en
leur donnant la courbure que l'on veut), la pelote de laine un meuble sur
lequel il y avait, dit-il, des choses que venaient prendre les garçons
‑ « Une desserte », dit l'étudiant, et lui : « Si.
Sans doute. Parce que je crois bien qu'en haut il y avait des fruits, un
de ces trucs comme une pomme de pin. J'ai pas eu le temps de bien voir »,
(parlant toujours de cette même voix farouche, geignarde et convaincue
‑ de même qu'il labourait le papier, y gravait profondément
chaque trait, à la fois par application, effort de concentration ‑
avec cette violence qui était en lui, irrépressible, épuisante,
excédant sa chétive personne) ‑ montrant maintenant le trait
vertical, à gauche, disant : « Ça, c'était la
banquette. C'est-à-dire le dossier, ces trucs avec des barres de cuivre
où on peut mettre son chapeau et son pardessus. Mais je n'ai pas
eu le temps de bien voir non plus. C'était à cette table qu'il
était. Avec une femme et un type », le bout de crayon tenu rien
qu'entre l'index et le pouce maintenant tapotant plusieurs petits coups secs,
mais pas appuyés (de sorte que cela ne fit qu'un léger semis
de points, comme une minuscule île de sable, presque invisible) sur
le deuxième petit rectangle à partir du bas, le long du trait
de gauche ; il reprit le crayon cette fois entre les trois doigts (ou plutôt
les extrémités des trois doigts), dessina deux petits cercles
‑ deux pastilles ‑ entre le rectangle et le trait, puis encore une autre
pastille de l'autre côté de la table, puis il se dessina lui-même,
encore au dehors, sur le trottoir, sous la forme d'une quatrième pastille,
mais qu'il noircit (la pointe du crayon parcourant une série de cercles
minuscules), puis encore une autre pastille, à droite et un peu au-dessous
de la pelote de laine, puis une autre entre les deux petits rectangles, un
maître d'hôtel et un garçon, expliqua-t-il (..........................................................................................)
dessinant maintenant une série de courtes flèches (de vecteurs)
à partir de chacune des petites pastilles qui les représentaient,
lui, le garçon et le maître d'hôtel, figurant le trajet
qu'il avait suivi et les mouvements de ceux-ci, de sorte qu'au fur et à
mesure qu'apparaissaient les petites flèches, dessinant des lignes
brisées, parfois à angle aigu, l'étudiant croyait voir
(comme à ce jeu qui nécessite deux cancres, un professeur myope,
un rempart de livres, et qui consiste à déplacer les bateaux
de deux escadres sur des grilles chiffrées, chacun des deux amiraux-cancres
faisant manoeuvrer ses unités en fonction des tirs annoncés
par l'autre), de sorte donc qu'il lui semblait voir, se reconstituer l'action
(la brève, foudroyante et chaotique succession ou plutôt concentration,
superposition de mouvements, de tapage, de cris, de détonations et
de galopades) sous forme d'une série d'images fixes, figées,
immobiles (comme les diverses flèches lumineuses qui composaient la
réclame, s'allumant et s'éteignant à tour de rôle),
chacune trop différente de la précédente pour qu'il
fût possible d'établir entre elles un élément
de continuité (comme par exemple, sur une pellicule de film où
la position d'un bras ne varie, d'une image à l'autre, qu'imperceptiblement).
Donc, tout d'abord ceci : pas un
portier galonné mais un groom, c'est-à-dire un de ces gamins
ayant dépassé depuis longtemps non pas seulement le stade de
la puberté mais encore celui de l'âge adulte : une de ces créatures
équivoques et flétries, jeune garçon à tête
de vieillard ou l'inverse ‑ lui l'Italien vit cela : la livrée marron,
l'espèce de toque cylindrique, le nez rougi par le froid, le visage
à l'expression un peu étonnée peut-être le regardant
tandis qu'il s'avançait, mais néanmoins le geste réflexe,
la légère inflexion du buste, le bras écarté
poussant un peu l'une des pales vitrées de la porte-tambour de façon
à lui présenter pour qu'il s'y engage l'un des quarts de cylindre
; puis sa propre image, son propre fantôme (le petit masque grisâtre,
minuscule, au milieu de la tête de loup surmontant, hérissée,
incongrue et burlesque, un complet de ville) venant à sa rencontre,
les deux mains (pour lui la gauche) s'opposant, se plaquant l'une sur l'autre
comme s'ils cherchaient (lui et son double) à se repousser mutuellement,
la paume du fantôme glacée contre la sienne : mais ce fut lui
qui gagna, son double se mettant d'abord à reculer parmi le miroitement
des lumières et des reflets glissant à l'horizontale, d'abord
de face (le double) et ensuite (à mesure qu'il s'avançait dans
le tournoiement des pales) se déplaçant sur sa gauche, passant
peu à peu de trois quarts (le reflet de la flèche lumineuse
(en train de parcourir maintenant derrière lui, une fois de plus,
inlassablement, son même trajet) traversant la vitre à ce moment
d'un vol saccadé ‑ le temps de trois changements de positions ‑ au-dessus
de sa tête), puis enfin de profil (mais à ce moment-là
il ne le vit plus). Il n'avait pas compté sur le paravent (ou, s'il
l'avait vu, l'avait oublié), le découvrit, alors qu'il croyait
déboucher dans la lumière, obscur, infranchissable, racontant
que ce fut le seul moment où il éprouva quelque chose comme
de la panique, la sensation d'être pris au piège (mais en somme,
réfléchit-il plus tard, ni plus ni moins que n'importe qui
engagé dans une porte-tambour, aux prises, dans le bruit des pales
tournantes et de l'air froissé, avec cette sorte de vertige, cette
angoisse de la claustration, du tourbillon) : pendant une interminable fraction
de seconde, tandis que son esprit cognait, butait avec un furieux désespoir
contre cette chose, cette muraille, cet obstacle qu'il n'avait pas prévu
ou qu'il avait oublié (pensant dans un élan de frénétique
indignation, de stupeur : « Quoi ? Qu'est-ce que c'est ? »),
il se crut joué, ou trahi, déjà prisonnier, ridiculement,
avant même d'avoir pu commencer à accomplir ce pour quoi il
était venu, jusqu'à ce que levant les yeux il découvrît
la ligne sinueuse que dessinait le faîte du paravent qu'il avait figuré
sur son croquis par un trait ayant la forme d'un serpent alors qu'en réalité
la disposition de celui-ci en projection plane était (il rectifia)
celle d'un S couché et irrégulier, l'un des ventres, «
le plus important », suivant une courbe à peu près concentrique
à celle du tambour de la porte, l'autre courbe, plus courte, se retournant
en sens inverse vers l'intérieur de la salle, mais sur la droite (du
moins il ne vit que cette ouverture) tandis que la table vers laquelle il
projetait de se diriger directement, sitôt la porte franchie, était
à gauche, de sorte que, poussé à la fois par le besoin
primaire et irréfléchi de s'évader du traquenard que
constituaient la porte-tambour et le paravent, et par le sentiment, tout
aussi irréfléchi, de l'urgence, du temps perdu, de la nécessité
de faire vite, il s'élança dans le passage libre, faisant irruption
à l'intérieur de la salle non pas bien sûr au pas de
course (il avait tout de même gardé suffisamment de contrôle)
mais d'une façon sans doute un peu trop vive, et alors ceci : la
table avec ses trois dîneurs (dont l'un de dos) maintenant séparée
de lui par à peu près sept mètres de vide, celui qu'il
devait tuer tenant à ce moment son verre à la main, légèrement
tourné vers la femme à laquelle il parlait, n'ayant donc par
conséquent prêté aucune attention à son entrée
trop rapide, mais par contre, sur la droite, un maître d'hôtel
(il ne dit pas « maître d'hôtel » mais « un
garçon avec un costume noir ») en train de le regarder, le
visage empreint à vrai dire d'une expression pour le moment plus perplexe
ou ennuyée qu'alarmée, raconta-t-il, l'examinant de haut en
bas de cet oeil professionnel, en même temps rapace, calculateur et
servile, tous deux (lui et le maître d'hôtel) se trouvant (il
dessina leurs positions), à peu près face à face un
court instant, lui (la pastille noire) près de la boucle terminale
de l'S du paravent, le maître d'hôtel (une pastille blanche) à
droite (par rapport à lui) du meuble central (la desserte, ou le dressoir)
couronné de fruits exotiques, tous les deux se mettant en mouvement
simultanément en suivant des trajets qu'il représenta par
deux vecteurs courbes venant presque se toucher, comme les roues d'un engrenage,
c'est-à-dire tous deux amorçant au départ un trajet
rectiligne (le maître d'hôtel pour s'avancer à sa rencontre,
lui pour se diriger vers la table) et se trouvant peu à peu et au
fur et à mesure de leur avance forcés de l'infléchir,
le maître d'hôtel parce que le client (ou plutôt l'intrus)
au lieu d'attendre qu'il vînt à lui se déplaçait
vers la gauche (la droite du maître d'hôtel), et lui parce que
le maître d'hôtel en s'avançant, passant devant la desserte,
finit par se trouver presque sur le trajet (la ligne droite reliant l'extrémité
du paravent à la table visée) qu'il avait commencé de
suivre, menaçant de l'intercepter (pas encore vraiment effrayé,
seulement, sans doute, de plus en plus ennuyé, commençant à
froncer les sourcils), de sorte qu'il se trouva forcé d'infléchir
encore plus son parcours vers la gauche dans l'espoir de contourner le maître
d'hôtel en le prenant de vitesse, puis ceci : sur sa droite le plastron
en V, immaculé et étincelant, rigide comme une armure entre
les deux revers de soie noire, géométrique, paradoxalement,
dessiné avec précision (sans doute parce que c'était
sur lui que, pour le moment, se concentrait toute son attention) et s'avançant
inexorablement vers lui, tandis que, par contre, son but (la table et les
trois dîneurs) lui apparaissait plus confusément, sous la forme
de taches un peu floues, soit, de gauche à droite : une coulée
lumineuse (un coin de la nappe) sur laquelle étaient posées
(verres, carafes, bouteilles, et probablement un verre, le vin au-dedans couleur
rubis) des choses accrochant des reflets, puis, directement au-dessus, la
chair (le bras et les épaules nues) légèrement blonde
de la femme, comme trois larges touches de pinceau d'une pâte crémeuse
(plutôt même posées, écrasées chacune d'un
coup de couteau à palette) de part et d'autre et au-dessus d'une autre
tache à peu près carrée, bleu lavande (le corsage ou
le haut de la robe), le visage maquillé lui-même et son casque
de cheveux plaqués pas plus précis qu'un chatoiement de touches
brouillées, violentes (rouge, brun, rose), puis immédiatement
à droite, au premier plan, un large rectangle gris (le dos du troisième
dîneur) surmonté d'un rectangle plus petit et presque noir (sa
tête, ses cheveux) qui masquait en partie le visage de l'autre homme,
celui qu'il devait tuer, dont il ne pouvait voir, ou plutôt deviner,
que les yeux (c'est-à-dire deux taches sombres), le front, les tempes
dégarnies, les cheveux très noirs, plaqués en arrière,
reflétant les lumières, tandis que sur sa droite l'implacable
V dessiné au cordeau (relevant la tête de sur son dessin, disant
: « En quoi c'est fait, ces plastrons ? En tôle passé au
ripolin, ou quoi ? ») se rapprochait toujours de lui : mais il possédait
une légère avance, il pressa le pas (le maître d'hôtel,
le V ripoliné, disparaissant de son champ de vision, maintenant un
peu en arrière de lui quoiqu'il accélérât aussi
le mouvement : tous deux donc non pas encore courant mais se déplaçant,
marchant très vite, à une allure franchement inhabituelle,
insolite dans un pareil endroit), quatre mètres à peine à
présent le séparant de la table au moment où sur la
gauche de son champ visuel (tandis qu'il pouvait toujours sentir, invisible
mais pressant, le maître d'hôtel lancé à sa poursuite,
hésitant encore à courir, empêché sans doute de
le faire, retenu par quelque vieux réflexe professionnel de décence
ou de crainte du scandale qui le lui interdisait mais, devina-t-il, prêt
à le faire si lui-même l'avait fait, comme il avait, au même
moment que lui et sur le même rythme, allongé le pas) apparut,
plus haut que le coin de nappe et sur la gauche, une seconde tache blanche
(le spencer d'un serveur ‑ celui qu'il avait figuré sur son plan par
une petite pastille entre les rectangles des deux tables) qui se mit à
se déplacer (peut-être de sa propre initiative, peut-être
obéissant à un signe du maître d'hôtel) vers la
droite, le pantalon noir venant s'interposer entre la table et lui, l'obligeant
à changer rapidement son plan. Il ne voulait blesser ni la femme, ni
le troisième dîneur, avait donc d'abord pensé à
atteindre le bord de la table et à tirer entre eux deux : mais ce
n'était plus possible, et il lui fallait à présent
compter avec trois obstacles : deux mouvants, le garçon et le maître
d'hôtel, et un fixe, le troisième dîneur qu'il voyait
maintenant presque de profil et qu'il entreprit de contourner (courant franchement
alors, vaguement conscient de la confuse rumeur (voix plus hautes ‑ pas encore
cris) d'étonnement (pas encore d'effroi) qui commençait à
s'élever des tables autour de lui, exécutant donc un léger
et brusque « à droite », voyant alors défiler devant
lui :
premièrement, la tache blanche
de la veste du garçon (soit que celui-ci hésitât, se
fût arrêté ‑ soit que lui-même se déplaçât
alors tellement vite que par rapport à la sienne la vitesse du garçon
était presque nulle, ce qui faisait que sa silhouette reculait à
présent vers la gauche de son champ visuel),
deuxièmement, un instant,
la femme : non plus des plaques de couleurs suaves et floues, comme un peu
plus tôt, brouillées, mais des détails, des fragments
extrèmement précis (un bracelet, le creux nacré, marbré,
séparant les seins dans le décolleté, la main levée
tenant une fourchette),
troisièmement, un morceau
de moleskine rouge, brillante et d'une matière légèrement
grumeleuse qui recouvrait le dossier de la banquette, dans l'intervalle entre
la femme et son voisin,
quatrièmement, pendant un
instant plus court encore (car il fut presque aussitôt caché
par le dos du troisième dîneur) le buste de l'homme qu'il devait
tuer, son verre à demi rempli de vin couleur rubis toujours dans sa
main comme le moment d'avant, le coude appuyé sur la table, le visage
non plus tourné maintenant vers sa voisine mais le regardant lui,
l'Italien, les deux prunelles (qu'il pouvait distinguer avec précision
maintenant ‑ et non plus les deux taches d'ombre sous les arcades sourcilières
‑ noires, brillantes, durcies (et au-dessous des poches de peau plissée)
le suivant en tournant tandis que,
cinquièmement, la chevelure
du troisième dîneur s'interposait, cachait maintenant le bas
du visage jusqu'à la base du nez environ ‑ les cheveux cosmétiqués,
étincelants, le bourrelet de graisse repoussé sur la nuque
par le col dur au-dessous de l'occiput, à la peau blanche ou plutôt
grisâtre, piquetée de poils noirs, courts et drus (chevelure,
nuque, replis et dos glissant très vite, de droite à gauche,
comme une silhouette découpée dans du carton, ou comme lorsqu'on
regarde, par la fenêtre d'un train en marche, les buissons, les arbres
des premiers plans défilant rapidement devant l'horizon immobile,
démasquant la tête toute entière, puis le buste de l'homme
sur la banquette qui apparut de nouveau),
puis il entendit une femme crier
(mais pas celle qui était assise à côté de l'homme),
comprenant tout à coup pourquoi le garçon avait ralenti, cessé
d'avancer, se rendant compte qu'il tenait à présent son revolver
à la main, incapable de se rappeler à quel moment il l'avait
sorti, tout s'immobilisant alors pendant un temps qui lui parut très
long et où il se souvint d'être resté là, étonné
que ce fût déjà le moment, presque surpris, désorienté,
non pas hésitant mais comme ahuri, paralysé, lui sembla-t-il,
pensant non pas : « Je ne peux pas tuer cet homme », mais : «
Je ne sais pas comment le faire », s'attendant, sans être capable
d'un mouvement, à ce que le maître d'hôtel qu'il sentait
maintenant tout près de lui, dans son dos, le ceinturât par derrière
et le mît dans l'impossibilité d'agir, tout cela dans un silence
devenu complet, de sorte, dit-il, qu'en réalité cela n'avait
même pas dû se produire (ce long moment pendant lequel, se tenant
alors debout à la droite du troisième dîneur et exactement
en face de celui qu'il devait tuer, il se trouva dans l'incapacité
absolue de faire le moindre geste), sinon dans son esprit, car il était
peu vraisemblable que la femme se fût arrêtée de crier
(au contraire, et même, sans doute, d'autres avec elle maintenant),
pas plus que le maître d'hôtel n'avait dû cesser de le poursuivre
pour essayer de le maîtriser (ce qu'il fit l'instant d'après),
simplement pour lui laisser le loisir de rassembler ses esprits, de se décider
et de transmettre l'ordre à sa main. Pourtant il dut bien se passer
quelque chose comme cela, raconta-t-il, puisque à présent la
table basculait vers lui dans un fracas de vaisselle brisée et qu'en
face de lui il pouvait maintenant voir celui qu'il devait tuer non plus assis
mais debout, c'est-à-dire pas tout à fait : à demi dressé
(ce qui signifiait qu'il avait eu le temps, lui, de faire cela : commander
à ses muscles, et les muscles celui d'obéir, d'exécuter
‑ à moins que les jambes ne se fussent tendues toutes seules, ne se
fussent chargées sous leur propre responsabilité de le soulever,
comme s'il était déjà mort, comme ces mouvements ou contractions
réflexes qui se produisent alors qu'il n'y a déjà plus
aucun cerveau ni aucune volonté pour décider et ordonner), les
cuisses heurtant le bord de la table, celle-ci partant en avant mais le poids
de sa masse, la force d'inertie, se transmettant par contre-coup, communiquant
au corps une poussée en sens inverse, de sorte qu'avant d'être
parvenu à se mettre tout à fait debout il fut renvoyé
en arrière, le bras droit tâtonnant derrière lui contre
le dossier de la banquette pour trouver un appui, le revolver de gros calibre
tressautant alors, se mettant à donner une série de coups violents
dans sa main à lui, l'Italien, comprenant alors qu'il était
bel et bien en train de faire ce que l'instant d'avant il croyait (continuait
encore à croire, dit-il, tandis que ce revolver sautait et cognait
au bout de son bras raidi, tirant ‑ pas lui, dit-il encore : sa main toute
seule, non pas à la hanche comme dans les films de gangsters mais,
comme on le lui avait recommandé, tendue en avant de lui à
bout de bras, visant soigneusement, le revers du veston un peu au-dessus
de la mire qu'il pouvait voir se relever brusquement à chaque coup)
en train de faire donc ce qu'il croyait ne pouvoir jamais arriver à
faire, ce que sa main et son oeil exécutaient, mais pas lui...
"Des Roches striées vert
pâle parsemées de points noirs"
|
"Des Roches striées vert
pâle parsemées de points noirs", Les Lettres nouvelles,
juin-août 1964, p.53-68.
(Repris dans Histoire).
Tendant le bras en oblique vers
le sol la main relevée paume en bas faisant un angle droit avec le
bras les doigts légèrement écartés, le contemplant
un instant, puis la main revenant dans le prolongement du bras s'élevant
les doigts retombant inclinés souples et alors les deux autres se penchèrent
pour mieux le regarder : il y avait aussi des éclats sur ses épaules
sa gorge liquides étincelants tremblant à chacun de ses mouvements
comme sur les ailes d'un canard sortant de l'eau odorante elle sentait le
sel le parfum de sa peau et celui de la mer se mêl...
Il me regarda le fauteuil de rotin
grinçait légèrement sous son poids Qu'est-ce que tu
veux boire ? dit-il. Il portait un short crasseux. Elles le regardaient scintiller.
C'est notre anniversaire dit-elle. Odeur de mer sur elle s'exhalant. Conques
marines. Son verre à la main il feuilleta le dossier posé sur
ses cuisses. Guêpe importune. Puis je me rendis compte : quand ils passaient
près du bord le bruit du moteur répercuté contre la
paroi rocheuse devenait assourdissant Le soleil déclinait Penché
en arrière dans les rejaillissements d'écume il fit un signe
de la main agita le bras en passant. Il m'a fait la surprise dit-elle Je
me préparais à lui faire une scène parce que je croyais
qu'il l'avait oublié et puis il a sorti ça de sa poche ‑ Si
j'avais su je l'y aurais gardé dit-il sans relever les yeux des papiers
Rien que pour te voir faire la gueule. Elles éclatèrent toutes
de rire Se pressant autour d'elle Nausicaa. Parfois il s'affaiblissait mais
on ne cessait jamais de l'entendre on aurait dit une de ces grosses mouches
un bourdon S'exaspérant par moments. En plus de son short il portait
un vieux chapeau de femme en paille dont les bords se dépiautaient
Sa peau était blanche ou plutôt grisâtre la sienne à
elle couleur de bronze clair quelques gouttes diamantines tremblaient sur
sa gorge chaque fois qu'elle bougeait. Il rangea les feuilles dans le dossier
le ferma le posa sur la table Il me regarda. Un instant son oeil perspicace
indifférent peut-être légèrement soucieux c'est-à-dire
comme un médecin qui regarde un type condamné. Sur le point
de me dire quelque chose les mots déjà dans la bouche puis il
se retint détourna les yeux Mais bien sûr où faut-il que
je signe ? Le bruit de guêpe décroissait je regardai le canot
s'éloigner maintenant vers le large sautant ou plutôt hoquetant
sur les vagues l'écume rejaillissant de chaque côté de
l'étrave lui faisant comme des moustaches de chat puis il tourna et
disparut derrière la pointe de rochers et le bruit le fut plus qu'un
zinzin de moustique lui aussi disparut à son tour toujours penché
en arrière et doré. Dans la crique l'eau continua à remuer
longtemps après une série de courtes vagues venant frapper contre
les rochers. Elle avait cessé de regarder le solitaire et parlait maintenant
en se balançant d'avant en arrière dans le fauteuil les deux
mains posées sur les accoudoirs ses deux cuisses jointes bombées
couleur de bronze clair couvertes d'un léger duvet décoloré
par l'eau de mer. Par-dessus son épaule il l'appela et elle cessa de
jouer Quoi ? ‑ On ne dit pas Quoi on vient ! Ils avaient enterré des
plantes et des fleurs coupées et déversaient sur elles des
seaux d'eau Les plantes pendaient molles et affaissées Leurs petites
mains étaient noires de boue leurs pieds nus aussi elle en avait jusqu'aux
chevilles par endroits elle avait commencé à sécher et
elle était d'un gris café au lait plus clair que la peau Lave-toi
les mains et va me chercher mon stylo. Elle me regarda regarda le dossier
me regarda de nouveau son petit visage était sans expression Je lui
fis un sourire mais elle ne sourit pas elle regarda ses mains Tu as entendu
ce que je t'ai dit ?
Le bruit de frelon s'éleva
de nouveau furieux et il sortit de derrière la pointe dans une apothéose
d'écume elle tourna la tête ils tournèrent tous la tête
le soleil brilla sur le diamant à la main qui tenait le verre il passa
derrière le verre puis réapparut de l'autre côté
dieu écumeux. Eh bien qu'est-ce que je t'ai dit ? Elle me jeta un
regard hostile et tourna le dos ses petits pieds nus couraient sans bruit
sur le dallage de la terrasse. Je me rendis compte qu'elle me parlait elle
se balançait toujours d'avant en arrière sur le fauteuil les
cuisses de bronze jointes les mains de nouveau posées sur les accoudoirs
Mais oui dit-elle restez donc dîner avec nous. Elle me souriait aimable
mais je pouvais sentir qu'elle ne me voyait même pas disant Mais si
ça nous fera plaisir restez donc Paul a pêché ce matin
un loup magnifique Vous n'allez pas rentrer là-bas par cette chaleur...
Elle fut sur le point de dire encore quelque chose comme Puisque vous êtes
tout seul ou Puisque personne ne vous attend mais elle aussi se retint. Les
deux autres jetaient de temps en temps un regard au diamant puis détournaient
les yeux croisant et décroisant leurs longues jambes de bronze leurs
poitrines respirant doucement le regardant jeter ses brefs éclats un
peu haletantes leurs lèvres légèrement entrouvertes.
Sans se retourner il cria Alors ce stylo ? ‑ Ecoute dit-elle tu n'as rien
trouvé de mieux que ce chapeau et ce short dégoûtant
où as-tu été les chercher ? ‑ Qu'est-ce qu'ils ont ?
dit-il. Cette fois il se tourna vers la maison : Alors ça vient ? La
guêpe bourdonnait toujours le soleil déclinait de plus en plus
l'eau était très bleue je pouvais voir l'infatigable frange
d'écume le léger ressac léchant les rochers en face
couleur de pain cuits par le soleil le cap tout entier était ocre
un léger vent faisait remuer les herbes roussies, les roches le cap
se reflétaient dans l'eau trop bleue en parcelles fragments paillettes
de bronze déchiquetées épineuses. Il vint virer tout
à fait dans le fond de la crique le moteur rugissant traînant
derrière lui une queue de comète un panache courbe s'élargissant
l'eau malmenée s'entrechoquant puis je le vis au bout de la corde les
jambes fléchies passer rapidement filant droit coupant en oblique le
sillage rebondissant deux fois puis revenant en sens inverse très vite
et le coupant une deuxième fois dans un nouveau rejaillissement d'écume
tandis que le canot se dirigeait à présent vers la pointe.
Enfin tu as tout de même réussi à Je t'avais dit : mon
stylo pas le premier truc que Oui ça va ça va ça va
Ça t'aurait sans doute fatiguée de monter jusqu'à la
chambre ? Sa petite culotte rouge en tricot avait glissé lui arrivait
juste au-dessous du ventre on voyait le départ des aines blanches
mais partout ailleurs elle était noire comme un pruneau le dos avec
ses deux omoplates symétriques obliques un peu saillantes les épaules.
Le gros homme reposa son verre. Il avait un visage bonasse La prochaine fois
il faudra amener votre fille dit-elle. Sans bouger les mains de sur les accoudoirs
elle leva juste le doigt le regard filant vite entre les fentes minces de
ses paupières abaissées il brilla un instant et le doigt se
rabaissa. Il finit de se moucher replia soigneusement son mouchoir le remit
dans sa poche Il portait de ces chaussures mi-parties blanches et marron une
chemise blanche à fines raies grises et une cravate à dessins
verts et jaunes Il renifla encore tout son visage gras exprimait une sorte
de bonne volonté naïve Certainement dit-il Dès qu'elle
sera revenue d'Angleterre Ça lui plaira certainement beaucoup. Il parlait
un peu du nez en soufflant asthmatique ou quelque chose comme ça sans
doute Sa cravate était fixée sur le devant de sa chemise par
une barrette en or il portait une grosse chevalière en or et une alliance
on disait qu'il pouvait vendre ou acheter dans l'espace d'une matinée
assez de terrain pour construire tout un quartier Quand j'étais enfant
je me rappelle que dans les journaux ce mot m'avait paru drôle marron
médecin marron banquier marron homme d'affaires marron dans l'argot
d'écolier être marron voulait dire qu'on s'était fait
rouler on disait aussi être chocolat On disait
qu'il avait une fois acheté...
Hypothéquer l'Olivette Je
n'ai pas de conseil à te donner mais il me semble... Bon Dieu cria-t-il
ça n'écrit même pas ! Je remplis cette maison de stylos-bille
je les achète par paquets de dix pour que il n'y a jamais moyen de...
Il se tordit en arrière sur son fauteuil Retourne là-bas et
rapporte-moi quelque chose qui écrit tu entends ? Elle était
déjà revenue aux plantes flétries accroupie de nouveau
comme un nègre sur ses talons ses genoux à hauteur du menton
les mains de nouveau dans la boue elle releva la tête le regarda de
ses yeux noirs dans son petit visage brillants de fureur contenue Tu as
compris ? Depuis un moment il y avait quelque chose de différent je
me rendis compte qu'on ne l'entendait plus je regardai du côté
de la crique et je les vis : le canot pas tout à fait à la
pointe arrêté dansant sur le léger ressac la silhouette
de son conducteur penchée à l'arrière Il me fallut
un moment pour le découvrir sa tête n'était qu'un point
noir sur l'eau je ne l'aurais jamais vue sans les aigrettes d'écume
qui s'élevaient chaque fois que ses bras battaient l'eau Il avait dû
tomber. Maintenant on pouvait entendre le clapotis le silence le tintement
de la glace dans le verre quand il le reprit Ce que j'aime dit l'une c'est
la façon dont il est monté juste avec ces trois griffes j'ai
horreur de ces montures compliquées comme on en fait maintenant vous
savez lourdes avec... Elles continuèrent à parler mais je ne
pouvais pas comprendre J'essayai mais je n'y réussis pas Je pouvais
comprendre chaque mot mais je ne parvenais pas à suivre c'était
comme si elles avaient parlé dans une langue étrangère
comme un agréable et léger bruit d'oiseaux langage de femmes
comme quand j'étais enfant ces annonces de médecins ou ces réclames
maladies des femmes quelque chose de mystérieux délicat et
un peu terrifiant dont je savais que je serais à jamais exclu maladies
qu'elles seules pouvaient avoir dans leurs mystérieux et délicats
organes et dont quoi qu'il fasse mon corps à moi ne pourrait même
pas imaginer l'existence cherchant dans le dictionnaire les noms les explications
lisant des mots dont l'assemblage restait dépourvu de sens ne représentait
rien de réel Même chose sans doute pour leur langage leur cerveau.
De nouveau j'essayai elles parlaient quelque chose concernant les enfants
et un coiffeur je parvins à suivre le temps d'une ou deux phrases
puis cela m'échappa de nouveau comme une corde savonnée qui
me glisserait entre les mains. Sans doute avait-il réussi à
l'attraper : le bruit éclata brutalement s'exaspéra le canot
filant déjà au-delà de la pointe puis il sortit à
son tour de l'eau sembla surgir du sein de la mer arc-bouté oscillant
d'avant en arrière par brusques à-coups puis tout à
fait hors de l'eau à la fin se redressant filant de nouveau l'agaçant
bruit de guêpe m'empêchant de nouveau de l'entendre noire glauque
dans la partie de la crique sur laquelle la colline commençait maintenant
à projeter son ombre pouvant voir les roches au fond par transparence
ondulant comme des algues Vous ne voulez vraiment pas rester dîner
?
De nouveau je me rendis compte
qu'elle me regardait depuis déjà un moment Dans ses yeux et
sur son visage comme une sorte de perplexité de curiosité apitoyée
et aussi une vague répugnance puis elle s'en aperçut et détourna
les yeux. Trop compliqué sans doute. Je le vis briller un instant à
son doigt Carats per mia cara. Guêpe insistante il revenait maintenant
vers la gauche continuant à le traîner dans son apothéose
d'écume deux ailes argentées jaillissant de ses pieds marchant
sur l'onde Je suis Celui qui suis il vint vers eux pauvres pêcheurs
tirant leurs filets vides pardonnez-nous pauvres pécheurs peinture
de qui ? grisâtre, représentant au bord d'un étang vert
pâle un maigre type barbu loqueteux debout dans une barque l'air de
faire sa prière genre Angélus ou quelque chose comme ça
misérabiliste légende Le Pauvre Pêcheur mot à
double sens comme Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise.
Colle pas en latin Petrus et petram. Peut-être en grec ? Cela voulait-il
dire nous misérables qui commettons des péchés ou bien
nous qui ne prenons pas de poisson ? Il y avait aussi ventris tui le fruit
de son ventre se renversant les relevant les écartant bronze clair
pour se faire fructifier. Verticales maintenant Elles se levèrent
toutes trois debout sur leurs colonnes de bronze parlant toujours dans leur
langage incompréhensible chatoyant volubile à la fois pratique
mystérieux et futile elles passèrent devant lui colonnes leurs
jambes se mêlant mais il ne les regarda pas il avait des yeux de poisson
mort son visage avait l'air d'un sac d'une vessie à demi pleine où
tout se serait tassé dans le bas le double menton débordant
sur le col la coûteuse cravate jaune et verte Merci pas trop d'alcool
ça ne me réussit pas. Il roulait les R comme un paysan bourguignon
il regardait quelque chose sur ma gauche je tournai la tête et le vis
moi aussi surgir peu à peu tête épaules buste au-dessus
de la murette finissant d'escalader le sentier montant de la crique dans cette
combinaison collante en caoutchouc d'un gris sombre luisante il avait l'air
d'un crapaud un long poisson noir luisant comme verni pendait le long de
sa cuisse avec cette inertie particulière des choses mortes lanière.
A qui tout est maintenant égal repos. Son corps fut traîné
dans la poussière attaché par les pieds au char du vainqueur
tressautant déchiré par les cailloux suprême injure et
lui le seul à s'en foutre puisqu'il était mort.
Déjà à mi-chemin
de la maison elles s'arrêtèrent le regardant aussi s'avancer
à travers les pins avec son trophée de bêtes mortes Le
gros type s'était levé il dit Bonsoir Docteur avec son accent
bourguignon s'inclinant un peu Il ne répondit pas l'eau ruisselait
encore sur son visage il s'était arrêté et tiraillait
sa cagoule de chaque côté penchant chaque fois la tête
pour faire sortir l'eau de ses oreilles. Il avait cet air ennuyé et
absent qu'ils ont tous et même excédé adopté semble-t-il
une fois pour toutes, sans doute appris en même temps que la première
dissection. Elles s'approchèrent de lui leurs longues jambes de bronze
passant les unes devant les autres s'entrecroisant comme des jambes de chevaux
il ne fit pas attention à elles non plus elles se penchèrent
pour regarder les poissons son ventre de bronze se plissant. Il y avait
aussi un poulpe bleuâtre blême nacré que je n'avais pas
vu flasque aussi pendant. Les enfants avaient oublié leur jardin
et s'étaient aussi rapprochés Il releva la tête de sur
les papiers et dit Les terrains derrière la gare nous sont passés
sous le nez Il cessa de tirailler sur sa cagoule puis regarda le gros homme
celui-ci se contenta d'abaisser les paupières. Alors tu le trouves
ce stylo ? Il tourna un instant la tête vers la maison un des papiers
glissa de la chemise et tomba il se baissa et le ramassa L'a appris tout
à l'heure, dit-il de nouveau tourné vers la silhouette luisante
désignant en même temps le gros homme d'un mouvement du menton
disant le nom grec impossible à se rappeler Celui-ci fit Oui de la
tête il avait l'air penaud d'un paysan qui vient de se faire rouler
à la foire il fit encore une fois Oui renifla regardant le visage
serti par la cagoule et qui continuait à ne rien exprimer d'autre
que cette permanente mauvaise humeur à la fois méprisante et
résignée. Il se contenta de hausser les épaules marmonnant
quelque chose comme ça devait arriver ou je le voyais venir ou j'en
étais sûr. Ses pieds sortant des jambes de la combinaison étaient
cachés par des chaussettes de grosse laine l'eau ruisselait lentement
sur les dalles de schiste il y avait déjà une petite mare
Il dit à voix haute Qu'est-ce qu'il peut faire froid mince ! Le plus
grand des deux petits garçons portait la même petite culotte
en tricot rouge qui lui glissait sur les reins on pouvait voir le commencement
de la raie entre ses petites fesses Il leva les yeux vers elle son visage
arrivait un peu plus haut que sa hanche il levait alternativement un pied
puis l'autre trépignant lentement sur place comme s'il avait envie
de faire pipi Demande à papa dit-elle. Il abaissa les yeux sur lui
l'air toujours aussi ennuyé accablé détacha le poulpe
de sa ceinture et le lui donna. Il partit en courant les flasques tentacules
traînant derrière lui dans la poussière les autres courant
autour de lui. Au bout de quelques mètres le côté qui
raclait le sol se couvrit d'une couche gris sombre. Elle était à
ce moment à mi-chemin de la maison le stylo dans un de ses poings fermés
arrêtée les regardant Eh bien cria-t-il ça vient ? Elle
s'approcha sans cesser de regarder les autres traînant le poulpe tendit
le stylo au bout de son bras raide la tête toujours tournée
en arrière et dès qu'il l'eût pris partit à son
tour en courant. Ils criaient et sautaient d'excitation de temps en temps
celui qui le tenait faisait semblant de le jeter sur les autres ce n'était
plus qu'une sorte de torchon noirâtre déchiqueté quand
le char s'arrêta elles vinrent en cortège le réclamer
pour lui faire des funérailles décentes mais il refusa de les
recevoir. Ou peut-être leur permit-il de l'emporter. Magnanime. L'ombre
de la colline arrivait maintenant jusqu'aux rochers de l'autre côté
de la crique l'eau tout entière était devenue sombre les roches
striées vert pâle cessaient à quelques mètres
du bord puis on pouvait voir onduler le fond de galets chaque vague en se
brisant ne s'étalait pas plus loin qu'une bande d'un mètre
environ Des gens descendaient la colline en face encore au soleil portant
des cabas et des paniers pendant au bout de leurs bras les deux enfants qui
les précédaient sautèrent des derniers rochers sur la
plage et se mirent à courir on pouvait entendre les galets rouler
sous leurs pieds avec un bruit de dragées.
Il avait cessé de se déboucher
les oreilles et les regardait sans rien dire ils les regardèrent tous.
Les parents arrivèrent à leur tour sur la plage il y avait
apparemment deux familles les hommes étaient en bras de chemise et
portaient des pantalons sombres les femmes avaient des chapeaux de soleil
aux couleurs criardes leurs jambes étaient pâles ils posèrent
leurs cabas par terre et se mirent à déballer des choses enveloppées
dans des serviettes. La petite mare d'eau à ses pieds continuait à
s'agrandir son visage exprimait seulement le même ennui Je me demande
en quelle langue il faudrait rédiger cette pancarte dit-il Qui est-ce
qui a oublié de remettre la chaîne ? ‑ Il n'y a rien à
faire ils passent par-dessus on ne peut pas les empêcher. On aurait
dit qu'il ne l'avait pas entendue Un moment il resta encore la tête
tournée les regardant sans que son visage exprimât ni plus ni
moins de déplaisir A la fin il se détourna et sans un mot se
dirigea vers la maison. Il marchait d'une manière embarrassée
le poisson noir et luisant lui battant toujours la cuisse elle hésita
puis partit à sa suite. Ses reins étaient creusés par
un sillon vertical qui se déplaçait doucement à chacun
de ses pas Elles n'étaient plus que deux maintenant Alors vous ne voulez
décidément pas rester ? dit-elle. Il y avait je ne sais quoi
dans l'air l'heure le soleil se déchirait dans l'eau s'éparpillait
en lunes de bronze clair liquide serpentines se tortillant se fragmentant
et se reconstituant parcelles de bronze clair sur l'eau sombre l'ombre remontait
maintenant le long des rochers gris tout à coup éteints et
sous l'eau un vert presque blanc leur surface parsemée de points noirs
comment s'appellent ces petits coquillages en forme de chapeaux chinois collés
comme des ventouses ou peut-être des oursins. Une nouvelle fois il resurgit
de derrière le cap avec ses moustaches d'écume encore dans
le soleil là-bas le bruit resurgissant aussi ils cessèrent de
regarder les gens installés sur la plage pour le regarder quelqu'un
dit qu'il était infatigable Toute la journée au bureau dit-elle
il ne pense qu'au moment où il pourra Le moteur couvrant alors le
bruit de sa voix puis il cessa brusquement le canot continuant sur sa lancée
ralentissant l'avant s'abaissant progressivement tandis qu'il se dirigeait
vers l'appontement je me rendis compte qu'il avait simplement baissé
le régime il ne faisait plus maintenant qu'un faible bruit saccadé
de ralenti Du tuyau d'échappement sortaient régulièrement
des petites bouffées de fumée bleue il me semblait que je pouvais
la sentir puant puis je le vis qui déjà sortait de l'eau portant
ses trucs au bout de chaque bras remontant la grève les pique-niqueurs
s'étaient arrêtés de manger et le regardait l'un d'eux
le couteau en l'air tenant dans leurs mains à hauteur de leurs bouches
les sandwiches ou les tartines entamées toutes les têtes tournées
vers lui Il entra dans le hangar à bateaux et en ressortit les mains
libres il avait enfilé un peignoir Le Grec s'était de nouveau
assis.
Le plus petit arriva son visage
n'était qu'un mélange de boue et de larmes Qu'est-ce qu'il
y a qu'est-ce qui t'est arrivé ? Il hoquetait des paroles incompréhensibles
les trois autres étaient toujours accroupis comme des nègres
ils avaient étalé le poulpe au milieu de leurs plantations flétries
ses tentacules écartées en étoile noirâtre immobiles
ils regardaient vers nous C'est pas vrai ! cria-t-elle C'est lui qui nous
en a jeté c'est lui qui a commencé ! Elle le prit contre elle
et commença à lui enlever la boue autour des yeux avec le coin
d'un peignoir à son doigt le solitaire étincelait faiblement
son maillot était souillé de boue à hauteur des seins
là où il appuyait sa tête il y avait aussi de la boue
sur sa cuisse. Elle était toujours assise comme un singe sur ses talons
C'est pas vrai cria-t-elle de nouveau. De l'autre côté de la
crique l'ombre escaladait maintenant la colline à l'herbe roussie Au
large la mer fonçait et commençait à moutonner mais à
l'abri du cap elle était toujours absolument calme. Ils avaient recommencé
à manger seul l'un des deux enfants continuait à le regarder
invisible pour nous maintenant montant sans doute le sentier Le marin était
sur l'appontement en train d'amarrer le canot. Là dit-elle ce n'est
pas grave il avait cessé de pleurer mais continuait à renifler.
Toujours assise sur ses talons elle ne cessait pas de regarder vers nous
de ses yeux sauvages attentifs C'est pas vrai maman c'est pas vrai je te
‑ Ça suffit maintenant rentrez à la maison et dites à
Carmen de commencer à vous baigner. Elle ne bougea pas baissa la tête
arracha une des fleurs qui pendaient la tête en bas et se mit à
balayer et à triturer la boue devant elle Tu as entendu ce que j'ai
dit ? ‑ Qu'est-ce qui se passe ? dit-il. Géant blond en peignoir
à rayures rouges et vertes. Il regarda le plateau chargé de
bouteilles : Avec quoi est-ce que vous vous empoisonnez ? Sans écouter
la réponse il tapota la tête du petit Qu'est-ce qu'on t'a fait
? Il avait cessé de renifler mais ses yeux étaient encore pleins
de larmes. Chaque raie rouge était encadrée par deux petites
raies blanches elles-mêmes bordées d'un filet noir Colosse aux
pieds d'airain Non dit-il donne-moi de ça Avec beaucoup d'eau Comme
ça merci. Il s'assit et ramena sur lui les pans de son peignoir ses
jambes étaient couvertes de poils couleur bronze il faisait tourner
le liquide dans son verre la glace tintait contre les parois on pouvait voir
des poils de bronze par l'entrebâillement du peignoir sur sa poitrine.
Par-dessus la table il me tendit
le dossier tenant dessus avec le pouce la feuille qu'il avait signée
Ça va ? ‑ Merci dis-je je te remercie. De nouveau il faillit dire quelque
chose Arrête de faire le con sans doute ou quelque chose de ce genre
puis son regard devint de nouveau indifférent m'abandonna Ça
a bien marché ? dit-il. Enveloppé dans son peignoir il buvait
son verre à petites gorgées il avait l'air soucieux il ressemblait
à un gosse studieux réfléchi placide. C'est ce truc
dit-il Je n'y arrive pas Je le loupe une fois sur deux C'est au moment où
je me retourne. Il parlait lentement. Je rangeai le papier signé dans
la chemise. De nouveau il me regarda d'un air interrogatif l'air de dire
Tout va bien ? Je fis Oui de la tête Oui merci. Le marin arriva à
son tour En bas je pouvais voir le canot se balancer imperceptiblement on
aurait dit qu'il était suspendu impondérable comme un ballon
au-dessus du fond de roches vert pâle. Le bras dans la manche du peignoir
multicolore tapota impérieusement l'accoudoir du fauteuil vide à
côté de lui. Le marin portait un tricot bleu foncé une
casquette à visière vernie et un pantalon délavé.
Il avait un visage de fouine pas rasé depuis trois jours il secoua
la tête fit Oh si vous voulez et s'assit au bord du fauteuil Là
merci ça suffit merci Madame. Sous l'eau les roches striées
ondulaient faiblement. Là depuis des millénaires et la mer infatigable.
En bas une des femmes avait relevé sa jupe et se tenait debout les
pieds dedans on voyait ses cuisses et ses genoux trop gras très blancs
je pouvais aussi voir les deux pieds et la partie immergée de ses
jambes verdâtre comme télescopées ondulant gélatineuses
désossées Sa jupe noire relevée était plissée
en accordéon elle la tenait à deux mains de chaque côté
en haut de ses cuisses la frange d'une combinaison rosâtre dépassait
un peu L'ombre avait fini de faire l'ascension de la colline elle recouvrait
maintenant toute la pointe il y avait encore du soleil sur les deux petites
îles en face Le Grec demanda ce qu'on pouvait prendre comme poisson
le marin dit Ça dépend quelle sorte de pêche vous voulez
faire Il parlait d'une voix placide lui aussi réfléchi lent.
Louant ses services vendant sa sueur au plus offrant astiquant les cuivres
le pont d'acajou larbin s'en fout pas mal probablement plus sûr que
la pêche petit boulot peinard. Il avait croisé ses pieds sous
le fauteuil se tenait légèrement penché en avant les
deux coudes sur les accoudoirs son verre auquel il n'avait pas encore porté
les lèvres dans ses mains plus intéressé semblait-il
à parler de la mer que par ce qu'on lui avait donné à
boire livrant les profonds secrets poissons flânant une ou deux fois
je pus voir un éclat argenté flanc brillant un instant au-dessus
de fond strié des roches ou plutôt ridé pensant de nouveau
à elles sous les froides et mouvantes épaisseurs d'eau depuis
toujours ou plutôt plissées : vieille peau de ce vieux monde
ce vieux monstre plissé pliscénien ou quoi plioscène
sans doute rien à voir mots qui simplement se ressemblent plésiosaure
et plus loin là où elle moutonnait maintenant bleu noir milliers
de mètres de fond paraît-il tonnes et tonnes d'eau et de silence
s'écrasant dans l'éternelle obscurité.
Des Grecs ses semblables ont abordé
là autrefois hardis marins aux confins du monde connu rusés
commerçants risquant leurs vies bravant les monstres les rivages innommés
les récifs pour vendre et acheter comme lui il y a paraît-il
quelque part par là un navire englouti quelquefois on remonte des
amphores ébréchées couvertes de coquillages chenues
demeures de congres et de murènes, Grec subtil au cou orné
d'un cravate jaune et verte et pour l'instant penaud comme un renard qu'une
poule aur Eh bien cria-t-elle Tu as entendu ce que je t'ai dit Ne me le fais
pas répéter encore une fois ! Elle ne répondit pas
se leva jeta rageusement la fleur fanée et partit en courant vers
la maison sans se retourner ses petits pieds nus frappant le dallage les
deux autres se levèrent aussi et la suivirent mais plus lentement.
"La Statue"
|
"La Statue", Mercure de France,
1213, nov. 1964, p.393-409.
(Repris dans Histoire).
Puis ceci : la porte franchie,
passer brusquement de la sueur, du bruit, du soleil, à la fraîcheur,
au silence, à l'ombre : une sorte d'univers géométrique,
poli et minéral quoiqu'il y eût aussi des plantes vertes, mais
fabriquées et fournies, semblait-il, avec le reste ‑ c'est-à-dire
pas de l'eau, de l'air, de la lumière assemblés, cette silencieuse
et humide rumeur de sang vert, pas quelque chose qu'on met dans de la terre
et qui pousse simplement si on l'arrose, mais acheté avec (ou échangé
contre) de l'argent dans un magasin, et pas plus végétal, pas
plus comestible que les branches de laurier tressées et les avalanches
de fruits représentées en taille-douce et en couleurs fades
sur les billets de banque et les titres d'obligations parmi les cornes d'abondance,
les lyres, les symboles numériques, les Mercures et les déesses
mamelues : minéral plutôt, selon toute apparence, ou en tout
cas usiné, comme du caoutchouc vulcanisé, et astiqué
tous les matins par le torchon mercenaire des femmes d'équipe en même
temps que les plinthes de marbre et les plaques de cuivre.
Et, au bout d'un moment, on recommençait
à percevoir le bruit. Quoique à côté du tapage
extérieur de la ville ce ne fût tout d'abord qu'un frémissement,
presque imperceptible (en même temps qu'inexorable), semblable à
ces lointains et inquiétants murmures qui parviennent des profondeurs
des grottes, des cavernes, mystérieux, glacés, jusqu'à
ce qu'on se rendît compte que c'était lui, ou du moins ses équivalents
sous forme de papier imprimé, dactylographié ou paraphé
qu'ils se passaient d'un compte à l'autre, d'un bureau à l'autre,
dans un froissement continu, insidieux et obsédant de mastication,
comme si...
Pensant à quelque monstre
qui se serait tenu quelque part au fond des couloirs de marbre (peut-être
dans les sous-sols, comme la chaudière du calorifère) : une
sorte de ruminant impotent et obèse (mais pas les cornes, le front
bouclé, les bras d'égorgeurs : plutôt (comme le calorifère)
des tubulures, des assises de fonte, des manomètres ‑ pensant Si Thésée
faisait irruption ce serait sous l'aspect d'un gringalet gominé et
armé d'une mitraillette, et ce ne serait pas sur une plage mais
au bord d'une route qu'il l'abandonnerait, ou à la rigueur dans une
chambre d'hôtel meublé, après l'avoir soulagée
de sa dot constituée de titres de puits de pétrole et de mines
d'étain), obèse, donc, vorace et végétarien, et
qu'il faudrait nourrir sans arrêt de pâte à papier, de
chèques et de bordereaux comme d'autres de feuilles de salades ou
d'épluchures de légumes.
Pensant ce putain d'argent. Pensant
comme ce doit être commode d'en avoir de le sortir de sa poche insoucieux
comme les gens remplissant les formules de paiement, comptant les liasses
aseptisées et inoffensives, mettant les épingles dans leurs
bouches entre les lèvres serrées minces aspirées simple
coupure dans le visage coupure il y a de ces mots pendant qu'ils les recomptaient
encore attentifs à n'en pas oublier à l'abri dans le secret
d'un temple construit tout exprès avec ses froides colonnes de marbre
veiné de gris et ses grilles de fer forgé, s'élevant
au milieu de la sueur comme une sorte d'organe central...
(percevant aussi comme un menu
grignotement : le cliquetis nombreux, métallique et sec des machines
à calculer et à enregistrer avec leurs bras leurs antennes
leurs articulations leurs pattes minces et noires d'insecte : derrière
le comptoir on pouvait voir une rangée de bustes, coupés à
la taille, de face, comme des mannequins sans jambes qu'on aurait posés
là, hommes et femmes-troncs tous les deux ou trois mètres dans
la même attitude la tête légèrement penchée
sur l'épaule gauche écrivant libellant détachant les
reçus des livrets à souches suant dans leurs faux cols serviteurs
empressés de...)
coeur pompant et refoulant le sang
qui lui arrivait et repartait dans des serviettes de cuir
(le suivant s'approcha ouvrit sa
serviette les y rangea les prenant l'une après l'autre sur le comptoir
au fur et à mesure que la main d'un personnage invisible (il y avait
un reflet sur la paroi vitrée de la caisse) les poussait par le guichet,
le fermoir de la serviette claqua, la chemise marron qu'il portait flottante
par-dessus son pantalon tachée de sueur sous les bras il était
chaussé de sandales de cuir à lanières qui laissaient
voir (comment sont-ils ?) ses chaussettes bleues quadrillées de minces
raies vertes le suivant (comment sont-ils, comment sont-ils ?) était
une femme elle ne venait pas en prendre mais en apporter se contentant quand
ce fut son tour de pousser vers le guichet celles qu'elle avait sorties
de son sac plus deux cylindres de papier gris que la main ouvrit : à
l'intérieur de chacun il y avait un cylindre d'argent les pièces
quand elles ne furent plus tenues par le papier se répandant ou plutôt
se défaisant s'affaissant c'est-à-dire se couchant sur le flanc
encore alignées comme des rondelles de saucisson coupées la
main les comptait à une vitesse incroyable les touchant chacune de
l'ongle puis les serrant entre le pouce et l'index de façon à
reformer le cylindre qu'elle empaquetait de nouveau dans le papier le repliant
et le tordant aux deux extrémités écrivant quelque chose
dessus puis les rangeant de côté)
pensant oui comme ce doit être
commode pouvant sentir la sueur aller et venir au dehors chargée de
serviettes ou de sacs ou encore montée dans des autos ou encore des
camions transportant la sueur : autrefois il y avait aussi des charrettes
on pouvait encore en voir parfois avec leurs roues aux rayons d'un rose fané
encroûtées de boue séchée gris ocre et de poussière
passant dans les rues, anachroniques, lentes, terreuses parmi les automobiles
étincelantes et les étincelantes vitrines des magasins comme
des espèces de scories de grumeaux que la ville (c'est-à-dire
son organe central : la banque, le temple assyrien) n'aurait pas encore
tout à fait réussi à dissoudre, à digérer,
ou plutôt à transmuter en leur faisant subir cette opération
qui consiste à convertir de la matière brute, rugueuse, en
quelque chose de poli imputrescible et lavable (comme les automobiles, le
marbre des comptoirs, les plantes de caoutchouc vulcanisé) commode
à stocker et à acheter (l'opération suivante consistant
à transmuter une seconde fois tout ça en papier filigrané
décoré de divinités financières ou mercantiles,
de sorte qu'à la fin, sans intervention salissante de quelque marchandise
que ce soit, brute ou usinée, et pour ainsi dire par une sorte de
sublimation, les banquiers peuvent acheter simplement de l'argent avec de
l'argent).
Puis assis maintenant sur un fauteuil
(et pas un fauteuil non plus : pas du bois, du crin, de l'étoffe,
mais quelque chose d'aussi différent d'un fauteuil que les plantes
vulcanisées des végétaux naturels et fait de matières
imputrescibles elles aussi, inoxydables et aseptisées : de la moleskine,
du caoutchouc encore et des tubes chromés), tout à fait à
l'intérieur à présent (dans les entrailles pour ainsi
dire) des couloirs de marbre, ombreux, secrets, pouvant voir la pancarte
de verre suspendue par des chaînettes chromées elles aussi avec
SERVICE DES PRETS A COURT ET A LONG TERME
écrit dessus en lettres d'un vert phosphorescent, et plus de
menus froissements de papier ici, et à peine le crépitement
lointain, feutré, des machines (les machines à écrire,
les machines à calculer, à enregistrer, à transcrire,
à convertir, à totaliser, à récapituler les
cours du caoutchouc, du chrome, de la moleskine et du papier monnaie) :
juste un murmure de voix, presque inaudible, et
deux pâles ombres chinoises
superposées sur la paroi de verre dépoli, l'une dessinant la
silhouette d'un buste, à peu près de dos (ou de face, puisque
aucune ligne, aucun modelé intérieur ne permet de deviner si
le personnage tourne le dos à la paroi, ou le contraire), affectant
la forme d'une sorte de sac de pommes de terre aux contours sinueux (correspondant
aux plis en accordéon du vêtement), surmonté d'une masse
plus petite (une boule ou plutôt un carré aux coins arrondis)
encadrées de deux saillies, comme des anses (les oreilles), plus ou
moins proéminentes selon les mouvements du personnage, c'est-à-dire
selon que son visage est plus ou moins tourné vers la source lumineuse
cette première ombre se
trouvant complètement englobée par celle d'une tête de
profil, gigantesque (sans doute parce que l'autre occupant du bureau se
trouve plus près d'une seconde source lumineuse)
du fait de la superposition des
deux ombres, le buste (le sac de pommes de terre) contenu dans la tête
géante, plus foncé que celle-ci
dont on voit les lèvres
remuer en même temps qu'elle bouge, change de position par saccades,
son contour dessinant tantôt un profil perdu, les protubérances
(nez, menton) se rétractant tandis que d'autres (l'arcade sourcilière,
la pommette) saillent à leur tour, et, de temps en temps, une main
(c'est-à-dire l'ombre chinoise d'une main qui appartient probablement
au personnage assis le plus près d'une des deux sources lumineuses,
car elle aussi est énorme, dix fois plus grande que nature, et plus
pâle que l'ombre du buste) surgissant à partir du bas de la paroi
dépolie, s'élevant, s'ouvrant et se refermant, tandis qu'elle
décrit un peu en avant du profil quelques vagues mouvements, diminuant
tantôt de grandeur ou au contraire se dilatant, grandissant de façon
monstrueuse (selon que la main réelle s'éloigne ou se rapproche
de la source lumineuse), les doigts débordant parfois tout entiers
tronqués par un des côtés (celui de droite ou le bord
supérieur) de la paroi dépolie, l'imperceptible murmure des
voix se répondant, se superposant (s'élevant alors de quelques
degrés, chacune luttant de vigueur, puis l'une des deux cessant,
l'autre continuant seule, revenant peu à peu à un volume normal,
puis s'arrêtant, et la première reprenant alors), les trois
ombres chinoises (le profil, la main mouvante, le buste) soumises à
une série de légères déformations et de mouvements
dont l'ampleur est en quelque sorte directement proportionnelle aux diverses
variations du ton des voix, c'est-à-dire que les va-et-vient de la
main, les modifications dans les contours du profil et du buste et leurs
oscillations augmentent en fréquence et en amplitude lorsque le volume
des voix s'élève, devenant en revanche presque négligeables,
les ombres alors presque immobiles, lorsque le ton de la discussion retombe
au point de n'être plus de nouveau qu'un murmure, le haussement des
voix et l'agitation correspondante des ombres ne dépassant d'ailleurs
jamais, pour le premier, celui que provoque un malentendu passager, vite dissipé
par une volonté réciproque de courtoisie, et pour la seconde
(compte tenu de la forte amplification des mouvements de toute silhouette
projetée), celle, extrêmement faible en réalité,
des gestes plus ou moins conscients qui accompagnent toute parole
la curieuse disposition des sources
lumineuses qui a pour résultat de projeter à l'intérieur
du contour de la tête de l'un des interlocuteurs le buste du second,
faisant que celui-ci semble occuper le centre même des pensées
de l'autre, comme si ce dernier en parlant s'adressait non pas à la
personne assise en face de lui mais en quelque sorte à l'image réduite
de celui-ci projetée sur sa rétine ou formée dans son
cerveau par son système optique, de sorte qu'il semble dialoguer avec
un personnage nain introduit par effraction à l'intérieur de
lui, ou, inversement, que le visiteur questionne un de ces oracles, une de
ces énigmatiques et monumentales divinités au visage aveugle,
méditatif, au corps de chien ou de griffon, et à la bouche de
bronze.
Pensant : mais aujourd'hui ce serait
simplement de l'argent, pensant qu'il en sortirait non des paroles, quelque
sentence ambiguë, à la fois prometteuse et menaçante,
mais un simple bruit de papier froissé, comme ces machines où
mettez cent francs dans la fente correspondante à votre signe et elle
crachera dans un bruit d'engrenages métalliques et de roues dentées
le secret de votre avenir, la sentence sous forme de billets imprimés
à l'effigie de prélats, de généraux ou de rois,
comme si tout le destin des hommes, comme si le fracas des batailles et
les cris des agonisants...
Contemplant l'affiche apposée
sur le mur, représentant en trompe-l'oeil un coffre-fort ouvert à
l'intérieur duquel on pouvait voir quelques piles de pièces
de monnaie de différentes hauteurs dont certaines vacillaient, tours
branlantes, l'une d'elles complètement abattue répandue sur
la tablette, présentant cet aspect de saucisson coupé en tranches
comme les rouleaux défaits et comptés par le caissier, certaines
ayant roulé çà et là sur des billets éparpillés
reproduits eux aussi en trompe-l'oeil et où l'on pouvait reconnaître
le cardinal à la barbiche en pointe, au regard froid, rusé,
flasque, à la calotte rouge se détachant sur un ciel saumon
devant les bâtiments alignant leurs toits d'ardoise en forme de triangles,
de trapèzes et de pyramides tronquées, le dernier billet dépassant
du tiers de sa longueur environ le rebord de la tablette d'acier, la partie
en porte-à-faux légèrement pendante, affaissée,
le visage acéré du prince de l'Eglise encore aminci effilé
en lame de couteau déformé comme ces peintures (anamorphes ou
quoi ?) qu'il faut regarder dans un miroir pour rétablir leurs vraies
dimensions et découvrir ce qu'elles représentent, tours de
force d'habiles artistes italiens pour la distraction des ducs des rois des
papes, vivant de leurs restes, attrapant les bourses de ducats jetées
tombant des tables se nourrissant de miettes, de rapines, de villes mises
à sac, s'engraissant de meurtres et ce roi qui en fabriquait de la
fausse rognant un peu chaque écu et ce banquier qui possédait
un bateau tellement rapide qu'il connaissait le premier les nouvelles de victoires
ou de défaites : la théorie, le défilé, la frise
grisâtre des empereurs, des conquistadors et des financiers fixant
les visiteurs de leur même regard à la fois morne et pénétrant
dans leurs identiques visages creusés d'identiques sillons, comme
si le même modèle au masque pensif, impitoyable et désabusé
posant pour le même peintre avait revêtu chez un costumier de
théâtre leurs défroques successives : réincarnations,
réapparitions sporadiques d'un unique personnage répété
à travers les siècles dans la même attitude tranquille,
perfide et lasse devant d'allégoriques fonds de glaives, de trophées,
de galions, d'épis et de balances et sur lequel la mémoire
identifiant armures, hermine, perruques ou cravates victoriennes pose un
de ces noms interchangeables aux creuses et poussiéreuses sonorités
de plâtre tels qu'ils sont rangés sur les étagères
des classes de dessin : César, Verrius, Charles, Laurent, Philippe,
Law, Rothschild, le Bref, le Chauve, le Bel, le Magnifique, le Hardi, le
Pieux...
Pensant : pas se dissoudre, s'éparpiller,
reprendre, reprendre, savoir : où, comment ?...
Pensant : recommençons,
récapitulons ;
sièges tubes d'acier nickelé,
moleskine, paroi de marbre dans mon dos, sol recouvert de linoléum
caoutchouc imitation marbre, plantes chlorophylle façon caoutchouc,
devant moi paroi de verre dépoli coupant dans sens de la longueur couloir
parallélépipède allongé lignes de fuite sur la
droite se rencontrant à l'infini en un point situé très
au-delà du mur terminal sur la ligne d'horizon à hauteur d'oeil,
ombres, chuchotement confidentiel confessionnal où
... ont tout de même fini
par le faire ils ont fini par signer alors vous ne croyez pas qu'il aurait...
— homme grisâtre disant Cette politique ! — gros type disant Quand on
pense à tout l'argent Est-ce que vous vous rendez compte de tout l'argent
Et qui paie voulez-vous me le dire qui — homme grisâtre disant Excusez-moi
— gros homme disant Bon Dieu vous avez trouvé moyen de vous enrhumer
par cette chaleur ce sont les plus mauvais rhumes qu'on — homme grisâtre
repliant mouchoir grisâtre avec soin mains brunes craquelées,
disant C'est-à-dire que je fais toujours un peu de sinusite je fais
ça depuis — gros homme disant Ce sont de sales histoires ces trucs-là
faut pas traîner ça, finit pas Devriez voir un médecin
Devriez aller Mais pas un de ces incapables d'ici Il y en a un je ne vous
dirai pas le nom le salaud qui a soigné ma femme pendant trois ans
pour C'est tous des salauds Allez voir un professeur Moi maintenant quand
j'ai quelque chose je n'hésite pas je prends la voiture et hop — homme
grisâtre disant Je crois que c'est ce que je vais faire Depuis le temps
que — gros type disant Un professeur Croyez-moi pas un de ces incapables
d'ici Il n'y a que dans une ville de Faculté qu'on peut se faire soigner
convena — homme grisâtre disant C'est ce que je vais faire Dès
que j'aurai un jour de — gros type tapant de nouveau violemment à
coups d'index repliés sur le journal Est-ce que vous ne croyez pas
qu'ils auraient pu le faire plus tôt Est-ce que vous ne croyez pas
qu'il n'aurait pas mieux valu puisque c'était pour en venir là
à la fin — homme grisâtre disant Cette politique — gros homme
disant Politique je vous en fous le fric oui, cessant de taper sur le journal
avançant violemment la main frottant son pouce contre son index dans
le geste de compter de l'argent — homme grisâtre disant Moi je vais
vous dire On nous a raconté des histoires Il y en a qui se sont entendus
pour monter la tête des gens de ce côté comme de l'autre
Il y en a que ça arrangeait autant d'un côté que de
l'autre S'il n'y avait pas cette politique — gros type disant Le fric oui
cherchez pas plus loin Vous cassez pas la tête Cherchez à qui
ça rapporte et n'allez pas vous casser la tête à vous
poser des questions qui n'ont — homme grisâtre disant Bien sûr
mais c'est cette politique qui pourrit tout Vous comprenez il y en a ça
arrange trop bien leurs affaires alors avec la politique — gros type disant
Voulez-vous que je vous dise eh bien la vérité il n'y en a
qu'une toujours la même : ça ! faisant de nouveau le geste avec
son pouce et son index disant Il n'y avait qu'à leur donner tout
de suite ce qu'ils demandaient Vous le voulez voilà tenez prenez faites-vous-en
des torche-cul si vous voulez Et après ils seraient venus nous manger
dans la main Dans la main vous entendez bien gentiment et trop contents
vous parlez Alors ne venez pas me raconter d'histoires — homme grisâtre
disant On a tout embrouillé avec cette politique on — gros type disant
Embrouillé laissez-moi rire laissez-les donc faire Dans la main je
vous dis moi dans la main Il n'y a pas trente-six règles qui gouvernent
le monde il n'y en a qu'une et elle ne date pas d'aujourd'hui Il n'y a qu'à
Les ombres sur la vitre dépolie
s'agitant cette fois d'une façon différente, le volume des
voix à l'intérieur du bureau augmentant en même temps
mais maintenant (quoiqu'il fût toujours impossible de saisir les paroles)
se détendant pour ainsi dire, les deux interlocuteurs échangeant
sans doute à présent de ces formules banales qui terminent un
entretien et les voix en profitant pour en quelque sorte se dégourdir
un peu, s'ébrouer, s'ébattre, la tête monumentale basculant
en avant dans un crissement caoutchouté de chaise repoussée,
puis s'élevant brusquement, disparaissant au-delà du bord supérieur
de la cloison dépolie et remplacée par une ombre massive contenue
entre deux lignes légèrement onduleuses, à peu près
parallèles et verticales (le tronc du personnage) à l'intérieur
desquelles le petit buste se tint encore un instant, puis, s'inclinant en
avant et se levant à son tour, se mit à grossir (à mesure
sans doute que le personnage se rapprochait de la première source
lumineuse), devenant lui aussi à la fin une simple bande verticale
interférant sur l'autre, de sorte que pendant un court instant où
de nouveau l'ensemble fut à peu près immobile tandis que les
voix semblaient maintenant onduler, virevolter pour ainsi dire, négligemment,
il n'y eut plus sur le dépoli que trois bandes parallèles, une
claire, une foncée, puis une claire de nouveau, ou, si l'on préfère,
une large bande verticale claire, occupée en son centre (là
où les deux ombres se superposaient) par une bande plus foncée,
celle-ci augmentant de largeur lorsque les deux bandes plus claires rétrécissaient
et inversement, jusqu'à ce qu'à la fin le tout se mît
à rapetisser, les deux têtes réapparaissant, les ombres
distinctes maintenant des deux bustes complets (têtes, troncs, bras)
se rétractant tout en bougeant jusqu'à retrouver des dimensions
réelles, et à ce moment la porte s'ouvrant enfin, le bruit des
voix comme soudain libéré, débâillonné,
et alors un homme assez maigre, en costume marron, porteur d'une serviette
en cuir usagé, apparaissant, encore de dos, continuant à parler
avec animation, tourné vers l'intérieur du bureau, puis pivotant,
se présentant de flanc, la serviette rectangulaire pendant contre
sa cuisse au bout de son bras vertical, puis franchissant la porte, marchant
moitié à reculons moitié sur le côté, puis
le personnage se retournant franchement, jetant un coup d'oeil inexpressif
sur les trois en train d'attendre et s'éloignant à grands pas
sur la gauche en se coiffant de son chapeau, celui auquel il parlait encore
l'instant d'avant maintenant debout dans l'embrasure de la porte ouverte,
en train de contempler lui aussi les trois assis sur les fauteuils métalliques,
puis, avant même que l'un ou l'autre ait esquissé un mouvement,
disant « Un instant !», refermant la porte, la petite ampoule
rouge au-dessus du chambranle restant allumée, l'ombre se mettant à
croître de nouveau sur le dépoli, le remplissant à un
moment tout entier, puis disparaissant, glissant de droite à gauche
rapidement, comme un rideau tiré, tandis qu'on pouvait entendre le
bruit d'une autre porte (sans doute de l'autre côté du bureau)
s'ouvrant et se refermant, puis plus rien, dans la froide pénombre
de marbre où, à travers le silence, parvint de nouveau (en réalité
n'avait jamais cessé de parvenir) le lointain et diligent cliquetis
des petites machines toujours occupées à calculer, transcrire
et comptabiliser, comme un patient grignotement d'insectes, acharnés,
voraces, une multiple, sèche et crépitante rumeur de mandibules,
comme si avec leurs minces pattes noires, leurs articulations huileuses,
leurs brusques détentes, leur impitoyable et monotone application,
elles continuaient sans trêve à broyer, mastiquer et déglutir
moissons, récoltes, troupeaux, bétail, cargaisons de navires
et jusqu'aux pierres elles-mêmes arrachées du ventre paisible
de la terre pour être réduites, tout aussi bien ou tout aussi
mal que les montagnes de sacs de blé ou les forêts abattues,
à de simples additions de chiffres et d'intérêts composés.
Comme si on pouvait voir cela :
elle (la banque, l'édifice babylonien, l'entassement de béton
plaqué marbre, de grilles et de portes d'acier) comme une sorte de
poumon, d'organe central, installé au milieu de la ville, uns espèce
de pompe aspirant et refoulant à travers un réseau compliqué
d'artères cette chose (comment dire ? : sang, oxygène, globules
circulant dans l'obsédant tintement des tiroirs-caisses) qui lui permettait
de vivre (c'est-à-dire qui la justifiait ou plutôt conditionnait
son existence même ‑ l'existence des rues bordées de magasins
remplis de choses à vendre et à acheter, et, entassés
au-dessus, les endroits pour dormir, manger et se reproduire ‑ si on peut
donner assez d'argent pour cela ‑, et, au-dessus encore, les toits pour abriter
de la pluie et du soleil ‑ si on peut encore donner assez d'argent pour
cela) : non plus la banque, donc, à la fin, mais comme sa sécrétion
: l'espèce de cancer, de bourgeonnement de murs de briques, d'ardoises
et de tuiles proliférant à la surface de la terre, grossissant
lentement, inexorablement, s'étendant, la recouvrant, comme s'il l'absorbait
peu à peu à la façon d'une de ces amibes, un de ces êtres
unicellulaires qui se dilatent, se gonflent, se nourrissant du milieu même
sur lequel ils se sont installés, en se l'appropriant non par un système
digestif qui redistribue vers la périphérie la matière
assimilée dans un organe interne, mais par contact pour ainsi dire,
par une transmutation sur place de cette matière nourricière
‑ l'attaquant donc (la terre) par une série d'opérations de
dénaturation, la rendant pour commencer impropre (comme par la sécrétion
à son pourtour, sur ses confins, d'une sorte de bave, de suc corrosif)
à sa destination première (porter des récoltes, se couvrir
de plantes, de feuilles), si bien qu'elles (les villes) sont entourées
en permanence d'une couronne infertile, innommable et vague (le sol dans cette
phase, cet état intermédiaire après qu'il a cessé
d'être utilisé pour y faire pousser des choses qui se mangent
(qui sont vendues pour être mangées, qu'on achète pour
se nourrir) et avant qu'il y pousse ces choses qu'on vend ‑ qu'on achète
‑ pour y manger et y dormir), ce qui jusque-là avait toujours été
cultures, bois, vignes, seulement recouvert alors d'ordures, de décharges
publiques, de baraques en planches et de pompes à essence ; puis, dans
une seconde phase, la fractionnant, la divisant (non plus évaluée
maintenant à l'hectare mais au mètre carré), la lotissant,
jusqu'à ce qu'apparaissent enfin à la place des prés
et des champs fertiles les monotones alignements de cellules, d'alvéoles,
conférant au terrain un pouvoir de productivité à la
deuxième dimension en quelque sorte, non plus horizontale mais verticale,
si bien que suivant les lois de la rentabilité des constructions
et des surfaces habitables minimum chaque mètre carré est
alors, jour après jour ou plutôt nuit après nuit, non
plus arrosé de sueur mais de cette nocturne semence qui jaillit dans
le grincement des sommiers superposés, les va-et-vient des reins et
les furieux assauts comptabilisés et enregistrés aux bureaux
des naissances et dans les livres de famille rangés pêle-mêle
dans les tiroirs avec les actes notariés et les titres de propriété.
Disant « Tout y est Mon notaire
a vérifié », assis maintenant à l'intérieur
du bureau (de la cage de verre dépoli) et, de l'autre côté
de la table, le sphinx vêtu de gris anthracite, aux yeux invisibles
derrière les reflets des lunettes cerclées d'or, au sourire
affable, froid et auréfié lui aussi, tandis qu'il examine
tour à tour les paperasses étalées devant lui, et alors
peut-être va-t-il demander non pas quel est l'animal qui marche le
matin sur quatre pattes, à midi sur deux et le soir sur trois, mais
quel est celui qui ne peut ni se mouvoir, ni manger, ni se couvrir, ni s'abriter
s'il ne peut pas donner de l'argent en échange de tout ça,
ou si vous préférez quel est l'animal qui ne peut se servir
d'aucun de ses cinq sens s'il n'en possède pas un sixième sous
forme de carnet de chèques, ou encore... mais au lieu de cela continuant
à examiner les unes après les autres les pièces du dossier
et alors je me rendis compte que ce n'était pas le bruit d'une machine
à écrire mais d'un de ces trucs qui transcrivent automatiquement
les cours de la Bourse ou les dernières dépêches d'agence
sur une bande de papier qui se déroule au fur et à mesure
téléscripteurs ou quelque chose comme ça de sorte que
plus besoin aujourd'hui de la frégate prête à cingler
attendant que le dernier grenadier de la dernière rangée soit
tombé et qu'ait retenti l'écho du dernier feu de salve sur la
plaine semée de chevaux morts les pattes en l'air ou gisant sur le
flanc avec leurs cavaliers morts aux cuirasses d'acier les chevauchant encore
penchés sur l'encolure brandissant à bout de bras leurs sabres
dans les derniers feux du jour expirant il m'avait raconté qu'il était
à peine à quelques mètres derrière Reixach quand
ce tireur embusqué derrière une haie l'avait descendu à
bout portant, la Haie-Sainte, la Belle Epine, mêmes plaines des Flandres
monotones, et la frégate ou la corvette armée pour la course
se balançant attendant sur l'eau grise clapotant au mouillage puis
rejaillissant contre ses flancs quand elle cingla dès que le courrier
au cheval écumant couvert de cette mousse grise à son encolure
là où frottent les rênes et à l'intérieur
de ses cuisses eût atteint, alors pas besoin de télégraphe
: on raconte qu'il fit répandre la nouvelle de la défaite des
habits rouges couchés parmi les haies les fossés boueux ensanglantés
s'enténébrant peu à peu envahis par la nuit, ou plus
habilement se mit à vendre avec ostentation tandis qu'il faisait racheter
en sous-main par des hommes de paille, calculant le prix auquel il pourra
me revendre l'argent gagné, c'est-à-dire le prix auquel je lui
rachèterai intérêts simples et intérêts composés
son argent ou celui de ceux qui le paient pour les représenter c'est-à-dire
représenter avec intérêt leurs intérêts dans
son costume fresco couleur anthracite avec ses mains aux ongles soignés
sortant des manchettes immaculées chemise propre jour après
jour triant l'une après l'autre chaque feuille du dossier, les saisissant,
les tenant un moment soulevées et inclinées tandis qu'il les
parcourt des yeux, puis les faisant pivoter et les rabattant à gauche
comme les pages d'un livre, soigneusement et à l'envers, et à
un moment je vis qu'il s'arrangeait (en appuyant son avant-bras gauche sur
le plateau du bureau de façon à faire glisser sa manche en arrière
tandis qu'il avançait sa main) pour découvrir légèrement
le cadran de sa montre-bracelet, y jetant un furtif coup d'oeil, pensant
sans doute oui ça va être l'heure et il y a encore les deux
autres en train d'attendre dans le couloir, pensant que depuis le temps que
lui ou ceux qui l'employaient touchaient des intérêts composés
ils pourraient bien inviter à déjeuner l'armée de Waterloo
tout entière y compris les chevaux et les mulets, pouvant voir les
rangées de grenadiers tomber les unes après les autres et ce
bateau rapide armé pour la course cette corvette cinglant toutes voiles
dehors le dernier grenadier tombé le dernier cuirassier le dernier
cheval avec ses longues dents jaunes ricanant on raconte était-ce
là ou ailleurs que les premiers tombèrent dans le fossé
les suivants venant à leur tour s'abattre dessus et ainsi de suite
jusqu'à ce que le fossé fût comblé par les corps
entassés si bien que ceux qui venaient derrière purent continuer
la charge en leur passant dessus il y avait des montagnes de chevaux morts
hérissées de pattes raidies se profilant en sombre sur le couchant
rougeâtre devant lequel serpentaient s'effilochaient
se dissipaient lentement en écharpes méandreuses les fumées
des dernières salves, mais impossible de saisir l'expression de
son regard derrière les froides et élégantes lunettes
auréfiées, les lèvres remuant non pour me proposer
un bifteck de cheval mort ni me demander sur combien de pattes je pouvais
marcher mais disant seulement (l'index recourbé en marteau tapotant
légèrement sur la feuille posée à plat devant
lui) Voyons vous avez déjà contracté un emprunt il
y a trois ans garanti par Voyons où est ce Voilà une terre
de trois hectares et vingt-sept ares en nature de vigne appelée...
Puis l'oubliant, lui, ses lunettes
d'or, son regard méticuleux, ses mains méticuleuses, les
machines, les marbres, le coffre-fort, les piles de cardinaux méphistophéliques
me fixant de leur regard flasque sur les billets en trompe-l'oeil, pouvant
la voir comme il s'en tenait toujours sur les marches des églises,
des banques ou les bords des trottoirs, tassées dans leurs loques
informes et royales, proposant d'une main un paquet d'épingles ou
une boîte d'allumettes tandis que l'autre serrait contre elle l'enfant
accroché à la lourde mamelle jaillie par l'échancrure
délacée d'un de ces caracos comme ceux que porte Jeanne d'Arc
sur ces images où on la représente en train de garder ses moutons,
avec un peu ce même visage de paysanne robuste et doux sous le fichu
qui l'encadrait l'enfant rejetant parfois la tête en arrière
détachant ses lèvres et on pouvait voir le mamelon qu'elle
tenait faisait saillir entre deux doigts légèrement écartés
rugueux gluant de salive et de lait énorme
lunule d'un brun foncé fauve chez ces gitanes drapées d'oripeaux
mais chez elle fille du Nord sans doute d'un rose vif, et derrière
une autre femme au même aspect vigoureux portant une gerbe un jeune
garçon nu tourné vers elle les deux bras levés comme
pour l'aider à porter sa charge ou au contraire lui demander de s'en
débarrasser pour le prendre dans ses bras, la vision tout entière
baignant dans une sorte de brume bleuâtre avec à peine quelques
touches d'une teinte orangée soulignant les reliefs des personnages
au premier plan comme la jeune mère et celui qu'elle regardait avec
une attention grave et passionnée : un homme debout devant une enclume,
un lourd marteau dans sa main droite levée au-dessus de sa tête,
le buste nu musculeux, le visage rude orné d'une moustache rude aussi,
le crâne rond presque tondu, la taille ceinte d'un tablier de cuir brut
dont les bords irréguliers se retournaient au-dessus de la lanière
de cuir qui entourait ses hanches, la main gauche tenant au bout d'une pince
sur l'enclume la pièce qu'il était en train de forger, peut-être
un fer à cheval car non seulement le physique tout entier du personnage
(son visage dur, un peu triste, son anatomie en quelque sorte douloureuse
: celle non des sportifs, athlètes ou nageurs aux membres dorés
que l'on peut voir sur les plages, mais des terrassiers ou des manoeuvres
dont les muscles noueux, utiles pour ainsi dire, forment comme des excroissances,
des espèces de gibbosités, sous une peau trop blanche, chlorotique,
souvent ornée de (ou plutôt souillée par) ces tatouages
dont les dessins d'un bleu encreux et délavé se mêlent
au lacis des veines) mais encore les accessoires épars autour de lui
(au premier plan une roue de charrette attendant sans doute d'être cerclée
était appuyée contre une borne, voisinant avec un essieu, tandis
qu'au-dessus de l'homme et à gauche se distinguait, suspendu à
une avancée de poutres disparaissant sous l'inscription mille francs qui s'étalait
au centre du billet, un paquet de chaînes comme celles dont on se sert
dans les forges pour soulever à l'aide de palans les lourdes masses)
indiquaient que l'on se trouvait en présence d'un de ces artisans
campagnards, maréchal-ferrant ou forgeron, appartenant, comme la
femme allaitant, la porteuse de gerbes et le jeune enfant nu à cette
inépuisable et sereine famille des figures allégoriques symbolisant
travaux et vertus sous les idylliques aspects de personnages éternellement
géorgiques sommairement vêtus et optimistes, me rappelant cette
statue intitulée les temps
futurs qui s'élevait autrefois dans le jardin public, géant
coulé dans un bronze sur lequel une patine verte et les fientes des
pigeons avaient dessiné de longues traînées qui semblaient
ruisseler en permanence sur ses cuisses, ses fesses, ses épaules
courbées, comme s'il était condamné à accomplir
sous une pluie sans fin de déjections et de soufre, nu, farouche
et noir parmi les lumineuses frondaisons, les cris d'enfants et les bruyants
envols d'oiseaux, un de ces travaux titanesques et vains, s'acharnant à
coups de marteau sur un faisceau d'épées et d'armes qu'il
serrait dans son poing gauche, les maintenant du genou contre le rocher
servant d'enclume et sur lequel les lames martelées à demi
fondues commençaient à prendre la forme d'un soc de charrue,
toute sa personne tendue et arc-boutée (le marteau non-pas levé
au-dessus de la tête comme celui du géorgique forgeron dont
les coups tombaient réguliers et paisibles sur l'acier tintant, mais
un peu en arrière de son corps et sur le côté, entraîné,
semblait-il, dans un tourbillon désordonné par le bras frappant
non de haut en bas mais sous tous les angles dans une avalanche de coups
furieux) exhalant on ne savait quoi de dantesque, de passionné et
de pitoyable dans le tranquille et verdoyant décor où les
bonnes jacassantes poussaient paresseusement les landaus vernis, jusqu'à
ce qu'un jour, pendant la guerre, il disparût, lui, sa tonne de muscles
et de bronze, son rocher de bronze, son marteau de bronze, sa sueur de bronze
et sa charrue qu'il ne finirait jamais de forger, réquisitionné
à titre de métal non-ferreux, son socle demeurant seul, vide,
avec son inscription maintenant énigmatique que l'on pouvait toujours
lire, idyllique et dérisoire, au centre de la corbeille de pensées,
de soucis et de renoncules ponctuellement renouvelée au fur et à
mesure des saisons, comme une sorte de couronne funèbre autour du
piédestal inutile.
Claude Simon
"Correspondance"
|
"Correspondance", Tel Quel,
16, hiver 1964, p.18-32.
Repris dans Histoire).
Un instant il se retourna ouvrit
les bras j'essayai de voir ce qu'il y avait écrit par devant mais
il tourna de nouveau le dos et de nouveau je ne pus voir que les roses mais
ce n'étaient pas elles qui sentaient tellement je cherchai il y avait
aussi de ces fleurs arums ou quoi qui poussent dans l'eau ces grands cornets
enroulés sur eux-mêmes évasés blancs les moins
fraîches frangées de jaune les bords se recroquevillant se fendillant
on en avait mis des brassées dardant leur espèce de langue
jaune érectile comme de la peluche pollen couleur de safran qui m'était
resté sur les doigts lorsque je les avais touchées mais ce
n'était pas d'elles non plus que venait l'odeur cela sentait le poivre
on avait aussi rempli de roses les deux vases de la cheminée du salon
les deux cornes d'abondance décorées elles-mêmes de fleurs
peintes sortant des queues de cygnes au plumage de porcelaine voguant sur
des vagues de porcelaine à l'écume ourlée d'or où
je pouvais voir se refléter danser multipliées les flammes des
deux bougies ne pouvant pas voir les bougies elles-mêmes sauf celle
de droite parfois quand il s'éloignait du livre ouvert voyant alors
aussi les pages décorées de grandes lettres dorées parmi
les roses peintes : puis il revint et à demi tourné vers lui
il écarta les bras c'est-à-dire sans cesser de garder les coudes
collés au corps les mains et les avant-bras dans leurs manches de
dentelle seulement visibles faisant penser à ces hommes-sandwiches
que j'avais vu enfermés entre deux planches rigides sur lesquelles
était peinte la réclame d'un restaurant de sorte que ses bras
semblaient pousser à hauteur du ventre courts et rigides comme ceux
de ces marionnettes de guignol les roses montant au milieu ou plutôt
deux tiges de rosiers grimpants s'entrecroisant s'enlaçant dessinant
des huits épineux comme ces ronces me rappelant la fois où je
m'étais écorché tombant dedans et elle affolée
racontant qu'un ami de la famille était mort en trois jours du tétanos
pour s'être tout simplement piqué dans son jardin en taillant
ses taches de sang éparpillées sur la bande verticale au centre
parmi les petites feuilles sombres aiguës elles aussi qui s'écartaient
au croisement des bandes formant comme une couronne autour du coeur rouge
s'étendant ensuite à droite et à gauche sur la branche
horizontale comme sur les supports d'une tonnelle comment appelle-t-on celles
qui grimpent roses-pompon roses-thé grappes mais pas rouges comme celles-là
débordant parfois la largeur de la bande sans doute par une coquetterie
une fantaisie du dessinateur passant ainsi du fond crème sur ce fond
mauve je ne savais pas que ça s'appelait de la moire suivant des yeux
les rangées de délicats reflets mouvants ton sur ton ondulant
minces vergetures comme l'immobile succession des vagues vues d'une falaise
en bas elle se terminait par un galon doré au-dessous duquel dépassait
une bande de dentelle puis un peu de la jupe noire et plus bas les gros souliers
noirs cirés piétinant les guirlandes de roses du tapis tandis
que je les regardais ils tournèrent brusquement leurs bouts vers
moi mais de nouveau je n'eus pas le temps de voir ce qu'il y avait écrit
au centre de la croix par devant trois ou quatre lettres en caractères
épineux eux aussi griffus gothiques et entrelacés INRI sans
doute ou ce P et cet X entrecroisés symboles de quoi déjà
il s'était retourné un instant les bras écartés
vers nous sortant directement de ses flancs par les fentes puis aussitôt
tournant le dos un instant je vis la petite flamme d'une des bougies inclinée
presque à l'horizontale sans doute avait-il remué l'air en pivotant
sur lui-même un tourbillon puis elle disparut de nouveau derrière
l'immobile ruée des vagues violettes les taches de sang les feuilles
un instant j'avais pu voir aussi ou plutôt entrevoir son visage à
elle sur les oreillers entre le bras de dentelle et le bord du lit c'est-à-dire
dans un triangle formé par le bras incliné sortant du milieu
du corps le fronton du pied du lit en bois rouge et noir marqueté et
le montant du lit à droite dont le sommet était formé
par une sorte de chapeau chinois une petite boule d'ébène surmontant
un cône d'acajou allant s'évasant vers le bas jusqu'à
un anneau d'ébène de nouveau acajou et ébène
continuant à alterner le bord inférieur de la main ouverte affleurant
la petite boule noire et immédiatement au-dessous se détachant
sur la blancheur des oreillers brodés son visage comme une lame de
couteau vue de face le nez aussi comme une lame de couteau avec en haut de
chaque côté les deux yeux noirs brillants puis tout revint en
place et son visage disparut lui aussi tandis qu'il se dirigeait de nouveau
vers le livre les onduleuses stries couleur de lilas fané passant
de gauche à droite puis je les eus de nouveau juste en face de moi
gouttes de Son Sang disait-on quelle légende tombées sur de
pâles fleurs au bord du chemin qui devinrent suivant des yeux leur ascension
entrelacée traversant le carrefour la couronne le coeur et plus haut
encore jusqu'à cette pastille cette lune grise tondue au milieu de
son crâne me demandant tous les combien faut-il qu'ils aillent chez
puis je ne la vis plus il avait brusquement baissé la tête
comme décapité penché en avant absorbé à
présent dans une mystérieuse occupation que je ne pouvais pas
voir peut-être en train de la tenir sanglante entre ses mains comme
cet évêque ce martyr qui la portant parcourut Oh dit-elle que
ce soient dix ou cinquante mètres quand on est dans cet état
vous savez il n'y a que le premier pas qui coûte et à la place
au-dessus de son épaule gauche je pouvais maintenant le voir lui c'est-à-dire
cet énorme agrandissement qu'elle avait fait faire et placer sur le
mur parallèle à son lit à droite de sorte qu'elle n'avait
qu'à tourner légèrement la tête pour le regarder
sa courte barbe sépia ses yeux sépia clair qu'on devinait bleus
sous les sourcils touffus et ses cheveux sépia séparés
par la raie médiane son air hardi légèrement moqueur
insoucieux le buste coupé un peu au-dessous des épaules et
entouré d'un halo flou le fond sépia clair allant pâlissant
en dégradé jusqu'au blanc de sorte qu'il avait l'air de planer
suspendu impondérable et souriant comme une de ces apparitions entourées
d'une aura de lumière devant le semis de petits paniers fleuris qui
décorait le papier peint semblable à quelque divinité
au système pileux bouclé et soyeux avec ce sourire hardi ironique
et indéfectiblement optimiste qu'il continuait à conserver par-delà
la mort son élégant veston sépia aux minces revers de
dandy son élégante barbe châtain clair et son regard
de faïence tel qu'il avait dû lui apparaître vingt ans
plus tôt et tel qu'elle n'avait sans doute jamais cessé de le
voir toujours présent l'inoubliable image flottant immatérielle
et auréolée de brouillard tout au long tout au long des années
qu'avait duré leurs interminables fiançailles et où il
n'existait déjà pour elle que sous cette forme impalpable et
aérienne comme si elles (les fiançailles) avaient en quelque
sorte constitué une préfiguration de ce qui l'attendait après
l'éblouissante et brève période où elle devait
le posséder pour de bon c'est-à-dire qu'après comme avant
tout ce qu'elle aurait ce serait cette conviction à la fois furieuse
et sereine qu'Il existait dans un quelque part où elle irait un jour
le rejoindre un au-delà paradisiaque et vaguement oriental quelque
Éden quelque jardin à l'inimaginable végétation
tout bruissant du cliquetis des palmes balancées comme celles qu'elle
pouvait voir ornant les timbres de ces cartes postales qu'il lui envoyait
ne portant le plus souvent au verso dans la partie gauche réservée
à la correspondance qu'une simple signature au-dessous d'un nom de
ville et d'une date par exemple :
« Colombo
7/7/08
Henri »
et au recto (quand elle ‑ la jeune
fille qu'elle avait été ‑ avait lu le nom de la ville la
date la signature et qu'elle retournait la carte, elle et sa mère
assise l'une en face de l'autre devant leurs minuscules tasses de ce chocolat
à l'espagnole qui leur détraquait le foie, si épais
(recommandait-elle aux domestiques) que la petite cuiller d'argent devait
rester toute droite sans s'incliner ni tomber sur le bord lorsqu'on la plantait
dedans ‑ ou encore, l'été (la carte de Colombo datée
de juillet avait dû l'atteindre alors que comme chaque année
elles étaient déjà parties s'installer à la
propriété) dans le jardin étincelant, vêtue d'un
de ces flasques et austères peignoirs à collerette boutonnés
jusqu'au cou, aux pans traînant par terre et évasés
comme une corolle, de sorte qu'avec sa coiffure à coques et chignon
imitée des estampes japonaises son visage un peu gras vierge de hâle
on aurait dit quelque délicate tête de porcelaine blanche
et noire surmontant un pavillon de phonographe posé à l'envers)...
au recto donc, un port, le palais d'un gouverneur, la salle à manger
d'un paquebot, un lac argenté scintillant d'obscurs palmiers aux
troncs couchés sur l'eau une pirogue, avec, comme légende
:« Fishing by moonlight on the Colombo Lake »
fragments, écailles arrachées
à la surface de la vaste terre : lucarnes rectangulaires où
s'encadraient tour à tour des tempêtes figées, de luxuriantes
végétations, des déserts, des multitudes faméliques,
des chameaux, ou des indigènes à peine nubiles aux poitrines
nues, déguisées en porteuses d'eau ou en joueuses de tambourin
et posant, mornes, moites, avec leurs oripeaux de camelote, leurs regards
sauvages et leurs seins tripotés devant l'objectif de photographes
chinois ou cairotes opérant pour le compte de maisons de commerce anglaises
« Singhalese Girls, carrying water chatty », le monde bigarré,
grouillant et inépuisable pénétrant ou plutôt
faisant intrusion, insolite, somptueux, mercantile, brutal, dans cette forteresse
inviolée de respectabilité et de décence dont elle
(elle semblable ‑ avec son corps
caché sous les rigides baleines des corsets, les rigides et bruissantes
jupes, son visage rigide et serein enduit de décentes crèmes
et de décents voiles de poudre ‑ à l'un de ces hauts murs nus
bordant une rue, impénétrables, hautains, secrets, dont seuls
dépassent les sommets des touffes de lauriers ou de camélias
aux inviolables fleurs immobiles dans les sombres et rigides verdures et derrière
lesquels on entend ‑ on croit entendre ‑ comme des bruits de jets d'eau,
des chants d'oiseaux)
cette espèce de forteresse
dont elle semblait être non pas la prisonnière ou l'habitante
mais, en quelque sorte, à la fois le donjon, les remparts et les fossés,
c'est-à-dire non pas retenue par, enfermée dans, mais comme
les pierres elles-mêmes, les murailles, les levées de terre,
défendue par rien d'autre (pas de couleuvrines aux meurtrières,
pas de garnison, pas d'archers, pas de père noble, pas de frère
sourcilleux) que par une formidable inamovibilité, une formidable
capacité d'attente, inaptitude à l'impatience, qui lui faisaient
(avaient fait) accueillir l'amour ou plutôt l'embrasser, l'absorber,
l'intégrer comme sur le même plan que ces autres choses qui étaient
siennes depuis toujours (ses sentiments pour sa mère, son frère
ou ses cousins) ou qu'elle avait faites siennes dans le courant de son existence
(les amitiés qu'elle avait nouées), attendant (et conservant,
les rangeant indistinctement dans le même tiroir de son secrétaire
ou de sa commode) les cartes venues d'Asie ou d'Afrique de la même
façon et avec la même apparente tranquillité que celles
envoyées par des parents ou des amies au cours de leurs voyages, ou
encore les bonnes nouvellement engagées, de sorte que les images de
femmes laotiennes revenant du marché et celles des villages lacustres
se mêlaient avec les vues de la Mer de Glace ou de la cathédrale
de Bourges et que la laconique signature (ou plutôt même pas une
signature : c'est-à-dire pas une griffe, un de ces paraphes sinueux
insolents et à-demi illisibles, mais le simple prénom masculin
tracé sans impatience, avec cette précision tranquille, de la
même écriture fine froide économe acérée
dont il inscrivait sans doute chaque soir dans son livre comptable le poids
de l'or en poudre la paie des indigènes ses gains au jeu ou les cours
du diamant et qui (l'écriture) par son absence même de romantisme
de fantaisie et de panache laissait loin derrière elle en matière
d'orgueil et d'assurance les griffonnages prétentieux de la bande huppée
des cousins et de leurs amis), la laconique signature donc calligraphiée
avec un soin de comptable au revers de paysages tropicaux des photographies
de groupes de portefaix et de prostituées travesties en documents
ethnographiques se mêlant, ponctuelle régulière et en
quelque sorte implacable, aux emphatiques tirades des voyageurs et aux missives
écrites sur les terrasses des résidences d'été
racontant Nous avons passé l'après-midi d'hier à la mer
où les cabines et les baigneurs se font de plus en plus rares malgré
le beau temps Nouvelle joie des enfants qui ont trempé leurs pieds
dans l'eau sauf Corinne un peu fatiguée de nouveau mais j'espère
que cette fatigue cédera à une dose de calomel appliquée
ce matin Elle est très contente et s'amuse en ce moment dehors dans
le jardin avec les cinq grands J'ai reçu pour Annette une merveilleuse
broderie de Madame de Carrère Bons baisers Jeanne, la monotone l'infatigable
série : Singapour 12/8/08 Henri, Singapour 13/8/08 Henri, Singapour
14/8/08 Henri, se poursuivant sans interruption sauf peut-être celles
qu'apportait l'irrégularité des longs courriers, des solitaires
paquebots immobiles sur les immenses et vides océans traînant
sans avancer dans l'air étouffant et vert leurs panaches de fumée
:
enfants pataugeant dans l'eau calme
à quelques mètres du bord vêtus de ces maillots de bain
trop grands se ridant trempés sur leur corps graciles dégouttant
pendant en plis entre leurs jambes une femme au grand chapeau fleuri bottines
montantes et jupe longue boutonnée sur le côté assise
un peu en retrait sur le sable s'abritant sous une ombrelle écrivant
que Corinne n'avait pas le droit de se baigner où était-elle
boudant sans doute un peu malade de son petit ventre ils riaient s'éclaboussaient
il n'y avait presque plus de baigneurs la plage désertée
les derniers bains
rangées d'arbres semblables
à des plumeaux transepts voûtes aux ogives chevelues au-dessus
d'allées à la végétation confuse et noire où
parfois le soleil s'immisce avec un crissement de lames transperçant
les feuillages de rayons effilés incandescents et durs comme des épées
: SINGAPORE. Botanical Garden
petit garçon un peu trop
joli un peu trop bouclé un peu trop joufflu présentant dans
l'une de ses mains une pomme percée d'une flèche tenant dans
l'autre la corde d'une arbalète posée debout plus grande que
lui la petite silhouette mutine et médiévale collée
deux fois sur l'eau bleu-turquoise d'un lac au milieu duquel se voit une
petite île où des peupliers entourent une construction à
terrasses et balustrades aux volets vert clair les montagnes fermant le
lac s'élevant d'un brun mauve d'abord et ensuite étincelantes
de neige et de glace devant un ciel virant au vert à mesure que le
regard monte vers le firmament Chère amie quel fâcheux contretemps
que cette maladie d'enfant qui vous empêche d'être parmi nous
tous réunis Je veux espérer que ce ne sera pas grave La vue
de ce beau lac vous décidera-t-elle à venir jusqu'ici ? puis
:
Madame au moment ou j'aller vous
écrire le facteur ma apporter votre lettre, mais je me disais que
j'avais le temps Donc c'est bien entendu je rentrerai au service de madame
le 1er octobre je partirai de Sahurre à 9h45 pour arriver à
19 moins 10 j'espère bien que madame fera venir quelqu'un à
la gare parce que je ne connais pas la ville en attendant de se revoir recevez
madame mes sincères salutations Angèle Lloveras (Les Hautes
Pyrénées. SAHURE ‑ Vue), la carte représentant la rue
d'un village montant en escalier entre des murs de pierre sèches un
femme se tenant sur le seuil d'une maison la partie gauche du corps cachée
par le montant vertical de la porte regardant le photographe un poing sur
la hanche un seau à ses pieds comme si elle venait juste de le poser
et de se relever un chat blanc pelotonné contre la pierre du seuil
une petite fille debout un peu plus bas et plus près du photographe
qu'elle regardait aussi au milieu de la vêtue d'un sarrau d'écolière
qui lui tombait jusqu'au-dessous des genoux les deux mains jointes sur son
bas-ventre les bras en corbeille penchant un peu la tête sur le côté
et clignant légèrement des yeux dans le soleil on ne voyait
pas le ciel car immédiatement derrière les toits s'élevait
presque vertical le flanc abrupt de la montagne sauvage rocheux où
s'accrochaient quelques arbrisseaux il semblait que l'on pouvait entendre
le silence le murmure continu de l'eau glacée qui coulait descendait
le long du caniveau au milieu de la rue en se bousculant il y avait des bûches
empilées sous un auvent contre le mur de droite on pouvait sentir l'odeur
du bois l'odeur jaune des bûches coupées montrant leurs tranches
leur chair étoilée striée de veines concentriques jaune
foncé jaune pâle alternées un peu de neige salie finissant
de fondre au pied du tas de bois névé en miniature dessinant
une série de pics irréguliers en dents de scie léchant
les bûches exhalant l'odeur de violette le parfum glacé coupant
de la neige, le timbre d'un gris mauve représentant une sorte de pendule
de dessus de cheminée où deux personnages à demi-nus
la femme tenant un rameau feuillu l'homme un caducée où s'enroulaient
deux serpents étaient appuyés symétriquement de part
et d'autre du chiffre 10 masquant en partie le globe terrestre avec ses continents
compliqués ses mers ses océans par-dessus lesquels leurs deux
mains libres se joignaient s'étreignaient Mercure et qui ? peut-être
la grave déesse des moissons le dieu voyageur et aventureux quelque
part non pas au milieu des palétuviers des épicéas des
sycomores des acajous des hévéas des manguiers des eucalyptus
des térébinthes des caroubiers des arbres à pain des
séquoias mais de quelque chose d'innommable une mousse géante
une indistincte prolifération de tiges et de feuilles entremêlées
et non pas verte mais grisâtre suintant tout suintant les feuilles les
troncs la peau visqueuse la sueur coulant le long des membres des branches
pleurant chargées de liens ligotées par la sueur les lianes
tissant entremêlant leurs rets pendant au-dessus des lagunes de vase
immobiles dans les immobiles nuages de moustiques, la légende de la
carte disant River Scene ou Un coin d'Arroyo ou Village lacustre le ciel lui-même
suant aurait-on dit se délayant informe mou, puis ceci : d'obscurs
archipels de nuages glissant lentement tout d'une pièce dérivant
s'étirant en filaments se déformant insensiblement se déchirant
presque parfois et alors on peut la deviner vague lueur laiteuse livide et
peut-être entendre les grenouilles dans les herbes près de la
rive là où le courant est presque nul se taisant soudain à
l'approche de la barque glissant le long des noirs buissons l'obscurité
plus noire encore sous les branches basses des arbres de la berge les grenouilles
cessant l'une après l'autre entendant aussi le bruit de la gaffe du
batelier plongeant régulièrement et à un moment les
nuages s'écartant la lumière semblant surgir de l'eau en même
temps comme si elle remontait des profondeurs vers la surface où elle
s'étale enfin plaque d'étain striée de minces rides
à la fois immobile et mouvante pouvant l'entendre maintenant là-bas
courant les remous après les arches du pont pouvant voir le pont lui-même
la lune laiteuse sur les toits la forêt des clochetons multiples luisant
faiblement au-dessus de la brume qui s'élève du fleuve pouvant
voir aussi une autre barque pas devinée en amont pouvant maintenant
entendre aussi ses passagers en même temps que le clapotis les vaguelettes
sous l'avant plat glissant comme si la lumière avait en même
temps révélé les voix leur son portant loin sur l'eau
barque et voix insolites incompréhensibles sorties tout à coup
du noir des ténèbres un instant puis disparaissant de nouveau
englouties la ville l'eau de métal plat disparaissant aussi et les
berges escarpées où il se dresse avec ses mille fenêtres
vides traversées non par les mille scintillements des lustres mais
par la lune solitaire ses hautes et sinistres murailles ses tourelles son
donjon en ruines et alors tout est noir de nouveau sauf les deux timbres
vert olive carrés représentant dans un encadrement de rubans
serpentins le même buste de guerrière carolingienne sa longue
chevelure s'échappant en cascade de sous la couronne crinière
de cavale sauvage se tordant en replis furieux sur les épaules la poitrine
les deux seins de métal étincelant sur lesquels la main droite
tient serrée la garde d'une épée, la carte rédigée
en style précieux et mondain de la même écriture que
celle de Suisse mais envoyée cette fois d'Allemagne (HEIDELBERG von
der Zeisel hauser ‑ Landstrassegeshenbel Mondschein), et immédiatement
après non plus cette fois l'espèce de dévorante prolifération
de feuilles et de tiges l'indistinct et pâteux magma d'avant la séparation
de l'air de la lumière et de l'eau mais quelque chose où la
lumière elle-même semblait au contraire solidifiée c'est-à-dire
faite d'une matière aussi écrasante aussi dure que la pierre
contre laquelle elle venait non pas buter mais s'ajuster exactement sans
la moindre fissure de sorte que l'espace tout entier semblait rempli par
un ensemble de formes rigides encastrées les unes dans les autres
comme si porté à une certaine température l'air incandescent
se mettait à peser, la carte postale remplie par une marqueterie compliquée
à partir du coin supérieur gauche d'où descendait légèrement
incliné la base rectiligne d'un triangle bordé de noir et au-dessous
duquel la lumière et l'ombre se divisaient parallèlement en
une bande grise puis une bande claire plus large, puis c'était un
noir opaque encadré à droite et à gauche par deux groupes
de lignes verticales noires et blanches les parties claires grisées
par de fines striures, le noir épais dans l'espace vide au milieu
entamé par un triangle lumineux la pointe en bas dont un des grands
côtés venait s'appuyer aux lignes striées sur la droite
butant en bas contre de hauts rectangles de lumière et d'ombre alternés
au pied desquels l'ombre de nouveau très noire remontait en ligne
brisée une série de bandes horizontales grises et blanches
: sans doute la photo avait-elle été mal tirée ou mal
prise l'implacable lumière attaquant sauvagement la gélatine
supprimant les demi-teintes transformant fronton bandeau feuilles d'acanthe
colonnes cannelées et escalier en cette mosaïque brutale et
pour ainsi dire cacophonique, une petite silhouette surmontée d'un
vaste chapeau un forme de toit de pagode s'encadrant exactement ou plutôt
encastrée dans un des rectangles lumineux que découpaient les
socles des colonnes comme si elle avait été emprisonnée
figée pour toujours dans l'air incandescent et solidifié comme
dans quelque sépulcre non pas obscur mais éblouissant dont
les colonnes les chapiteaux et le fronton n'auraient été que
les superstructures sous lesquelles elle serait restée là surprise
et immobilisée par un cataclysme qui l'aurait desséchée
tout debout au milieu d'un pas une main levée touchant presque (chassant
une mouche ?) le visage invisible, un deuxième passant coiffé
d'un chapeau en forme de bout de sein marchant un peu en arrière du
premier immobilisé lui aussi par le même cataclysme se détachant
sur le fond noir découpé à droite de la dernière
colonne du péristyle par un arc arrondi reposant sur des colonnes
plus petites l'arcade suivante à peine visible de profil pour ainsi
dire car la façade du bâtiment tournait décrivant une
courbe cylindrique si bien qu'en regardant attentivement on pouvait voir
à travers la première arcade la troisième apparaissant
en quelque sorte inversée c'est-à-dire de l'intérieur
de la galerie, la série d'arcades surmontée d'un entablement
puis d'une corniche elle-même couronnée par une balustrade le
tout dans un style néo-grec et pétersbourgeois, la silhouette
entièrement sombre d'une femme sans doute car elle était constituée
d'une série de trapèzes ou plutôt de cônes (jupe
blouse cape ou fichu sans doute) emboîtés les uns dans les autres
comme des godets se détachant sur les socles ensoleillés des
colonnes les plus reculées, le centre de la carte postale rempli ou
plutôt comblé par un entassement serré de nuages boursouflés
où étaient collés à l'envers et de travers deux
timbres carrés vert clair répétant le même profil
la même tête chauve à barbiche gravée en taille-douce
et au-dessus de laquelle était suspendue impondérable et diamantine
entre les rêches frottements de palmes la couronne impériale
le tout souligné par les mots STRAITS SETTLEMENTS sur une bande horizontale
au bas de chaque timbre le sommet de la couronne renversée et des
bouquets de palmes venant affleurer la bande sombre et grumeleuse qui semblait
être une colline boisée vers quoi se dirigeait la large chaussée
parcourue de fiacres aux capotes londoniennes entre les roues desquels si
on regardait attentivement on s'apercevait que les jambes noires et minces
qui trottinaient n'appartenaient pas à des chevaux mais à des
hommes tirant les petites voitures entre les aveuglantes façades pétersbourgeoises
qui se faisaient face avec leurs balustrades leurs colonnades leurs feuilles
d'acanthe leurs péristyles leurs frontons grecs sur lesquels à
l'arrière-plan le soleil et les ombres continuaient à découper
leur marqueterie plus pâle de rectangles et de triangles, la légende
portant : SINGAPORE ‑ Club and Post-Office
la vaste terre le monde fabuleux
fastueux bigarré inépuisable où un professeur d'allemand
rêvait sur les bords du Neckar où des Anglais à moustaches
jaunes lisaient placidement leurs journal sous les pales des ventilateurs
de leur club de marbre où la saison des bains touchait à sa
fin où les nuages de moustiques continuaient à tournoyer sur
l'eau saumâtre des arroyos et elle
elle toujours pareille à
ces paisibles jardins entourés de hauts murs, poursuivant secrète
sereine son inaltérable vie aux puériles distractions, entourée
de l'élégante et respectueuse bande des jeunes cousins et des
amis des jeunes cousins et des cousins des amies organisant inlassablement
promenades en voiture soirées et les chastes déguisements les
chastes séances de tableaux vivants puis, les derniers rires éteints
les derniers éclats de voix sur les perrons les dernières
mains des blanches jeunes filles serrées (ou peut-être baisées
à la dérobée) se glissant (les jeunes gens) avec leurs
moustaches d'adolescents leurs cannes leurs vestons étriqués
leurs boutonnières fleuries leurs étroites bottines dans les
rues obscures de la ville vers les bordels où de faméliques
et tristes Murciennes s'étendaient ouvraient pour eux leurs cuisses
dociles tandis qu'elle (peut-être la soirée trop chaude, ou peut-être
seulement l'excitation des jeux des rires peut-être seulement le ciel
étoilé le silence de la nuit un refrain de valse dans la tête)
ses noirs cheveux maintenant dénoués, en peignoir sans doute
dans la jaune lumière de la lampe à pétrole posée
sur la coiffeuse (l'abat-jour la coiffeuse elle-même entourés
de draperies compliquées décorés de noeuds) relisant
peut-être les laconiques missives arrivées de pays aux noms
de fièvre Majunga Haïphong Mandalay contemplant de cet oeil
paisible velouté vide vaguement rêveur les pyramides les équatoriales
villes victoriennes et les forêts impénétrables, semblable
avec sa chevelure dénouée répandue en éventail
sur ses épaules et son dos son long peignoir traînant sur le
tapis aux guirlandes de roses à l'une de ces héroïnes de
théâtre ou plutôt d'opéra druidesses ou fiancées
de paladins, un peu forte comme ces cantatrices imposantes et virginales semblables
elles-mêmes aux réclames pour baumes capillaires ou secrets
orientaux que l'on pouvait voir à cette époque sur les empaquetages
bleus d'épingles à cheveux ou dans les journaux de modes féminines,
et s'asseyant peut-être (dans une de ces poses de demi-abandon elle
aussi un peu théâtrale comme elle a pu voir que faisaient les
actrices ou encore sur un de ces tableaux du Salon que reproduisent les revues
intitulé « La Lettre » ou « Le Billet ») prenant
dans son classeur une de ces autres cartes postales dont elle semblait elle-même
avoir une inépuisable réserve, représentant des sites
pittoresques des Pyrénées un vieux berger en costume local
ou des statues dans un jardin public et traçant à l'encre mauve
de son écriture haute épineuse rigide (mais quelle formule
banale décente calmement passionnée ?) la réponse qui
parviendra trois semaines ou un mois plus tard dans quel désert quel
marécage ou quel palace au luxe oriental et puritain, puis
redressant le buste tenant peut-être
un instant la carte de sa main gauche, légèrement inclinée
à quarante-cinq degrés par rapport à la surface de la
coiffeuse, la relisant puis la laissant retomber à plat et restant
là l'oeil fixe vague à regarder dans le vide
ou peut-être pas, peut-être
sans changer de pose prenant aussitôt une autre carte et se remettant
à écrire répondant confirmant sa prochaine arrivée
à cette amie espagnole dont elle classait aussi les cartes parmi les
autres, timbrées celles-ci à l'effigie rose-langouste (dans
un cadre rond sur le pourtour duquel courait la mention SELLO POSTAL) d'un
roi-enfant au visage poupin de lycéen aux roses cheveux bouclés
le cou serré dans le col officier d'une tunique rose sombre ses grands
yeux regardant vers la droite et collé sur des vues de marchés
aux fleurs de monastères ou de villages pierreux comme si, baignant
tout entier dans cette teinte suave sanglé dans son lugubre uniforme
de cadet, il régnait omniprésent puéril joufflu vermeil
sur un monde odorant et gris de reposoirs de moines de bouquetières
en caraco d'hommes sombres et d'arides paysages minéraux
amie donc qui lui écrivait
ces autres missives empreintes ou plutôt parfumées de la chaste
sensualité qui semble émaner de cette langue des noms (Consuelo
Conchita Incarnation Conception) des mots eux-mêmes avec leurs consonances
lascives et brutales leur senteur poivrée d'oeillet et d'encens mêlée
les exhalaisons langoureuses et un peu moites des chairs virginales des blancheurs
des noires virginales sauvages et secrètes toisons ainsi :
« Vengo de ver Rosa S. que
me ha dicho que te esperaba con migo para cenar Sabado. Iremos todas juntas
al teatro y no la molestara darte un cuarto para dormir pero vendras a mi
casa si mas te gusta llegar por la tarde. Si no quieres viajar con tu corpino
blanco puedes ponerle en un papelito y aqui podras meterle.
Te beso y te espero Sabado
por la tarde. Tu amiga
Ninita
débarquant du train ‑ ou
peut-être d'une de ces voitures à chevaux de ces poussiéreuses
pataches peintes en jaune qui desservaient encore les villes à l'écart
des voies ferrées ‑ retrouvant Rosa Ninita Conchita Carmela les baisant,
rires, fleur entre les seins épinglée au corsage blanc déballé
du papier et le soir (accompagnées chaperonnées par quelque
vieille dame aux noirs bijoux) montant et descendant le paseo sous les
ombrages étouffants des platanes et le dimanche assises ensemble
dans une loge des arènes assistant à l'un de ces spectacles
violents poussiéreux et clinquants dont elle était friande
au même titre que de l'épais chocolat (et sans doute aussi
cette lugubre rigide et fastueuse dévotion dans laquelle elle devait
plus tard trouver un désolant réconfort) et dont elle rapportait
en souvenir ces photographies maladroitement prises pâles jaunâtres
où de minuscules silhouettes de belluaires costumés et d'animaux
s'affrontaient dérisoires dans le dévorant soleil d'interminables
après-midi, semblables à des jouets de plomb (les chevaux
éventrés les mules à pompons les petits hommes chatoyants
et bellâtres) que la lumière corrodait peu à peu de plus
en plus diaphanes, leurs fastueux et suaves déguisements de plus
en plus fanés, et pisseux à la fin, comme ces défroques
de cadavres exhumés, figés au-dessus de leurs ombres noires
dans leurs théâtrales et précieuses postures d'éternelle
cruauté d'éternelle comédie lilliputiens futiles et morbides,
et peut-être (dans son sac ou une poche de ses vêtements ou encore
qui sait ? dans son pudique corsage sur sa chair nue) la ou les dernières
des cartes reçues les derniers de ces messages insistants et en quelque
sorte brutaux par leur tranquillité même leur régularité
leur patient laconisme, jalons dans ce qui n'était pour elle qu'immuable
immobilité un temps toujours identique toujours recommencé
heures jours semaines non pas se succédant mais simplement se remplaçant
dans la sérénité de son immuable univers, et pour lui
espace parcouru conquis vaincu à travers lequel il s'éloignait
ou se rapprochait d'elle
de nouveau :
« Colombo 25/8/08
Henri »
puis :
« Aden 3/9/08
Henri »
ADEN ‑ Camel Market
« Aden 4/9/08
Henri »
ADEN ‑ Water Tanks
« Aden 5/9/08
Henri »
ADEN ‑ The Crescent Steamer Point
puis un timbre de la Semeuse cinq
centimes vert collé à cheval sur la tranche supérieure
de la carte de sorte que la jupe aux plis claquants flottant vers la droite
et les deux pieds nus semblaient ceux d'une divinité messagère
passant comme une figure volante dans le firmament pervenche et rose tendu
au-dessus de deux pyramides ocre le sol complètement rose au premier
plan dans les taches de lumière déchiquetée sous une
rangée d'arbres dont les troncs et les feuillages se détachaient
en sombre sur le ciel les pyramides et le jaune pâle du désert
et à l'abri desquels point terminus sans doute on pouvait voir une
motrice de tramway et sa baladeuse arrêtées distinguer en ombre
chinoise encadrés dans la vitre d'une des fenêtres le buste
et la tête d'un voyageur
puis le long navire plat et bas
aux cheminées vomissant d'épais panaches de fumée charbonneuse,
c'est-à-dire que des deux hauts tubes jumeaux noirs et luisants s'échappent
(l'un très droit l'autre légèrement incliné comme
chancelant sous son propre poids) deux nuages d'abord étroits puis
boursouflés crépus faits de volutes tourbillonnantes s'accumulant
s'étageant se poussant s'enroulant rapidement sur elles-mêmes
comme des bobines se bousculant s'élevant en s'étalant les
sommets des deux panaches s'arrondissant : faîte d'un arbre dont ils
imitent le dessin touffu et grumeleux, la fumée enfin se déchirant
se séparant en deux masses, une partie continuant à s'élever
transparente dans l'air calme l'autre retombant s'affalant se diluant en
écharpes cuivrées sur la surface miroitante et plate de la
mer où elle étend comme une ombre de deuil, les deux obscurs
champignons se reflétant dans l'eau finement crêpée semblable
à de l'étain terni : il fait gris ‑ ou peut-être est-ce
le petit matin des appareillages ‑, la mer d'une de ces teintes indéfinissables
aux reflets roses amande saumon comme une plaque faiblement luisante sur laquelle
non pas flottent mais sont posés de minces bâtons l'armada des
petites barques agglutinées contre le flanc du paquebot, et tout à
coup un plumet blanc apparaît devant la première cheminée
bouillonnant quelques secondes puis cessant, le bas, la racine du plumet
brusquement coupée, la vapeur blanche continuant cependant à
s'élever encore pendant quelques fractions de seconde puis aussi brusquement
se dissolvant s'évanouissant puis plus rien et alors seulement le
son (le mugissement plaintif, lugubre) parvenant, le grand bateau s'ébrouant
insensiblement, dans cette première phase de l'appareillage qui
est entre l'immobilité et le mouvement (c-est-à-dire qu'on
le croit encore immobile alors qu'il a déjà commencé
de bouger, et lorsque, le sachant, on cherche à suivre son mouvement
il paraît de nouveau immobile) commençant à pivoter
lentement sur lui-même, la flottille des petits bâtons brindilles
s'écartant s'égayant sur les suaves reflets de l'aube, une
palpitation d'ailes de mouchoirs agités gagnant de proche en proche
s'étendant le long des ponts le navire tournant toujours avec cette
terrifiante lenteur cette terrifiante majesté le sombre reflet de
la fumée moirant l'eau les petits bateaux complètement éparpillés
à présent, cap sur le port, se hâtant se rapprochant
au point que l'on peut distinguer leurs équipages, et quand on regarde
de nouveau dans la direction du navire c'est comme s'il s'était soudain
réduit, quoique toujours immobile, se présentant de poupe
maintenant déjà loin étroit et haut sous l'énorme
champignon cuivré de fumée chavirant au-dessus de lui et
on comprend alors qu'il a pris de la vitesse s'éloigne sans rémission
solitaire pathétique vers cette ligne irréelle et décevante
qui là-bas sépare le ciel de la mer, un sphinx bistre et gras
aux yeux allongés de fard fixant d'un regard vide d'invisibles dunes
de sable au-delà de la pyramide dessinée en traits pâles
à l'arrière-plan au-dessus de la mention POSTES EGYPTIENNES
« Port Saïd 16/9/08
« Je m'embarque demain sur l'Armand Behec. Henri »
...........................................................
Puis ce fut elle qui les envoya
(et quel rêve quelle sorte d'irréelle extase vécut-elle
alors ‑ pouvant, croyant la voir sous la forme de ces saintes pâmées
au visage plein aux yeux levés au cou annelé et gras renversé
en arrière, passant somnambulique et sereine dans des postures d'éternelle
félicité d'éternel et permanent orgasme, sourde hors
d'atteinte devant le luxuriant décor de luxuriantes forêts et
de luxuriantes cités semblables à ces somptueux ces suffocants
monceaux de fleurs que de pâles religieuses entassent autour des reposoirs
des tabernacles aux architectures d'or et de marbre ‑ comme si quelque chose
en elle (son destin ses goûts quelque mystérieuse prédestination)
la vouait à ces pompes ces fastes végétaux : exubérance
qui semble être la burlesque contrepartie de ces climats de ces civilisations
où par une sorte de coquetterie la mort s'entoure de délirantes
et furieuses somptuosités : fleurs incroyables et empoisonnées
qui naissent dans la décomposition des marécages ou encore
les éblouissants costumes des gitans cosmétiqués enfonçant
en courant leurs crochets de fer et leurs épées enrubannées
dans les flancs des bêtes et qu'elle regardait jeune fille en croquant
des amandes grillées ou ces indigestes chocolats à la cannelle
et quinze ans plus tard
cet autel dressé
au pied de son lit d'agonisante et pour lequel par l'effet d'un bizarre mélange
de dévotion et d'orgueil (alors que la maladie les difficultés
d'argent l'avaient rendue d'une économie craintive confinant à
l'avarice) elle envoyait acheter le contenu entier d'une boutique de fleuriste
ces roses ces arums (disant avec la futile et hautaine fierté de
la maîtresse de maison qui attend le sous-préfet qu'elle recevait
Dieu chez elle) au milieu de quoi un prêtre venait célébrer
la messe qu'elle suivait ou plutôt dévorait, fiévreuse
décharnée le buste tant bien que mal soutenu par une pile
d'oreillers, de ses yeux toujours aussi vides ronds mais auxquels la souffrance
avait alors donné cette dureté des regards de rapaces, comme
si elle était alors devenue toute entière (non plus un nez
mais un bec, les prunelles sauvages, les chairs consumées, brûlées)
un de ces animaux traqués affolés et martyrisés, haletant
sur les fastueux coussins de dentelle semblables à une parure de mariée,
dans l'entêtante exhalaison des fleurs et de la cire des cierges emplissant
la chambre aux meubles d'acajou et d'ébène au tapis décoré
de guirlandes de roses qui avaient été celles de ses noces
écrivant donc au
verso des paysages exotiques (un timbre rose rectangulaire avec des ornements
et des caractères guillochés encadrant un cartouche ovale dans
lequel était représenté en brun une construction de
style mauresque, mosquée ou quoi, un palmier au tronc sinueux s'inclinant
sous le poids de sa touffe devant un ciel bistre, comme si tout, ciel végétaux
constructions, était fait de cette même matière brûlée
torride d'argile desséchée de poussière) :
Ma chère Maman,
Nous sommes ici depuis
une heure. Nous n'irons à terre qu'après déjeuner car
il est déjà dix heures, et l'on ne repart qu'à quatre.
Le bord du reste amusant, envahi par des marchands de toutes sortes et des
enfants indigènes qui crient Oh oh à la mé à la
mi et plongent du haut du pont pour deux sous. Mille baisers.
Le bord. La vie à bord.
Parlant déjà avec afféterie en termes maritimes. Un peu
comme l'argot ; Initiée. Vague et piquante impression sans doute d'encanaillement.
Supputant, coquette, l'effet produit sur la famille, les amies auxquelles
sa mère lirait la... Léger scandale. Ou par amour peut-être.
Se fondant, se confondant, s'unissant ou plutôt s'identifiant à
lui, habitué de ces lignes de longs courriers et de leurs cargaisons
de coloniaux, d'officiers moustachus et paludiques aux tuniques de toile
blanche, aux pantalons en accordéon, rogues, pitoyables, avec leurs
maigres soldes, leur susceptibilité, leurs visages secs, leur système
pileux noir, rêche, semblables à des espèces d'échassiers,
d'écorchés, comme sous le coup d'un perpétuel outrage,
d'une perpétuelle indignation. Et elle, Bovary paisible et sanctifiée,
s'éventant avec mollesse, à demi étendue sur une chaise-longue
du pont-promenade à l'abri de la tente de toile. Racontait que pour
avoir oublié de mettre son casque en sortant au soleil un passager
était mort sur le coup. Son casque à elle peut-être orné
d'une de ces légères écharpes de gaze. Vert épinard
ou rose, négligemment nouée. Yeux mi-clos. Radieuse, repue.
S'éventant. Suivant paresseusement du regard les petits nègres
nus au corps en forme de haricot, à forte ensellure, leur gros ventre
saillant en porte-à-faux. Petits singes. Voulez-vous les voir plonger
? Bruit frais de l'eau rejaillissant, éclaboussures. On dit que parfois
un requin. Ombre sournoise et lisse glissant sans mouvement sous la surface
transparente, gris vert, et le réseau jonquille des mouvantes marbrures
de soleil jouant dessus...
Puis d'autres palmiers
encore, s'entrecroisant, balançant leurs pendantes chevelures devant
un ciel pâle, de pâles croupes de montagnes fermant un golfe
d'eau pâle et un groupe de personnages aux visages noirs vêtus
de pantalons et de chemises blanches, coiffés de larges chapeaux,
deux d'entre eux sur la droite tenant par la bride de petits ânes parmi
les flaques d'ombres, les buissons, avec, collé à droite du
second petit âne, l'éternel profil chauve et couronné,
vert olive cette fois et encadré de la mention POSTAGE répétée
sur deux bandes verticales de chaque côté du médaillon,
la couronne impériale mordant un peu sur le mot SEYCHELLES, la légende
de la carte en petits caractères rouges courant parmi les ombres se
sable l'étincelante végétation, quel bonheur, quel rêve
:« Félicité Island ‑ Coconut-oil mill », et au
dos l'écriture épineuse, hautaine, aussi rigide dans le plaisir,
la volupté que dans les années de virginité, s'entrecroisant
par-dessus les caractères imprimés CARTE POSTALE ‑ POST KARTE
‑ POST CARD ‑ TARJETA POSTAL, Published by Mr. S. S. Ohashi, Seychelles
‑ Printed in Germany) :
Ma chère Maman,
Nous sommes à Mahu
sous des torrents d'eau. Je t'écris de l'arrière-boutique d'un
marchand quelconque. C'est dommage d'avoir ce temps, car l'escale serait
jolie. Cette végétation tropicale m'émerveille. Je ne
mets pas de lettre ici on me dit qu'elles partiraient plus tard que de Diego.
Je t'embrasse.
La pluie tombant accablante
sonore et grise sur les palmiers le golfe d'opale les petits ânes
les hommes aux visages d'ébène leurs chemises et leurs pantalons
mouillés gris maintenant collés sur leurs membres maigres avec
ces plis d'un gris plus clair serpentant s'entrecroisant comme un réseau
de racines la pluie chaude c'est dommage le bruit torrentiel des larges gouttes
sur les feuilles réfugiée dans la boutique d'un marchand quelconque
sans doute celui qui lui avait vendu la carte postale un monsieur S. S. Ohashi
à peau jaune regardant écrire la femme le mystérieux
l'onctueux buste de chair blanche enveloppée de dentelles ce sein qui
peut-être déjà me portait dans son ténébreux
tabernacle sorte de têtard gélatineux lové sur lui-même
avec ses deux énormes yeux sa tête de chenille sa bouche sans
dents son front cartilagineux d'insecte, moi...
Claude Simon
"Propriétés des
rectangles"
|
"Propriétés des
rectangles", Tel Quel, 44, 1971, p.3-16.
(Repris dans Les Corps conducteurs).
(fragments)
Ce petit oiseau au plumage terne
ne craint pas, comme le montre la photographie, de se poser sur la tête
des caïmans qui tolèrent sa présence, le laissent même
complaisamment pénétrer à l'intérieur de leur
gueule ouverte dont il nettoie les dents en les débarrassant des filaments
de viande pourrie accrochés dans leurs interstices. Dans un autre
rectangle est représenté un autre oiseau d'un bel orangé,
au petit oeil noir, pas plus gros qu'une tête d'épingle, entouré
d'un disque d'un rose vif. Sa tête est surmontée d'une haute
crête orange, arrondie comme le cimier d'un casque, et dont la courbe
saillante revient en arrière pour se terminer à la naissance
du bec court, jaune citron. On compte environ deux cents espèces à
l'hectare : côte à côte des arbres aussi différents
que l'hévéa, le palmier, le noyer, le manguier, le bananier,
le calebassier... Tout de suite l'énumération se décourage
car elle ne signifie plus rien : dans la pantomime géante des ramures,
l'éblouissante pyrotechnie des feuillages et la calligraphie des lianes,
soudain le jaillissement des troncs en colonnes... Interrompant la lecture
du magazine, il relève les yeux. Dans le mouvement qu'il fait il peut
sentir la peau de son visage se craqueler sous le masque de fatigue et d'insomnie,
les coupures brûlantes des rides qui le sillonnent. Il dit Oui, prend
le verre vide qu'il a calé dans le rebord élastique de la pochette
fixée au dossier du siège devant lui et le met dans la main
tendue de l'hôtesse qui le range avec d'autres verres vides sur le plateau
qu'elle tient. Tout en bas, sous l'avion, au fond des puits qui se creusent
entre les nuages géants, apparaît par lambeaux le tapis pelucheux,
toujours pareil, de la forêt vierge. Soudain le jaillissement des troncs
en colonnes plus lisses que le marbre, des ombelles immenses au cercle parfait,
des gerbes de feuilles en forme de poignards qu'enlacent... Quoiqu'il ait
repris son immobilité, il peut toujours sentir sur sa peau les craquelures
brûlantes. Le vieux roi au visage couvert de rides regarde à
travers la fente d'un rideau le couple d'amants enlacés. Son front,
ses paupières, ses joues, ses lèvres, sont couturés d'une
infinité de sillons entrecroisés, comme des cicatrices. Sous
le sourcil épais l'oeil agrandi, rond contemple avec une expression
de paisible désolation l'amas confus de membres emmêlés.
Des ombelles immenses, de géants éventails immobiles, des soleils
d'épines, des lames de poignards plus longs et plus acérés
que des fleurets qu'enlacent. Dépassant du camail bordé de fourrure
qui recouvre les épaules frileuses du vieillard, les bras reposent
sur les accoudoirs de son trône dont les mains ridées enserrent
les extrémités. Les corps lisses des jeunes amants sont animés
d'ondulations tantôt lentes, tantôt précipitées,
ou se heurtent parfois dans de violents soubresauts. Poignards qu'enlacent
des guirlandes de fleurs délicates, diaprées comme des arcs-en-ciel.
Souvent le piquant, le rébarbatif à l'oeil, n'est qu'une plante
grasse inoffensive et fragile ; mais la fleur la plus charmante, la plus engageante,
vous laisse au doigt une brûlure qui mettra des heures à s'apaiser.
Rien de plus faux que cette image, accréditée par tant de faux
explorateurs, d'une forêt vierge hérissée de crocs et
de griffes tout prêts à tailler en pièces le voyageur
égaré. Le vrai danger. A chacun des battements de ses paupières
rougies par le manque de sommeil, il éprouve une sensation de brûlure.
La peau tout entière de son visage semble en feu, comme s'il étouffait
sous un de ces masques de carnaval aux traits grimaçants, aux bouffissures
grotesques, dont il lui semble sentir l'intérieur de carton rigide
au contact rêche. Gravé au burin dans le cuivre, le trait acéré
s'infléchit et se gonfle à son tour, suivant les contours des
membres, des seins, et des torses imbriqués. Sans interrompre sa course
ni se relever, la pointe d'acier conduite d'une main souple enferme les formes
mouvantes d'une créature à deux têtes, vaguement fabuleuse,
pourvue de bras et de jambes multiples. Comme ces fragments de puzzles aux
découpures sinueuses, les deux profils aux yeux agrandis s'emboîtent
étroitement dans un baiser, les saillies de l'un et les creux de l'autre
seulement séparés par les souples méandres de la ligne
unique qui épouse tour à tour leurs nez, leurs bouches et leurs
mentons encastrés. Au bout d'un moment cependant, dans le dessin qui
se déforme et se reforme au gré des mouvements ou des secousses
de l'étreinte, il devient possible de distinguer les éléments
particuliers de chacun des deux corps. Le page est couché, les jambes
écartées. Sur son ventre et sa poitrine reposent les reins
et le dos de la jeune femme qui, le bras droit passé sous le bras
gauche du page, l'enlaçant, la main droite se refermant sur l'épaule
de celui-ci, joint ses lèvres aux siennes par une torsion du buste
et de son cou renflé, cependant que, poussant ses fesses en sens inverse,
elle accueille en elle le membre raidi qui la pénètre légèrement
en biais. Peu à peu les colonnes et les entassements de nuages diminuent
de hauteur. Quoique toujours d'une taille monumentale, ceux-ci laissent voir
dans leurs trouées, en plaques maintenant de plus en plus vastes,
le moutonnement uniforme et vert sombre de la forêt. Le vrai danger
dans cet enfer vert, c'est la solitude : cette déréliction
totale de l'homme au milieu d'un univers où les plus anciens cauchemars
du monde et les délires les plus fiévreux sont soudain. Lorsque
abandonnant la page du magazine il regarde par le hublot dont le soleil frappe
l'encadrement il est obligé de cligner des paupières pour se
protéger contre l'agression douloureuse de la lumière. Pendant
un moment il se tient immobile, un peu ahuri, les yeux presque fermés,
dans la lumière, la chaleur et le bruit qui l'assaillent avec violence
dès qu'il a franchi le rideau de velours qui ferme la porte du bar,
debout maintenant sur le trottoir, au sein de l'univers décoloré
où, aux pieds de hautes falaises de pierre, la même foule, ou
plutôt la même plinthe faite d'un confus grouillement de pastilles
multicolores à la fois constamment renouvelé et pareil, semble
stagner sans que rien dans sa densité ou son animation n'indique une
quelconque modification consécutive au temps écoulé.
D'un gris pâle qui se nuance à peine de brique, de brun ou de
crème selon les matériaux dont elles sont faites, les murailles
vertigineuses et plates, dont aucune saillie ni balcon ne rompt les plans
géométriques, s'élèvent dans la brume éblouissante
où les sommets des plus hautes s'estompent et disparaissent. S'occultant
et se démasquant tour à tour, les formes allongées des
autos où dominent les taches jaunes des taxis, glissent et s'entrecroisent
sur le fond bariolé de la foule. Immobile, le vieux roi triste, impotent
et solitaire contemple toujours de son oeil chassieux le pieu noueux enfoncé
dans l'écartement des cuisses où l'engloutissent les lèvres
gonflées et d'une pâle couleur lilas de la bouche verticale
ouverte parmi la moiteur des crins ébouriffés. La forme cylindrique
du membre masculin est exprimée au moyen de petits traits courbes
qui épousent sa rondeur. D'autres traits courts et courbes suggèrent
à la fois le volume et les plis des lourds testicules qui pendent
à la base du membre. Suivant la ligne du périnée, deux
rangées de poils follets se clairsèment peu à peu à
partir de la vulve jusqu'au minuscule trou sombre figuré par un point
autour duquel de petits plis répartis en étoile et des festons
dessinent comme les pétales d'une fleur bistre. Sous les fesses offertes
de la femme et les jambes du page, les plis du drap froissé sont figurés
par une série de longs traits divergents, s'écartant en divers
sens, tantôt serrés, tantôt largement espacés.
Rien dans le dessin (c'est-à-dire aucun décor : rebord du lit,
angle d'un mur, plafond) n'indique de façon concrète qu'il
s'agisse d'une scène réaliste (comme par exemple l'illustration
d'un épisode biblique, le bain de Bethsabée ou Suzanne surprise
par les vieillards), non plus d'ailleurs que de la représentation
d'un simple fantasme. Toutefois, le fait que le vieux monarque figuré
au premier plan et dont le profil empiète sur l'un des bras de la
jeune femme soit dessiné à une échelle plus petite que
le couple situé plus en arrière donne à penser que,
plutôt qu'un tissu de velours ou de soie, les lignes souples qu'il
écarte pour épier l'étreinte des jeunes amants figurent
l'écran même du temps. En replaçant l'homme dans son
état de solitude fondamentale, la forêt tropicale nous rappelle
que l'enfer c'est cette lente folie qui s'empare de l'esprit et le dissout
dans la grande folie de la nature. D'énormes papillons volettent
toujours, lumineux et éclatants sur le fond sombre des feuillages,
tigrés, veloutés, décorés de prunelles, d'incendies,
de flammes rouges et jaunes. Parfois l'un d'eux se pose sur le visage ruisselant
d'un des blessés transportés à dos de mule dans des
cacolets et y reste posé parmi les mouches au corselet mordoré
ou vert jusqu'à ce que l'en chasse la main d'un camarade plus valide
qui marche à côté. Les chatoyants pourpoints des arquebusiers,
leurs culottes bouffantes à crevés ou les tenues de camouflage
aux taches brunes, ocre et olive sont maintenant tout à fait en loques.
Dénudé jusqu'à la taille le page amoureux a cependant
conservé son pourpoint de velours aux manches à gigots et sa
toque ornée d'une plume. Surpris peut-être dans son sommeil
un grand oiseau au plumage rose s'envole brusquement d'un fourré dans
un bruyant froissement d'ailes accompagné d'un cri strident de colère
ou de frayeur. Ses pattes rabattues sous son ventre, le cou tendu en avant,
il s'élève à tire-d'aile. Les longues plumes de sa queue
ondulent derrière lui. Durement secoué par le pas heurté
de la mule, le blessé aperçoit confusément à travers
les fentes purulentes de ses paupières où les mouches se sont
de nouveau agglutinées la tache aux vives couleurs qui traverse rapidement
son champ visuel devant la voûte des feuillages entre lesquels, dans
le ciel pâle, stagne encore la traînée blanche et rectiligne
laissée par l'avion et qui s'échenille lentement, se fractionne
en petits flocons. Poussant leur petit chariot dans l'allée centrale
les hôtesses distribuent aux passagers des plateaux où sont
préparées de légères collations. Il fait non
de la tête et reprend la lecture du magazine. Les arbres forment une
véritable falaise végétale, abrupte et opaque. L'un des
guides nommé Pablo Garcia veut s'approcher pour y jeter un coup d'oeil.
Soudain il lève les bras comme s'il allait parler. Mais il tombe à
la renverse sans un mot, frappé en plein coeur. C'est le début
de l'attaque. A travers les paupières bridées d'Orlando, les
yeux ne sont plus qu'un fil noir, brûlant de fièvre et de terreur.
Tout à coup, du mur de feuillages, des éclairs se mettent à
jaillir de toutes parts : des armes à feu. Le premier qui tombe sous
la salve est Torilino Meza, notre deuxième guide. Il avait voulu se
porter au secours de son compagnon. Deux autres de nos hommes sont blessés.
En se traînant ils se replient vers le gros de la colonne tandis que
nous les protégeons de notre feu. Il y a alors un moment d'accalmie
seulement troublé par le cliquetis des armes qu'on réarme.
Dans le silence la vois de basse de l'orateur à tête de proconsul
articule lentement les mots, légèrement déformée
par la tonalité métallique de l'amplificateur qui grésille.
Les délégués sont assis de part et d'autre d'une longue
table recouverte d'un tapis vert disposée dans une salle toute en
longueur aussi, aux murs crème et décorés de fausses
colonnes ioniques. La perspective fait converger les deux alignements parallèles
jusqu'à se rejoindre presque à l'extrémité de
l'immense table où siège le nouveau président dont seulement
la tête et le haut des épaules dépassent, comme ces bustes
à la mémoire d'hommes illustres pourvus d'un faux col, d'une
cravate et d'une veste de bronze aux bras coupés. Es por eso (C'est
pourquoi, chuchote l'interprète) que propongo para el párrafo
cuatro (je propose pour le paragraphe quatre) la siguente redaccíon
: (la rédaction suivante :) el escritor se define politicamente (l'écrivain
se définit politiquement) por su participación activa, tanto
espiritual como física, a la lucha revolucionaria (par sa participation
active, tant spirituelle que physique, à la lutte révolutionnaire).
Un léger brouhaha court le long des deux rangées de bustes de
part et d'autre de la table verte. Deux ou trois délégués
élèvent la main en essayant d'attirer l'attention du président.
Dans un geste impérieux, le proconsul étend le bras devant
lui, la paume verticale : ¡ Una ultima palabra si me lo permiten, nada
más que una palabra !(Un dernier mot si vous permettez, rien qu'un
mot !) Le président fait un signe d'acquiescement. Le proconsul
se penche à nouveau vers le micro : Me parece necesario agregar simplemente
esto :(Il me paraît nécessaire d'ajouter simplement ceci :)
yo no creo que nosotros que estamos aquí reunidos (je ne pense pas
que nous qui sommes réunis ici) tenemos de ninguna manera que tomar
en cuenta (ayons en quoi que ce soit à tenir compte) la opinión
de los cínicos, de los hastiados o de los "blasés" (de l'opinion
des cyniques, des fatigués ou des blasés), ni de los intelectuales
decadentes (ni de celle de ces intellectuels décadents) que la sociedad
capitalista utiliza para... (que la société capitaliste utilise
pour...) Tournant à droite au sortir du bar, il voit aussitôt
marcher à son côté son double reflété par
les glaces des vitrines successives des magasins. Aucun effort artistique
ou de présentation ne semble avoir été tenté
dans l'arrangement ou la disposition des étalages ou des réclames
qui prolifèrent dans un désordre et un fouillis anarchique.
La seule règle observée paraît être celle de l'accumulation
et de la répétition, en hauteur et en largeur. Les marchandises
exposées, les slogans publicitaires, les sigles ou les raisons sociales
s'inscrivent dans une suite de carrés ou de rectangles de différentes
grandeurs qui défilent sur sa droite comme une sorte de mur à
l'appareil irrégulier, seulement interrompu par les espaces vides
des portes ou des porches. Les couleurs dominantes sont le jaune, le rouge
et le brun. Quoique la plupart des immeubles qui bordent la rue soient déjà
assez anciens, les soubassements des vitrines, les encadrements des portes
et les revêtements des murs jusqu'au premier étage ont presque
tous été refaits dans des matières dures et brillantes
comme la céramique, l'acier chromé ou le marbre. D'étroites
boutiques, des échoppes même, aux tentes fatiguées et
de guingois, subsistent cependant entre les vitrines modernes, de même
que subsistent aussi, entre les ensembles d'acier et de verre, les vestiges
d'ornements architecturaux à la mode vers la fin du siècle dernier
: fausses colonnes corinthiennes, arcs ou consoles décorés de
guirlandes sculptées, appareils de pierre aux larges joints en creux
comme ceux des palais de la Renaissance. Ce mélange hétéroclite,
exubérant, de vestiges rococo et de matériaux modernes et froids,
renforce encore l'impression d'accumulation forcenée, sauvage, et d'anarchie,
accrue par l'incroyable quantité de papiers sales, d'emballages écrasés
et froissés qui débordent d'entre les roues ou de sous les
carrosseries des longues voitures étincelantes rangées le
long du trottoir. A peine cependant a-t-il fait quelques pas que, soit du
fait de la chaleur humide qui, en même temps que la lumière
l'a aussitôt agressé, soit parce qu'il se retrouve debout et
obligé de marcher, le mieux-être ressenti dans le bar après
être sorti des toilettes disparaît. Les jambes molles, la douleur
ou plutôt la pression sourde réinstallée à son
côté, ahuri par le mouvement de la rue et le bruit de la circulation,
il progresse, avec peine, enregistrant machinalement comme un peu plus tôt
les objets, les inscriptions, les images ou les étalages sur lesquels
passe, immatérielle et transparente, la silhouette voûtée
qui marche à son côté. Après avoir parcouru quelques
mètres il est obligé de s'arrêter de nouveau. S'immobilisant
avec lui et pivotant en même temps qu'il se tourne, l'air de flâner,
vers la vitrine du magasin auprès duquel il se trouve, son double se
détache maintenant de face et en sombre sur le reflet lumineux de
la rue derrière lui, dessinant une tache grise, uniforme (comme si
l'intérieur de la silhouette était, de même que celle
des passagers sur la maquette en coupe de l'avion, simplement hachurée
de rayures parallèles), découpée suivant le contour de
la tête, des épaules et du corps, sans qu'il soit possible de
distinguer les détails du vêtement ou du visage, de sorte que
l'on ne peut dire si quelque grimace de douleur tiraille ou déforme
les traits. Le reflet de la tête sans relief se découpe en partie
devant une pancarte rouge qui porte en lettres blanches l'inscription THE
SUPER QUALITY et, au-dessous, en grandes lettres dans un rectangle vert :
CIGARS. Comme s'il se raccrochait à une tâche précise
pour tenter d'oublier la douleur ou lui laisser le temps de s'atténuer
tout en gardant une contenance (ou peut-être lisant machinalement),
il porte son regard un peu sur la droite où se trouve une seconde pancarte
avec, écrit en cursive, les noms GARCIA Y VEGA soulignés par
un paraphe qui, à partir du dernier jambage de la lettre finale, repart
en arrière, puis décrit une boucle, dessinant une sorte de
huit horizontal et inachevé. Entourant les deux pancartes fixées
sur un panneau vertical de carton blanc, des boîtes à cigares
sont disposées de-ci de-là, plus ou moins inclinées,
comme si elles volaient, impression encore accrue par des feuilles d'arbre
en matière plastique, rouille ou olive, épinglées asymétriquement
entre les boîtes et qui, elles aussi, semblent emportées par
une bourrasque de vent. Les boîtes sont ouvertes pour laisser voir les
rangées de cigares bagués de rouge. D'un geste excédé
et dans un grand bruit de papier violemment manipulé, le délégué
au masque de proconsul déploie devant lui un journal ouvert dans la
lecture duquel il s'absorbe ostensiblement tandis que
de l'autre côté de la table, presque en face de lui, un autre,
dont le visage est pourvu d'une courte barbe rousse, parle à son tour,
penché vers le microphone. Déformée aussi par la même
résonance métallique, la voix de ce dernier est cependant moins
timbrée que celle de son prédécesseur. El ideal que,
en cuanto escritores independientes (L'idéal que, en tant qu'écrivains
indépendants), proponemos a la humanidad enferma (nous proposons à
l'humanité souffrante) es una communidad (est une communauté)
que termine de una vez por todas con toda especie de explotación,
ya sea física o espiritual, (qui en finisse une fois pour toutes avec
toute espèce d'exploitation, physique ou spirituelle) de la criatura
humana (de la créature humaine)... Derrière la silhouette plate
et grise immobile renvoyée par la vitrine du magasin de cigares apparaissent
les reflets qui courent sur les lignes horizontales de la carrosserie d'une
longue automobile arrêtée au bord du trottoir. Le pare-chocs
avant et la calandre dépassent sur la gauche de la silhouette qui
cache une partie du capot tandis que le pavillon et le long coffre arrière
réapparaissent sur la droite, se superposant aux vives couleurs des
boîtes de cigarillos qui sont présentées sur un panneau
de contre-plaqué, vertical, occupant tout le côté droit
de la vitrine. De formats rectangulaires, elles sont tant bien que mal accolées
les une aux autres, comme les pierres d'un mur, leurs dimensions différentes
ne permettant toutefois pas une disposition régulière, de sorte
qu'elles laissent apparaître entre elles des bandes plus ou moins larges
du contre-plaqué sur lequel elles sont attachées ou collées.
Les couleurs dominantes sont ici encore le rouge, le jaune, l'orangé
et le brun. Quelques rares boîtes au couvercle blanc, bleu ou vert
posent çà et là des notes dissonantes. En haut du panneau,
des lettres blanches en relief faites de matière plastique moulée
annoncent : IMPORTED CIGARS AND TOBACCO. Au-dessous, l'ensemble des boîtes
plates forme comme un damier aux cases irrégulières dans lesquelles
se répètent (à l'exception de quatre ou cinq décorées
d'un simple chiffre) deux images, toujours les mêmes : la tête
d'un fou sous un bonnet rouge dont les pointes pendantes en tous sens sont
terminées par des grelots, et le buste d'un homme à barbiche
en costume Louis XIII portant un col de dentelles à rabat, coiffé
d'un feutre à larges bords penché sur le côté
et orné d'une plume d'autruche. Ayant peut-être trouvé
un article dont la lecture l'intéresse tout particulièrement
(ou feignant ?), le proconsul plie soigneusement le journal en deux et se
remet à lire tandis que l'orateur à la barbe rousse développe
son intervention : Es por eso (C'est pourquoi), que también me parece
(il me semble aussi), a pesar de mi desacuerdo (en dépit de mon désaccord)
sobre los términos de la proposición hacha por mi estimado companiero
Valdés Garcia... (sur les termes de la proposition faite par mon estimé
camarade Valdés Garcia...). Derrière le journal élevé
devant lui comme un mur, le proconsul affecte d'être absorbé
tout entier par l'article dont il a commencé la lecture. ...que debemos
examinar (que nous devons examiner) con la más grande atención
(avec la plus grande attention), y pesando cada palabra cuidadosamente (et
en pesant soigneusement chaque mot), la redacción (la rédaction)
de este muy importante párrafo cuatro (de ce très important
paragraphe quatre). Por consiguiente (En conséquence), propongo (je
propose)... Le proconsul conserve obstinément la même position.
Accoudé sur la table, il tient le journal à deux mains devant
son visage, de sorte que les délégués assis de l'autre
côté peuvent voir le sommet de sa tête dépassant
au-dessus de la page du journal tout entière divisée en rectangles
de différentes grandeurs, les uns verticaux, les autres horizontaux
et assemblés comme les pierres d'un mur. L'ensemble a l'aspect d'une
sorte de damier irrégulier dont chaque case est ornée de dessins
et d'inscriptions. Certaines d'entre elles se détachent en noir sur
fond blanc, d'autres à l'inverse. L'un des rectangles, tout en hauteur,
occupe, à gauche, un bon cinquième de la page. A côté
d'un dessin représentant une aiguille rocheuse aux pans géométriques
et au pied de laquelle galope une troupe de minuscules cavaliers, on peut
lire, en grandes lettres : ¡ 2a SEMANA ! : ¡ UNA PELICULA GIGANTE
!, puis, sur le sol noir, en caractères blancs aux contours tremblés
: "EL ORO DE MACKENNA" (Mackenna's Gold) et, surmontant le tout, à
côté de l'inscription verticale HOY, une liste de noms également
en caractères blancs se détachant dans de petits rectangles
noirs : ASTOR, BANDERA, LAS LILAS, NORMANDIE, GRAN AVENIDA ‑ rot. desde las
13 hrs. Le haut de ses épaules dépassant à peine au-dessus
du plateau de la table recouverte du tapis vert, le petit président
penché en avant noircit rapidement des papiers sans relever la tête.
Derrière les délégués, sur une rangée de
chaises alignées de chaque côté de la salle le long des
baies obstruées de rideaux sombres entre les colonnes ioniques, sont
assis les auditeurs, parmi lesquels quelques femmes. Certains prennent des
notes en appuyant leurs calepins sur l'une de leurs cuisses croisées.
Le délégué à la barbe de Charles Quint tient
maintenant à deux mains une feuille de papier, et lit : El deber del
escritor (Le devoir de l'écrivain) es de hablar (est de parler) en
nombre de las masas trabajadoras y oprimidas (au nom des masses laborieuses
et opprimées) dando testimonio... (en témoignant...) Accolé
au rectangle vertical se trouve au autre rectangle en largeur, moins grand,
dont le coin inférieur gauche est tout entier rempli par la photographie
du buste d'une femme appuyée de côté sur un coussin
ou un oreiller, ses longs cheveux blonds et souples se répandant sur
ses épaules nues, le bord inférieur du rectangle coupant l'image
juste au-dessus des aréoles des seins, nus également et gonflés.
Les yeux de la femme sont fermés. Une expression douloureuse est répandue
sur son visage aux traits réguliers dont une moitié se trouve
dans l'ombre. Au-dessus de sa tête est écrit en cursive le
mot simultaneo encadré de deux points d'exclamation, puis, en grandes
capitales : HOY ‑ ALAMEDA, MINERVA. DESDE LAS 13 HRS. TRIPLE COLOSSAL !, et,
dans un cartouche noir, sur la droite : "LA VENUS MALDITA" Eastmancolor, *mayores
de 21 annos. Baignés de tous côtés par la lumière
diffuse, les rectangles allongés des hautes façades des gratte-ciel
ne se différencient, selon qu'elles se trouvent au soleil ou à
l'ombre, que par une légère teinte citronnée ou bleu
pâle, sans opposition de valeurs. A travers la nappe de brume laiteuse
ils semblent flotter, sans poids et verticaux, comme des bidons à demi
pleins, lestés à leur base, dérivant insensiblement dans
une eau trouble. [..............]
Clignant des paupières pour
protéger ses yeux de la lumière tandis qu'il se redresse, d'abord
sur un coude, puis s'assied sur les draps en désordre, il voit flotter
comme dans une eau trouble le rectangle de la porte encadrant la silhouette
de la femme qui se tient debout, en arrière du chambranle, pieds
nus sur le carrelage de la cuisine. Ses jambes, ses épaules et ses
bras sont nus eux aussi. Elle a noué au-dessus de ses seins une serviette-éponge
marron qui dissimule son corps jusqu'à la naissance des cuisses.
Maintenant d'une main la serviette contre sa poitrine, elle tient de l'autre
un bol rempli de café fumant dont elle boit de temps en temps une
gorgée. Un court corridor conduit à la porte de la cuisine.
Sur le mur de droite du corridor s'ouvre une autre porte : dans son rectangle
(déformé par la perspective en trapèze) on aperçoit
un lavabo et la moitié d'une baignoire. Au-dessus de la baignoire
s'ouvre une fenêtre encadrant une cheminée d'usine qui s'élève
plus haut que les cimes d'un bois de pins dans le ciel encore pâle,
couleur d'ambre, où les dernières étoiles se sont éteintes.
Le soleil n'est pas encore levé. On distingue nettement les briques
de la cheminée, d'un brun violacé, ainsi que leurs joints clairs.
Toujours assis sur le bord du lit, dans l'axe du couloir, il regarde en face
de lui la femme drapée dans la serviette et qui le regarde aussi.
Ni l'un ni l'autre ne parle. ...dando testimonio (...en témoignant)
de sus condiciones de vida (de leurs conditions de vie) y dandole una voz
(et en donnant une voix) a sus legítimas aspiraciones (à leurs
légitimes aspirations). L'espace laissé libre au-dessous de
l'annonce publicitaire pour la VENUS MALDITA, sur la droite du panneau qui
montre le groupe de cavaliers galopant au pied du gigantesque rocher, est
occupé par un autre rectangle, plus haut que large, dans lequel on
peut voir, sous le nom du cinéma (LO CASTILLO) une image un peu confuse
où l'on distingue au premier plan le buste d'un homme revêtu
d'une tenue vaguement militaire, coiffé d'un béret, et qui
tient à deux mains contre sa poitrine qu'elle barre en oblique une
arme automatique, noire et luisante. Derrière lui, parmi un poudroiement
de lumières et d'ombres sommairement traduit en noir et blanc par le
cliché en offset, on distingue les silhouettes de plus en plus petites
des hommes qui le suivent, tous armés également, se frayant
un passage à travers le désordre des taches et des lignes entremêlées
qui suggère plus qu'il ne le représente le fouillis végétal
d'une jungle. La partie inférieure du corps disparaît dans une
mare d'encre noire où bougent de vagues reflets, peut-être
l'eau d'un marécage. Le haut de l'image a été découpé
en festons irréguliers comme ceux formés par des cimes d'arbre
pour laisser place au nom du cinéma, en noir sur fond blanc, tandis
que le titre du film ¡ EL INDOMABLE ! s'inscrit en grandes lettres
blanches irrégulières, comme des traînées de
pinceau, disposées sur une courbe
ascendante au-dessus de la mention en lettres plus petites ¡ SENSACION
! 3a SEMANA. La petite troupe patauge difficilement dans une eau boueuse
et jaunâtre. La mauvaise qualité du cliché mal encré
par endroits, l'encre d'imprimerie du journal elle-même de mauvaise
qualité, grasse et grise, accentuent l'atmosphère poisseuse,
suintante et humide de la scène. Tout autour des marcheurs et derrière
eux, les feuillages projettent des ombres opaques, privées de ces
transparences bleutées ou citronnées comme on en voit par exemple
dans les tableaux impressionnistes. Parfois seulement un reflet métallique
sur de larges feuilles à la surface vernie luit durement dans la
demi-obscurité sur laquelle se détachent, voletant d'une façon
incohérente, les innombrables espèces de papillons aux couleurs
d'émaux, souvent criardes, comme celles de ces coussins proposés
dans les loteries des foires ou que l'on entrevoit sur les cosy-corners
de concierges : ailes bleu turquoise rayées en éventail de
stries indigo, deux étroites bandes orange séparant les ailes
antérieures des ailes postérieures (Hopféria Militaris),
ailes rouges soutachées de noir portant à chacune de leurs
extrémités antérieures un oeil à la paupière
noire, à la cornée blanche, à l'iris pourpre tacheté
de noir, cerné d'un côté par une dentelure de lapis-lazuli
tandis que sur les deux ailes postérieures le même oeil est
répété en plus petit avec cette fois une prunelle bleue
piquetée de noir (Paon de jour), ailes en forme de voiles latines,
jaunes marbrées de noir, bordées à leur partie antérieure
d'une bande bleue où courent des arceaux noirs (Machaon). [...............................]
La surface de la page laissée
libre par les annonces géantes des trois grands films qui occupent
environ les deux tiers est rempli par un damier de petits rectangles à
l'intérieur de chacun desquels on lit, au-dessous du nom de la salle
où ils sont projetés, les titres d'une série de films
: IMPERIO : EL AGENTE SECRETISSIMO ‑ CALIFORNIA : BUENA SERA MRS. CAMPBELL ‑ YORK : SANDRO ‑ CITY : EL GOLFO ‑ EGANA : LO QUE
EL VIENTE SE LLEVO ‑ RIALTO : LOS VIOLENTOS VAN AL CIELO. Sur
la gauche de chaque titre on peut voir une petite image représentant
soit la tête de l'acteur principal, soit une scène du film (une
lutte entre deux hommes, un homme et une femme enlacés, la silhouette
en ombre chinoise d'une femme dans une chemise transparente, un cow-boy dégainant
son colt) propres à susciter l'intérêt. Dans le rectangle
de la fenêtre le soleil colore maintenant de jaune les faîtes
des pins. Sur un côté de la haute cheminée d'usine les
briques prennent une teinte orangée. Un rectangle orange, très
légèrement étiré sur le côté, est
plaqué sur le mur de la salle de bains qui fait un angle droit avec
celui où s'ouvre la fenêtre, à la même hauteur que
celle-ci. Le soleil ne pénètre pas encore dans la cuisine (du
moins dans la partie qu'il peut en voir depuis le lit sur le bord duquel il
est toujours assis) où se tient debout, tournée vers lui, la
femme au buste enveloppé dans la serviette marron. Reprenant sa marche,
la main pressant de nouveau son côté, il s'éloigne de
la devanture du marchand de cigares. L'air épais, surchauffé,
a une consistance poisseuse. Au-delà du carrefour où s'entrecroisent
toujours les taches bariolées des voitures et de la foule des passants,
il aperçoit, encore terriblement lointaine, la marquise de son hôtel.
Au carrefour, la rue croise à angle droit une large avenue. Sur le
plan de la ville les blocs des maisons et des gratte-ciels dessinent des rectangles
légèrement grisés régulièrement alignés,
de tailles et de formes diverses (quelques-unes étirés en
hauteur, d'autres presque carrés) selon les intervalles plus ou moins
grands entre les rues et les avenues qui se coupent toutes à angle
droit. L'ensemble présente l'aspect d'un mur aux joints apparents de
ciment blanc, ou encore d'un vaste damier aux cases allongées, tachées
parfois de rouge aux emplacements des gares, des musées et des principaux
publics. Il passe successivement devant une chemiserie, un magasin de postes
de radio et de télévision, l'immense vitrine encadrée
d'acier d'une entreprise d'export-import et fait de nouveau halte devant
une boutique d'opticien. Derrière les lunettes à montures d'écaille
ou d'or disposées en désordre dans les replis d'un velours
moutarde se dresse une planche anatomique sur laquelle est représenté
en couleurs un oeil de la taille d'un petit melon, sorti de son orbite.
Sa face postérieure est enserrée par un réseau de veines
rouges se ramifiant comme des racines. Au-dessous et à la même
échelle figure une coupe schématique du même oeil montrant
la cornée bombée, la chambre antérieure, la pupille,
l'iris, le corps vitré, la rétine et le nerf optique. La cornée
et la sclérotique qui entourent tout le globe sont colorées
de bleu lavande, la chambre antérieure derrière la partie
bombée de la cornée est couleur chair, l'iris rouge orangé,
le cristallin est strié de fines lignes bleues, comme un oignon aplati
coupé en deux, la masse du corps vitré est d'un gris bleuté,
la rétine et le nerf optique sont vert Nil. Une ligne mauve ondulée
qu'un trait noir relie, à l'extérieur du dessin, au mot "macula"
tapisse le fond de l'oeil et s'enfonce ensuite comme un axe au centre du
nerf optique. L'effet d'ensemble des lignes bleues, orangées, vertes
et rouges accolées fait songer à un arc-en-ciel. Devant la
photographie d'une vedette de cinéma une énorme loupe est
disposée de telle façon que le passant peut voir l'oeil de
celle-ci démesurément agrandi, s'étendant sur presque
toute la largeur du visage, comme celui d'un cyclope. Au-dessus du bol les
deux yeux de la femme semblent manger tout le visage. A chaque gorgée
le cou se gonfle légèrement et, sous la peau, le cartilage
du larynx monte et redescend au passage du liquide. A partir de la main
qui, au-dessus du sein droit, retient le pan de la serviette, celle-ci dessine
trois plis obliques en éventail. Pour la seconde fois il répète
la même question, obligé de racler sa gorge pour éclaircir
sa voix. Le bol s'abaisse et il peut alors voir le visage tout entier. Son
regard toujours fixé sur lui elle dit Non. Non, ce n'est pas possible.
Sur le mur de la salle de bains le rectangle de soleil vire lentement de l'orangé
au jaune. Barrant la poitrine d'une droite horizontale à hauteur des
aisselles, la serviette ne permet de voir que l'extrémité supérieure
de l'ouverture en forme de violoncelle protégée par la plaque
de plexiglas derrière laquelle on entrevoit de gros tubes bleus et
rouges dont les branches se divisent et s'entrecroisent. Sous la peau lisse
du cou c'est à peine si un léger renflement signale l'emplacement
des vaisseaux externes qui se gonflent faiblement à chaque poussée
du sang invisible. D'étroits rubans de couleur bleue, rouge et jaune
d'environ deux millimètres de large dessinent sur le plan les trajets
des différentes lignes de métro, semés à intervalles
à peu près réguliers de pastilles blanches. L'ensemble
du système dessine des parallèles, parfois légèrement
infléchies, et qui, dans la partie Sud de la ville, se ramifient et
s'entrelacent en courbes et en boucles compliquées. Dans le coin inférieur
gauche du plan est ménagé un rectangle où figurent les
principales indications. Rubans rouges : IND LINES,
rubans bleus : IRT LINES, rubans jaunes : BMT LINES. Pastilles
blanches : LOCAL STOPS, pastilles blanches à centre noir : EXPRESS
STOPS, deux pastilles à centre noir reliées par un trait :
FREE TRANSFER. Dans le coin opposé on peut lire l'inscription HOTEL
MAC ALLYN au-dessus d'une photographie découpée en forme de
coeur et représentant un immeuble de 25 étages lui-même
dominé par un gratte-ciel en forme de tour élancée. Au-dessous
est écrit en cursive : in the heart of the city. La crosse de l'aorte
est d'un bleu plus violacé que celui dont est coloré la veine
cave supérieure. Une coupe du coeur montre le myocarde rosé
et son entre croisement de cordages tendineux laissant entre eux d'étroites
cavités et d'étroits couloirs, comme ceux d'une grotte aux nombreux
piliers formés par les stalagmites et les stalactites réunis.
Rhabillé maintenant, il est assis dans le fauteuil qui fait face au
bureau du docteur. Tandis que le pouce et l'index de sa main droite tâtonnent
au bas de son bras gauche pour reboutonner sa manchette, il guette avec
anxiété le visage du docteur penché sur l'ordonnance
qu'il est en train de rédiger. Ensuite viennent un magasin de machines
à écrire et d'articles de bureau, puis un magasin de jouets.
Progressant sur ses jambes molles, il peut toujours voir son double transparent
glisser sur les dictaphones, les agendas, les classeurs métalliques,
les lettres des claviers, les tanks miniature, les fusées miniature,
les avions miniature suspendus par des fils au-dessus des colonnes de petits
soldats en tenues de camouflage, les pièces de Meccano, les ours en
peluche, les jeux de patience, puis, tout de suite après, devant une
succession d'hommes et de femmes assis les uns derrière les autres
dans une suite de boxes étroits et seulement séparés
de la rue par l'invisible paroi de la vitre à laquelle quelques-uns
s'appuient de l'épaule, tous de profil, tournés dans le même
sens et dans la même position, c'est-à-dire légèrement
penchés en avant, de sorte que chacun d'eux semble s'adresser au dos
de son voisin, comme sur cette affiche que l'on pouvait voir autrefois dans
le métro, représentant à la queue leu leu des ouvriers
peintres en blouse blanche traçant chacun au pinceau sur les épaules
de celui qui le précédait les mots composant le slogan publicitaire
d'une marque de ripolin. Les uns après les autres ils glissent lentement
sur sa droite, vaguement irréels, incrédibles, comme la répétition
avec de légères variantes, de légères différences
d'expression sur les visages blancs ou noirs, d'un seul et unique personnage
reproduit à plusieurs exemplaires et pour ainsi dire absent à
la fois de son enveloppe matérielle et de son environnement, transporté
dans un ailleurs lointain, à l'écoute de paroles inaudibles
enregistrées et renvoyées non par un interlocuteur de chair
et d'os mais par l'oreille et la bouche d'ébonite noire qu'il maintient
contre sa propre oreille et sa propre bouche, chacun poursuivant pour lui
seul un interminable discours, passionné, volubile, dans une silencieuse
et incohérente cacophonie, les délégués autour
de la longue table verte parlant et gesticulant maintenant tous à la
fois, le petit président essayant de temps à autre de lever
la main pour réclamer le silence, se penchant vers le microphone posé
devant lui, commençant une phrase, puis renonçant, tournant
la tête pour prendre à témoin quelques personnages debout
derrières lui et qui tour à tour se penchent par dessus son
épaule tandis qu'il continue machinalement à tenir son bras
levé, plusieurs bras se levant également autour de la table
comme ceux des élèves d'une classe, le brouhaha à présent
à son comble, étale pour ainsi dire, se niant, se détruisant
lui-même et, en quelque sorte, paisible (comme le clapotis de l'eau
agitée par le vent dans un bassin où, venant frapper le quai
de pierre et renvoyées en arrière, les vaguelettes, en repartant,
se heurtent à celles qui les suivaient de sorte que, dans leur agitation,
il est impossible de distinguer un sens ou une direction privilégiée,
l'eau couverte de petites crêtes aiguës qui paraissent s'élever
et s'abaisser sur place, sa surface, dans son ensemble, ne subissant aucune
modification), comme si le désordre et l'incohérence constituaient
l'état naturel et stagnant des choses, les auditeurs et les journalistes
assis en rang d'oignons le long des baies et des fausses colonnes grecques
parlant aussi, se penchant en avant pour mieux entendre ou voir, certains
se levant, s'agglutinant à des groupes de délégués
debout eux aussi, le journal du proconsul maintenant abandonné, posé
à plat sur la table, plié en deux, de sorte que seule à
présent apparaît, mais à l'envers, la tête du chef
de la troupe coiffé de son béret frappé d'une étoile
et entouré par le nuage permanent des moustiques, leurs minuscules
points jaunes à contre-jour dans le soleil formant et défaisant
sans cesse sur le fond noir de la forêt de mouvantes constellations
à travers lesquelles zigzague parfois le vol titubant d'un papillon.
Les deux ailes antérieures en formes de pétales arrondis sont
divisées dans le sens de la longueur en deux surfaces à peu
près égales, l'une blanche, l'autre d'un bleu d'améthyste
qui, vers les extrémités, déborde sur le blanc, haché
par de larges traits noirs en forme de points d'exclamation dont le dernier,
s'arrondissant, cerne le pourtour extérieur de l'aile ; les ailes postérieures
plus petites et d'un bleu plus grisé sont aussi rayées de traits
noirs divergents qui cèdent la place, sur la ligne de jonction avec
les ailes antérieures, à deux minces traits orangés.
Peut-être la tache de soleil s'est-elle légèrement déplacée,
mais sur une distance infinitésimale que l'oeil ne peut apprécier.
Il semble qu'après avoir brusquement surgi comme une orange au-dessus
de la cime des pins et un début d'ascension rapide tandis qu'il changeait
de couleur et s'éclairait, le soleil se soit maintenant presque immobilisé,
commençant à entamer sa course avec cette terrifiante et implacable
lenteur des astres immobiles lancés à de terrifiantes vitesses
à travers l'espace. Le sol de la cuisine est recouvert de carreaux
blancs et noirs en damier qui, vus en perspective, ont la forme de losanges
opposés par leurs pointes. L'extrémité de l'un des
pieds nus de la femme déborde sur un losange blanc, l'autre est tout
entier sur un losange noir, le bas de la serviette coupe horizontalement
le corps au haut des cuisses, la main gauche retient toujours l'un de ses
pans près de l'aisselle droite, la main qui tenait le bol s'est abaissée
et celui-ci se trouve à la hauteur des seins : tout le visage de la
femme est maintenant visible. Il dit Alors, jamais ? Au fur et à mesure
qu'il descend sur le mur de la salle de bains le rectangle de soleil se déforme
lentement, ses deux côtés verticaux se rapprochant tandis que
les côtés supérieurs et inférieurs s'inclinent
parallèlement, la diagonale qui joint l'angle inférieur gauche
à l'angle supérieur droit s'allongeant, l'autre raccourcissant.
La figure tend à devenir un losange. Derrière le bureau, accrochée
au mur, il peut voir la joyeuse cohorte des carabins facétieux vêtus
de blouses maculées de sang et qui se pressent autour de la jeune
fille nue à tête de Bébé Cadum allongée
sur la table d'opération. Sous les cheveux clairsemés apparaît
le crâne du docteur qui continue à écrire sans relever
la tête. Fatigué par l'examen il se laisse aller en arrière,
appuie sa tête contre le dossier de son siège et ferme un instant
les yeux. En se rabattant sur la cornée les paupières rougies
produisent une sensation de brûlure qui cependant s'atténue,
se transforme peu à peu en une simple chaleur, pas désagréable
et même reposante. Lorsque retirant ses lunettes il masse ses paupières
du pouce et de l'index, des chenilles velues et floues, d'abord vertes, puis
rouges, puis orangées, puis scintillant comme des ampoules électriques,
se tordent, se fractionnent et se reforment lentement sur un fond marron.
Le simple contact de certaines chenilles sur la peau a un effet vésicant,
provoquant des brûlures et une enflure douloureuse dont l'effet persiste
parfois pendant plusieurs jours. D'un vert pomme éclatant, le corps
mou et annelé est décoré de carrés noirs, parfaitement
réguliers, relevés de jaune. Sa queue se prolonge par une pointe
en forme de dard, brune, dont l'extrémité est teintée
de rouge. S'arquant sur elle-même, la chenille progresse par contractions
et élongations successives à la surface veloutée d'une
large feuille vert sombre où se détachent les nervures roses,
courbées comme des cils. Entre la base de chacune des nervures se
trouvent de petites taches ovales et pâles qui dessinent comme un rameau
plaqué sur le fond de velours. Plus puissant que le bruit des réacteurs,
le frottement de l'air sur les parois extérieures de l'avion ressemble
à celui d'un train express lancé à toute vitesse. Il
rouvre les yeux. Orlando tend le bras vers la table de nuit et porte en tremblant
un grand verre d'eau à ses lèvres sèches : C'est drôle
à dire, señor, mais nous étions tous très calmes.
Autour de nous les grosses balles de plomb ricochaient en miaulant. Malgré
le sang qui nous battait les tempes et l'obscurité où nous étions
nous tirions posément, chacun notre homme. Il fallait économiser
les munitions. Après ce serait la mort. D'autres petites photos encastrées
dans le texte montrent des fleurs aux formes bizarres, aux couleurs violentes
ou suaves. Les plus belles orchidées du monde s'épanouissent
dans cet enfer aux mille traîtrises empoisonnées. Il répète
Jamais ? Elle fait alors lentement pivoter sa tête de gauche à
droite, aller et retour, deux fois. Puis ses lèvres remuent. Elle
dit Nous l'avons toujours su. Il dit Non. Elle dit Si. Nous le savions depuis
le commencement. Toute cette nuit nous l'avons su. Au-dessus (ou plutôt
au-dessous maintenant) des frondaisons devant lesquelles tournoie le nuage
des moustiques on peut toujours lire, mais renversées, les lettres
composant les mots [EL INDOMABLE][1]
rappelant ces inscriptions tracées avec une fougue et une précipitation
clandestines sur un mur nocturne en larges coups de pinceau déchiquetés
aux extrémités comme des planches brisées et hérissées
d'échardes en dents de scie. Le déchiffrage des lettres à
l'envers, de droite à gauche, plus lent qu'une lecture normale, semble
conférer aux mots épelés syllabe après syllabe
ce poids et cette bizarre solennité de messages au sens caché
qu'ils prennent lorsqu'ils sont laborieusement articulés par les enfants
ou les analphabètes : [CON...TRA...TO] (CONTRATO), [PER...VER...SO]
(PERVERSO), [HOY] (HOY), [FLO...RI...DA] (FLORIDA), [DES...DE] (DESDE),
[LAS] (LAS) [10] (10) [HRS] (HRS), [MA...YO...RES] (MAYORES) [DE] (DE) [21]
(21) [ANOS] (ANOS). Les syllabes décryptées l'une après
l'autre, les mots, les groupes de mots, semblent s'inscrire en surimpression,
à la fois monumentaux et dérisoires, au-dessus du brouhaha
confus des voix :[TI...VO...LI] (TIVOLI) : [TO...DO] (TODO) [UN] (UN) [DIA]
(DIA) [PA...RA] (PARA) [MO...RIR] (MORIR). Le parallélogramme citronné
que le soleil de plus en plus haut au-dessus de la cime des pins projette
sur le mur s'étire de plus en plus pour former un losange, mais pas
encore tout à fait. Si certaines des images qui illustrent les annonces
sont, la tête en bas, facilement lisibles (comme par exemple la silhouette
noire de la femme nue sous sa chemise transparente), d'autres, plus complexes,
n'offrent au regard, soit en raison de la médiocre impression du journal,
soit à cause de l'exiguïté de leurs dimensions, qu'une
incompréhensible confusion de taches noires et blanches. Au bout
d'un moment il cesse d'essayer de déchiffrer la page d'annonces. Avec
l'ensemble de ses titres emphatiques, ses noms de cinéma évoquant
des plages de luxe, des palais, ses alléchantes photos de personnages
aux attitudes passionnées, le journal abandonné sur le tapis
vert semble échoué là, insolite et vain, comme ceux que
l'on peut voir onduler, détrempés et à demi déchiquetés,
sur l'eau sale des ports, ou encore enveloppant une botte de poireaux, continuant
à proposer sans espoir les fragments de mots, d'images, arrachés
à un monde violent, déclamatoire, et enfermés dans des
rectangles bordés de noir, comme des faire-part de deuil.
Claude Simon
"Deux Personnages"
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"Deux Personnages", Art Press,
2, fev.1973, p.14-15 (accompagné d'un détail d'une esquisse
de David : Esquisse pour le Serment du Jeu de Paume, Musée
de Versailles).
(Repris dans Les Géorgiques).
La scène est la suivante
: dans une pièce de vastes dimensions, un personnage est assis devant
un bureau, l'une de ses jambes à demi repliée sous son siège,
le talon du pied soulevé, le pied droit en avant et à plat,
le tibia formant avec la cuisse horizontale un angle d'environ quarante-cinq
degrés, les deux bras appuyés sur le rebord du bureau, les
mains tenant au-dessus une feuille de papier (une lettre ?) sur laquelle
les yeux sont fixés. Le personnage est entièrement nu. Quoique
d'un certain âge, comme en témoigne l'empâtement du
visage aux traits épais, aux bajoues prononcées, la pratique
régulière d'exercices physiques sans doute, comme certains
cavaliers ou certains militaires, a conservé au corps une robuste
musculature dont, malgré l'embonpoint, on peut suivre les saillies
sous la couche de graisse, les plis du ventre eux-mêmes, en dépit
de la position assise qui accentue son relâchement, s'étageant,
puissants, comme chez ces vieux lutteurs dont le poids, loin de gêner
la force, y ajoute encore. Un second personnage plus jeune, entièrement
nu lui aussi, se tient debout de l'autre côté du bureau, dans
la pose classique de l'athlète au repos, le poids du corps portant
sur la jambe gauche, le bras droit pendant verticalement, le bras gauche
replié serrant contre la poitrine un carton rectangulaire sur lequel
la main vient se refermer. Chez lui également, une pratique constante
des exercices physiques a développé une forte musculature,
pour l'instant sans défaut. On voit se gonfler le biceps du bras
replié. Le torse, dont les pectoraux et les abdominaux sont fermement
dessinés, fait songer à ces plastrons des cuirasses romaines
artistiquement modelés, reproduisant dans le bronze les détails
d'une académie parfaite. Au bas du ventre, à peine renflé
et glabre, le sexe court, terminé en tétine par le repli du
prépuce, repose sur les bourses pleines des testicules qui le projettent
légèrement en avant. Sous la peau fine, on peut suivre le parcours
des veines, plus saillantes sur les avant-bras, le dos des mains, les tibias
et les pieds qu'elles enserrent comme les racines d'un arbre. Le contraste
entre la nudité des deux personnages et le décor, les meubles
de style, confère à la scène un caractère insolite,
encore accru par la facture du dessin exécuté sur une feuille
de papier (ou une toile d'un grain très fin) à l'aide d'une
mine de plomb soigneusement et constamment (de façon presque maniaque)
réaffûtée par l'artiste au cours de son travail. De même
que les corps nus sont dessinés avec une froideur délibérée
détaillant des anatomies stéréotypées apprises
sur l'antique, les objets qui les entourent, la pièce où se
tiennent les deux personnages, sont figurés avec cette sécheresse
qui préside à l'exécution des projets d'architectes proposant
aux regards non pas des monuments déjà existants mais des combinaisons
et des assemblages de formes nés de leur imagination, ne renvoyant
qu'à eux-mêmes, et les lignes grises d'une incroyable finesse,
tirées au cordeau ou arrondies suivant des courbes parfaites, tracent
des frontières non pas entre des solides (les chairs, le bois, le
marbre) et l'air qui les entoure, mais entre des surfaces blanches qui s'emboîtent
selon leurs inflexions ou leurs angles. Il est évident que la lecture
d'un tel dessin n'est possible qu'en fonction d'un code d'écriture
admis d'avance par chacune des deux parties, le dessinateur et le spectateur.
Ainsi, de même qu'en géométrie descriptive il est convenu
que deux droites qui se croisent signifient ‑ et non pas représentent
‑ l'existence d'un plan, l'espace qu'enferment les murs est simplement suggéré
par quelques traits indiquant les arêtes des dièdres qu'ils forment
entre eux ou avec le plafond, ou encore le carrelage dont le dessin apparaît
dans une perspective rigoureusement calculée. Au-dehors, par les
rectangles des hautes baies, on aperçoit une longue façade (celle
de quelque palais sans doute) aux trois rangées de fenêtres surmontées
de frontons (triangulaires au premier étage, en arc de cercle au second,
les fenêtres du troisième et dernier étage étant
entourées d'un simple bandeau en saillie), dessinée elle aussi
avec la patiente et méticuleuse précision d'une élévation,
seulement au trait, le tout (de même que les meubles, le bureau, le
fauteuil) sans ombres, celles-ci étant réservées au
rendu des muscles sur les deux corps nus qui prennent dans ce cadre d'épure
un relief d'autant plus bizarre qu'aucune ombre non plus ne s'étend
à leurs pieds, comme s'ils se trouvaient là, marmoréens
et bosselés, semblables à des personnages détachés
d'un bas-relief et collés ensuite sur la feuille de papier et non
pas assis sur un siège ou debout sur le carrelage au froid décor
géométrique. Il semble que l'artiste, suivant une sélection
personnelle des valeurs, ait cherché, dans la scène proposée,
à nettement différencier les divers éléments
selon leur importance croissante dans son esprit comme en témoignent
les factures particulières dans lesquelles il les a traités,
soit, premièrement : les objets inanimés (outre le carrelage,
les murs, les meubles, les fenêtres et le paysage extérieur,
on peut voir aussi, figurés de la même manière, c'est-à-dire
au trait : une grande carte ancienne suspendue sur l'un des panneaux, avec
sa rose des vents, ses chaînes de montagnes en formes de taupinières,
les contours déchiquetés d'une côte aux caps rocheux,
les fleuves sinueux et branchus ‑ et aussi une grosse mappemonde, entourée
à l'équateur d'un anneau zodiacal et montée sur un socle
à trois pieds) ; deuxièmement : la chair, les corps aux muscles,
aux veines et aux accidents soigneusement dessinés et ombrés,
tout entiers semblables à des marbres grisâtres ; troisièmement
enfin : les têtes des deux personnages qui sont non plus simplement
dessinées et ombrées mais peintes à l'aide de couleurs
broyées à l'huile, exactement comme s'il s'agissait de statues
dont un facétieux plaisantin aurait entrepris de colorier les visages
et les coiffures à l'imitation de la chair véritable et des
cheveux. Pour l'un d'eux, celui qui se tient debout de l'autre côté
du bureau (en dépit de l'existence d'un siège qui semble être
là pour accueillir les visiteurs), la couche de peinture appliquée
sur le marbre s'arrête un peu au-dessous du menton. Ses cheveux très
noirs sont ramenés sur les tempes en mèches comme plaquées
par un coup de vent qui l'aurait assailli par-derrière. Son visage,
aux traits déjà durs quoique juvéniles, est impassible,
dissimulant peut-être une vague ironie ou un vague mépris. Sa
tête est légèrement rejetée en arrière,
dans une position réglementaire dont il semble exagérer à
dessein la raideur. Il émane de lui quelque chose d'à la fois
servile et hautain, sans doute la réaction instinctive d'un homme
jeune en présence d'un personnage plus âgé et plus important.
Sur ce dernier, assis au bureau, le travail de coloriage a été
plus poussé. Non content de peindre le visage puissant et sanguin,
un peu congestionné, l'épaisse chevelure châtain qui
commence à grisonner, l'artiste, poursuivant plus loin, a habillé
les épaules d'une tunique bleu roi, au col montant et rouge, sur lequel
retombe la forte crinière. La couche de peinture bleue s'arrête
net (hormis quelques dérapages du pinceau) au-dessus des mamelons,
et la tunique est ornée d'épaulettes aux franges dorées
qui pendent sur les bras à la chair grisâtre, nus jusqu'aux
mains que le coloriste, exerçant à nouveau son talent, a pour
ainsi dire gantées de peau humaine, légèrement rougeaude
aussi, surtout vers l'extrémité des doigts qui se serrent sur
la feuille de papier d'un blanc jaunâtre, peinte avec minutie en trompe-l'oeil,
avec les faibles ombres résultant des pliures du papier et les lignes
d'écriture tracées d'une encre couleur rouille. Il est significatif
que les deux visages ne soient pas seulement esquissés, comme le fait
d'habitude un peintre lorsqu'il commence un tableau, posant ici et là
quelques rapides touches de couleur pour établir l'harmonie générale,
quitte à revenir sur telle ou telle partie, la reprendre même
entièrement selon l'évolution de l'oeuvre en train : tout au
contraire, la facture de chacun d'eux est d'un « fini » poussé
jusque dans les moindres détails (par exemple une verrue sur le bord
de l'une des narines du personnage assis) et, manifestement, l'artiste n'y
changera plus rien. En outre, quoique la vaste pièce ne prenne jour
que par les trois hautes fenêtres situées d'un même côté,
la lumière diffuse (à l'opposé, entre autres, des éclairages
réalistes et contrastés de certains peintres hollandais) contribue
encore à l'insolite de la scène, baignant les visages de toutes
parts, comme celle, artificiellement répartie, qui tombe des verrières
des ateliers d'artistes où, dans le silence, posent sur des estrades
les modèles nus dont les flancs respirent calmement sans déranger
l'immobilité de leurs corps figés dans des poses de statues
devant des paravents drapés de serges vertes. Ceci ajouté
à l'absence de toute autre couleur (tant sur les corps ombrés
que sur le fond, les meubles) et au fait que l'artiste a poussé aussi
loin que faire se peut la finition des parties peintes (seul un bleu léger,
un simple frottis, plus indicatif que représentatif, a été
passé au-dessus du dessin minutieux de l'architecture sur laquelle
ouvrent les fenêtres, et sans même remplir la partie supérieure
de celles-ci) semble confirmer qu'il ne s'agit pas là d'une toile
inachevée, mais d'une oeuvre considérée par son auteur
comme parfaitement accomplie et où, par la vertu de la couleur, sont
volontairement privilégiés et distingués de leur contexte
les deux visages, les épaulettes dorées, les mains du personnage
assis et la lettre qu'il est en train de lire.
Toutefois, un examen plus attentif
de l'image donne à penser que son auteur a hésité
quant au moment de l'épisode qu'il a choisi de mettre en scène.
On peut voir en effet (quoiqu'elle ait été soigneusement gommée
et apparaisse maintenant d'un gris très pâle, comme fantomatique)
que la main droite du personnage assis a été primitivement
dessinée dans une position différente : détachée
de la lettre que continue à tenir l'autre main, elle se soulève
un peu, les doigts à demi déployés en éventail,
dans un geste à la fois négligent et impérieux, comme
celui de quelqu'un qui congédie un inférieur ou un importun,
l'index en direction de la porte. La question subsiste cependant de savoir
si ce geste (ce congédiement) se place avant que le destinataire ait
pris connaissance de la teneur de la lettre (que l'autre personnage à
l'expression légèrement narquoise en dépit de son attitude
respectueuse semble déjà connaître), ou pendant sa lecture,
ou après, afin de préserver sa solitude pour la lire encore
car, tandis qu'il continue à agiter mollement sa main, l'homme assis
ne relève pas la tête, le regard toujours fixe, comme hypnotisé,
sur la feuille de papier dépliée.
"Essai de mise en ordre de notes
prises au cours d'un voyage en Zeeland (1962) et complétées"
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"Essai de mise en ordre de notes
prises au cours d'un voyage en Zeeland (1962) et complétées",
Minuit, 3, mars 1973, p.1-18.
(Non repris).
palais rose dans le fond vaporeux
pastel derrière ces buissons de pivoines roses aussi en carton aux
couleurs délavées
pomme de mât d'abord au-dessus
de l'appui de la fenêtre boule légèrement aplatie en
bois verni couleur miel puis immédiatement au-dessus flamme vert émeraude
claquant tendue presque à l'horizontale par le vent humide puis le
fanal puis le pavillon de la compagnie carré en damier soit quatre
carrés deux mauves et deux rouges le tout s'élevant avec lenteur
comme par une machinerie de théâtre à mesure que l'eau
monte dans le bief
boîtes roses dans la nuit
mouillée où demi-nues
l'autre chromo sur le mur au-dessus
du second lit : Incroyables et Merveilleuses concert de chambre harpe extravagants
chapeaux en croissants de lune noirs faces-à-main ronds de jambes
redingotes de nankin rayées jaune et violet bleu et blanc ou prune
larges revers croisés basques deux boutons sur les reins mollets cambrés
dans les bas blancs souliers à boucles merde dans des bas de soie
odeur fade de bouillon dans le
(quoi : salon, bar, café ?) du bac. Parois de bois, tables de bois,
le tout marron. Type aux cheveux jaunes frisés yeux bleus globuleux
et fixes vingt-cinq ans environ trempant dans le bol fumant un gâteau
qu'il mastique ensuite regardant sans voir droit devant lui par les fenêtres
carrés où parfois surgit de la brume tout près le flanc
d'un cargo haute muraille défilant rapidement l'eau jaune du fleuve
crêtée fouettant les tôles rivetées rejaillissant
en aigrettes épineuses un instant puis happé par la brume
le carré gris de nouveau vide dans le châssis de bois marron
et le halètement poussif de la machine qui fait trembler les cloisons
poussiéreux décor
décoloré architecture vaguement assyrienne les chapiteaux des
colonnes en formes de tulipes corniches de carton soutenues par des éléphants
de carton peint couleur pastel aussi les trompes annelées pendantes
se recourbant en crosses
le vingt-trois février 1780
à l'Opéra de Besançon un jeune capitaine au régiment
de Toute Artillerie...
dépliant touristique sur
la table du hall Air India cortège d'éléphants fardés
petit oeil rusé entouré d'un cercle rose sur l'épaisse
peau craquelée Route des épices Sumatra Java Malaisie
la péniche elle-même
restant invisible cachée par l'appui de la fenêtre seulement
le mât avec sa flamme et son pavillon écartelé rouge
et mauve glissant maintenant avec lenteur de droite à gauche puis
un second mât flamme rouge-blanc-bleu fanal pavillon carré divisé
celui-là par sa diagonale en deux parties bleu foncé et bleu
clair orné d'un S blanc la boucle supérieure dans le bleu marine
l'autre turquoise le tout sur la mer grise le ciel gris
cris rauques des mouettes tournoyant
près de l'embarcadère le serveur du bac vidant un seau puis
disparaissant à l'intérieur eaux grasses sans doute épluchures
à la dérive sur l'eau noire où flottent des taches huileuses
(rose, mordoré, vert Nil, bleu pétrole en volutes irisées
qui s'enroulent et se déroulent avec lenteur plumages exotiques
d'oiseau-paradis Surabaya)
mer libre là-bas où
commencent à tracer leurs routes
grincements de machinerie et lente
ascension du rideau de carton velours rouge drapé en trompe-l'oeil
aussi rampe de quinquets : sur la scène se tient un chevalier en armure
(baudrier doré, longue épée au côté, cotte
de maille, touffes de cheveux dépassant du casque ogive de chaque côté
au-dessus des oreilles) qui s'avance dans le parc du palais rose vers une
adolescente au costume vaguement mauresque (large pantalon rouge bouffant
serré aux chevilles et haute ceinture bleu canard sous les seins voilés
de gaze, lourds bijoux d'or) assise sur la margelle d'un puits de carton
parmi les buissons de pivoines en fleurs. Des compagnes aux robes diaphanes
souriantes entourent le chevalier et la jeune fille l'une vêtue d'une
robe gris mauve se penche pour cueillir une fleur l'autre un genou en terre
(robe vert pâle) tend vers le chevalier...
lettre à son père
Besançon le 17 mars 1780 pour lui annoncer (à MONSIEUR
Monsieur de Saint André en fon* château près St ANTONIN en Rouergue ‑ encre
brun pâle papier jaunâtre écriture disciplinée
serrée conséquence sans doute de ses heureuses dispositions
pour les sciences exactes calcul différentiel azimuts angles de tir
et composition des poudres ponctuation rajoutée après coup
un peu au petit bonheur d'une autre plume plus fine) : ... notre
connaisfance est l'effet du hasard, elle tient un peu du romanesque, qu'il
vous fuffise pour le moment que je vous apprenne qu'elle s'est faite au
spectacle ; Mademoiselle h...r est d'une des meilleures familles d'holande,
dans un état monarchique la naisfance donne de l'agrément,
dans la fociété telle qu'elle existe la fortune est necesfaire
pour vivre heureux, mais dans cet état comme dans celui de la fimple
Nature, les qualités de l'âme font feules jouïr du bonheur,
que me reste-t-il à désirer ? la conformité dans nos
idées
le bruit assourdi d'une sirène
arrivant de loin c'est-à-dire le plumet de vapeur blanche achevant
déjà de se dissoudre lorsque l'oeil alerté. Vibration
attardée dans l'air, le navire glissant avec lenteur
... tend vers le chevalier un bouquet
son visage cependant tourné vers la jeune princesse dont elle semble
quêter l'approbation le maintien des autres suivantes exprime la curiosité
la retenue et le ravissement le chevalier...
majestueux dans la bande horizontale
d'eau gris vert par-delà et au-dessus de la digue peint tout entier
en rouge framboise superstructures blanches cheminée rouge framboise
aussi à sigle blanc sur le fleuve couleur de bile
... avance le bras gauche et la
jambe gauche son bras droit est replié la main ramenée vers
la poitrine et un peu en avant à hauteur du bas du sternum la tête
rejetée en arrière (armure d'acier bleuâtre) il dévisage
la jeune princesse en costume d'odalisque qui appuyée d'un bras sur
la margelle du puits la main un peu en arrière de ses fesses tend vers
lui son autre bras dont un voile mauve et transparent
la conformité
dans nos idées et dans nos goûts nous attacha mutuellement à
notre converfation, le peu de talens que j'ai acquis de moy-même
quelque chose d'à la fois
moyenâgeux et oriental vaporeux palais rose babylonien costumes mauresques
et cotte de mailles
plusieurs pendantes comme des chemises
sales rouillées dans une vitrine du musée de Topkapi Déchirures
dans l'acier tricoté Coups de lances ou d'épées ? Oeil
cherchant à discerner sur la rouille un autre brun croûteux
comme celui qui macule le long caftan de brocard couleur prune quel sultan
déjà (Bajazet ?) dans une autre vitrine bizarre coup de sabre
ou plutôt sans doute de yatagan porté horizontalement non à
la gorge mais sur le haut de la poitrine un peu au-dessous de la base du
cou et la chemise de lin jaunie plissée à l'encolure nouée
par un cordonnet déchirée et ensanglantée de brun aussi
la conformité
de nos goûts
insipide histoire sans doute ténor
ou contralto chantant les amours contrariées de la fille de l'émir
et du croisé empêtré dans son armure se déplaçant
sur la scène dans un bruit de casseroles Genre Norma
peut-être ? Centurions et druidesses sur un air de tarentelle napolitaine
Beaux cris Dormo entrabi non vedren che li percuote... Ou
plutôt Enlèvement au sérail ? Turquerie
poudrée en style d'églogue ou de bergerie. Goût de l'emphase
qui lui restera jusqu'à ses derniers jours tout au long d'une existence
houleuse successivement par la suite conventionnel régicide et général
d'Empire sang sperme ferveur républicaine amours et canonnades aussitôt
transmués par lui en rimes ou proses de carton
L'ennui, l'impatience, la fatigue
de la longue séance prolongée pendant soixante-douze heures
caractérisaient tous les visages. Chaque député montait
à son tour à la tribune. Y passaient des visages rendus plus
sombres par les pâles clartés et qui d'une voix lente et sépulcrale
ne disaient que ce mot : « La mort.»
heure où les bateaux profitent
de la marée pour entrer ou sortir du port d'Anvers Double et solennelle
procession Se suivant à la queue leu leu à environ cinq cents
mètres d'intervalle les deux files se croisant les uns gagnant la
mer libre les autres entamant la remontée du fleuve
... calculant s'ils auraient le
temps de manger avant d'émettre leur opinion tandis que des femmes,
avec des épingles, piquaient des cartes pour comparer les votes ; des
députés qui tombaient de sommeil et que l'on réveillait
pour prononcer ; le fond de la salle était transformé en loges
où les dames, dans le plus charmant négligé...
habile à sentir le vent
tourner colosse plus tard au masque sanguin posé sur des cols chamarrés
d'uniformes et griffonnant sans relâche au hasard des suspensions de
séances des bivouacs des jours de captivité ou des relais de
postes sur le premier bout de papier venu quelquefois à en-tête
de l'Assemblée Nationale d'autres de l'armée d'Italie une fois
même au dos d'un rapport d'inspection de prison brouillons d'élégies
ou récits de ses aventures recopiés plus tard avec soin dans
un gros cahier format registre aux pages couvertes de sa réglementaire
écriture de sergent-major couleur rouille maintenant
Bouches de l'Escaut Centurions
et légions là aussi dans un bruit de casseroles Plates et spongieuses
étendues de tout temps parcourues par la soldatesque lui-même
quand Commissaire à l'armée du Nord coiffé d'un de ces
extravagants chapeaux à plumes écharpe et cocarde tricolore
de représentant du peuple en mission investi des pleins pouvoirs «
destituer, retirer le commandement et même faire arrêter...»
1792. Siège de Nieuport Mais plus tard plus tard Elle déjà
morte alors Veuf inconsolable la huguenote « holandaise » sous
la terre au fond du vallon romantique Occasion d'autres rimes
Sous le feuillage épais de cet antique érable
Lise quels fouvenirs s'offrent
à ma mémoire
quels sentiments divers
s'agittent dans mon coeur
le Vallon du Callepe a
vu fuir ce bonheur
apprends que dans ces
lieux l'amante la plus tendre
etc.
Malinconia
Restes couperosés du fringant officier à perruque poudrée
qui paradait à l'Opéra de Besançon (Ledoux architecte
: péristyle aux épaisses colonnes sans doute baguées
de cubes lignes froides)
objet des voeux de nombre de cavalliers, je l'emportay sur tous. Comme
je vous l'ai dit Mademoiselle h...r est d'une des meilleures familles d'holande,
fon grand-père fut député aux états généraux
comme premier noble de fa province, cette famille occupe depuis plusieurs
siècles les premières places de la magistrature d'hamsterdam,
son oncle...
les deux mâts le pavillon
aux quatre carrés mauves et rouge en damier et l'autre mi-partie bleu
et vert disparus maintenant Au-delà de la digue l'Escaut si large
ici qu'on n'en distingue pas l'autre rive et où continuent à
se succéder les gros cargos lents superbes
1780 Plutôt donc Couperin
Rameau Flûtes et hautbois Glück peut-être Iphigénie
en Tauride Cette soprano obèse dans son péplum à la
grecque tombant en plis cannelés immobiles colonne que ses suivantes
semblaient pousser sur la scène rigide et droite comme montée
sur roulettes et d'où sortaient les sons incroyables d'une voix de
rossignol Poignante histoire encore avec poignard sur tendre gorge de colombe
Armures ferraillantes là aussi gestes drapés du grand prêtre
promettant les vents favorables
heure favorable de la marée
long cortège majestueux vers la mer libre un rayon de soleil fusant
un instant presque horizontal déjà fugitif éclat doré
sur le flanc scarabée de l'un puis tout s'éteignant Celui rouge
framboise déjà presque hors de vue tout là-bas vers le
couchant Un tout noir maintenant château arrière et superstructures
bleu cobalt
tête renversée sous
le couteau cou offert se gonflant invertébré tunique plissée
inspirée bas reliefs marbres antiques et ceinture haute mettant en
valeur les. Mode impudique Blancheurs et nichons roses. Coiffées de
sortes de casquettes aux visières démesurées et portant
sur leur bras leur traînes qui dévoilent les jambes de marbre.
Et eux avec leurs cravates haut nouées, comme des pansements à
furoncles, engoncés dans leurs redingotes aux cols démesurés
aussi sur lesquels retombent les longs cheveux sales. Coiffure dite en oreille
de chien. Thermidoriens. Bas de soie et merde. Bites de chien alors aussi
sans doute pour les fesses de marbre. Callipyges sous les longues robes à
l'antique troussées. Frénétique appétit de vivre.
Paris redevint très gai. Il y eut famine, il est vrai, mais le Perron
rayonnait. Puis ouvrirent ces bals des victimes où
la luxure impudente roulait dans l'orgie son faux deuil.
grand cargo gris bas sur l'eau
allongé superstructures blanches cheminée et mâts jaunes
... sans chapeau et sans cravate
il avait un habit bleu ciel une culotte de nankin et des bas de coton.
On s'aperçut qu'il tenait dans ses mains un petit sac de peau blanche
sur lequel il était écrit Au grand Monarque,
Lecourt, fournisseur du roi et de ses troupes rue Saint-Honoré
près celle des Poulies à Paris. Il se servait de ce sac
pour retirer le sang caillé qui sortait de sa bouche. Les citoyens
qui l'entouraient observaient tous ses mouvements quelques-uns d'entre eux
lui donnèrent même du papier blanc (faute de linge) qu'il employait
au même usage en se servant de sa main droite seulement et en s'appuyant
sur le coude gauche
manqué de peu lui-même
d'y laisser sa tête avec l'affaire de Nieuport (semblable mer gris
ocre sans doute et semblable ciel gris ocre aussi) et des cinq mille soldats
anglais épargnés. Par chance pour lui celle de Robespierre.
Mais eu chaud. D'où probablement par la suite son zèle thermidorien
puis consulaire. Bas de soie et diamants.
... déposé sur la
table de la salle des séances du comité. Une boîte de
sapin qui contenait quelques échantillons de pain de munitions envoyés
de l'armée du Nord fut posée sous sa tête et lui servit
en quelque façon d'oreiller. Il resta cependant près d'une heure
dans un état d'immobilité qui faisait croire qu'il avait cessé
d'être.
demi-nues dans les vitrines roses
Au moment où l'on y pensait
le moins il se mit sur son séant releva ses bas se glissa subitement
en bas de la table et courut se placer dans un fauteuil. A peine assis il
demanda de l'eau et du linge blanc. Pendant tout le temps qu'il resta couché
sur la table lorsqu'il eut repris connaissance il regarda fixement tous ceux
qui l'environnaient et principalement les employés du Comité
de salut public qu'il reconnaissait il levait souvent les yeux au plafond
mais à quelques mouvements convulsifs près on remarqua constamment
en lui une grande impassibilité même dans les instants de pansement
de sa blessure qui dut lui occasionner des douleurs très aiguës.
Son teint habituellement bilieux avait la lividité de la mort.
fourni à Monsieur
le Général La Plaine Saint André
par Richard Joallier Cour
de Harly n° 21
Un collier de 63 chatons de brillants montés à jour
pesant 21kts/4/32, avec façon .............4.300
f
Un peigne forme couronne avec (illisible) de 109 brillants
montés à jour pesant 17kts/4/8 avec façon .............2.460
f
Etc., etc., le tout pour un total de 9.292 f (papier
d'un blanc verdâtre, encre brun noir, écriture bien formée
de comptable)
mouettes grises à têtes
noires comme un capuchon perchées sur les pilotis de la jetée
noirs aussi passés au goudron ventre blanc ailes grises pattes noires
centre mondial du diamant autrefois.
Canaux noirs à l'eau morte. Détritus, cageots à demi
submergés entre les épaisses plaques de glace brisées
puis ressoudées par les derniers gels. Escadre grise par les glaces
(où donc ? quelque part non loin) enlevée d'assaut par une charge
de cavalerie (Hoche, Kléber ? image grisâtre dans le livre d'histoire)
Peaux d'oranges aussi parmi les épluchures flottantes au milieu des
glaçons
quel duc ou roi ? (hautes bottes,
chapeau à plumes d'autruches) peint tout entier dans une gamme de
gris formés par le mélange des deux complémentaires
orangé-bleu avec prédominance tantôt de l'un tantôt
de l'autre jusqu'à leur emploi pur (rubans bleus, touche d'orangé
sur la lèvre inférieure)
filles dans les vitrines boîtes
roses dans la nuit mouillée nichons généreusement dévoilés
à l'étalage
juste le temps de voir le nom PRINZ
WILLEM VAN ORANGE muraille rivetée noire rouge au-dessous de la ligne
de flottaison battue par les courtes vagues jaune sale rejaillissant puis
disparu lui aussi dans la brume. A une autre table une grosse femme en robe
longue (corselet ajusté, jupe bouffante) rayée bleu et blanc,
simple châle, gros bras nus malgré le froid à la peau
rose vif assise aussi devant un bol de bouillon brûlant. Plaques d'or
rectangulaires de chaque côté de ses tempes, maintenues par
la coiffe. Comme des yeux supplémentaires (étincelant en même
temps que les verres de ses lunettes chaque fois qu'elle bouge la tête).
Ou plutôt des organes radars au bout des antennes des insectes cuirassés
de noir mordoré.
... objet des voeux
de nombre de cavalliers... Au foyer sans doute pendant l'entracte. Eclairage
aux chandelles. Essaim de jeunes officiers cavaliers, artilleurs virevoltant
autour d'elles. Tricornes, habits bleu ciel pincés à la taille,
minces épées de cour. Visages de femmes pas plus gros qu'un
poing sous les immenses coiffures montgolfières, corselets pointus,
jupes ballons et pieds minuscules. ... vous voyez que ces avantages
joints à 130 mille livres de fortune asfurée sans compter les
espérances du côté de son père, entouré
de parents riches et vieux, en font un parti considérable...
sauce pour faire passer l'indigeste
poisson : parpaillote
Après le gris un noir château
blanc cheminée jaune à bande rouge. Un autre gris, sur lest
sans doute, vert au-dessous de la ligne de flottaison, haut château
à l'arrière d'un blanc immaculé, cheminée en arrière
du château jaune étoile rouge, gros mâts de charge en
tubes métalliques ramenés à la verticale formant portiques
canaux aux eaux mortes bordés
par les riches et sévères façades des banquiers et armateurs
huguenots. Diamantaires. Juifs portugais. Vitrines aux intérieurs
style concierge cosy-corners cretonnes à fleurs lumières tamisées
rose orange tout baignant dans une couleur bombon peignoirs dévoilant
leurs seins bombons poudrés
... et je ne vous parle
pas d'une maison montée en argenterie vesfelle platte meubles et
linge de toute espèce ainsi que les diamans que l'oncle a donné
nommément à sa nièce...
inventaire notarié plus tard
lorsque contestation avec le frère :
Un cabaret d'argent pour
présenter les verres
Six chandeliers d'argent
Deux girandoles à trois branches
qui entrent dans deux des chandeliers
Deux cafetières d'argent
Un pot à lait d'argent
Six services d'argent à la
vieille mode mais très pesants
Une grande cuillère percée
pour puiser les olives
etc.
intérieur hollandais petit
maître école Vermeer Pièces en enfilade lourde draperie
au premier plan pelucheuse à dessins verts ocre et bleus Effet de
lumière sur un mur blanc au fond dans l'encadrement d'une porte ouverte
Carrelage blanc et noir en perspective (losanges décroissants) Deux
femmes dont l'une vue de dos est agenouillée devant un coffre de chêne
dans le jour oblique qui tombe de la fenêtre invisible à gauche
éclairant le mur blanc crémeux Bras à la peau tendue
rose vif comme la paysanne du bac
cargo vert amande château
blanc cheminée verte étoile rouge forêt de mâts
de charge blancs Autre à l'interminable pont nu sans mâts pétrolier
sans doute château massif blanc à l'arrière percé
de rangées de fenêtres cheminée jaune bande noire en
haut Répartis ici et là (le cortège montant et le cortège
descendant) épinglés sur la bande de soie grise qui occupe environ
le quart du rectangle de le fenêtre
aunes de drap cuivres vesfelles platte villes mises à sac Vlissingen Middelburg
Breskens terre spongieuse noirâtre gorgée d'eau piétinement
innombrable dans un bruit de succion empreintes des bottes des fers des chevaux
au fond desquelles sourd peu à peu une eau boueuse ciels détrempés
boueux eux aussi pour ainsi dire peints dans une pâte épaisse
nuages aux ventres marron un ou deux rayons de soleil perçant parfois
ici ou là par une déchirure divergents étincelant sur
la flèche de quelque clocher un beffroi minuscules de loin en loin
comme la pointe d'un clou là-bas sur l'horizon plat puis s'éteignant
bouts de nichons rose abricot dans
la lumière géranium
gare de Rosendaal verrière
sale wagons verts aux vitres sales épaisses puanteur de cigare dans
la compartiment fumeurs Usgang Toiletten chef de train à la haute casquette
marron et sacoche de cuir noeud ferroviaire Quai N°1 Berg-op-Zoom Goes
Middelburg N°2 Dordrecht Rotterdam N°3 Breda Capitulation de Grille
de lances hachant le paysage bleuté dans le fond où s'étirent
obliques les fumées des villages incendiés chapeaux à
plumes encore armures d'acier noir étincelant décorées
de bronze aux cuissards annelés comme des abdomens de hannetons les
deux capitaines ennemis s'avançant l'un vers l'autre chapeau bas mains
tendues loyaux sourires Tas de cadavres ici et là dans la plaine fumante
et les dernières charges d'escadrons pas avertis sans doute sabrant
les fuyards morts additionnels honneurs de la guerre
je suis venu pour apporter non
la paix mais l'épée
JESUS KOMT ! en grandes lettres
noires irrégulières baveuses sur le flanc jaune d'un hangar
en planches toit de goudron noir à côté d'une ferme en
briques rouge violacé Allée d'arbres dépouillés
penchés par le vent Etroits et longs pâturages séparés
par des fossés où l'eau reflète la lumière métallique
du ciel Bateau qui s'avance au milieu des vaches plus haut que les maisons
vaporeux palais de carton rose
bombon... cette mère tendre aussi respectable que la mienne
prévit des difficultés à cause de la différence
des cultes mais uniquement préoccupée du bonheur de sa fille
et croyant remarquer dans mes qualités personnelles tout ce qu'elle
imaginait pouvoir la rendre heureuse reçut avec bonté la déclaration
de mes sentiments et ne me dissimula pas quelle trouverait chez son mari des
préjugés difficiles à vaincre, mais je sens que de cette
femme dépend mon bonheur
le même vingt ans plus tard
empâté visage léonin engoncé dans son haut col
bleu brodé de dorures à parements rouges d'artilleur. Inconsolable
triste vallon du Callepe et antique érable. Factures
de joalliers néanmoins. Tempérament sanguin toujours tourmenté
de la braguette. Livré par la cour de Naples à un corsaire
barbaresque (captivité dorée au demeurant, reçu par
le bey, promené en voiture) s'enquiert aussitôt des possibilités
de bonnes fortunes. Turqueries pour de bon cette fois. Prose :
j'ai su d'un Renégat qui avait été gardien
des Capucins à Naples qu'il est plus facile pour un musulman d'en
avoir qu'il ne l'est en Europe pour un homme à succès. Je demandai
fi les chretiens avaient les mêmes facilités, mon renégat
me rapporta alors qu'un Capitaine Marchand hollandais fut accosté
par un Juif qui l'introduisit dans une maison où se trouvait une
jeune Turque. Malheureusement la populace qui l'avait vu rentrer s'attroupe
et cerne la Maison, on faisit le Capitaine, le Juif et la femme, leur procès
f'instruit et Malgré toutes les démarches du Consul Batave
on apprit un matin que la Musulmane avait été noyée dans
un fac, le Juif brûlé et le hollandais coupé en morceaux
par le Peuple
conservé de sa période
jacobine l'habitude d'écrire Peuple avec une majuscule
Une paire de boucles
et pendeloques de 6 roses et 36 brillants montés à jour pesant,
etc. A Madame Demarais Actrice célèbre. Autre
occasion de couplets
Capitaine Marchand hollandais parti
des eaux grises et des ciels gris
s'éloignant peu à
peu comme tiré en arrière repoussé par les remous de
bave gris vert du sillage l'embarcadère sur l'autre rive. Bout du
monde. Langue de terre basse où poussent de longues herbes jaunes
courbées par le vent. Trois maisons de briques dont l'une porte une
enseigne ronde mi-partie rouge et blanche Amstel Beer, et les pulsations
de la machine poussive qui font trembler la vieille carcasse de bois. Personne
d'autre que le type aux yeux bleu faïence et fixes et la paysanne aux
bras rose vif
rose : diamant taillé à
facettes par-dessus et plat en dessous. Pendentifs et vers accompagnés
sans doute de friandises enrubannées. Boîte de bombons rangées
de sucreries (comment s'appellent ces boules où la crème solidifiée
s'étire en pointe au sommet ?) vert pâle et roses dans collerettes
de papier plissé
le fond de la salle était
transformé en loges où des dames, dans le plus charmant négligé,
mangeaient des oranges et des glaces, buvaient des liqueurs. On allait les
saluer et l'on revenait. Les huissiers, du côté de la Montagne,
faisaient le rôle d'ouvreuses de loges d'opéra. Quoique l'on
eût défendu tout signe d'approbation, néanmoins, de ce
côté, la mère duchesse, l'amazone des bandes jacobines,
quand elle n'entendait pas résonner fortement le mot mort,
faisaient de longs : Ah ! ah !
s'éloignant aussi les mouettes
à têtes noires perchées sur les pilotis noirs. Un chat
tigré regarde par la fenêtre de l'habitat d'une péniche
au flanc noir, l'encadrement de la fenêtre peint d'un vert cru
JESUS KOMT rangées de nichons
sucrés
en même temps que le crépuscule
la nuit commença à tomber délayant encore le paysage
détrempé. Quelque chose où pas terminée encore
la séparation des éléments eau terre et air. Brune impalpables
gouttelettes s'affalant lentement sur la terre imbibée d'eau, terre
en suspension dans l'eau boueuse des canaux et des fleuves
Rose tamisé dans la nuit
mouillée. En contrebas du niveau de la rue pour la plupart. Vue plongeante
sur les cretonnes et les tièdes intérieurs abricot. Estrade
surélevée quelquefois à une fenêtre sur l'un des
côtés : une assise dans un fauteuil de cuir genre cabinet de
dentiste, cigarette, bottes de cuir lacées, jambes croisées
de sorte que vue en contre-plongée sur le dessous marbré des
cuisses et un peu de broussaille (ou de dentelle ?) noire
chope d'étain d'une main
jambes étalées en V hautes bottes de cuir souple à revers
éperons l'autre main fourrageant sous la jupe de la servante dépoitraillée.
Nez tavelé d'ivrognes violacés burinés à l'eau-forte
même technique du cuivre que pour l'écorce des vieux chênes
crevasses bourrelets de chair indiqués à l'aide de petits traits
nerveux courbes comme des griffes des virgules broussaille noire con ténébreux
largement fendu au bas du ventre accroupie ombre d'encre pissant jet dru
bruit comme une jument. La même posant ventre adipeux lard jaune
huileux à demi soulevée appuyée sur un coude parmi
les draps moites défaits Danaë
supputant la pluie d'or. Dames
hollandaises de condition résidant à Neuchâtel venues
pour un soir écouter l'opéra. Vacillante rampe de quinquets
éclairant les chanteurs par en dessous ombres inversées sur
les visages Eurydice organe de bronze des ténors soprano tonneau montée
sur roulettes à la voix comme des paraphes calligraphiés
boucles aux tendres inflexions revenant sur elles-mêmes s'entrelaçant,
pleins et déliés
Régiment Toute Artillerie.
Bouches à feu. Couleuvrines de bronze patine verte aux gueules béantes
de lions ou de chimères aux crinières également de bronze
aux poignées ouvragées
vieux lion à la crinière
blanchie et au visage couperosé froissant nichons roses contre les
épaisses broderies d'or de sa tunique bleu roi. Gouverneur militaire
d'une ville conquise pièces à signer rapports sur le bureau
(acajou décoré de sphinges aux mamelles dorées) feuilletant
distraitement les bulletins de victoire « ... un mois d'investissement,
quinze jours de tranchée ouverte, trois jours de feu et deux assauts
sanglants ont...» et les rapports de police puis, l'aide de camp sorti
de la pièce, il retourne l'un des feuillets et griffonne au dos un
quatrain galant
immensité spongieuse où
piétinaient les légions soldatesque de toute époque
lansquenets du Saint Empire Reîtres Gardes suisses Régiments
des lances Infanterie castillane aux cuirasses en forme de proues éperons
boueux et rouillés cheminant dans un bruit multiple de succion exténués
porteurs d'étendards à la soie alourdie par l'eau pendant en
courbes flasques comme des voiles repliées ou que parfois le vent de
mer déploie ondulant avec leurs animaux héraldiques griffus
bicéphales noirs sur fond vert vif rouges sur fond jaune bavures sombres
dans la soie détrempée presque noires dans le vert marron dans
le jaune
presque nuit maintenant. Bruine
toujours diluant unifiant ciel et terre l'ensemble s'assombrissant gris
bleuté. Lumières des grands cargos allumées depuis
un moment déjà glissant sur le fond indistinct d'eau et de
ciel ardoise. Plus espacés toutefois. Dernière éclusée
sans doute de la journée : s'élevant de nouveau lentement pomme
du mât fanal allumé flamme triangulaire pavillon carré
vert bordé d'une bande rouge, presque noire dans le crépuscule.
Poudroiement argenté de la bruine au-dessous du lampadaire de l'écluse.
taquinait aussi la peinture et
le dessin. Paysannes napolitaines (aquarelle rehaussée d'encre de
Chine) Montreur de marmotte (mine de plomb) Tombeau arabe (fusain), les vers
sur le triste vallon et l'antique érable encadrant une aquarelle qui
représente un mausolée de style antique (cube aux coins cornus)
: IDILE (sic) sur la mort de marianne h....r. Larmes détrempant
le papier ou plus probablement le pinceau maladroit trop chargé d'eau.
Tons terreux. Rehaussé aussi d'encre de Chine : hachures rouillées
par les ombres.
sirène rauque basse longuement
comme ces boeufs la nuit garés sur les voies de triage
ici combien de fois en devançant le jour
respirant du matin la douceur bienfaisante
sur tes lèvres de feu je respirai
l'amour
mausolée donc là-même
où il la baisait dans la rosée du matin. Décor et vers
délavés trace inconsistante et pâle de
plus rien que leurs feux de position
là-bas suspendus sans pesanteur ni ciel ni mer glissant
sperme et sang bite au gland congestionné
cramoisi furieuse fourrageant dans broussaille noirs profonds au burin
teint de roses et de lys tyrans assoiffés Déesse Raison en
péplum montée sur roulettes homme Raisonable qui
cherche le bonheur transports d'un amant
« Ajoutons ici un détail
de quelque intérêt. Un employé hébertiste et des
bureaux de Carnot voyant le blessé si souffrant mais en pleine connaissance
s'aperçut que par moments il se baissait avec effort et portait ses
mains au jarret. Il approcha et lui détacha les boucles de jarretière
de sa culotte et abattit quelque peu ses bas sur ses mollets. Robespierre,
à ce service, fit un effort pour parler, et dit encore d'une voix
douce :« Je vous remercie, Monsieur.» Ce retour
au langage du vieux passé fut-il instinctif chez l'homme qui en avait
gardé les formes ? ou bien crut-il la Révolution finie avec
lui, la République en lui morte ? »
la direction de l'hôtel***
à Goës (prononcer Rhhououze) affirme que le futur roi de Rome
y fut conçu, dans une chambre que l'on montre encore, par un nain corse
coiffé d'un bicorne de gendarme (bite pas plus grosse qu'un petit
doigt, dit-on) rebondissant sur le ventre blanc d'une princesse autrichienne
Impératrice des Français (croyez-moi, rien ne vaut ces Allemandes
!)
les premiers parvenus sans doute
maintenant à la mer libre les vagues obscures commençant
à les attaquer leurs étraves se soulevant et s'abaissant avec
lenteur leurs routes se séparant divergeant perdant peu à
peu de vue leurs lumières chacun seul bientôt dans la vaste
nuit la rumeur liquide : tout entier rouge framboise superstructures blanches
cheminée rouge framboise à bande blanche, noir château
bleu cobalt, gris allongé superstructures blanches cheminée
et mâts jaunes, vert amande château blanc, le dernier roi, rouge
au-dessous de la ligne de flottaison château blanc mâts de charges
ocres en V, chocs sourds des lames de la mer du Nord montant à l'assaut
en lignes parallèles noires crêtées de bave phosphorescente
à perte de vue remplaçant le clapotis de l'Escaut
les murs du salon de l'hôtel
à l'épais tapis vert rouge et ocre sont revêtus de carreaux
de faïence brillante représentant chacun dessiné en bleu
d'un pinceau souple un soldat, un cavalier, un arquebusier, un lansquenet,
les uns montés sur leurs chevaux aux lourdes croupes, cabrés,
les autres déchargeant leurs armes, courant, la pique en avant,
leurs visages pourvus d'une courte barbe impassibles sans le casque saladier
: ils s'alignent en rangées superposées, enfermés dans
leurs petits carrés quelquefois couverts d'un fin réseau de
craquelures brunes comme un filet ou de la boue séchée, une
jambe ployée coup de pointe en avant et à droite, coup d'estoc,
coup de pointe à un ennemi couché, cuisses pressant les flancs
bombés des montures...
sucre rose
goût pour le spectacle celui-là
aussi et les actrices en dépit de son petit zizi Mademoiselle Georges
superbes nichons rochers de chair bleus dans le clair de lune (crayon gras
rehaussé de gouache sur ingres pervenche) nonchalamment étendue
lac du nombril emportée par des chérubins ailés le front
ceint d'un ruban
vent de mer noir humide se ruant
dehors sur l'étendue plate sans obstacles noire piétinement
multiple spongieux d'armées mortes errantes dans les ténèbres
ciel noir chevaux animaux bicéphales noirs sur soies noires seul bruits
aciers entrechoqués parfois et succion guide peut-être en tête
pataugeant porteur d'une lanterne à la flamme vacillante les cinq
ou six premiers derrière lui extirpés de la nuit visages éclairés
par en dessous comme au théâtre lumières posées
en touches grasses empâtées huileuses comme une boue dorée
éclat sur le fer d'une pique
... chacun des petits soldats bleu
faïence bataillant pour son propre compte à l'intérieur
de sa case comme à l'entraînement régulièrement
répartis sur le champ de manoeuvre indifférent au voisin à
gauche à droite au-dessus au-dessous à droite et en haut à
droite et en bas à gauche et en haut à gauche et en bas, neuf
ainsi, puis, à mesure qu'on recule, les détails des vêtements,
des armures se fondant, les craquelures s'estompant, le champ de vision s'agrandissant,
les petites silhouettes figées dans des attitudes de meurtre se multipliant
selon les lois du carré c'est-à-dire 1+8+16+24, etc.
"Progression dans un paysage
enneigé"
|
"Progression dans un paysage enneigé",
Études Littéraires, IX-1, avril 1976, p.217-221.
(Repris dans Les Géorgiques).
I
Il s'enfonce au petit trot dans
le bois. Sans presque qu'il ait à la guider sa monture se faufile
entre les troncs noirs des arbres. De temps en temps il est obligé
de se pencher sur l'encolure pour éviter une branche basse. Deux petits
nuages de vapeur fusent des naseaux de la jument. Ses sabots s'enfoncent en
silence dans la neige. Les seuls bruits que l'on entende sont ceux du souffle
de l'animal, parfois coupé par une expiration plus violente comme
un éternuement, un tintement d'acier (le mors et le filet mâchonnés,
le fourreau du sabre contre l'étrier) ou le craquement assourdi d'une
branche morte que la jument écrase au passage. Parfois le déplacement
de l'air, ou peut-être les imperceptibles vibrations du sol frappé
par les sabots, font se détacher d'une branche un paquet de neige qui
glisse lui aussi sans bruit. Il perçoit seulement un choc léger
sur son chapeau ou une épaule, comme celui d'une main qui se poserait
doucement. A la cadence du trot les paillettes brillantes glissent par saccades,
poudrant le rabat d'une sacoche, le drap de sa culotte au genou. Elles ne
fondent même pas au contact de l'étoffe et s'éparpillent
peu à peu. Toutefois quelques fines traînées restent accumulées
le long des coutures, dans les fronces du cuir et les plis du vaste manteau
dont il a rejeté un pan par-dessus son épaule. Le ciel est
gris, bas, d'une couleur de fer. Quand au sortir du taillis il met la jument
au galop, le souffle de celle-ci se fait plus rapide. A chaque foulée
l'air chassé par les poumons fait claquer rapidement l'une contre
l'autre les lèvres molles.
II
C'est tout juste s'il a besoin
de déplacer légèrement sa main pour infléchir
la course de la jument qui se dirige au petit trot vers la lisière
du bois, se faufilant entre les troncs des arbres. Sur la blancheur de la
neige les troncs semblent d'un noir uniforme. De près l'écorce
des bouleaux apparaît pourtant d'un gris argenté, rosé
par endroits, parsemée de fentes horizontales et charbonneuses,
comme les lèvres de blessures. Les pins ont d'épaisses écailles
d'un brun rougeâtre. Les sommets des écailles retiennent de
minuscules entablements de neige accumulée. Deux fuseaux de vapeur
bleuâtre s'échappent régulièrement des naseaux
du cheval. Chassés d'abord vers le bas, ils s'élèvent
lentement dans l'air glacé où ils se dissolvent. Malgré
la protection du gant un étau douloureux écrase l'extrémité
des doigts de la main qui tient les rênes. Autour de lui les troncs
verticaux passent les uns derrière les autres comme les barreaux de
grilles animées d'un lent mouvement horizontal, à des vitesses
qui varient selon la distance. Les sabots s'enfoncent sans bruit dans la
neige où ils laissent l'empreinte des fers. Parfois la neige accumulée
force la jument à ralentir et elle n'avance plus qu'au pas, levant
haut ses jambes de devant, comme si elle piaffait, dégageant son arrière-train
par de petites croupades et laissant derrière elle dans la neige un
profond sillon coupé d'éboulis. Son souffle alors s'accélère.
Dans les bottes durcies par le gel, les pieds semblent faire bloc avec le
cuir. Le ciel bas a une couleur métallique légèrement
cuivrée. La jument donne de musculeux coups de reins pour se dégager
des congères. Il l'aide à prendre appui sur le mors en élevant
la main qui tient les rênes et serre les cuisses pour se maintenir en
selle. Secoués par les efforts vigoureux de l'animal, le fourreau du
sabre et un étrier s'entrechoquent avec un tintement clair dans le
silence qui l'absorbe aussitôt. Aucun vent n'agite la cime des arbres.
Parfois, sans raison apparente, sans que rien n'ait bougé dans les
taillis, sans qu'il ait vu s'envoler un oiseau, des paquets de neige se détachent,
glissent de rameau en rameau, entraînant d'autres paquets en une petite
avalanche qui se pulvérise sur une branche basse, et la vitesse plaque
sur son visage une poudre de paillettes scintillantes qui ne fondent même
pas à la chaleur de la peau, restent attachées aux barbes du
drap et s'accumulent peu à peu, au rythme du trot, dans les plis drapés
de son manteau. Il tient toujours haut les rênes, prêt à
relever la tête du cheval s'il butait contre un obstacle, une des branches
mortes, invisibles sous la neige, et que l'on entend parfois craquer avec
un bruit assourdi.
III
Le froid enserre ses pieds dans
des bottes de fer. Il peut le sentir gagner lentement de proche en proche
et remonter le long de ses jambes. De petits amas de neige retenus par de
faibles aspérités font paraître plus sombres les troncs
argentés des bouleaux dont l'écorce, d'un rose délicat
par endroits, se crevasse d'entailles horizontales, comme des bouches noires
aux lèvres éclatées. Il y a aussi de la neige gelée
sur les fûts écailleux des pins, d'un gris mauve, dont les
saillies offrent des rugosités où elle s'accroche, recouvrant
parfois complètement d'un côté sous sa couche grumeleuse
les troncs entre lesquels se faufile le cheval au petit trot à peine
guidé par les infimes déplacements de la main. Bientôt
une légère vapeur s'élève autour du poitrail
et des épaules du cheval qui parfois ralentit, prend le pas et peine
pour se dégager d'une congère, arrachant ses jambes l'une après
l'autre, balançant son encolure et s'aidant de coups de reins nerveux,
en proie à un léger affolement que le cavalier calme de la
voix, obligé toutefois de serrer les genoux et de se pencher en arrière
pour amortir les soubresauts du grand corps musculeux. Le ciel est sombre,
décoloré, les masses étirées des nuages immobilisées
en une succession de bandes faiblement boursouflées formant un plafond
continu, sans une fissure, modelées ton sur ton à la mine
de plomb dans un dégradé de gris métalliques, presque
noirs devant lequel s'entrecroisent les extrémités fourchues
des branches. Il lui semble qu'un clou de glace est enfoncé sous chacun
des ongles de la main qu'il élève maintenant à hauteur
de sa poitrine, tendant les rênes pour permettre au cheval de prendre
appui sur le mors, l'aider à se dégager des congères
et l'empêcher de trébucher s'il s'embarrassait les jambes dans
une branche morte invisible sous la neige. Le silence semble absorber aussitôt
tous les bruits. Comme si la calotte striée des nuages bas, étroitement
soudée à l'horizon de la plaine enneigée, enfermait
la forêt, le paysage tout entier, sous un couvercle d'acier qu'aucun
son ne parvient à traverser. On n'entend pas un seul oiseau dans le
bois. Même pas le froissement furtif d'une petite bête surprise,
s'enfuyant dans les fourrés. Pas un chant, pas un appel. Pourtant,
tout à l'heure, alors que le cheval peinait, enfoncé jusqu'au
poitrail, il a pu voir les empreintes délicates laissées sur
la neige par des pattes en forme de trident : un chapelet de minuscules éventails
dessinant des arabesques paresseuses, sans but apparent, revenant parfois
sur elles-mêmes, se recoupant, traçant des boucles. Par endroits
les effets du vent, les tourbillons entre les arbres, ont modelé
la neige en forme de vagues et sous les épaisses crêtes d'écume
solidifiée on peut voir les herbes courbées par leur poids,
solidifiées aussi, gelées et jaunies, nécrosées.
Ses pieds lui semblent pris dans des étriers de froid. Dès
qu'il s'est dégagé de la congère il remet le cheval
au trot. Toutefois le mouvement n'amène aucun réchauffement.
Souvent il est obligé d'incliner son buste en avant ou sur le côté
pour éviter d'être griffé par une branche basse ou passer
au-dessous, ou encore il sort sa main gauche de sous son manteau pour écarter
un rameau. Parfois aussi il sent soudain sur son chapeau ou sur son épaule
un poids léger qu'aucun bruit n'a annoncé, et le paquet de
neige glisse en se brisant dans les plis du manteau. D'autres fois c'est
comme un brouillard de paillettes impalpables qu'il reçoit sur le
visage. Elles pénètrent dans son nez, ses yeux et sa bouche
où elles fondent rapidement. Elles ont une saveur métallique,
comme des particules de fer, de la limaille, pas désagréable.
Celles qui restent accrochées à ses sourcils ne fondent pas
et en levant les yeux il peut voir une frange blanchâtre et floue.
Malgré le pan du manteau qu'il a rejeté sur une épaule
et dans lequel s'engonce son menton quelques cristaux s'infiltrent sous sa
cravate dans le col de sa chemise. Le fourreau de son sabre tinte à
chaque foulée du cheval contre l'étrier droit et avec le souffle
de la bête c'est le seul bruit que l'on entende, insolite, énorme,
dans la chape de silence. Il arrive aussi que lorsqu'ils passent sous une
branche lourdement chargée, les trépidations pourtant imperceptibles
du sol, ou encore le déplacement de l'air, déclenchent la chute
d'un gros paquet de neige qui tombe avec un faible chuintement, comme une
cascade, un rideau blanc, juste après leur passage, s'affalant sur
le sol avec un bruit mou, poudrant quelquefois la croupe du cheval sur laquelle
les cristaux scintillent un instant avant de s'éteindre. De la vapeur
s'élève du pelage mouillé. La robe acajou du cheval
est teintée de sombre par la neige fondue et la sueur : de petites
taches d'abord, ocellée, puis des pans entiers, presque noirs. Le
cou aussi commence à s'humecter de sombre sur les côtés.
Se détachant sur le blanc absolu de la neige, les parties où
le poil est encore sec semblent presque rouges. De petits glaçons restent
pris dans la crinière noire. Au sortir des derniers taillis, dans
la plaine, la neige balayée par le vent est moins épaisse et
l'on peut même voir les extrémités des chaumes qui crèvent
la croûte gelée. Pendant quelques instants il continue au trot
et il peut maintenant entendre la mince couche de glace qui craque sous les
sabots. A la fin il serre un peu les jambes et met le cheval au galop.
"Le Régicide", La Nouvelle
Critique, juin-juil. 1977, p.45-46.
(repris dans Les Géorgiques).
L'ambassade à Naples. Sa
solitude. Son arrivée de nuit, au milieu des feux de joie pour Aboukir.
Le lendemain, en ouvrant ses fenêtres sur le quai de la Chiaia, il
découvre la flotte anglaise mouillée dans la rade. La surface
de la mer aux molles ondulations de glycérine, pâle, décolorée
par l'excès de lumière, comme poussiéreuse, comme recouverte
d'une pellicule d'infinitésimales et scintillantes particules de marbre.
(comme si les îles aux roches
blanchies, les statues brisées, les colonnes, etc...)
Obligés d'entrer
dans le détail curieux il est vrai, mais malpropre, de la diplomatie
(anglaise et européenne), dans l'intérieur triste et sale de
cette cuisine politique, on doit prier le lecteur de résister au dégoût.
Omnia munda mundis. Il faut... etc., etc. pénétrer dans les
lieux les plus immondes.
La poisseuse puanteur suspendue
dans la chaleur de septembre, l'été épuisé :
légumes pourris, melons, choux, huile rance, merde. Noires nuées
de mouches. Détritus, épluchures, ventres blêmes de poissons
morts, ordures qui flottent, montent et descendent mollement sur l'eau le
long du quai. Les énormes navires de guerre, noirs aussi, dans le poudroiement
lumineux, immobiles, avec leurs rangées de sabords peints en blanc.
Les mêmes sans doute à travers lesquels il a dû s'enfuir
en Corse. Leurs noms de monstres, de héros, de déesses et
de muses (l'Alexander, le Goliath, l'Audacious, le Minotaurus, le Colossus,
Thétis, Terpsichore) empruntés à l'Antiquité
de même que les toilettes des femmes, les longues robes nouées
sous les seins et surmontées des masques craquelés et vermillonés
des vieilles reines et des vieilles duchesses coiffées d'aigrettes,
de plumes, au regards écarquillés (écaillés)
d'oiseaux.
Pitt y régnait
sans conteste : sur le royaume, le palais, la reine, la chambre à
coucher et le lit royal. Caroline, soeur de Marie-Antoinette, était
gouvernée absolument par un intrigant irlandais, son ministre Acton,
et une effrontée galloise, Emma Hamilton, qu'elle aimait éperdument.
Pourquoi ces honteux détails ! Le voici. Cette fille d'une beauté
puissante et quasi virile, à la tête sensuelle et basse...
Et Nelson auquel il a enlevé
un oeil au siège de Calvi. Plus la racaille d'émigrés,
de favoris, de conseillers, de bravis, de généraux tudesques.
Lui là-dedans. Talleyrand qui ne répond pas à ses lettres,
fait le mort. Sa harangue au roi. Debout, colossal dans son uniforme bleu
à parements rouges d'artilleur. Sa stature d'Hercule (un mètre
quatre-vingt-neuf), son visage puissant, son épaisse crinière
rejetée en arrière. Il lit les phrases maladroites dont il
a laborieusement refait et raturé plusieurs fois le brouillon.
(Ratures : passage de son Journal
où les mots biffés, les surcharges chaotiques, semblent superposer
sur la page les strates de lave, les cités rayées d'un trait,
les couches accumulées de temps, d'ossements, de ruines :
«_j'ai été
voir portici et pompeya dans la»
étaient
même journée pompeya
et herculanum furent
deux villes de lempire
romain elles
recouvertes par une éruption
du vésuve enlan
de ces deux
79 de l'ère chrétienne
la première fut le par
villes couvertes
des Cendres la feconde par
la lave la première
le fut d'une croute peu épaisse
la feconde fut
enfevelie a plus de 60 pieds de
profondeur
dernière
épaisfe
cette ville
a été détruite par la lave qui
est
formée par une fusion dont
le résultat donne
qui fit corps avec les maisons
une pierre trez dure, le hazard
a fait décou-
portici
vrir toutes les deux villes
est bâti sur Hercu-
lanum, etc.»
...cette Sybille, cette
bacchante, cette Vénus, était un espion... etc. Elle déshonora
Nelson. L'amiral borgne et manchot accorda aux caresses effrontées
d'Emma ce qu'...
Il tient les feuillets à
la main. Son écriture rapide, à la fois disciplinée
et impulsivement bousculée, l'encre brune, , les lettres scintillant
parfois encore de ces paillettes aux reflets mordorés (éclats
verts) dont on saupoudrait les pages pour les sécher, la plume accrochant
le papier pelucheux, s'écrasant, bavant les boucles des lettres bouchées
par des empâtements, la page étoilée çà
et là par ces bavures, ces surcharges hâtives. A côté
du fauteuil de Ferdinand, celui de la reine ostensiblement vide. Il lit toujours.
...ce qu'il eût
refusé à la reine. Non content de violer la capitulation qu'il
venait de signer, il employa ses mâts victorieux à pendre...
Les lignes souvent si pâles,
l'encre diaphane, transparente, rose : avec leurs festons irréguliers
de jambages, d'entrelacs, de ratures, d'arabesques, de paraphes, elle s'étirent
sur les feuillets jaunis comme de minces bandes de ces dentelles déchiquetées
et fanées qu'on trouve au fond des vieilles malles, comme un fantôme
évanescent de parole, de pensée, d'histoire...
...ses mâts victorieux
à pendre les chefs prisonniers de la République de Naples...
Elle exigea, obtint du dogue hébété que la pavillon
britannique servît de potence. Et sous ces gibets, devant ces martyrs,
une bacchanale effrénée eut lieu, dont purent rougir...
Derrière le trône,
dans le fond (on se hausse pour le voir, on se pousse du coude, parfois peut-être
un ricanement), le chatoiement ombreux des uniformes aux couleurs éclatantes
ou suaves : ivoire, prune, amarante, réséda, amande, grenat,
bronze, jonquille, noisette, azur. Croix d'or et de diamants constellant les
poitrines. Le peintre les fait scintiller au moyen d'enpâtements nerveux,
brefs, négligents.
"Parenthèse"
|
"Parenthèse", Revue
de la Bibliothèque Nationale, printemps 1985, p.3-6, ill. coul.
Annoncé comme à paraître dans un "ouvrage en cours
intitulé Complément d'information".
...de même que les cousins
et la joyeuse bande d'amis l'adoptèrent aussi, non seulement par affection
pour elle (poussés peut-être par une certaine curiosité,
un certain respect et une certaine admiration pour celui qui avait su triompher
de cette imprenable forteresse d'inertie), mais encore avec cet inconditionnel
enthousiasme d'une jeunesse oisive et dorée pour tout ce qui peut
apparaître comme marginal, excentrique, à l'exemple du juif-turc
et du violoneux de brasserie, comme ils auraient de même adopté
d'enthousiasme dans ce même rôle de séducteur de l'inaccessible
et paresseuse Sultane un baryton toulousain ou un comte polonais, sans compter
qu'un homme qui ne devait sa situation ni à sa naissance, ni à
sa fortune, ni à quelque hasard ou chance, constituait sans doute à
leurs yeux un spécimen particulièrement étonnant et
attractif, eux dont le seul à porter un uniforme (et le seul uniforme
concevable dans leur milieu, c'est-à-dire celui de la cavalerie) ne
devait ses galons qu'à la puissante et sénatoriale influence
paternelle : un jeune homme un peu gras (il partageait avec sa cousine une
même tendance à l'indolence et à l'embonpoint) pour lequel,
de l'avis de tous (à commencer par le sien), le concours d'entrée
à Saint-Cyr représentait un obstacle aussi évidemment
insurmontable qu'il avait finalement été engagé de force
aurait-on pu dire si sa répugnance à tout effort ne lui avait
pas aussi interdit de s'opposer à une décision prise pour lui,
puis hissé (toujours de force : force dîners, force cigares,
force lettres à force généraux et ministres) de la
condition de simple cavalier à celle de lieutenant de Dragons après,
pour la forme, un passage à Saumur où, comme ailleurs, il s'était
contenté d'attendre passivement, comme ces gamins que l'on voit assis
dans les salons d'attente des dentistes (avec cette différence qu'il
était assis sur un cheval et qu'au lieu de feuilleter des revues écornées
il offrait le champagne à ses camarades), tandis que la Toute-Puissance
paternelle continuait par voie parlementaire à remplacer les galons
de brigadier par ceux de maréchal des logis, puis d'aspirant, puis
de sous-lieutenant, les regardant se succéder sur les manches de ses
tuniques avec la même indifférence que pour l'argent dont il
payait les bouteilles de champagne et les pensionnaires des bordels de luxe
où sa répugnance à tout effort (par paresse sans doute,
il était l'un des rares à n'avoir jamais dédié
à sa cousine quelque galanterie rimée : peut-être, à
défaut d'esprit, était-ce lui qui avait envoyé sans
signature la petite femme en culotte et bas noirs qui faisait des ronds de
fumée ?) lui avait fait trouver la solution la moins fatigante à
ses problèmes de jeune étalon, placidement assis sur quelque
banquette capitonnée, laissant avec la même placidité
d'enfant un peu gras élevé par des gouvernantes les filles
assises sur ses genoux dégrafer en riant le col de sa tunique, puis
faire sauter un à un les boutons de cuivre doré et dégager
enfin de ses linges soyeux cette tige sortie de lui, à la peau transparente
et veinée de bleu, ce bourgeon gonflé et rose qu'il contemplait
avec le même placide et passif émerveillement, une naïve
satisfaction, renversé sur les coussins, humectant de champagne sa
fine moustache blonde, le regardant se gonfler encore au milieu des rires
sous quelque langue experte, disparaître enfin, englouti, tandis que
sa main libre se crispait un peu dans le flot d'une chevelure brune, blonde
ou rousse qui s'abaissait et s'élevait avec lenteur : le même
fragile bourgeon, plus tard, le même organe, et aussi la même
phallique et rituelle bouteille au col enrobé de papier doré
(comme si, pour lui, l'un et l'autre incarnaient complémentairement
les viriles vertus dont il avait fait son credo : la seconde (la bouteille
de champagne) à titre d'obligatoire accessoire de tout cérémonial,
le premier, selon son état et la nature du liquide expulsé,
priapique ou flasque, injurieusement exhibé alors de ce geste ignominieux
ordinairement reflété par les parois vernissées des urinoirs)...
le même organe donc, mais rétracté, recroquevillé,
difficilement extrait de l'élégante culotte de cheval par sa
main dégantée, aux doigts gourds, gelés, tandis que le
visage empreint de la même impénétrable placidité,
de la même animale et puérile satisfaction, le corps aux trois
quarts sorti de l'étroite carlingue de toile et de bois, cramponné
d'une main à quelque hauban ou quelque longeron, la paire de jumelles
pendant sur sa poitrine, il regardait le chapelet de gouttelettes dorées
emportées par le vent de l'hélice s'égrener et disparaître
parmi les flocons noirs des explosions, fêtant le soir sa première
mission et l'exploit accompli (l'acte non de bravoure mais de calme fureur)
devant la ou plutôt les sacramentelles bouteilles (il en avait, à
l'avance, fait mettre au frais une caisse accompagnée de la mention
: « A boire quand même si je ne reviens pas »), avec cette
différence que les cols enrobés d'or sortaient d'un seau de
ferme apporté par un mécano aux ongles cassés et noirs
etqu'au lieu d'être douillettement renversé sur une banquette
de velours il se tenait maintenant sur un banc de bois (au mieux une chaise
dépaillée) devant une table grossière, la fine moustache
blonde de nouveau humectée de perles sur lesquelles scintillait la
lueur des bougies, son monocle de nouveau vissé dans l'oeil, les lèvres
gourmandes de nouveau placidement étirées par le même
vague sourire de satisfaction et d'euphorie, sauf que dans le joyeux tapage
et les hurlements de rire qui saluaient le récit du pilote, son regard,
ses yeux de chien ou plutôt d'éléphant de mer étaient
maintenant voilés par quelque chose que plus jamais aucune langue experte,
aucune habile main parfumée, ne pourrait effacer, comme s'il était
à la fois présent et absent dans ce mess enfumé, assis
sur cette vieille chaise ou peut-être une simple caisse retournée,
avec ses bottes veuves d'éperons, son élégante culotte
sur mesure, sa tunique de dragon qu'il n'avait pas encore eu le temps de remplacer,
son pachydermique embonpoint, arrivé là une fois de plus par
recommandation sénatoriale sauf encore (au cours d'une brève
permission il n'avait eu avec son père en vêtements de deuil
qu'il court entretien à la suite duquel le sénateur effondré
avait de nouveau écrit les lettres nécessaires)... sauf, donc,
qu'il ne s'agissait plus cette fois d'ajouter un galon à ceux qui
ornaient les manches de sa tunique mais, là où il se portait
alors, agrafé sur les anciennes tenues de cavaliers, d'artilleurs
ou de fantassins, l'insigne pourvu d'ailes dont le port équivalait
à peu près un aller simple pour la mort. Comme si quelque chose
que l'on n'aurait jamais pu soupçonner chez le placide gros garçon
habitué des maisons closes, quelque chose qui, après tout, avait
peut-être aussi son siège dans cette partie érectile de
son corps, cet organe en quelque sorte à tout usage et fonctions (si
après tout il est permis de considérer la haine et l'exécration
comme une fonction du corps), lui avait fait dicter à son père
la ou les puissantes lettres et, un peu plus tard, acheter cette carte postale,
non pas de celles, coloriées, patriotiques et sentimentales que le
commerce fabriquait à l'époque, mais choisie (non pas tellement
encore par goût ‑ en fait de beautés celles qu'il trouvait dans
les maisons de rendez-vous suffisaient à ses besoins ‑ que parce que
c'était le genre de cartes postales qu'il savait qu'elle était
habituée à recevoir ‑ ou peut-être encore plus simplement
parce que le camp d'entraînement où il apprenait son nouveau
métier d'observateur (il était déjà trop âgé
pour faire un pilote) se trouvait dans la région, reproduisant en sépia
le célèbre et angélique sourire d'une cathédrale
mutilée au dos duquel il écrivit le nom et l'adresse de sa cousine
et, dans la partie gauche réservée à la correspondance
les simples mots : « Je les vengerai. Je t'embrasse.», suivis
de sa signature.
Car si finalement la mort ne voulut
pas de lui (tant bien que mal son pilote réussit à poser
dans un champ, criblé d'éclats, l'espèce de cerf-volant
ou si l'on prefère de libellule apparemment fabriqué à
l'aide de fils de laiton et de percale sur lequel (on pouvait à peine
dire « dans ») il allait chaque jour, armé de jumelles
et d'un revolver, se promener parmi les explosions de shrapnells ‑ s'arrangeant
encore pour y mettre le feu avant que n'arrive la patrouille de la feld-gendarmerie)...
si la mort ne voulut pas de lui (par une de ces facéties du Destin,
il ne devait mourir ‑ ou plutôt lentement agoniser, lentement étranglé
‑ que vingt ans plus tard, solitaire, plus éléphant de mer
et plus imperturbable que jamais, un élégant foulard dissimulant
le monstrueux oedème qui distendait son cou, secoué de quintes
de toux semblables à des rugissements, cachant sa déchéance
physique dans la vieille maison familiale entourée de magnolias au
sein de la petite ville où les gens pouvaient le voir passer, coiffé
comme son grand-père d'un feutre gris perle, vêtu de complets
coupés par un maître tailleur aux mesures de cette obésité
héritée sans doute du colossal général d'Empire,
maniant lestement une canne au pommeau d'ivoire et courant jusqu'à
la veille de sa mort les salons de thé ou les patisseries dans l'arrière-salle
desquels les complaisantes serveuses agenouillées (ou les vieilles
patronnes) rendaient à cet organe phallique qui avait constitué
pour ainsi dire le pivot de son existence leurs hommages mercenaires et buccaux
tandis que tassé dans quelque bergère et fourrageant d'une
main sous une jupe il s'efforçait douloureusement de faire descendre
à petits coups de Porto dans so gosier martyrisé des gâteaux
à la crème)... si donc la mort ne voulut pas alors de lui,
sur les trois de la famille qui étaient partis, deux avaient déjà
été tués, et à moins d'un mois d'intervalle,
le premier par une belle journée d'août tandis que peu après
une autre balle traversait la carotide du député poète,
lequel, à vrai dire, depuis quelques années déjà,
n'était plus député, n'avait pas été réélu
(n'avait au demeurant rien fait pour l'être, laissant s'entasser autour
de son bureau les lettres des solliciteurs et se contentant d'applaudir le
sénateur qui parlait pour lui dans les réunions publiques),
employant sa liberté retrouvée à écrire des vers,
escalader le Mont-Blanc, visiter New-York, hiverner à Majorque, peindre
des aquarelles et continuer à envoyer d'un peu partout ces cartes postales
au dos desquelles, au contraire de son frère, du gros garçon
au pudique laconisme militaire et aux bouteilles de champagne, il s'appliquait
(peut-être en souvenir du temps où la capricieuse jeune fille
lui imposait ‑ le mettait au défi ‑ de la faire rire chaque matin par
correspondance, peut-être aussi par l'effet d'une autre sorte de pudeur)
à maintenir jusque sous l'ombre menaçante qui les enveloppait
déjà tous ce ton d'insouciante légèreté
qu'affectionnait la bande des faux rapins montmartrois et des aimables fils
de famille, écrivant au verso d'une carte où l'on pouvait voir
une caserne devant laquelle la garde et quelques gamins posaient complaisamment
pour le photographe : « Magnac-Laval, le 18 avril 1914 ‑ Mon capitaine,
J'ai l'honneur de porter à votre connaissance qu'éprouvant
le plus vif désir de retrouver mon régiment dont je vous envoie
ci-contre une vue magnifique, je viens de rengager comme adjudant. J'espère
que nous allons entrer en guerre et que j'aurai l'occasion de mourir pour
le drapeau. Respect. Dévouement. Adjudant C... », la carte rapidement
lue, puis tendue avec un joyeux (trop joyeux ?) éclat de rire au-dessus
de la table par l'homme au visage tanné, à la barbe carrée,
dont l'éclatante tunique de toile blanche s'ornait aux épaules
de pattes dorées et en face duquel elle prenait maintenant ses petits
déjeuners servis par la jeune négresse à qui, en même
temps qu'elle l'affublait de tabliers empesés, elle avait appris à
faire cet épais chocolat à l'espagnole qu'elle continuait à
boire imperturbablement chaque matin, de même qu'elle continuait imperturbablement
à porter sous les soleils tropicaux les ahurissants chapeaux en forme
d'abat-jour ou d'exposition florale et les sévères guimpes
qui lui engonçaient le cou, la salla à manger aux volets déjà
clos en dépit de l'heure matinale comme pour empêcher de pénétrer,
endiguer, contenir la poussée extérieure de quelque chose
de compact, solide et incandescent qui se glissait par les fentes des jalousies
sous la forme de plaques laminées, rigides, où tournoyaient
avec lenteur d'impalpables atomes de lumière, la photo au dos de
laquelle figuraient les explications à l'usage de la vieille dame
(« ...en bas la fenêtre de la salle à manger, puis la
balustrade qui borde la terrasse, enfin plus à gauche la fenêtre
fermée du petit salon où je t'écris et... »)
comme dévorée elle-même de lumière, décolorée,
pâle, d'une uniforme couleur soufre ou safran, comme si une implacable
couche de poussière, une poussiéreuse et jaune épaisseur
de temps ensevelissait la maison, le morceau de jardin entrevu, la terrasse
d'où maintenant, appuyée à la balustrade de briques,
elle suivait des yeux la tunique de toile blanche qui traversait le jardin,
passait derrière le bouquet de bambous, hachée par les découpures
des petites feuilles effilées, sèches, poussiéreuses,
et disparaissait ‑ la carte toujours entre ses mains, le visage soudain pensif,
tendu, pouvant entendre le frémissement des feuilles de bambou faiblement
agitées, un moment froissées avec un bruit de papier, palpitant,
puis reprenant leur immobilité.
Ou peut-être pas. Continuant
peut-être à flotter, invulnérable, hors d'atteinte, dans
cette espèce de léthargie, de tiède nirvana, cet orgastique
état de végétal épanouissement, ce monde vaguement
fabuleux, comme à l'écart pour ainsi dire de l'autre, et où
les bruits d'armes, les rumeurs de guerre ne lui parvenaient qu'assourdis,
lointains, incrédibles. Plus tard elle raconta que là-bas
les gens avaient coutume d'entretenir un boa dans leur jardin, comme en
Europe on...
[1] entre
crochets : imprimé à l'envers, c'est-à-dire en tournant
la feuille de 180° à plat.
* : graphie ancienne du "s" en forme de "f", dans les paragraphes
en italique.