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FRAGMENTS
Textes de Claude Simon parus en revues entre 1955 et 1985


Compilés par Patrick Rebollar
(pour des raisons indépendantes de ma volonté, trois extraits manquent à cette édition, par rapport à celle effectuée sur papier en 1992 à l'université Paris III : "Le Général", Art Press, été 1977 ; "Les Géorgiques", La Nouvelle Revue Française, 52, 308, sept. 1978, p.1-27. ; "Fragment", p.2-21 in DUNCAN, Alastair B. .— Claude Simon : New Directions .— Edinburgh : Scottish Academic Press, 1985 .— X-166 p.)


"Babel", Les Lettres nouvelles, 31, oct.1955, p.391-413.
(Non repris).

"Le Cheval", Les Lettres nouvelles, 57, fév.1958, p.169-189.
(Repris dans La Route des Flandres).

"Le Candidat", Arts, 698, nov.1958, p.3.
(Repris en partie dans Histoire).

"Cendre", Revue de Paris, mars 1959, p.79-82.
(Non repris).

"Mot à mot", Les Lettres nouvelles, nlle série, 6-8, avr.1959, p.6-10.
(Non repris).

"La Poursuite", Tel Quel, printemps 1960, p.49-60.
(Repris dans La Route des Flandres).

"Comme du sang délayé", Les Lettres françaises, 52, 1-7 dec.1960, p.1-5.
(Repris en partie dans Le Palace).

"Matériaux de construction", Les Lettres nouvelles, 9, déc. 1960, p.112-122.
(Repris en partie dans Le Palace et dans Histoire).

"Sous le Kimono", Les Lettres françaises, 59, 19-25 jan.1961, p.5.
(Repris en partie dans Histoire).

"Funérailles d'un révolutionnaire assassiné", Médiations, 4, hiver 1961-62, p.11-24.
(Repris dans Le Palace).

"Inventaire", Les Lettres nouvelles, 22, fév.1962, p.50-58.
(Repris dans Le Palace).

"L'Attentat", Nouvelle Revue Française, 111, mars1962, p.431-452.
(Repris dans Le Palace).

"Des Roches striées vert pâle parsemées de points noirs", Les Lettres nouvelles, juin-août 1964, p.53-68.
(Repris dans Histoire).

"La Statue", Mercure de France, 1213, nov. 1964, p.393-409.
(Repris dans Histoire).

"Correspondance", Tel Quel, 16, hiver 1964, p.18-32.
Repris dans Histoire).

"Propriétés des rectangles", Tel Quel, 44, 1971, p.3-16.
(Repris dans Les Corps conducteurs).

"Deux Personnages", Art Press, 2, fev.1973, p.14-15.
(Non repris).

"Essai de mise en ordre de notes prises au cours d'un voyage en Zeeland (1962) et complétées", Minuit, 3, mars 1973, p.1-18.
(repris dans Les Géorgiques).

"Progression dans un paysage enneigé", Études Littéraires, IX-1, avril 1976, p.217-221.
(Repris dans Les Géorgiques).

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"Le Régicide", La Nouvelle Critique, juin-juil. 1977, p.45-46.
(non repris).

"Parenthèse", Revue de la Bibliothèque Nationale, printemps 1985, p.3-6, ill. coul. (accompagné de photo d'oeuvres de Rauschenberg).
Annoncé comme à paraître dans un "ouvrage en cours intitulé Complément d'information", repris dans L'Acacia, p.136.




"Babel"

"Babel", Les Lettres nouvelles, 31, oct.1955, p.391-413.
(Non repris, paru entre Le Sacre du printemps et Le Vent).

Le fait est, on dirait, que tout ce qu'on peut espérer c'est d'être un peu moins à la fin, celui qu'on était au commencement, et par la suite.

Samuel BECKETT.

‑ Et si je te traitais de métèque ?

Je le regardai. Il avait un air malheureux et rageur.

‑ C'est une idée, dis-je, pourquoi pas ?

Sur la piste, entre les tables, les danseurs s'efforçaient de suivre l'orchestre de musiciens en blouses, toques d'astrakan et bottes souples qui s'efforçaient eux-mêmes de scander un tango. Alors je me rendis compte que ce n'était pas moi qu'il fixait, mais quelque chose par-dessus mon épaule, là où se pressaient les danseurs...

Aujourd'hui, en regardant en arrière, tout cela semble si lointain, un peu ridicule même, comme ces cartes de géographie dans les Atlas des anciens programmes, avec leurs pays aux teintes fanées, leurs frontières absurdes. Mais alors nous ne savions pas encore, nous qui avions entre vingt et trente ans dans cette Europe mal raccommodée de l'entre deux guerres, essayant maladroitement de devenir des hommes, ou du moins quelque chose qui dans notre idée correspondît à ce mot, pris entre ces mythes nouveaux, enivrants et, pensions-nous, irréductibles, qui avaient nom Verdun ou Révolution d'Octobre, proposés à nos juvéniles enthousiasmes sans qu'aucun de ceux qui prétendaient nous servir de guides, les aventuriers déclamatoires, les graves mentors aux yeux rusés, à la sagesse mercantile et vaniteuse, ne prît la peine de nous dire (mais les aurions-nous crus, les eussions-nous écoutés, nous qui dévorions avidement leurs livres ou les sempiternelles pacotilles pêle-mêle, le fracas des armes, l'ivresse du néant, les creux raffinements de lettrés, se présentaient avec la séduisante estampille d'un visage de Lama ou d'un Orient agonisant, ratiocineur et opiacé), sans qu'aucun d'eux donc, ne prît la peine de nous dire que ce après quoi nous courions était déjà loin derrière nous et que nous ne devions jamais l'attraper, si tant est naturellement que cela existât, ni plus ni moins que de jeunes chiens s'essoufflant à la poursuite de leur queue.

C'est ainsi que je nous revois à cette époque, capables de discuter à deux ou trois pendant des heures, où nous réunissant dans de froides arrière-salles de bistrots du quinzième arrondissement, nous retrouvant à des meeting tumultueux, ou parfois interdits ‑ le lugubre moutonnement des casques noirs luisants sous la pluie, dans la nuit,‑ ou sans auditeurs, prenant des trains, passant quelquefois des frontières, fréquentant de drôles de types.

Et cette fois, c'était à Moscou que cela nous avait conduits, et vers dix heures du soir nous étions assis autour d'une table dans une boîte caucasienne en train de regarder une espèce de tante en bottes, toque et tunique noire, dansant je ne sais plus quelle danse cosaque avec des foulards et des poignards, en équilibre sur ses orteils, au milieu de la piste.

En tout nous étions six : Alex, Sacha, les deux jeunes filles, Tom et moi-même. Nous avions mangé des chachniks avec des céleris crus et bu du vin de Crimée, suffisamment peut-être pour être un peu saouls, pas au point en tout cas de ne plus savoir ce que l'on dit, ne plus savoir où l'on est. Cela ressemblait, moins le chiqué, les putains et le toc, à n'importe quelle boîte russe de Montmartre ou de Montparnasse, avec les musiciens en blouses de soie brillante essayant, quand ils n'accompagnaient pas les attractions, de jouer sur leurs balalaïkas des choses ressemblant à des tangos ou a des fox. La seule différence était qu'ici le public avait l'air de croire que c'étaient de véritables fox et de véritables tangos, du moins si l'on se fiait à la conviction et à l'application qu'ils mettaient à tourner, à repartir, à varier et à enchaîner leurs pas. Mais dans ce pays tout le monde avait toujours l'air très pénétré et très convaincu, que ce fut dans la rue, dans le métro ou au théâtre. Comme si l'accomplissement de l'acte le plus simple était chaque fois une chose solennelle, difficile, sérieuse, de sorte que dans ce restaurant à balalaïkas avec des tentures orientales, ses tables à nappes blanches, sa clientèle convaincue, l'on pensait moins au Moscou des dernières années 30 qui s'étendait au dehors qu'à quelque chose de provincial et de désuet qui se serait passé dans un lointain gouvernement de province : une atmosphère pour une nouvelle de Tchékov ou plutôt même, à cause d'un certain côté caricatural, cocasse et tragique à la fois, de Gogol.

Peut-être, quand j'y repense, avions-nous effectivement trop bu. Ou alors c'était la faute de ces Russes, ou peut-être simplement celle de Gogol, Tchékov, Dostoïewski et les autres souvenirs de lectures qui venaient ici et avec l'aide du vin superposer aux réels leurs personnages prolixes, inquiets, rongés par quelque chose qui chez nous Occidentaux ne prend voix et force qu'avec l'aide de l'alcool ou du sommeil.

Probablement y avait-il un peu de tout cela à la fois, et quelque chose d'autre encore, quelque chose de cette ville de briques rouge sombre : les chancelantes églises aux turbans dorés, les trolleybus avec leurs cargaisons de types en casquette et de femmes mal habillées, les usines fumantes, les murailles tartares, et ça et là à côté d'immenses chantiers béants, les péristyles à colonnes et frontons, vert amande, roses, bleus, de quelque demeure de style Empire sur les marches de laquelle on s'attendait à voir paraître, en pelisse à col de fourrure et favoris, le fantôme mélancolique de quelque comte tolstoïen, grave, douloureux, trop riche et myope.

Et tout à coup, me détournant, je surpris son regard posé sur moi, me fixant, avec une sorte de sourire bizarre, en même temps honteux et rageur. « Et si je te traitais de sale métèque ?» dit-il.

Les jeunes filles avaient demandé à danser et nous étions seuls tous les deux de part et d'autre de la table.

‑ Si je te traitais de sale métèque, hein ? répéta-t-il.

Il avait fait de l'agitation en France dans le Nord, chez les mineurs. Il avait été arrêté et battu. « Très bien, dis-je, alors appelle-moi sale métèque.»

Il éclata de rire, mais il me fixait toujours avec le même regard honteux et rageur sous le front haut, les cheveux drus. Il était Balte et je pensais tout à coup que les Russes ne devaient pas aimer les Baltes. « A quoi boit-on ?» dit-il. Il tenait son verre à la main.

‑ A ce que tu voudras, dis-je.

‑ A la grande Révolution Française, dit-il, à la Révolution des Gardes Mobiles et des métèques !

‑ C'est une idée ! dis-je.

Il me regarda sans répondre. Puis nous bûmes. Puis il glissa, vint s'asseoir sur la chaise à côté de moi. Le vin de Crimée était doux et sucré, cela ressemblait plutôt à de la mistelle blanche. « Chez vous, j'étais un métèque, dit-il, mais j'y reviendrai !» Il me regardait avec un air de défi, mais toujours cette honte, cette humilité arrogante. « Tu me dis ça à moi ?» fis-je en haussant les épaules.

Mais il ne m'écoutait pas : « Parle-moi de l'Espagne », dit-il.

‑ C'est plein de métèques, dis-je. Je commençais à être en colère. Mais il ne marqua pas le coup.

‑ Tu as été au front ? demanda-t-il.

‑ Non.

‑ Alors qu'est-ce que tu es allé y foutre ?

‑ Vendre des pruneaux, dis-je, et des cacahuètes.

‑ Oh ça va ! dit-il. C'est pas drôle.» Il se tut, de mauvaise humeur, jeta un coup d'oeil furtif sur la piste. Quand il parla de nouveau sa voix était comme absente de ce qu'il disait. Je n'étais tout de même pas assez saoul pour ne pas m'en rendre compte. Je cherchai des yeux ce qu'il avait vu. Il dut répéter sa question :« A ton avis, quand est-ce que ce sera fini ?»

‑ Quoi ? dis-je. Je regardais ce qui se passait sur la piste.

‑ En Espagne. Il regardait aussi les danseurs.

‑ C'est déjà fini, dis-je. Il n'y a plus qu'à crier « Vive Franco ! Arriba España !»

Cela parut le ramener à nous. Il cessa de regarder la piste et me fixa. « Quoi ? dit-il. Tu...» Mais je ne détournai pas les yeux. Il essaya de prendre un ton froid :« Tu sais comment ça s'appelle ce que tu fais ?»

‑ Naturellement, dis-je. Mais comme je suis un métèque je m'en fous. Je me fous de votre terminologie !» Maintenant j'étais réellement en colère. « Ce que je dis, tout le monde le sait là-bas.» Il se tut. « Et ici aussi, ajoutai-je, vous le savez parfaitement bien !»

L'espace d'une seconde il parut embarrassé. Mais il crut avoir trouvé le truc :« Et alors vous les regardez tranquillement crever ?» Il n'avait pas élevé la voix, mais c'était comme si ses yeux avaient crié.

‑ Et vous ? dis-je.

‑ Métèque de français ! dit-il.

Dans le bruit de l'orchestre on l'entendait à peine. De nouveau, je le regardai, prêt à répliquer, mais de nouveau je revis la même expression, honteuse, désespérée, sombre. Je me retournai et cette fois je découvris ce qu'il fixait derrière moi sur la piste : Tom et la plus jeune des filles, l'étudiante, celle qui avait dit qu'elle était géorgienne (pas russe : géorgienne, elle y tenait) dansant l'un contre l'autre. « Vous finirez bien par l'avoir !» fit-il.

‑ Quoi ? dis-je.

‑ La guerre.

‑ C'est possible, dis-je, c'est même probable.» Il regardait toujours la piste. « Et comment !» fit-il. Il ricana. Il n'avait pas détourné ses yeux fixés sur Tom et la Géorgienne. Elle dansait collée contre lui.

Puis nous fûmes dehors, dans la nuit aigre de printemps, les rues nocturnes de Moscou, au milieu de cette lente animation qui n'arrêtait jamais, nous écartant ostensiblement lorsque nous rencontrions un ivrogne couché sur le trottoir (nous avions appris cela : si on s'arrêtait, si on se penchait, on risquait de se faire arrêter pour tentative de vol), tandis que nous écoutions sans comprendre les deux filles et nos compagnons qui discutaient en russe avec volubilité. Puis ce fut un taxi où nous nous empilâmes, mais pas une bagnole comme les Buick de l'Intourist : un vrai tacot russe, à l'usage des Russes, qui devait au moins dater de la Révolution, tout imprégné de l'odeur, la spécifique odeur russe ‑ huile rance et crasse, ‑ menaçant de s'en aller en morceaux à chaque tour de roue, et au dehors palissades, églises à clochetons et bulbes, façades modernes, vieilles maisons, qui défilaient, et les rires des jeunes filles auxquelles Sacha traduisait ce qu'on pouvait entendre des ridicules déclamations de Tom penché à la portière ‑ impossible de se rendre compte s'il était vraiment saoul ‑ alignant des phrases sans queue ni tête où il était question de la neige qui aurait dû tomber pour que tout soit encore plus épatant, de traîneau à grelots galopant dans le ciel vert avec John Reed debout dedans, soufflant dans les trompettes de Jéricho les premières mesures d'un concerto de Tchaïkowsky...

‑ Alex ! cria-t-il tout à coup d'un ton chargé de douloureux reproches, Alex ! Un taxi ! Alex, c'était pas... Et la troïka alors, les troïkas, les chevaux...

‑ Espèce de métèque ! grogna Alex.

Tom s'arrêta net. Je me demandai s'il avait entendu ou si simplement il se trouvait à court d'inspiration. Mais au bout d'un moment on entendit de nouveau sa voix. C'était toujours sur un ton bouffon et caricatural :« Pajalst ?» fit-il.

Les filles éclatèrent de rire et Alex grommela quelque chose en russe.

‑ Allons ! dit Sacha.

‑ Niéponiémoï ! dit Tom.

De nouveau les filles éclatèrent de rire.

‑ Imbécile ! dit Alex.

‑ Allons voyons ! dit Sacha.

La tête de Tom tourna lentement vers l'intérieur de la voiture. Je vis les lumières fugitives du dehors glisser sur son masque d'Indien, ses grosses lèvres, son nez d'aigle, ses cheveux huileux. Il clignait des yeux pour essayer de distinguer les visages dans l'ombre de la voiture et sur ses traits il y avait une expression que je n'aimais pas. Il avait répondu deux fois en plaisantant, mais je savais que c'était tout ce qu'il pouvait faire et qu'Alex avait parlé une fois de trop.

‑ Tom ! dis-je. Ça va.

Je l'avais déjà vu se battre : il était extrêmement courageux, d'une façon terrible même, capable d'encaisser sans paraître rien sentir, ni les coups, ni le sang qui coulait (probablement était-ce ce qu'il y avait d'Indien en lui : une insensibilité, une indifférence ancestrale à la douleur que lui avaient léguées ses vieux ses vieux et millénaires Aztèques ou Mayas), et sans se soucier de ce qu'il recevait il guettait l'adversaire à travers ses paupières tuméfiées jusqu'à ce qu'il trouvât le moyen de le descendre. Et alors ce n'était pas de la blague. Une fois, nous avions dû lui enlever des mains un des vendeurs d'une équipe de journaux fascistes qui nous avait attaqués, rue de la Convention. Le type n'était pas beau à voir.

‑ Ça va bien, Tom ! dis-je encore une fois.

‑ Alex a trop bu, dit Sacha, il déconne. Faut pas faire attention.

Nous traversions la Place Rouge, son immense et aride désert de pierres. « Bougre d'enculé de Russe !» dit Tom en espagnol. Le taxi franchit le pont, passa devant le Novo Moscovskaïa. « Il vaudrait mieux faire arrêter le taxi ici et rentrer, dis-je. Hein, Tom, si on rentrait se coucher ?

‑ Pas sommeil !» dit-il.

Il cherchait à distinguer le visage d'Alex dans le fond du taxi. Les filles ne riaient plus. De nouveau il parla, mais en anglais cette fois :« Qu'est-ce qu'il veut, ce bouffeur de chandelles ?»

‑ Voyons, dit Sacha. Il comprenait l'anglais. « Nous avons tous trop bu.»

‑ Trop bu ? cria Tom. Trop bu ? Quelques verres de ce pipi de Crimée !... Sans blague ? Parlez pour vous, bande de moujiks, bande de...

Tout à coup il se mit à tambouriner contre le dossier du siège avant :« Chauffeur ! cria-t-il, chauffeur ! Demi-tour, retournez ! Re... Alors merde, quoi, traduisez-lui ! Qu'il fasse demi-tour, allez, demi-tour ! A la Place Rouge, au Mausolée ! Pour...»

Il se pencha, hurla dans la figure d'Alex :« Pour que tu puisses aller faire tes dévotions, ta petite prière du soir devant cette vieille momie desséchée, cette vieille relique empaillée pour corniauds, espèce de cul terreux de Rouski !» De nouveau il frappa contre le dossier, fit des gestes véhéments au chauffeur qui cette fois s'arrêta. « Place Rouge ! hurla-t-il. Red Square ! Plaza Roja ! Piazza Rossa ! Rote Platz ! Abruti ! Bon Dieu comment est-ce qu'on dit... Krasnaïa...»

‑ Allons ! dis-je. Ça suffit, Tom !

Le chauffeur nous regardait. Les jeunes filles se taisaient, mais je pouvais voir dans les ténèbres du taxi leurs regards furtifs, rapides, allant d'un visage à l'autre. « Dis au chauffeur de repartir, dis-je à Sacha, dis-lui qu'il nous ramène à l'hôtel.»

Sacha obéit, et le chauffeur commença à manoeuvrer pour faire demi-tour. Mais soudain la Géorgienne se mit à parler à toute vitesse en russe, avec Sacha d'abord, puis tournée vers Alex, de plus en plus volubile, furieuse, puis elle se pencha vers le chauffeur qui à ce moment avait amené la voiture juste en travers de la rue, et le taxi repartit dans la direction primitive.

‑ Je vous demande pardon, dit Alex. Je...

‑ Ça ne fait rien, dis-je, c'est encore loin cette boîte tzigane ?

‑ C'est-à-dire, dit Sacha, nous allons d'abord... Vous comprenez (il s'adressait seulement à moi, évitait de regarder Tom), nous avons pensé, parce que nous sommes quatre hommes et seulement deux femmes, que ça serait mieux, que ça serait plus amusant si... Enfin a une amie tout à fait charmante, très gentille, alors nous allons la prendre d'abord et...

‑ Ah, ah, ah ! fit Tom.

Sacha s'arrêta, interdit.

‑ C'est cet imbécile d'Alex ! dit Tom en espagnol. C'est lui qui a dû avoir l'idée : parce que sa poule et moi... Ah ah ah ! Quel... Ah ah ah !...

‑ Calle ! dis-je.

Le taxi s'arrêta. Il y eut un bref conciliabule entre les Russes et de nouveau la Géorgienne avait l'air de donner des ordres. Puis Alex descendit, traversa le trottoir et pénétra dans une maison. Je vis la Géorgienne se pencher, saisir le bras de Tom et le tirer pour le faire asseoir à côté d'elle à la place que venait de quitter Alex.

‑ Reste où tu es ! dis-je.

‑ Sans blague ? fit Tom.

‑ Allons, reste où tu es, quoi ! Tu trouves que ça ne suffit pas comme ça ?» Les regards de l'étudiante allaient de l'un à l'autre de nos deux visages. Tout à coup elle parla, tournée vers moi et je compris que ce qu'elle me disait ne devait pas être quelque chose d'aimable. En même temps elle tira plus fort sur le bras de Tom qui changea de place et s'assit à côté d'elle. Presque aussitôt Alex ressortit de la maison. Il était seul. En ouvrant la porte du taxi il commença une phrase en russe, s'arrêta net lorsqu'il vit Tom à côté de la fille. Mais il ne dit rien, baissa la tête, entra dans le taxi et s'assit sur le strapontin laissé libre. Pendant un moment Alex et l'autre fille chuchotèrent à voix basse. A la fin ils donnèrent un ordre au chauffeur et la voiture repartit. Nous franchîmes de nouveau la Moskowa, mais beaucoup plus haut que la première fois. Bientôt nous roulâmes dans un quartier avec de grandes avenues nouvellement ouvertes où nous étions déjà venus de jour et je reconnus l'entrée d'une station de métro avec une ridicule statue. Je me penchai brusquement, espérant que j'aurais été assez vite, mais Tom l'avait vue lui aussi. Il n'avait pas ouvert la bouche depuis qu'il était assis à côté de la fille, mais j'étais sûr qu'il n'y résisterait pas.

‑ On aurait mieux fait de prendre le métro, dit-il, c'est...

‑ Tom ! dis-je.

‑ ...épatant, continua-t-il. Jamais rien vu d'aussi chouette !

Son changement de place paraissait l'avoir rendu de nouveau joyeux, on sentait qu'il se retenait pour ne pas rigoler. Mais il n'était pas apaisé pour cela. Il se pencha vers Sacha :« Traduis ça à Mademoiselle, dis, tu veux ? Dis-lui que votre métro (il ne quittait pas Alex des yeux) j'ai jamais rien vu de si beau...

‑ Allons Tom ! fis-je.

‑ Ta gueule ! dit-il sans tourner la tête. Il regardait toujours Alex. Ces stations tout en marbre ! Ah nom de Dieu ! Et celle en agate ! Et celle en onyx, et celle en cristal, et celle...

‑ Arrête, dis-je, maintenant tu exag...

‑ Fous-moi la paix !

Il ne quittait pas Alex des yeux :« On comprend que les gars ils n'en reviennent pas, non ? Ils doivent se demander à quoi ça peut servir. Peut-être qu'ils s'imaginent que c'est quelque chose comme du cinéma ? Ou des ballets ? Les fontaines de bakchisaraï souterraines, quoi ! Ça doit être pour ça que quand on est arrivé au terminus l'autre jour les trois quarts des types qu'étaient dans le wagon sont restés dedans : pour repartir dans l'autre sens, pour revoir encore une fois les agates, les onyx, les marbres... Peut-être aussi parce que pendant ce temps ils économisaient leurs tatanes... Sacha mon vieux, je t'avais demandé de faire l'interprète !...»

Il fit des gestes furieux, montrant Sacha aux deux jeunes filles :« Perevodchik ! cria-t-il. Sacha : Perevodchik ! Traduire, quoi ! Merde alors, Sacha, si tu ne leur traduis pas comment veux-tu qu'on rigole...» Les yeux des jeunes filles luisaient dans l'ombre, allant toujours d'un visage à l'autre, brillants, pervers, enfantins. On sentait qu'elles se demandaient si elles devaient rire. Maintenant que nous nous éloignions du centre le taxi sautait sur la chaussée défoncée, dans les nids de poule de plus en plus profonds et nous étions renvoyés les uns contre les autres. Même quand nous passions près d'un réverbère il était impossible de distinguer le visage d'Alex qui tenait sa tête obstinément baissée.

‑ J'ai connu un type comme ça à Mexico...» dit Tom. Il se cramponnait d'une main au montant de la capote. On ne voyait pas la main qui était du côté de la fille. «...un type qui ramassait les mégots. Un jour il a gagné à la Loterie ou assassiné quelqu'un, et ce qu'il s'est tout de suite acheté, ç'a été un smoking et des vernis. Seulement les putains qu'il se payait, elles n'ont jamais pu lui faire comprendre que la première chose, quand on voulait porter des chaussettes de soie, c'était de commencer par se laver les pieds...»

‑ Oye, dis-je. Basta con eso !

Je continuai en espagnol :« Ce soir ils nous ont invités, et après tout c'est leur pays !»

‑ Leur pays ? dit Tom. Je croyais que c'était le pays de tous les prolétaires ?

‑ Nous ne sommes pas des prolétaires, dis-je.

‑ Bon Dieu de merde ! dit Tom. Je me suis fait casser la gueule, j'ai...

‑ Ça n'a rien à voir, dis-je, rien...» Je me tus. « Rien du tout, absolument rien, c'est autre chose, c'est...» continuai-je tout bas, tandis que secoué par les cahots, à l'intérieur de ce taxi qui roulait dans un quartier perdu de Moscou aux avenues boueuses et défoncées, où s'élevaient par endroits d'absurdes et hautes silhouettes d'immeubles, je sentais de plus en plus m'envahir un sentiment indéfinissable ‑ comme de la pitié, et j'avais horreur de la pitié, comme un remords, une honte...- « Mais pourquoi lui ?» pensai-je, et en le regardant, le visage toujours obstinément baissé, je revoyais son expression tout à l'heure, dans les lumières, le bruit, de l'autre côté de la nappe blanche...

Creo que para nosotros es cosa impossible de entender, dis-je tout haut.

‑ Impossible ? dit Tom. Je t'en fous ! Ils sont pas faits autrement que nous, non ? Et leurs filles, elles ne l'ont pas en travers, je suppose ?» Comme le taxi s'arrêtait, il se pencha vers moi, il rigolait :« En tout cas, celle-là, elle a de ces nichons !»

De l'autre côté du trottoir s'ouvrait le porche d'un gros immeuble noir dont plusieurs fenêtres étaient allumées. Une ampoule jaunâtre et insuffisante éclairait la voûte de ciment. Dans la voiture il y eut un conciliabule animé entre les deux jeunes filles et nos compagnons. La voix de la Géorgienne dominait, dure, juvénile, autoritaire, et de nouveau on avait l'impression qu'elle commandait. Sacha se tourna vers moi :« On descend !»

‑ Comment ? dit Tom. Je croyais...» Mais la fille avait déjà ouvert la portière et le tirait dehors.

‑ Qu'est-ce qu'on va faire ? dis-je à Sacha.

Il prit un air gêné. Au lieu de répondre il descendit du taxi et je le vis qui fouillait dans sa poche pour payer le chauffeur. L'autre fille et Alex étaient aussi descendus. « Alors ?» fis-je.

Dans un couloir obscur, le sol bétonné, mal balayé, crissait sous nos semelles. Nous traversâmes une vaste pièce carrelée dans un coin de laquelle une bonne femme était occupée devant un fourneau. « Voilà, dit Alex, sa voix avait un faux entrain, une fausse gaieté, voilà : c'est chez Sonia ‑ Sonia était l'autre fille, l'amie de Sacha ‑ on vient voir si une de ses amies qui habite dans cette maison...» Mais je n'écoutais pas : dans la pièce où nous venions de pénétrer, éclairée par une ampoule nue au bout d'un fil, je regardais l'étudiante en train de se recoiffer devant une petite glace accrochée au mur. Tom était assis sur une chaise et essayait vainement d'allumer une cigarette avec son briquet. Il tourna la tête vers moi :« T'as pas une allumette ?» dit-il. Il cligna de l'oeil avec un rictus contraint, à la fois gêné et rigolard, qui retroussait ses lèvres, découvrait les canines trop fortes, trop blanches, carnassières, dans sa figure brune, un peu empâtée, comme celle de ces idoles de l'Amérique Centrale aux noms à coucher dehors, Quetzatcoal ou quelque chose d'approchant, sculptées dans des pierres dures et noires. Ses doigts trituraient une de ces cigarettes russes au long bout de carton, que nous avions appris à écraser en chicanes. Sans rien lui dire je lui lançai une boîte d'allumettes. « Une gauloise ! dit-il. Hein Alex ? Qu'est-ce qu'on ne donnerait pas pour une gauloise !

‑ Oui, dit Alex. Je te crois !»

Au son de la voix je sursautai, me retournai, découvris le visage souriant, cordial, d'Alex et au même moment il tourna ce même visage vers moi, toujours souriant, toujours cordial, cordialité et sourire faisant penser à quelque chose comme une blessure ouverte, saignant lentement, comme si le visage lui-même, tout entier, bouche souriante, yeux, front, était une plaie rouge et béante. « Por la bocca de su horrida, pensai-je, de su...»

‑ Ne reste pas debout, dit-il ‑ il souriait toujours, ‑ assieds-toi.» Et à ce moment il se produisit quelque chose de bizarre que je ressentis confusément, furieux, ahuri, mais parfaitement incapable de réagir, incapable de me débattre (non, je n'étais pas saoul, pas le moins du monde et ce n'était certainement pas ce pipi de Crimée, comme disait Tom !): comme s'ils m'avaient envoûté, roulé, possédé tout à coup, eux et leur sacrée atmosphère russe : les voix qui prononçaient cette langue en même temps roucoulante et acérée, la chaise bancale, la table au tamis fait d'un cachemire usé et verdâtre, le divan aux couvertures bariolées de rayures multicolores, le méchant miroir devant lequel continuait toujours à tourner ses boucles, dans sa petite robe de deux sous et son imperméable qu'elle n'avait pas encore ôté, l'étudiante regardant avec cette attention sérieuse, appliquée, sévère, que les femmes semblent posséder d'instinct, le visage enfantin aux lèvres pulpeuses et trop rouges que lui renvoyait la glace. Encore maintenant je peux revoir cette figure : un petit museau sauvage du Sud (en tout cas d'un pays de montagnes et de soleil,‑ pas de plaines, de rivages sablonneux, de flots verts, comme celui d'Alex ‑ avec des habitants autrefois plus ou moins nomades, des feux de camp, des tentes, des bijoux d'or tintant aux lobes des oreilles), et je peux revoir aussi le miroir, une des ces glaces bon marché encadrées de bambous entrecroisés aux extrémités coupées en biseaux, et autour du miroir, disposés en éventail, des chromos représentant Soutchi ou Yalta, le Trocadéro et des baigneuses 1900. Tout cela. « Mais ce n'est pas ce qui importe, pensais-je, pas plus que le métro avec ses escaliers mécaniques, ses marbres, ses lustres et ses misérables voyageurs ahuris, silencieux et comblés, pas plus que...» Puis je ne pensais même plus, comme engourdi dans cette sorte d'irréalité où la notion même du temps semblait être abolie et avec elle celle de toute cohérence, de toute logique, si bien que sans plus songer à protester, ni même demander à nouveau ce que nous étions venus faire là ‑ et il était bien évident pourtant que si Sacha avait payé et renvoyé le taxi ce n'était pas le prétexte de chercher une ou deux filles à amener avec nous qui nous avait fait descendre ici (mais peut-être y avait-il une station de taxis à proximité ? peut-être la ou les filles habitaient-elles réellement cette maison et allaient-elles apparaître ? Peut-être... mais qu'est-ce que ça pouvait foutre après tout ?) ‑ sans plus me soucier donc de quelque chose qui en somme ne m'importait absolument plus, je m'assis, comme Alex m'y avait invité, acceptant sans comprendre les raisons vraies ou fausses, sans désirer même les comprendre (peut-être parce que je les connaissais et savais en même temps que je n'y pouvais rien, peut-être parce que j'avais deviné ‑ résigné alors ? ou curieux ? ‑ ce qui allait se passer), cette halte dans la nuit ‑ quelle heure pouvait-il être ? mais ça aussi je m'en foutais,‑ ne voyant aucun inconvénient à être assis sur cette chaise bancale devant ce tapis de table au fond noir verdâtre comme le ciel froid qui pesait sur cette ville des steppes aux je ne sais plus combien de centaines d'églises en train de moisir et crouler lentement, avec leurs ors verdâtres, leurs clochetons de traviole, leurs peintures écaillées et là-bas le drapeau rouge flottant dans l'éclairage convergent et neigeux des projecteurs, au-dessus du dôme plat, vert lui aussi, d'un palais du Kremlin.

Puis tout à coup je me vis là (combien de temps y avait-il alors que nous étions entrés ?) toujours assis sur ma chaise, en train de les regarder jouer leur mauvais scénario d'opéra comique : d'un côté elle et Tom, avec leurs mêmes types brûlés et noirs, faisant penser à quelque Carmen et son Escamillo, complices dans leur instinctive solidarité de races du Sud, ardents, sauvages, cruels, et de l'autre, lui, le Nordique, l'amant au noble coeur, le soldat, la candeur bafouée, et que nulle Michaëlla ne viendrait tenter d'attendrir, de sauver, d'arracher à sa farouche, candide et tragique résolution.

Toute cette histoire était parfaitement imbécile, parfaitement ridicule même. Mais je n'avais aucune envie de rigoler. Pourtant quand cela commença (il s'était produit après notre entrée à tous comme une halte, une pause dans le déroulement des choses, comme si les acteurs, et au-dessus d'eux les enclenchements mécaniques, les forces en présence, s'immobilisaient pour un temps ‑ peut-être non pas hésitants mais en équilibre, parvenu à ce point critique où les masses chancellent, à la recherche de leur pente de chute), cette fois je n'essayai plus d'intervenir, ne fis pas un geste, ne prononçai pas un mot. Au surplus, quand bien même je n'eusse pas été saisi par cette sorte d'inhibition il suffisait pour comprendre l'inutilité de toute intervention de voir le visage d'Alex toujours souriant, toujours doucement affable, empreint derrière le sourire, l'affabilité, d'une expression insupportable, quelque chose... quelque chose de comment appelait-on déjà ces figures gigantesques en mosaïque, aux mains percées, aux visages monumentaux, barbus, sombres, les yeux brûlants, leurs cernes dessinés au khôl, les rides profondes et douloureuses, comment... Mais quoiqu'il me fût impossible de trouver le nom c'était cela, très exactement, si exactement même que lorsque après avoir retraversé la cuisine où la femme fourrageait toujours dans le fourneau nous pénétrâmes dans l'autre chambre je la cherchai instinctivement des yeux, dans l'un des coins, comme je l'avais vue chez les paysans des kolkhozes d'Ukraine, avec la petite lampe allumée, les ors scintillants, les couleurs encrassées par les lentes fumées des cierges... Et alors le mot me revint tout à coup : icône. « Mais pas la Vierge, pensai-je, pas la Mère et l'Enfant, la tête retournée, tendant ses bras, mais, solitaire et prophétique, seul, immense, triste, ténébreux au devant du monde de ténèbres, le Rédempteur, le Pantocrator, l'Immolé, l'Annonciateur des Temps, le...» Puis je regardai sans comprendre le visage blafard, usé, de la femme avec son châle mauve sur les épaules, ses cheveux d'un blanc pisseux, sans parvenir à saisir le sens des mots français qu'elle prononçait d'une façon prétentieuse, nous invitant avec des gestes affectés à nous asseoir ( et « nous » à ce moment, ce n'était plus que quatre : Alex, Sacha, Sonia et moi) sur les chaises qu'avançait une fille boulotte avec laquelle Alex s'efforçait de plaisanter (peut-être la fameuse amie en question que nous étions venue chercher ?), tandis que je me demandais avec stupeur si la vieille femme avec ses cheveux blancs en bandeaux, ses bonnes manières, son français prétentieux, savait ce que nous venions faire là, ce qui se passait pendant ce temps de l'autre côté du mur, dans la pièce que nous venions de quitter, comme je m'étais demandé quelques minutes plus tôt comment cela allait se produire, comprenant seulement à la couleur grise, presque terreuse, qui avait envahi tout à coup le visage d'Alex quand elle lui avait parlé (se détournant du miroir, pirouettant sur elle-même, les yeux brillants, la bouche humide, entr'ouverte, regardant Tom, faisant quelques pas vers lui et c'était comme une danse de tout son corps, puis tout à coup se ravisant ‑ lui, Tom, ne l'avait pas regardée ‑ obliquant alors vers Alex, continuant toujours à danser sur ses hanches, fixant maintenant celui-ci avec ses yeux toujours brillants, gais, mais durs maintenant, comme deux petites bêtes sauvages, et tandis qu'il la regardait venir vers lui, parlant : une seule fois, deux ou trois mots seulement, brefs, un ordre, un commandement et c'est alors que j'avais vu cette couleur qui n'était pas à vrai dire une couleur mais bien plutôt une absence de couleur se répandre sur son visage à lui, mais pourtant sans qu'il cessât de sourire, sans qu'en dehors de cette décoloration qui gagnait de proche en proche sur ses traits, il fût possible d'y déceler la moindre altération, le moindre signe qui trahît un changement dans cette décision prise sans doute dans son for intérieur une fois pour toute immodifiable, sereine, acharnée), comprenant donc seulement alors que la chose était justement en train de se produire et d'une façon que ni lui, ni probablement elle-même la minute d'avant, n'avaient prévue, de sorte qu'il n'avait pu, en dépit de ce qu'il avait résolu, s'empêcher de pâlir quand il avait entendu l'ordre et que lorsqu'il se tourna vers Tom la voix qui sortit de ses lèvres était décolorée elle aussi, intolérable, tandis qu'il disait :« Elle veut que tu l'embrasses.»

‑ Vous prendrez bien un peu de thé ? dit la vieille dame.

‑ Ne vous dérangez pas, dis-je.

‑ Oh, fit-elle, mais je vous en prie !

Elle aussi avait quelque chose d'intolérable dans la voix. Il y avait en elle quelque chose de dolent et âpre à la fois. La fille boulotte posa devant moi un verre plein. Je le portai à mes lèvres et regardai danser sur la surface du liquide, se brouiller, puis se reformer, l'image concentrique de l'ampoule.

‑ Ne trouvez-vous pas, dit la vieille dame... ses cheveux jaunâtres étaient roulés en macarons sur les oreilles, elle avait une bouche mince, sans lèvres, un teint cireux. Et tout à coup je sus ce que c'était, le dolent, le servile, le venimeux : ce quelque chose qu'il y a parfois chez certains de ces vieillards dont on devine qu'ils tueraient si cela pouvait les faire vivre quelques heures de plus. Pour l'instant elle essayait seulement de vivre quelques instants encore, peut-être les derniers, une vie qu'elle avait vécue autrefois et à laquelle sans doute depuis longtemps elle était la seule à s'intéresser quand elle la racontait. En tant qu'ami d'Alex et de Sacha elle devait évidemment supposer que j'étais communiste et me haïr, mais en même temps j'étais français. « Ne trouvez-vous pas que notre côte orientale de Crimée fait penser à votre Côte d'Azur ? N'est-ce pas, j'ai vécu autrefois à Nice...

‑ Excusez-moi, dis-je, je vais rentrer.

‑ Rentrer ? dit Alex. Sa figure tâchait d'exprimer une stupéfaction amusée, plaisante. Rentrer ? Mais nous devions... Nous allons...»

Je me levai. J'évitais de le regarder. « Je suis fatigué, dis-je. Je vais rentrer.»

‑ Restez donc encore un peu, dit la vieille dame. Vous savez, j'ai aussi habité Paris. Naturellement, depuis, cela a dû bien changer...

‑ Et ta soeur ? dis-je entre mes dents. Elle a changé ? Maintenant j'étais en rogne.

‑ Je te raccompagne, dit Sacha.

‑ J'ai envie de marcher, dis-je, je trouverai bien mon chemin.» J'évitais toujours de regarder Alex.

Sacha me suivit dans le couloir :« Je vais avec toi.»

‑ Non, dis-je. Je me débrouillerai très bien. Tu n'as qu'à me dire dans quelle direction je dois marcher pour attraper la Moskova. Après je n'aurai qu'à suivre.

Il m'expliqua par où je devais passer. Mais il avait l'air embêté. « Tu es fâché ? » dit-il.

‑ Non, dis-je. Pourquoi ? J'ai seulement envie de prendre l'air.

‑ Tout cela est idiot, dit-il, Alex...

‑ Je suppose que de mon côté je devrais excuser Tom, dis-je. Comme ça nous aurions l'air aussi malins l'un que l'autre ! Il y a peut-être déjà eu suffisamment de conneries dites et faites ce soir, non ?

Il me regarda d'un air malheureux. « Tu ne veux vraiment pas que je vienne avec toi ? »

Je fis signe que non et commençai à marcher. Il me rattrapa en courant. « Ecoute, fit-il, écoute...» Mais j'accélérai le pas, et à la fin il renonça, s'arrêta, et tandis que je m'éloignais je pus sans avoir besoin de me retourner le sentir dans mon dos, me regardant disparaître, planté sur le trottoir, avec son air malheureux et doux.

Au bout d'un moment l'air froid me fit du bien. Je dus marcher assez longtemps avant de trouver la rivière mais à la fin, quand je commençais à suivre le quai (regardant l'eau noire, lisse, aussi immobile que celle d'un canal, me demandant une fois de plus dans quel sens elle pouvait bien couler) j'arrivai presque tout de suite au Kremlin et peu après à l'hôtel. Maintenant les fenêtres du grand hall de réception à droite de l'entrée étaient éteintes, mais pas celles du restaurant. J'aurais cru qu'il était beaucoup plus tard. Mais ça tombait bien. A vrai dire je n'avais pas la moindre envie d'aller me coucher. La marche m'avait sorti de cette espèce de torpeur, de demi-conscience dans laquelle j'avais vécu toute la soirée, du moins à partir du moment où dans cette fichue boîte caucasienne j'avais avalé le verre qu'on boit toujours en trop, celui immédiatement après lequel on se rend compte avec cette catastrophique sensation de l'irrémédiable, de l'impossible retour en arrière, qu'on aurait foutrement mieux fait de le laisser sur la table. « Et pas seulement moi, pensai-je, furieux, en pénétrant dans l'ascenseur, et j'en connais d'autres qui auraient aussi foutrement mieux fait de s'apercevoir aussi du moment où ils avaient fait le plein avant que... avant de...» Le vieux liftier me regardait interrogativement, la main sur le levier. J'élevai deux doigts devant son visage. C'était l'étage de la salle à manger. Dans la longue pièce il n'y avait plus que quelques Russes et, au fond, le groupe des Américains du C.I.O. Quand il me vit, Al me fit signe de venir m'asseoir avec eux.

‑ Hello ! fit-il. D'où venez-vous ?

‑ Marché dans Moscou, dis-je.

Il cligna de l'oeil :

‑ Tout seul ?

‑ Tout seul.

‑ Et avant ?

‑ Avec des amis russes. Ceux qui ont déjeuné hier avec nous, vous savez ?

‑ Had a good time ?

‑ Très, dis-je. Très intéressant. Nous sommes allés dans une boîte voir danser un cosaque pédéraste, nous nous sommes tous saoulés, tous bien engueulés, et après, un de nos amis a demandé à Tom s'il voulait bien embrasser sa sweethart.

Ils éclatèrent de rire. « Sacré farceur de Français !» dit Al.

‑ C'est pourtant comme ça, dis-je. Tout ce qu'il y a de plus officiel. Ce sera demain dans la Pravda...

‑ Sacré farceur !

‑ ... à titre de propagande, dis-je, d'exemple, de modèle, de leçon, à nous pitoyables Occidentaux dégénérés : le nouvel homme marxiste, l'homo sovieticus, le superman stalinien au-dessus des mesquines passions, des attachements individuels, de la jalousie bourgeoise, de...

‑ Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? dit Al. Il me regardait d'un air curieux, partie méfiant, partie rigolard, partie hostile. C'était un ancien ouvrier de chez Ford, un type de trente-cinq ans environ, très grand, réfléchi, avec ce sérieux et ce calme que lui avaient appris vingt ans de grèves et de lutte syndicale. Il ne cachait pas que ce qu'il avait pu voir ici ne l'avait pas spécialement enthousiasmé, il s'en fallait, mais je me rendis compte que je le scandalisais un peu, pas tellement par ce que je racontais que par la façon dont je le racontais.

‑ Je vous l'ai dit, dis-je. Il était un peu choqué. Il y avait du puritain en lui. De nouveau il me jeta un coup d'oeil méfiant : « Ce n'est pas vrai ?

‑ Vrai ? dis-je. Qu'est-ce qui est vrai ?»

Ils partaient le lendemain matin. Ils s'étaient fait servir de la vodka et de cet ignoble champagne russe. Les musiciens de l'orchestre étaient partis, et il ne restait plus que les instruments recouverts de housses et les chaises sur l'estrade entourée de plantes vertes. Les serveurs attendaient, inoccupés, groupés près de la porte des cuisines. Al me versa de la vodka et, d'un coup, j'avalai tout. Puis je posai sur la table mon petit cavalier russe. C'était une figurine de terre cuite que j'avais achetée l'après-midi dans une boutique où Alex m'avait conduit, un de ces jouets pour enfants comme on en vendait encore sur les marchés, représentant un moujik coiffé d'une haute casquette, à califourchon sur un cheval pie aux taches en pastilles rouges et vertes. Cela ressemblait en plus grossier (c'est-à-dire en plus habile) aux petites figurines-sifflets que l'on trouve aux Baléares. Toute la soirée je l'avais trimbalé machinalement avec moi, le tenant par une patte. Je l'avais presque oublié et je venais brusquement de me le rappeler. Je le plantai sur la nappe blanche au milieu des verres de vodka. « Voilà Ivan, dis-je, Ivan qui va au marché sur son petit cheval...»

‑ Ivan n'a plus de cheval, dit un des Américains. Ivan conduit un tracteur.

Ils rirent tous.

‑ Exact, dis-je. Ivan conduit un tracteur toute la journée pour le plan quinquennal et il est heureux de conduire son tracteur parce qu'il sait que le plan quinquennal fera son bonheur, ou plutôt le fait déjà puisque c'est imprimé dans tous les journaux. Mais le soir, quand il a fini de conduire son beau tracteur et qu'il est rentré chez lui il se prend la tête à deux mains et il se demande une fois de plus si oui ou non il a une âme, tout comme dans les romans du camarade Dostoïevski.

‑ Dostoïevski ? dit un des Américains.

Je le regardai. « Jamais entendu parler de Dostoïevski ? dis-je. Jamais entendu parler du Grand Commissaire du Peuple Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski ?

‑ Allons ! fit Al.

‑ Jamais entendu parler du Grand Inquisiteur ?

‑ Vous êtes saoul, dit Al.

‑ Saoul ? Jamais eu les idées aussi claires. Est-ce que vous me prenez pour un de nos grands écrivains occidentaux ?

‑ Un grand écrivain ? dit Al. Qu'est-ce que vous racontez ?

‑ Hemingway, par exemple. Ernest, vous savez, le terrible chasseur de lions. Il soigne son âme à l'alcool. Il fait prendre chaque jour à ses testicules un bain d'alcool virilisant. Est-ce que vous ne saviez pas que depuis Caporetto il ne peut plus parler de son âme sans la confondre avec ses c...

‑ Je n'ai jamais entendu dire qu'Hemingway soit venu en Russie, dit Al.

Mais je ne pouvais plus m'arrêter, j'étais lancé. Certainement, et pour la deuxième fois de la soirée, j'étais ivre. Al avait raison, et par-dessus le marché exaspéré :« C'est juste, dis-je. Alors pas Hemingway. Un autre. N'importe quel autre de nos grands écrivains occidentaux qui viennent se soigner leur âme ici en comptant les usines et les barrages. Parce qu'il paraît qu'il n'y a rien de tel que la vue d'un combinat pour vous ravigoter en moins de deux un écrivain vidé : ils certifient tous qu'il n'y a rien d'équivalent pour fournir en abondance d'excellentes raisons de ne plus écrire quand on ne se sent plus capable d'écrire quelque chose de bon, parce que d'après ce qu'ils disent les barrages sont la preuve visible et palpable qu'Ivan n'a plus d'âme et que dans ces conditions les seuls écrivains utiles à Ivan sont ceux qui, comme eux, n'ont rien à dire. Il n'y a plus que ce pauvre idiot d'Ivan pour en douter encore, mais ça n'a aucune importance, n'est-ce pas ? Qu'est-ce que vous en pensez ? : Ivan et son âme, le Grand Inquisiteur Dostoïevski et la fameuse âme russe, les grands écrivains occidentaux, leurs glandes génitales et leurs âmes ?»

Ils me regardaient, l'air amusé, légèrement scandalisés aussi, légèrement réprobateurs. « Bon, dis-je enfin. Je crois que je ferais bien d'aller me coucher. Buvons un dernier verre.

‑ Arrêtez ça, dit Al.

‑ Un peu de champagne ? dit un des autres.

‑ Pour rien au monde, dis-je. J'adore la vodka !

‑ Hé là ! dit Al. Ce n'est pas du petit lait !

‑ J'adore la vodka, dis-je. J'adore Moscou !

‑ Il faudra venir nous voir aux States.

‑ J'adore la Sainte Russie !

‑ Arrêtez donc de boire, dit Al.

‑ J'adore la Pologne ! dis-je.

Mais je ne connaissais pas encore la fin de l'histoire. Ce fut par Tom que je l'appris, le lendemain matin. Quand je frappai à sa porte, vers neuf heures, il était encore couché. Il vint m'ouvrir, me regarda entrer, les paupières gonflées, le visage bouffi de sommeil, ressemblant plus que jamais à un de ses dieux abrutis, carnassiers et barbares, aux yeux en grains de café. La veste de pyjama sur son corps gras et brun semblait un anachronisme. Il devait probablement s'attendre à ce que je l'engueule car il prit un air hargneux (et plus grognon à vrai dire qu'hargneux et même plus penaud encore que grognon).

‑ Je vais voir ce musée, dis-je, cette Galerie Tétriakof. Est-ce que tu viens ?

Sous le robinet, la tête grommela quelque chose. A travers l'eau j'entendis sa voix. Hargneuse et penaude elle aussi :« Pourquoi as-tu foutu le camp hier soir, dit-il, tu ne pouvais pas m'attendre ?

‑ T'att... Tu te fous de moi ?» dis-je.

Il évitait de me regarder et se tamponnait avec une serviette. « C'était malin !» dit-il.

‑ Malin ? Non mais dis d...

‑ Oh là là !... Il avait repris tout son aplomb maintenant. Il se planta devant la glace et brossa ses cheveux :« Tu aurais vu la suite !» dit-il. Il fit entendre un bruit de nez ridicule :« Ç'a été encore mieux que le début ! Seulement moi, à la fin, je commençais à en avoir marre de ces cinglés. Mais tout seul, hein ? Qu'est-ce que je pouvais faire, puisque tu m'avais laissé tomber...» Il s'arrêta, sa main fouillant bêtement dans une poche absente le long de sa cuisse nue. Je lui tendis une cigarette. « Merci » dit-il et, tandis qu'il s'enduisait les joues de crème à raser, il commença alors à me raconter ce qui s'était passé après que lui et la fille se furent rhabillés (il ne dit pas avant : l'étreinte, la lutte, le combat, le duel, la chair étroite, la tendre et furieuse chevauchée, sauvage, tumultueuse, haletante et les soubresauts d'agonie et la mort solitaire, l'amère saveur du plaisir) et que tout naturellement, après avoir retapé le lit (tiède de leurs corps, de leurs mêlées, mais qu'ils n'avaient pas sali, m'expliqua-t-il et pourquoi : elle ‑ insoucieuse, généreuse, avide ? ‑ le retenant, le ligotant dans ses jambes quand il avait voulu s'écarter, se disjoindre dans un sursaut, pour elle, avant que toute volonté, toute velléité même de volonté, ne fondît, ne sombrât, ne s'anéantît dans le maelström, ce séisme qui les secouait tous les deux comme un couple de noires mandragores dans sa poigne tempétueuse), lorsque donc, tirant sur sa jupe et tapotant ses cheveux, elle eut été appeler les autres chez la voisine et que tout naturellement aussi ils furent rentrés dans la chambre, cependant que lui, Tom, cherchait à se fabriquer une contenance avec une cigarette et le briquet rebelle, guettant du coin de l'oeil le visage d'Alex, prêt, m'expliqua-t-il, à sauter sur ses pieds et à l'assommer d'un coup de chaise, parce que, m'expliqua-t-il encore, quand un type dont on vient de baiser la poule dans la pièce à côté trouve le moyen de radiner avec le sourire c'est que c'est ou bien un pauvre cinglé (Tom disait « loco », en espagnol) ou un type capable de descendre son semblable comme on écraserait une mouche, et dans l'un ou l'autre cas il vaut mieux se tenir sur ses gardes, ce qu'il faisait, s'attendant d'un moment à l'autre à ce que le « loco » fasse ce qu'il aurait peut-être fait lui, Tom, dans un cas semblable, c'est-à-dire tuer la fille et probablement l'homme aussi du même coup.

Et, au fur et à mesure qu'il racontait, je pouvais les imaginer tous les quatre dans ce moment, entendre les deux jeunes filles parler dans leur langue gutturale, suave, perfide, voir les trois hommes gênés, leurs regards s'évitant, et le décor, la glace en bambou, les chromos, les chaises boiteuses, le cachemire sur la table, et tout à coup la jeune fille cessant brusquement de parler à sa copine, se retournant sans dire gare, marchant sur son amant (pas Tom : Alex), les yeux étincelants, l'interpellant de sa voix frémissante, tremblante de rage, de désespoir, de joie, de honte, de despotisme, mais à l'ancienne manière, c'est-à-dire pas Alex tout court, ou Aliocha, comme elle disait souvent, non : par les noms de baptême des deux générations, criant :« Alexeï Feodorovitch !» et ensuite, crachées, assenées, des paroles que Tom naturellement n'avait pu comprendre ‑ une injure ? un reproche ? des mots d'amour peut-être, probablement, sûrement même qu'ils étaient injures et reproches et soudain flac ! flac ! deux gifles, à toute volées, si fort qu'il vit à chaque fois ses seins sauter sous sa blouse, non sous l'effet du choc, de la secousse, mais de l'effort, car au lieu de ce qu'il attendait, n'avait cessé d'attendre à défaut de coup de couteau ou de revolver, ce n'était pas l'homme, pas Alex qui avait frappé mais elle, la jeune fille, et elle frappa encore, par deux fois, puis resta debout devant lui, haletante, échevelée, tandis qu'il tournait de nouveau son visage vers Tom, réussissant toujours à sourire, exaspérant, répétant un peu bêtement mais avec aisance quand même, de sa voix intolérable, insupportable :« Ce n'est rien, excuse-la, ce n'est rien, rien du tout, ce...»

‑ Peut-être que tu l'avais déçue ? dis-je. Mais je savais que ce n'était pas ça. Au dehors, de l'autre côté de la rivière, le soleil faisait étinceler les bulbes dorés du Kremlin. Derrière le rempart tartare de briques rouges aux créneaux florentins, des jardiniers promenaient leurs tondeuses sur les pelouses, entre les palais et les églises blanches... Sa voix me fit me retourner.

‑ Déçue ? dit-il. Il me regarda d'un air étonné, placide. Un instant il parut réfléchir à ce que je venais de dire, comme si c'était un aspect de la question qu'il avait oublié d'envisager. « A l'entendre gueuler, fit-il à la fin comme pour lui-même, je n'ai pas eu cette impression. Il émit un faible rire, puis se remit à se raser. Il ne me dit pas comment ils se quittèrent, lui et elle, s'ils s'embrassèrent, se serrèrent la main clignant de l'oeil en complices d'un mauvais coup, lorsqu'Alex l'entraîna comme si rien de ce qui venait de se passer n'était arrivé, comme si rien d'important, d'insolite, de notable, ne s'était produit et qui fût digne de modifier l'ordre de cette soirée pour laquelle ils nous avaient invités, cette soirée typiquement russe, avaient-ils annoncé, commençant par les chachniks au céleri cru dans un caveau caucasien et finissant dans une certaine boîte tzigane, plus ou moins clandestine avaient-ils dit encore avec des clins d'oeil prometteurs. Rien donc de changé au programme, quoiqu'ils fussent seulement deux à sortir de la maison sur les cinq qui étaient descendus du taxi quelques instants plus tôt, deux : Alex et Tom, celui-ci entraîné, conduit, prisonnier de son hôte et compagnon plus souriant, plus serein, plus affable que jamais, son bras amicalement passé sous le sien dans la nuit presque froide de mai, puis, toujours débordant d'aisance, de cordialité, de chaleur, le poussant dans un second taxi surgi des ténèbres et dans lequel ils tenaient cette fois à l'aise, tous les deux, sur la banquette du fond. « Et je n'étais pas tellement rassuré, tu comprends, me dit-il, avec cette espèce de cinglé, me demandant toujours s'il n'avait pas un pétard ou une arme quelconque sur lui et moi seulement avec mes poings, ne cessant de le surveiller tandis que ce putain de taxi enfilait à toute vitesse les unes après les autres des rues où je pouvais toujours courir pour m'y reconnaître... Tu te rends compte ? Tu te rends compte maintenant si j'ai pu te traiter de salaud et d'enfant de putain pour m'avoir laissé tomber comme ça, sans blague ?»

Mais l'autre ne sortit ni revolver ni couteau et lorsqu'il mit sa main à sa poche ce fut seulement pour payer le chauffeur, puis de nouveau empoigner le bras de son compagnon, discourant toujours. « Et ça c'était peut-être encore le pire, dit Tom, encore pire que la trouille que j'avais, plus insupportable que le grotesque de la situation : il avait entamé un discours, ou plutôt une discussion puisque j'étais censé répondre ‑ censé seulement parce que tu parles que je m'en gardais bien, parce qu'il n'y avait qu'à l'entendre pour se douter qu'il ne supposait, n'admettait pas de contradiction possible,‑ un monologue donc, convaincu, ardent, passionné, forcené, sur l'univers, l'humanité entière, la situation internationale, avec des invectives contre le trotskisme et le gauchisme... A propos : il nous traite de gauchistes. Il dit...

‑ Je sais, fis-je.

‑ Qu'est-ce que tu lui as raconté ? Il dit que vous vous êtes engueulés à propos de l'Espagne, que tu...

‑ Je sais, dis-je. Si tu continuais ton histoire ?

‑ Bon. Où j'en étais ? Ah oui : eh bien on a fini par entrer dans cette fameuse boîte tzigane dont ils avaient tellement parlé, et j'aime autant te dire tout de suite que ce n'était pas la peine de se faire suer toute une soirée avec ces idiots...

‑ Tu n'as pas sué qu'avec eux, dis-je.

‑ Oh ça va !

‑ Pourquoi les traites-tu d'idiots ? dis-je.

‑ Tu veux que je te racontes la fin, oui ou non ?

Nous étions jeunes. Ah oui, nous étions jeunes, Bon Dieu !

En train de nous engueuler par cette matinée ensoleillée de mai, dans une chambre au cinquième étage du Novo Moscovskaia, au coeur de ce monde où grondaient alors de toutes parts le meurtre, la famine et la destruction (et nous ne l'ignorions pas, non, nous avions déjà entrevu leur écoeurant visage), nous disputant donc, tandis qu'à la même heure, quelques étages plus bas au-dessous de nous, dans la salle du restaurant, était assis, beurrant ses tartines, le petit Juif ukrainien que nous avions rencontré dans le train, établi marchand de bicyclettes à Pretoria et venu voir, quelque part du côté de Kiev ou de Poltava, le ghetto d'où son père ou son grand-père étaient partis cinquante ans plus tôt ce qui lui permettait maintenant, tous frais payés au départ à l'Intourist, de commander son breakfast de la façon la plus grossière possible aux serveurs russes, représentants détestés d'une race qui, à ses yeux, incarnait le principe même de l'iniquité et de la violence (alors que bientôt ce n'allait ce n'allait plus être seulement quelques pogroms, quelques barbes brûlées, quelques pillages de ghettos par des cosaques un soir d'ivresse, mais bien ‑ et non du fait de cette race, mais d'une autre ‑ des millions et des millions de cadavres, et même pas des cadavres, même pas des tombes pour venir pleurer, même pas les os imputrescibles : des cendre seulement, des fumées en lourdes volutes se déversant de cheminées de fabriques, d'usines au moyen desquelles un peuple froid, méthodique, et triste (ivre peut-être aussi, mais alors de quoi, Grands Dieux !) allait tenter d'en faire disparaître un autre). Et tandis que nous étions là à discuter, tandis que le marchand de vélos sud-africain beurrait avec satisfaction ses tartines, il y avait encore au même moment une jeune étudiante assise sur les bancs d'un amphithéâtre, en train d'écouter, ou de ne pas écouter un cours de géodésie, et à un autre endroit de Moscou un ingénieur d'origine balte, breveté de l'école d'Electricité de Grenoble, rongé de jalousie (et rongé aussi par quelque chose de plus fort encore que la jalousie, de plus fort encore que les simples angoisses du coeur, de la chair) devant sa planche à dessin, ne parvenant pas sans doute à fixer sur le fond de papier bleu les fines lignes blanches, ténues, immatérielles, dansant devant ses yeux, incapable de leur faire correspondre dans son cerveau torturé ce dont elles étaient les purs, les virginaux symboles : les douces, dociles, vrombissantes machines, gages assurés, promis (décevants ?) de progrès, de puissance et de joie.

Par la fenêtre, je pouvais toujours voir, allant et venant sur les pelouses verdoyantes les minuscules silhouettes poussant devant elles les tondeuses à gazon. Rien qu'elles, aucune autre présence humaine visible au pied des blanches églises byzantines, devant les mystérieuses façades des palais à la pompe défunte.

- ...et alors, dit Tom, j'ai compris que tout ce qu'il demandait, c'était de parler, de réciter son monologue, d'affirmations et de justifications, et de se saouler, et quelqu'un pour écouter son monologue et boire avec lui, n'importe qui probablement... (Et je pensais : non : pas n'importe qui...) pourvu qu'il ne soit pas seul...»

Sur le pont, au-dessous de nous, allaient et venaient aussi d'autres petits points noirs et c'étaient des hommes, des femmes, et je pouvais en voir encore d'autres sur le chantier du nouveau pont, pas plus gros que des mouches, multiples, affairés, insignifiants, sans importance : mes semblables.

‑ Qué loco ! dit Tom.

Un nuage, voilà le soleil. Puis je la vis : entre les pelouses, roulant le long des façades mystérieuses et désertes, puis j'entendis, ou je crus entendre, apporté par le vent, venant de la Place Rouge, le signal, la sonnerie et je sus qu'elle allait sortir, une de ces longues automobiles noires, toutes pareilles, une Ziss, qui jaillissaient en trombe de la porte du Sauveur, prenaient à toute vitesse le virage devant Saint-Basile, accéléraient encore et disparaissaient, laissant à peine le temps d'entrevoir à l'intérieur, énigmatique, raide, une silhouette au visage impénétrable, fermé sur on ne savait quel mystère, quel nouveau secret des hommes et du monde, ou peut-être ‑ et de là le grave, le pesant, le tragique ‑ rien de nouveau : aucun secret, aucun mystère...

‑ Alors tu viens déjeuner ? dit Tom. Qu'est-ce que tu regardes ?

‑ Rien, dis-je. Je crois qu'il va encore pleuvoir.


"Le Cheval"

"Le Cheval", Les Lettres nouvelles, 57, fév.1958, p.169-189.
(Repris dans La Route des Flandres).

Tout était noir. On ne pouvait pas voir la tête de la colonne. On ne pouvait rien voir du tout (sauf quelquefois ‑ mais pas voir, seulement distinguer : deviner ‑ la croupe du cheval devant soi): seulement entendre le monotone, l'infini et multiple piétinement, le multiple martèlement des centaines de sabots sur l'asphalte de la route. Comme un grignotement, menu, sans fin ni commencement, statique, comme le bruit que produiraient des milliers d'insectes (les chevaux, les vieux chevaux de l'armée, l'antique rosse à massacres qui va le long des longues routes de la guerre, branlant sa lourde tête cuirassée de plaques métalliques, n'a-t-elle, n'ont-ils pas quelque chose de cette raideur de crustacés, cet air vaguement ridicule, vaguement effrayant de sauterelles, avec leurs pattes raides, leurs os saillants, leurs flancs annelés comme des corselets) grignotant le temps, l'espace : quelque chose (ce bruit, ce piétinement) du même ordre que la pluie patiente qui tombait sans arrêt, ruisselant sur les dos, les cuirs, plus fort que le sommeil qui tassait les hommes sur leurs selles, les têtes dodelinant sur les poitrines, engourdis dans une douloureuse torpeur dont ils ressurgissaient, sursautant, jurant au trébuchement d'un cheval ‑ car les chevaux partagent avec les soldats cette faculté de pouvoir eux aussi s'assoupir en mouvement, dormir tout en continuant de marcher, exténués, continuant cependant à mouvoir mécaniquement à travers le sommeil leurs membres fourbus ‑, ahuris (les hommes), retrouvant, clair, immense, lancinant, le bruit, ce grésillement qu'en réalité ils n'avaient pas cessé d'entendre, de percevoir eux aussi à travers leur sommeil comme un fond sonore, insistant : l'inquiétante, éternelle et barbare rumeur des armées en marche.

J'essayai de regarder l'heure à mon poignet, sans y réussir. L'eau s'infiltrait en fines rigoles entre les sacoches à avoine et les jambes, et, aux genoux, le drap de ma culotte était complètement détrempé. « Oh ! Maurice ! dis-je. Tu dors ?»

— Non, dit Maurice.

— Alors dis quelque chose, dis-je. Nom de Dieu, dis quelque chose de drôle.

— Va te faire foutre ! dit Maurice. Je n'en peux plus.

— Alors dis-le au lieutenant, dis-je. Dis-le au lieutenant qui le dira au capitaine qui le dira au commandant qui le dira au colonel qui t'enverra son chauffeur et sa voiture pour te prendre.

— Va te faire foutre ! répéta Maurice.

— Il y a un pont, dis-je.

— Quoi ?

— On va passer sur un pont, dis-je. Tu n'entends pas ? Qu'est-ce que tu crois que ça peut être ? Le Doubs ?

— K's ça peut bien foutre ? dit Maurice. Le Doubs, la Marne ou la Sambre et Meuse ? K's ça peut bien te foutre, espèce d'idiot ?

— C'est très important, dis-je : ça nous rapproche, tu ne comprends pas ? Si c'était la Meuse après il y a le Rhin, et après le Rhin il y a l'Elbe, et après l'Elbe c'est Berlin. Et alors la guerre sera finie. Tu comprends pas ça ? Suffit de continuer à marcher tout droit comme ça dans la nuit et à passer des rivières, et quand tu arrives à Berlin c'est fini on a gagné la guerre et alors on te dit merci vous pouvez rentrer chez vous, on vous convoquera pour la prochaine.

— Bougre d'idiot ! dit Maurice.

Pourtant j'étais sûr qu'il y avait un pont. Depuis un moment on descendait (peut-être était-ce ce qui m'avait réveillé : l'allure soudain différente, le déhanchement plus sec du cheval, encore plus pénible, chassant le corps vers le devant de la selle), et je venais d'entendre, venant des ténèbres, au devant et un peu au-dessous de nous, le son différent des sabots de la tête de l'escadron déjà engagé sur le tablier.

Mais naturellement nous ne vîmes ni le pont, ni l'eau, seulement, pendant un court instant, la sensation au-dessous de nous d'un silence autre, d'une obscurité différente, non pas plus humide ou plus fraîche car la pluie n'arrêtait pas, et en fait d'humidité et de froid ça pouvait difficilement être pire, mais pour ainsi dire plus fluide, liquide et mouvante, puis le sol sonna de nouveau plein sous les sabots des chevaux et la route commença à monter.

J'essayai de chanter. Je me mis à brailler à tue-tête. Mais personne ne continua. Pourtant il me fallait absolument faire quelque chose. Je tâchai alors pour moi tout seul (et en réalité cela n'avait jamais été que pour moi tout seul mais j'avais espéré que les autres m'aideraient) de chanter quelque chose au-dedans de moi. J'essayai de retrouver le début du Sixième brandebourgeois, cette espèce d'explosion baroque, nasillarde, cette chose caustique où de gras barons allemands à perruques Louis XIV semblent dialoguer, argumenter, tonitruants, aigres, moqueurs, inspirés, à travers une sorte d'architecture mathématique tellement précise que la joie éclate, se développe, se déchaîne selon les lois de cette algèbre mystérieuse qui préside à l'organisation des bourgeons, des conques marines et des cristaux. « Mais ils n'avaient pas encore inventé Wagner, pensai-je, ni Wagner ni son gros porc de copain d'Hitler. Il est vrai que nous avons bien inventé la Patrie en Danger, la Conscription Obligatoire, et avec ça empoisonné toute l'Europe pendant une bonne vingtaine d'années, et après l'Europe les nègres, et après les nègres les jaunes, et à la fin tout de même préféré à tout ça la pêche à la ligne. Alors peut-être un jour se remettront-ils à laisser de nouveau pousser leur ventre et à souffler en mesure dans des clarinettes. Certainement il n'est pas défendu de l'espérer. Il y a à vrai dire assez peu de chances pour que d'ici longtemps personne dans ce vieux monde qui se met à tourner de plus en plus vite n'ait le temps de laisser pousser son ventre et c'est une idée parfaitement idiote, mais enfin il n'y a pas de mal à espérer voir ça un jour...» ‑ « A condition que tu sois encore en vie ce jour là, pensai-je aussi. A condition qu'aucun des types d'en face, qu'aucun obus, ou même pas un obus : un éclat, ou même pas un éclat : un simple petit bout de plomb de rien du tout...» Et de nouveau j'essayai de me représenter l'effet que pouvait faire une balle qui vous traversait la poitrine, ou le ventre, ou encore la mâchoire, ou encore... Mais ce n'était vraiment pas drôle et mieux valait essayer de penser à autre chose. Aux flûtistes brandebourgeois par exemple. Aux principicules allemands et à leurs kappelmeisters. Aux ducs et aux gras margraves hautboïstes ou passionnés de viole de gambe et dont les arrière-petits-fils en ce moment même... Car, au fait, le Sixième Brandebourgeois, ça devait sans aucun doute être aussi le nom d'un régiment. Un régiment et un concerto. Le concerto ramenait au régiment et le régiment aux petits bouts de plomb. Décidément il n'y avait pas moyen d'en sortir. Une question particulièrement tracassante c'était de savoir si je serais lâche ou courageux. Mais cela non plus ce n'était pas un genre de problème très drôle à remuer dans sa tête, dans le noir le plus complet, sous la pluie, vers les trois heures du matin, à cheval sur un cagneux fourbu, et fourbu soi-même... Non, ce n'était pas drôle. Seulement, il n'y a pas tellement de choses drôles à quoi un homme peut penser dans ces moments-là, et alors je décidai de me mettre à ne plus penser, à ne plus être (puisque je ne pouvais plus me permettre d'avoir un passé et encore moins de m'imaginer un avenir) que le présent : un cavalier dans la nuit, un soldat, c'est-à-dire rien, rien du tout, moins que rien dans cette immensité humide et nocturne où au même moment et un peu partout en Europe nous étions des milliers, ou plutôt des dizaines de milliers, des centaines de milliers, des millions à n'être rien, à ne pas plus compter que des grains de sable ou tout au plus des pions dont la perte, la mort, puisqu'en définitive nous n'étions là que pour tuer et être tués, n'allait même pas compter en tant que mort, chair martyrisée, souffrances et larmes, mais plus simplement, et somme toute plus rationnellement dans la vaste et prolifique nature, en tant (et cela seulement à partir d'un certain nombre, et d'un nombre suffisamment élevé) que modifications aux tableaux des effectifs.

La route montait toujours, et sans doute en lacets car le bruit des sabots venait de partout maintenant : en avant, en arrière, à droite et au-dessus, à gauche et au-dessous. Mes genoux me faisaient terriblement mal. Je déchaussai les étriers, passai mes deux jambes par-dessus les sacoches et restai ainsi, penché sur le pommeau, oscillant d'avant en arrière comme un paquet. Mais j'avais moins mal aux genoux.

Je dus me rendormir car il me sembla qu'un temps formidablement long s'écoulait tandis qu'à travers ma tête une interminable armée de fourmis chaussées de godillots à clous défilait interminablement. Ou peut-être ne fis-je que fermer les yeux et les rouvrir aussitôt après. De toute façon ça n'avait aucune importance. Le temps n'existe pas. Ni demain, ni hier, ni les hommes qui ne font que naître et mourir, passer : seulement les passions, les éternelles, atridesques et sauvages passions qui errent sans fin à la surface du monde, se servent de nous exactement et seulement à la façon dont ces acteurs grecs se servaient de masques pour amplifier leurs voix : des masques creux, de grimaçants et interchangeables instruments à l'usage de lubriques et furieux souffles errants jusqu'à la fin des temps : voilà ce que nous étions, et rien d'autre.

Mon cheval faillit buter sur celui qui le précédait et je me réveillai tout à fait. Le bruit des sabots avait cessé et toute la colonne était arrêtée. On n'entendait plus que l'imperceptible ruissellement de la pluie tout autour de nous et maintenant l'air avait quelque chose non de plus frais, mais de plus dur, comme liquide, entrant, emplissant les poumons de quelque chose de pur, métallique, vivifiant. Mais la nuit était toujours aussi noire. Personne ne parlait. Quelquefois un cheval renâclait, s'ébrouait, puis l'imperceptible bruit de pluie recouvrait tout de nouveau. Au bout d'un moment on entendit des ordres criés en tête de l'escadron. A son tour le peloton s'ébranla. Mais ce fut pour s'immobiliser de nouveau au bout de quelques mètres. Puis quelqu'un descendit le long de la colonne au grand trot, le cheval ferrant légèrement, faisant entendre à chaque foulée le tintement clair du métal, et, noire sur noir, une forme surgit du néant, passa dans un bruit musculeux de bête en course, de buffleteries, de ferraille entrechoquée, le buste obscur incliné en avant sur l'encolure, sans visage, casqué, apocalyptique, comme le fantôme même de la guerre surgi tout armé du néant et des ténèbres et y retournant. Un temps assez long s'écoula encore avant que l'ordre vînt de repartir et presque aussitôt je distinguai sur le ciel un peu moins sombre les premières maisons.

Ce n'était pas un village, même pas une bourgade, tout juste un hameau. Et elle, ce fut la première chose que je vis : dans l'éclairage jaunâtre de la lampe de l'étable, à peine éveillée, les yeux, les lèvres, toute sa chair gonflée par cette sorte de tendre tiédeur du sommeil, à peine vêtue, jambes nues, pieds nus dans de simples savates malgré le froid, avec une sorte de châle en tricot qu'elle ramenait sur sa chair laiteuse, le cou laiteux et pur qui sortait de la grossière chemise de nuit. « Nom de Dieu, dis-je à Maurice, t'as vu ça ? T'as vu cette fille ?»

— Pour ce que j'en ai à foutre, dit Maurice. Je suis malade. Il avait juste attaché son cheval et se tenait debout, appuyé au mur, sans même avoir le courage de se déséquiper.

— Qu'est-ce que tu as ? dis-je.

— Je suis malade, répéta-t-il.

— Alors, va tout de suite te coucher, dis-je. Laisse ton gaye, je le dessellerai.

— Je tiens une de ces crèves, dit Maurice. Je suis malade comme un chien.

*

Quand elle vit que nous étions installés et commençions à dessangler les chevaux, elle sortit. Elle n'avait pas dit un mot, à peine desserré les dents pour répondre à notre salut, nous montrer où était la pompe, et tandis que je desselais il me semblait toujours la voir, là où elle s'était tenue l'instant d'avant, ou plutôt la sentir, la percevoir ‑ car je l'avais si peu, si mal vue ‑ plus avec mes autres sens, plus avec tout le restant de mon corps que par la fugitive image qu'elle avait laissé sur ma rétine et qu'il m'était impossible de reconstituer alors que je pouvais non la voir, mais pour ainsi dire la connaître : une chose tiède, étrangement nue, laiteuse comme le lait qu'elle venait de tirer au moment où nous étions entrés, une sorte d'apparition non pas éclairée par la lanterne mais bien plutôt lumineuse par elle-même, comme si sa peau diaphane était elle-même la source de cette lumière, comme si toute cette interminable chevauchée nocturne à l'assaut des montagnes n'avait eu d'autre raison, d'autre but que la découverte, au bout des ténèbres, de cette argile blanche modelée au sein de la nuit, semblable à une de ces figurines d'envoûtement : non une femme, mais l'idée même, le symbole de toute femme et de toute paix, tel que, dans notre célibat forcé, notre jeunesse frustrée, affamée, nous pouvions le concevoir, c'est-à-dire (mais étais-je encore debout, défaisant courroies et sangles comme un somnambule, ou étais-je déjà couché, ou plutôt écroulé, gisant dans le foin entêtant, ou, toujours debout, rêvant que déjà m'enténébrait, m'ensevelissait le noir sommeil, rêvant...), sommairement façonnée avec le pouce dans la tendre pâte, la douce chair de femme, deux cuisses, un ventre, deux seins, la ronde colonne du cou, et au creux de tout cela, comme au centre de ces statues nègres à la précise, tranquille et glorieuse impudeur, l'antre humide et noir, cette bouche herbue aux âcres senteurs de terre, d'humus, de coquillage, semblable à une source sous les broussailles, sable humide aux lèvres altérées du voyageur, du pélerin, du soldat perdu, abandonné aux affrayantes ténèbres de la nuit et de la mort : le doux, l'apaisant refuge, le sein profond de l'oubli.

Puis ce fut le jour, filtrant par les interstices de la porte de la grange, d'un blanc gris, chargé d'eau comme les vêtements trempés dans lesquels nous nous étions endormis parmi l'odeur des foins séchés, la lourde et féminine odeur de l'été aboli, des jours morts, et nous retrouvâmes du même coup la fatigue, collée, incrustée à nos membres au point qu'elle semblait en être inséparable, inséparable du moindre mouvement, de nos visages sales et mal rasés apparus dans un bout de miroir suspendu à la diable au-dessus d'un baquet, nos sales gueules bouffies par le manque de sommeil, blafarde, avec leur poil noir, leur broussaille de cheveux encore pleins de paille, leurs paupières rougies, et cette espèce de dégoût, de lassitude, de répulsion à retrouver une fois de plus, au-delà de la fatigue, au-delà de leur propre flétrissure cette flétrissure de la vie elle-même, cette ignominieuse et désespérante flétrissure des hommes, du monde, installée, irrémédiable : la guerre.

Au fond de l'écurie ils étaient trois à se tenir autour de l'un des chevaux. Trois à têtes de paysans, de ces types de l'Yonne ou de l'Aube, taciturnes, méfiants, qui composaient la majeure partie de l'effectid du régiment, avec ce je ne sais quoi de douloureux dans leurs visages précocement ridés, empreints de cette secrète nostalgie de leurs champs, de leur solitude, de leurs bêtes, de la terre. Nous dormions, mangions, et, à l'occasion, buvions ensemble, et pourtant il n'y avait rien de commun entre eux et nous, entre les quelques-uns de la ville qui étions là, perdus, isolés au milieu de leur masse, et jamais il n'y eut rien d'autre, même quand nous commençâmes à mourir, quand les chars des Panzers nous tirèrent dessus à bout portant et qu'au passage, essayant de maîtriser nos chevaux fous, nous avions la fugitive vision de l'un d'eux (un instant seulement, puis plus rien, rien qu'une image emportée au galop furieux des bêtes luttant de vitesse avec celles qui, sans cavaliers, la tête raide, haute, étriers vidés fouettant leurs flancs, nous dépassaient dans un ouragan frénétique : tête en bas sur le revers d'un fossé, bras en croix, étendus ou plutôt répandus dans cette attitude de crucifiés, les yeux, la bouche grande ouverte leur donnant une expression ahurie, offusquée, stupide, morts avant même d'avoir eu le temps de comprendre, loin de leurs prés, de leurs plaines, de leurs lentes bêtes, de leurs sillons, des citadins rusés, continuant à se demander par delà la mort comme ils se le demandaient l'instant d'avant quand ils vivaient encore, ce qui leur arrivait).

— Qu'est-ce qu'il y a ? dis-je.

Ils se retournèrent tous les trois, me regardèrent sans répondre. Aucun d'eux ne s'était rasé. Puis ils contemplèrent de nouveau le cheval étendu sur le flanc et dont les côtes se soulevaient par saccades.

— Il faut le mener à la visite, dis-je.

— Peut pas s'lever, dit un des trois. Tient seul'ment pas d'bout.

— Faut le signaler tout de suite, dis-je. Sans ça on va encore se faire engueuler.

Le cheval semblait me fixer de son oeil globuleux et doux aux longs cils noirs. Comme un douloureux reproche, une douloureuse et passive protestation. Je croyais bien savoir ce qu'il avait, mais ne dis rien. Je les laissai, eux, le cheval malade et leurs lentes paroles, leurs lentes sentences au travers desquelles s'exprimait leur instinctive solidarité avec la bête en même temps qu'un regret, un blâme, évaluant mentalement le prix de l'animal, la perte, et l'usage qu'iuls en eussent fait. En haut, dans le foin, Maurice était toujours couché.

— Alors, dis-je, ça ne va pas mieux ?

Il me regarda. Un peu avec la même expression que le cheval malade. Plus un cafard d'homme.

— J'ai la tête comme une tonne de plomb, dit-il.

— Quelle heure est-il ?

Je le touchai. Il était brûlant. « Tu as encore le temps de faire consultant, dis-je. Tu devrais te lever et y aller.»

— De la merde, dit-il.

— Peut-être qu'il te mettra seulement exempt de service, dis-je. Peut-être...

— Avec la fièvre que je dois avoir ? dit-il. Merci bien : l'hôpital, et puis ensuite le dépôt, et ensuite tu ne sais pas où ils te renvoient. Merci bien. A être dans la merde, autant que tu la connaisses. Ici je sais comment elle est. Ailleurs...

— Fais pas l'idiot, dis-je, tu...

A ce moment nous entendîmes au dehors le bruit d'une discussion, les voix s'échauffant peu à peu, s'affrontant, se mêlant en une sorte de choeur incohérent, désordonné, absurde, de babelesque criaillerie, comme sous le poids d'une malédiction, comme une parodie de cette tragique condition des hommes abusés, leurrés par l'illusion du langage, condamnés à ne jamais se comprendre, à ne jamais communiquer, se forçant alors, s'élevant jusqu'au cri, s'efforçant l'un l'autre de dominer, puis toutes les voix s'effaçant tout à coup, laissant la place à l'une d'elles, véhémente, déclamatoire, puis une autre, dans laquelle je reconnus celle du lieutenant, calme, ou du moins s'efforçant au calme. Quand je descendis il parlait encore, très rouge, mais essayant toujours de ne rien perdre de sa dignité, tandis que sur le seuil de la maison se tenait un petit homme noiraud coiffé d'une casquette à visière de cuir, chaussé de bottes de caoutchouc réparées à l'aide de rustines, un fusil de chasse dans ses mains, très rouge lui aussi, ou plutôt violacé. Il s'avança hors de la porte et je vis qu'il boitait. « Ne fais pas un pas de plus !» cria-t-il. Ce n'était pas au lieutenant qu'il s'adressait mais à un autre homme debout un peu en arrière de celui-ci, à côté de nos deux margis. Il était lui aussi chaussé de bottes noires en caoutchouc, exactement semblables à celles que portait l'autre, mais son visage était rasé et il était vêtu non d'un bleu mais d'un costume gris, et quelque chose qui ressemblait à une cravate fermait le col de sa chemise. De plus il était coiffé d'un feutre mou et tenait à la main un parapluie. « Fais pas un pas de plus ou j'te descends ! hurla le premier. Je t'l'ai dit : j'te descends. J't'ai prévenu !»

— Mon lieutenant, dit-il, vous pouvez entrer, mais cet homme i passera pas cette porte ou je l'descends.

Je cherchai des yeux la femme, mais ne la vis pas. Tout à coup j'eus l'idée de lever la tête, mais sans doute pas assez vite, car à l'une des fenêtres de l'étage je n'eus le temps de voir qu'un rideau qui retombait.

— Voyons mon ami, dit le lieutenant... (sa petite moustache bolnde au-dessus de sa lèvre supérieure, cosmétiquée, hollywoodienne, lui donnait l'air encore plus guindé.) Monsieur l'adjoint veut seulement s'assurer...

— Et d'abord pourquoi qu'i les loge pas chez lui ? dit l'homme. Il a une grande maison toute vide qu'i...

— Voyons, dit le lieutenant, je ne peux pas entrer dans ces considérations. Monsieur l'adjoint...

— Je peux les mener moi-même à la chambre dit l'homme. Je suis aussi français que vous et que lui et je sais où qu'est mon devoir. Seulement y en a qu'ont des trois ou quatre chambres sans personne dedans...

— Ça je ne sais pas, dit le lieutenant. Mais nous...

Par la porte ouverte, de l'intérieur de la maison provenait comme une plainte, une sorte de gémissement rythmé, régulier, monotone, tragique. Et certainement c'était d'une gorge de femme que cela sortait. Mais pas celle que nous avions aperçue le matin. Sans la voir je pouvais le dire.

— Bon, fit l'homme. Mais qu'il n'entre pas. T'entends ? T'avise pas de vouloir passer cette porte ou...

L'homme en costume gris souriait avec fatuité. Il cligna de l'oeil aux deux margis. Mais l'autre le vit, épaula brusquement.

— Et cesse de rigoler, hurla-t-il, ou j'te descends raide là, rigole pas...

— Allons ! dit le lieutenant.

Le type avait cessé de rire. Il s'était vivement placé derrière les deux margis et d'un air offusqué regardait le lieutenant.

— Allons, mon ami, répéta celui-ci.

Il faisait tout son possible pour ne pas perdre sa dignité, conserver un air en dehors, condescendant, tout en s'efforçant de ne pas irriter l'homme au fusil.

— Laissez donc cette arme, c'est comme ça qu'il arrive des bêtises.

— Des bêtises ? dit l'homme. Allons, fous le camp ! hurla-t-il à l'adresse de l'autre.

— Mon lieutenant ! dit celui-ci. (Il se tenait toujours derrière les deux margis.) Vous êtes témoin...

— Allons, dit le lieutenant. Venez.

— Vous êtes tous témoins...

— Venez, dit le lieutenant. Du moment qu'il dit qu'il veut bien les loger.

Mais j'eus beau attendre, elle ne reparut pas à la fenêtre. A l'intérieur la voix de l'autre femme continuait à faire entendre ses lamentations rythmées, monotones, tragiques. Comme une déclamation emphatique, sans fin, comme ces pleureuses de l'antiquité, comme si tout cela ne se passait pas à l'époque des fusils, des bottes de caoutchouc et des costumes de confection mais bien plus loin dans le temps, et de nouveau, là (dans ce village perdu dans la montagne, coupé du monde, baigné ou plutôt noyé, ou plutôt muré dans un silence qui n'était pas celui des hommes, des villes, des plaines parcourues de trains, d'autos, mais bien celui des roches, des arbres, des nuages) j'eus la sensation aiguë que le temps n'existait pas, ni l'aspect, les déguisements extérieurs des choses, ni nous-mêmes : que nous étions à mille, deux mille ou trois mille ans en arrière — ou en avant — quelque part, n'importe où : en Chine, en Grèce, dans Eschyle, au coeur tempétueux de cette humanité maudite, déchirée, se déchirant, en proie à ou plutôt proie des passions démesurées de la chair, de la colère et du meurtre.

Il avait cessé de pleuvoir, mais le ciel restait gris et on pataugeait dans une boue liquide et noirâtre. Le hameau comptait tout au plus une vingtaine de maisons et de granges avec, au milieu, quelque chose qui ressemblait vaguement à une place, c'est-à-dire que les maisons dessinaient à peu près les trois côtés d'un rectangle irrégulier autour d'un abreuvoir et d'une sorte d'auge où dans l'eau glacée j'essayai de laver quatre mouchoirs en frottant le savon sur le rebord de la margelle rongée de mousse. Quand je ne sentis plus mes mains de froid, je cessai de frotter. Les mouchoirs étaient aussi gris que lorsque j'avais commencé.

— Pas mal, dit Maurice. Après la guerre tu devrais essayer d'ouvrir une blanchisserie.

— C'est une idée, dis-je. J'y réfléchirai.

J'étais en train d'étendre les mouchoirs sur une ficelle tendue dans la grange.

— Pourquoi ne lui as-tu pas demandé de te les laver ? dit Maurice. Tu as eu peur que son mari te flanque un coup de fusil ?

— C'est point l'mari, dit Wack.

Installé au-dessus d'un seau il frottait son mors et ses étriers avec du sable humide.

— Comment le sais-tu ? dis-je.

— J'les ai aidés t't à l'heure à rentrer leurs patates. C'est point son mari. C'est l'valet qui m'l'a dit : c'est l'frère de son mari.

— Et où est le mari ? dit Maurice. En balade à la ville ?

— En balade comme toi, dit Wack. V'ec un casque su' la tête.

— Et pourquoi l'autre voulait-il à toute force tirer des coups de fusil ?

— Peut-être parce que c'est la guerre, dis-je. Peut-être parce qu'il voudrait faire comme tout le monde. Peut-être parce qu'il est boiteux et qu'on n'a pas voulu de lui, lui qui justement aime les armes à feu. Le monde est mal fait.

— Et qui était l'autre ?

— Quel autre ?

— Le Brummel au parapluie.

— L'adjoint au maire, dis-je.

— Ne me raconte pas que dans un patelin comme ça il y a un maire et un adjoint, dit Maurice. Pourquoi pas aussi un casino, un commissaire de police et un évêque ?

— Je n'ai pas vu d'église, dis-je. Peut-être le bon Dieu a-t-il trouvé que ça ne valait pas la peine de se déranger. Ou bien peut-être qu'à partir d'une certaine altitude on est assez près du ciel pour se passer de l'intermédiaire d'un curé.

— Jamais entendu dire qu'il y avait une montagne à Domrémy, dit Maurice.

— C'est pour ça qu'on l'a brûlée, dis-je. Elle n'habitait pas suffisamment haut.

— Qui ça ? dit Wack. De qui c'est que vous parlez ?

Il nous regardait d'un air soupçonneux, mécontent.

— Oui, mais Lourdes est dans les Pyrénées, dit Maurice.

— Tu vois, dis-je. Aussi on ne l'a pas brûlée.

— Qu'est-ce que vous racontez ? dit Wack.

— Des conneries, dis-je. C'est la guerre.

— Alors, comme ça, elle ne peut pas se confesser ? dit Maurice.

— Peut-être, dis-je. Ni curé, ni pharmacien, ni eau courante. Ça rend les choses terriblement plus définitives. C'est sans doute pour ça qu'il la surveille avec un fusil.

— Comment est-elle ? dit Maurice.

— Comme du lait, dis-je. Tu ne l'as pas vue quand on est arrivés ?

— Vue ? dit Maurice. Tu te figures que j'étais en état de regarder une fille ?

— Comment ça va maintenant ? dis-je.

— Toujours mieux qu'à l'hosto, grogna Maurice. Et cette carne, qu'est-ce qu'elle a ?

— Le vétérinaire est venu. Il l'a saignée.

— J'sais c'qu'elle a, dit Wack.

— Moi aussi, dis-je. Mais ferme ta gueule.

— C'est Leclerc, dit Wack. Il y fout des coups de casque sur la tête pendant toutes les étapes. Lui a au moins cassé quelque chose.

— C'est le seul moyen de l'empêcher de trottiner, dis-je.

— On traite pas une bête comme ça, dit Wack.

— On ne traite pas non plus un homme comme ça, dis-je. Toute une nuit sans arrêter de sauter comme une balle, il y a de quoi devenir cinglé.

— Qu'est-ce qu'elle y peut c'te pauv'bête ? dit Wack.

— Rien, dis-je. Mais Leclerc non plus. C'est comme ça, c'est tout. Personne ne peut rien à rien et les choses vont quand même mal. Alors si tu ne veux pas qu'elles aillent encore plus mal ferme ta gueule.

— J'suis pas un mouchard, dit Wack.

— Tu fais bien, dis-je.

— Pour qui que tu me prends ? dit Wack.

— Oh ! ça va, dit Maurice. La barbe !

Nous regardions le cheval toujours étendu sur le flanc. on lui avait jeté une couveture dessus et seules dépassaient ses pattes d'insecte, son cou terriblement long au bout duquel pendait la tête qu'il n'avait même plus la force de soulever, osseuse, trop grosse, avec ses méplats, son poil mouillé, ses longues dents jaunes que découvrait un retroussis des lèvres. Seul l'oeil semblait vivre encore, énorme, douloureux, terrible, et reflétés par la surface luisante et bombée, je pouvais nous voir, nos trois silhouettes déformées en demi cercle, se détachant sur le fond lumineux de la porte de la grange dans une sorte de brouillard légèrement bleuté, comme un voile, une taie qui déjà semblait se former, embuer le terrible regard de cyclope myope, intolérable, affreusement doux, affreusement accusateur.

Puis une quatrième silhouette vint s'ajouter aux trois nôtres, s'immobilisa. Je me retournai. C'était le valet dont avait parlé Wack, une sorte d'ours, hirsute, ou plutôt broussailleux, chaussé de sabots, voûté, mais avec des épaules de gorille. En dépit du froid il n'était vêtu que d'une chemise crasseuse et d'un gilet tout rapiécé. Il avait marché tout droit depuis la porte vers le cheval, sans nous regarder et restait maintenant, planté là, comme fasciné par l'animal agonisant.

— C'te misère, dit-il à la fin. Qu'est-ce qu'il a ?

Wack ouvrit la bouche :« J'sais bien c'qu'il...»

— On sait pas, dis-je. Il est malade.

— C'te pauv'bête ! dit l'ours.

— Espèce de con, dit Maurice à Wack. Répète-le encore un coup et...

— Tu crois que tu m'fais peur ? dit Wack.

— Je ne crois rien, dit Maurice.

— Oh ! là là... dit Wack. Pasque t'es Parisien tu t'imagines... J'ai pt'êt' pas tellement d'instruction que toi mais j'aurais qu'à t'pousser pour que tu tombes, t'es même pas capable de t'nir sur tes pattes, t'es à moitié crevé et...

— On va boire un coup ? dis-je à l'ours. C'est bien un café que j'ai vu sur la place ?

— J'ai 'core pas fini mon travail, dit-il. C'est pas pour vous offenser mais j'ai 'core pas fini de faire mon travail.

Il se mit à reculer vers la porte sans cesser de nous faire face, monstrueux, difforme dans le contre-jour, avec son visage mi-animal, mi-humain, ses épaules voûtées, ses longs bras de gorille, ses mains semblables à des battoirs embarrassées d'être inactives, de nêtre fermées sur aucun manche d'outil, aucun fardeau, balbutiant des excuses sans cesser de reculer sur ses jambes tordues, toute sa silhouette déformée évoquant on ne savait quelle malédiction, on ne savait quelle faute commise dans la nuit des temps, et quelle inhumaine condamnationà un labeur démesuré, disproportionné, impossible et sans fin.

— Plutôt raté, dit Maurice. Si tu espérais le faire parler...

— Parler de quoi ? dit Wack.

— ... Ou peut-être que tu t'es trompé, dit Maurice. Peut-être que c'était pas le casino que tu as vu mais la prison, ou le Palais de Justice, ou quelque chose dans ce genre, parce qu'il a suffi que tu en parles pour qu'il se sauve comme un voleur.

— Parler de quoi ? dit Wack. De quoi que vous vouliez le faire parler ?

— C'est pour une enquête, dit Maurice. On est chargé par le ministère de la repopulation d'interroger les bouseux sur ce qu'ils pensent de la chasse aux adjoints.

— De la chasse aux... dit Wack. Puis il comprit. Et les youpins, qu'est-ce qu'ils en pensent ? dit-il d'un ton agressif.

Maurice était juif. C'était pour cela que les paysans de l'escadron ne l'aimaient pas. Les paysans et les officiers. Les officiers aimaient bien les paysans parce qu'il était facile de les commander et qu'ils soignaient bien les chevaux. Les paysans n'aimaient pas beaucoup les officiers mais ils les craignaient et ils les respectaient. Mais les uns et les autres avaient suffisamment d'instruction pour savoir qu'il fallait détester les juifs.

— Les youpins sont exempts de réponse, dit Maurice sans sourciller. Tu sais bien qu'ils ont déjà tué le petit Jésus. Alors comment veux-tu qu'ils s'intéressent aux adjoints ? Ils laissent ça aux bouseux.

— Oh dis-je, arrêtez ça. Si on allait voir ce que c'est que ce truc sur la place ?

— J'ai point soif, dit Wack avec humeur.

— Si seulement je pouvais me réchauffer, dit Maurice. Si seulement je pouvais arrêter d'avoir froid comme ça.

— Le barman te fera un vin chaud, dis-je. Ou peut-être que c'est une barmaid. Peut-être que dans la journée le chasseur d'adjoints lui permet de faire sa pelote. Il faut bien tout de même qu'elle soit quelque part ou qu'elle fasse quelque chose puisque ici, depuis ce matin, on n'a seulement pas vu le bout de sa jupe. Peut-être qu'elle a ouvert un milk-bar ?

Mais ce n'était naturellement pas elle. Il n'y avait encore personne quand nous entrâmes : c'était une vaste salle carrelée, au plafond bas, les murs peints d'un bleu mangé de salpêtre. Il y avait une dizaine de tables, un piano mécanique, un buffet, et, au murs, en plus de l'inévitable Loi sur la Répression de l'Ivresse Publique jaunie et couverte de chiures de mouches, des réclames d'apéritifs ou de bières représentant des jeunes femmes aux lèvres rouges, aux gestes affectés, ou encore d'immenses brasseries vues d'avion en perspective cavalière, avec leurs cheminées fumantes, leurs toits bien rouges eux aussi, et encore deux chromos dont l'un représentait des marquises en robes pastel dans un parc évanescent, l'autre une assemblée galante de personnages aux costumes Empire dans un salon vert et or, et encore un de ces classeurs pour journaux en fil de fer, et sur le buffet un vase ébréché à collerette festonnée.

Puis la femme se tint là sans que nous l'ayons entendue venir, s'essuyant les mains à son tablier : une longue figure maigre, sans âge, sans autre expression que celle d'une passive lassitude, sans attente, sans question, exprimant une disponibilité non pas tant vénale que fonctionnelle, à la façon des animaux, des arbres donnant fruits ou ombre, une de ces choses ni généreuses ni avares, mais qui aurait reçu, en souvenir sans doute d'une existence antérieure, le don de parole.

— C'est la première fois que vous avez de la troupe ? demandai-je.

— Oui, dit-elle.

— C'est une bonne affaire, dis-je. Vous allez faire autant d'affaires en trois jours que d'habitude pendant tout le restant de l'année.

— Je ne sais pas, dit-elle. Qu'est-ce que je vous sers ?

— Est-ce que vous savez faire des grogs ? dis-je. Mon copain est malade. Il a besoin de quelque chose de chaud et de fort.

Elle ne jeta qu'un coup d'oeil à Maurice. Terne, rapide. « Deux grogs ?» dit-elle.

— Est-ce que vous savez si on pourrait trouver une chambre ? dis-je. Je veux dire : en payant. Ce n'est pas fameux pour un malade de coucher dans une de ces granges à courants d'air.

De nouveau elle regarda Maurice. Son visage n'exprimait aucune sorte d'intérêt.

— Une chambre ? dit-elle. Ce n'est pas grand ici.

— En payant, dis-je. Nous paierons. J'ai entendu dire que l'adjoint au Maire avait une grande maison avec tout plein de chambres.

Elle tourna vivement la tête vers moi, me regarda d'un air méfiant.

— L'adjoint ? fit-elle. Qui vous a dit ça ?

— Là où nous sommes. Je ne sais pas comment ils s'appellent. C'est l'avant-dernière maison en descendant. Il y a une treille sur le devant.

— L'Rufinoni, dit-elle. C'est lui qui vous a dit...

— Pas exactement à nous, dit Maurice.

Il regardait l'homme qui venait de pénétrer, également par la porte de la cuisine. Comme l'adjoint il portait un chapeau de feutre et des bottes noires en caoutchouc. A croire qu'ici c'était un uniforme.

— A notre lieutenant, finit Maurice. A ce qu'il paraît qu'il y a eu une petite engueulade.

— Une engueulade ? dit l'homme. Avec qui donc ?

La femme lui jeta un regard désapprobateur.

— Avec l'adjoint, dis-je. Vous n'êtes pas au courant ?

— Non, dit-il. (Il regarda la femme.) T'as entendu parler de ça ?

— J'ai pas qu'à faire qu'à écouter les histoires, dit-elle.

Elle se tenait toute droite, le visage fermé, inexpressif.

— Qu'est-ce que vous prenez ? dis-je. C'est ma tournée.

— Ma foi... dit l'homme.

— T'as 'cor point fini d'rentrer ces caises de bière, dit la femme.

— Ça peut attendre cinq minutes. A risquent rien. J'ai rangé la bagnole sous l'hangar.

— Asseyez-vous, dis-je. Qu'est-ce que vous prenez ?

— Ma foi, un p'tit coup de blanc me f'rait point de mal, dit l'homme.

Mais elle restait debout à côté de la table sans se décider à bouger.

— Fais donc ce qu'on te dit, s'impatienta l'homme. Fais pas attendre le monde comme ça.

Elle tourna brusquement le dos et disparut dans la cuisine.

— Vous avez été au ravitaillement ? dis-je.

— Ma foi, dit-il. Quand j'ai vu toute cette troupe...

— Vous avez bien fait, dis-je. Vous allez avoir du monde ce soir.

— Le soldat français fonctionne au gros rouge, dit Maurice. Ça l'habitue à la vue du sang. C'est dans le manuel du gradé.

— Oui, dis-je. Et même on ne désespère pas qu'en se perfectionnant il finisse par boire véritablement le sang de ses ennemis et les manger. Ça simplifierait les questions d'intendance.

— C'est aussi dans le manuel du gradé ? dit Maurice.

— Oui, dis-je.

— Alors nous n'avons pas la même édition, dit Maurice.

— Avril 1984, dis-je.

— C'est ce que je pensais, dit-il. La mienne n'est que de 1965.

— Qu'est-ce que... commença l'homme.

— Vous en faites pas, dis-je. On rigole. On est un peu cinglés. Vous avez dû lire ça dans les journaux : c'est à cause du bromure.

— Oh ! dit-il, vous gênez pas pour moi. J'marche pas dans leur bourrage de crâne, moi, vous savez.

— Oui ? dis-je.

— Je ne m'en cache pas, dit-il. Je n'ai pas peur de le dire. Je suis un bon Français, mais ça n'empêche pas que je me demande qu'est-ce qu'on va faire dans cette guerre pour des Polonais qu'on a seulement jamais vus.

— Peut-être qu'ils n'existent même pas ? dit Maurice. Peut-être même que c'est un nom qu'on a inventé comme ça rien que pour nous faire marcher ?

L'homme se mit à rire.

— Vous alors, vous êtes marrant. J'vois ce que vous êtes. Eh bien je vais vous dire, moi : qu'est-ce qu'on en a à foutre de la Pologne, hein ? Je vais vous dire : cette guerre c'est les Anglais qui nous obligent à la faire, c'est le capitalisme anglais et les juifs !

— Comme vous dites, dit Maurice. Ces sales youpins !

— Pas de danger que vous trouviez un Anglais là où c'est qu'on se fait tuer, dit l'homme. On l'a bien vu en quatorze. Et pas de danger non plus que vous voyiez un de ces youpins avec ce que vous avez sur le dos. Sont tous à l'arrière à se remplir les poches pendant que vous êtes là à faire le zouave.

— Le dragon, dit Maurice. Il paraît que nous sommes un régiment de dragons. Ça n'en a peut-être pas l'air, comme ça, à première vue, parce qu'on est un peu mouillés et qu'on ne crache pas le feu. Mais ça ne fait rien : je suis bien d'accord, zouave ou dragon vous ne verrez jamais un youpin assez bête pour...

Je me levai, allai mettre une pièce dans la fente de cuivre du piano mécanique et attendis que se déclenche la musique, le tintamarre discordant, multiple, sauvage, refoulant le temps, les bataillons serrés de notes aux ailes métalliques s'élançant, se déversant au rythme de cet implacable débit à la fois docile et impérieux, aveugle, inhumain, à l'usage sans doute des dieux et des sourds.

Mais rien ne vint. Sans doute était-il lui aussi détraqué et peut-être ne figurait-il plus là que par oubli, jusqu'à ce que le froid, l'humidité et le temps aient finalement raison de lui, jusqu'à ce qu'il s'en aille de lui-même en morceaux, absorbé peu à peu, digéré par cette chose monumentale dont le cartel noir au-dessus de la porte mesurait d'arbitraires, d'illusoires fractions (et rien avant, rien après, rien d'autre que l'alternance fixe et lente des étés, des hivers : les mêmes interminables journées d'août, les mêmes froids, les mêmes chaussures frappées sur le carrelage en entrant, laissant, détachées des semelles, les plaques de neige brune et fondante pointillées par les traces des clous, la même pente des rayons automnaux par la fenêtre, les mêmes ombres légères sur la vitre dépolie des hélianthes poussant le long du mur, le même silence, le même paisible tapage autour des chopines, au retour des foires, avec l'odeur âcre et acide du vin blanc, et dans une des deux chaises hautes et désuètes, parmi les buveurs, le même enfant sans innocence, aux joues de carton sale, frappant de sa cuillère d'étain sur la tablette rabattue).

Par la fenêtre je pouvais voir au-dessus du toit violet de la grange d'en face, s'enténébrant peu à peu, s'enrobant d'ombre et de mystère, le grand sapin avec ses branches pendantes et chenues, insolite, noir, comme un vestige de la préhistoire, survivant des forêts englouties, des déluges dont les eaux en se retirant l'auraient laissé ainsi, encreux, sinistre, avec de longues barbes de mousse, ou d'algues s'égouttant lentement, courbant sous leur poids ses antiques branches.

La femme entra avec les deux grogs, une bouteille de vin et un verre qu'elle posa devant l'homme, remplit. Tournant le dos, elle repartit sans un mot dans sa cuisine. Elle aussi avait cet air des choses qui résistent à toute destruction parce que déjà depuis longtemps détruite, cet air imtemporel qui semblait conférer à tout ici comme une solennité angoissante, un gravité, la paisible majesté des ruines. Comme si tout n'était que ruine, participait déjà, encore vivant, à cet univers où il n'est ni vie ni mort, seulement, seulement...

Mais il valait mieux penser à autre chose. Quand je revins m'asseoir à côté d'eux, Maurice me poussa du coude :

— Le champion du tir au fusil était cocu, dit-il.

— Pas possible ? dis-je. Avec cette tête de Casanova et ce joli nom italien, comment est-ce déjà : Ruspoli, Ranavalo, Ri...

— Parlez pas si fort ! dit l'homme.

Il regarda craintivement dans la direction de la cuisine.

— Mais tu ne devineras jamais par qui, dit Maurice.

— Sans blague, dis-je. Ce n'est pas le Roméo au parapluie ?

— Si, bien sûr, dit Maurice. C'était l'adjoint. Mais la femme c'était la propre soeur de l'adjoint.

— Que veux-tu, dis-je. C'est sans doute un type qui a le sentiment de la famille. Alors ce bol de lait...

— Tu mélanges tout, dit Maurice. Celle-là, c'est celle du frère qui est mobilisé.

— C'est vrai, dis-je. C'est une famille compliquée. Et l'autre, qu'est-ce qu'elle est devenue ?

L'homme nous observait de ses petits yeux de goret, goguenards, luisants.

— Paraît qu'il a divorcé, dit Maurice. Il y a deux ans de ça.

— L'était pleine, dit l'homme.

— Pl...

— Ben oui, quoi, dit Maurice : comme une jument, comme une vache. Faut te faire un dessin ?

(A suivre) [sic.]


"Le Candidat"

"Le Candidat", Arts, 698, nov.1958, p.3.
(Repris en partie dans Histoire).

« choses vues » par Claude Simon

Il faisait chaud et par les fenêtres ouvertes le bruit du haut-parleur arrivait jusque dans la chambre. De temps en temps la voix s'arrêtait et des applaudissements se faisaient entendre. Comme on ne pouvait pas distinguer les paroles, cette voix et ces applaudissements dans la nuit auraient pu sembler incohérents, mais en faisant attention on se rendait compte au bout d'un moment que voix et applaudissements se répondaient, comme si une sorte de pacte, de complaisance mutuelle les faisaient alterner, et non pas au hasard, la voix suivant une certaine modulation qui, par degrés, l'élevait jusqu'au point précis ‑ intensité et tonalité ‑ où, automatiquement, se déclenchait le bruyant enthousiasme de l'auditoire. Sans doute on aurait pu croire à un scénario, des dispositions réglées à l'avance entre le candidat et ses supporters ‑ et certainement il y avait une claque organisée ‑ mais ce n'était pas cela, ou plutôt ce n'était pas exactement cela : il ne semblait pas qu'on fût convenu au préalable de tel ou tel passage, de telle ou telle invective ou proclamation, à la fin duquel la claque se déchaînerait : il apparaissait au contraire que celle-ci agissait d'elle-même, spontanément pour ainsi dire, quoique étant de mèche, séduite par les mots ou les formules clefs propres à déclencher l'enthousiasme du public non prévenu que les supporters ne faisaient ainsi en quelque sorte que devancer légèrement.

D'ailleurs de la même façon le candidat lui non plus n'échappait pas à cette équivoque. Le son, la parole, le bruit de sa propre voix devaient sans doute posséder une puissance telle que l'indignation, l'enthousiasme, tous les sentiments dont use pour ses effets un orateur, parvenaient, comme s'ils se nourrissaient de leur propre substance, à se communiquer réellement, à celui qui s'en servait, de sorte que, dépassant l'artifice, la voix trouvait sincèrement ces vibratos, ces déchirements qui donnent leur éloquence aux anathèmes, aux objurgations et supplications.

Les formules magiques, comme je pus m'en rendre compte en arrivant sur la place où étaient installés les hauts-parleurs, étaient en nombre assez restreint (environ trois ou quatre) et l'orateur candidat y revenait sans crainte de se répéter ‑ souvent assez difficilement et au prix de douteuses acrobaties tant au point de vue de la syntaxe que de la logique, quand elles n'avaient, comme cela était le plus souvent le cas, que peu de rapport avec les propos qu'il tenait ‑ chaque fois que son instinct l'avertissait, pour la réussite de sa réunion, du besoin de ce crépitement multiple, de cette sorte de ponctuation sonore qui doit revenir à des intervalles pas trop éloignés.

Seuls les gens à l'intérieur de la salle où se tenait la réunion applaudissaient, et le témoignage de leur approbation parvenait, comme la voix, par l'intermédiaire des hauts-parleurs, au public réuni sur la place : les hommes en manches de chemise, les femmes bras nus, silencieux dans la tiédeur de la nuit un peu alourdie par leurs propres senteurs. Quoique s'abstenant de toute manifestation, leur silence n'avait d'ailleurs rien d'hostile, aussi éloigné de l'opposition que de la ferveur. Probablement une partie d'entre eux était-elle favorable au candidat, et ceux-là eussent-ils applaudi comme les autres s'ils avaient été dans la salle. Probablement même un assez grand nombre des autres qui n'étaient pas a priori favorablement disposés eussent-ils applaudi aussi. Dans l'ensemble, ils semblaient surtout être venus là, et y rester, par curiosité, ou du moins c'était le sentiment qu'ils s'efforçaient d'afficher par leur maintien : intéressée mais sans passion. Au reste la chaleur de la soirée, l'heure à peine plus tardive que celle où l'on fait un tour avant de se coucher, justifiaient pleinement cette attitude. Sans aucun doute, s'il avait plu ou fait froid, la place eût été déserte.

Pour en revenir aux mots et aux formules clefs, voici quels étaient les principaux. En premier lieu, en tout premier lieu même car ils revenaient à toute occasion, ceux de « Kominform » et de « Kominformistes » (pas une fois l'orateur ne dit « Communistes » ni même « Staliniens »). Prononcés par la voix à l'accent méridional encore amplifiée caricaturalement par la déformation du son dans les hauts-parleurs, ces deux mots prenaient un aspect assez comique, quelque chose qui faisait penser à « Croquemitaine » et, par association sonore, à « Conformistes » ou « Formalistes », ce qui ne manquait pas d'une certaine saveur. Venaient ensuite, à tout propos, le vocatif solennel : « Habitants et habitantes de...» (ici le nom de la ville, le seul fait d'être domicilié dans cette localité plutôt que dans une autre constituant apparemment un titre de noblesse et sans doute même d'intelligence, car la phrase suivante commençait fréquemment ainsi :« Ce n'est pas vous qui vous laisserez abuser (ou tromper) par...»), puis :« Notre beau département » souvent aussi évoqué dans une envolée terminale qui, précédée de formules telles que :« faire régner la prospérité dans », ou « libérer de la terreur Kominformiste », obtenait un succès certain. D'autres mots ou accouplements de mots, comme « République », « République Française », « Défendre les traditions de la culture », « Préserver la paix », étaient d'un emploi moins fréquent. Visiblement l'orateur devait penser que le meilleur était de s'en tenir au plan local, la question communiste elle-même étant ramenée, sans autre commentaire plus général, à cette fameuse terreur « Kominformiste » que le pays avait, paraît-il, connue en 1945. Sans doute cela suffisait-il.

Une des figures de rhétorique les plus utilisées était l'interrogation, la question posée aux auditeurs naturellement muets et dans l'attente, à laquelle, après un instant de silence pour laisser mûrir son effet, l'orateur apportait sa réponse. Par exemple : « Et savez-vous ce qui se produirait si cette désastreuse division qu'entretiennent des personnages (dont on se demande pour qui ils travaillent !) devait continuer jusqu'aux urnes, oui, je vous pose la question : qu'arriverait-il ?» Un silence. « Eh bien ! je vais vous le dire : tout simplement ceci...»

A l'aide du même procédé, l'orateur, lorsqu'il jugeait nécessaire de détendre son auditoire, obtenait certains effets de rire. Ainsi il rapporta qu'à l'issue d'une de ses réunions, la veille, dans un de « nos » villages (ces réunions auxquelles il faisait fréquemment allusion avaient toujours été « magnifiques » ou « profondément émouvantes ») un homme était venu lui dire : « Je n'ai rien compris à tout ce que vous avez raconté !» Pensant alors que l'homme ne parlait que le patois, ou que lui-même avait employé un langage trop abstrait, le candidat dit qu'il avait essayé de se mettre à la portée de son interlocuteur, lui parlant en termes simples, familiers... « Jusqu'au moment où je m'aperçus, savez-vous de quoi ?» Nouveau silence du public. Evidemment, il ne savait pas :« Eh bien ! je me rendis compte tout simplement que cet homme était sourd !» Rires. « Oui ! Je parlais à un sourd !» Et, enchaînant :« Eh bien ! vous ne serez pas comme ce pauvre diable...», etc.

N'était le ton « réunion publique » et quelques vulgarités jetées à bon escient de temps en temps, cette éloquence n'était pas sans rappeler assez singulièrement, quoique le candidat se présentât sous une étiquette de « gauche », celle que déversent sur les fidèles, du haut des chaires, les gens d'Eglise : le Kominform et les Kominformistes étaient brandis en guise d'enfer et de diables, la division des votes présentée comme un péché mortel et, pour frapper les esprits, s'ajoutaient quelques paraboles et tournure évangélique comme celle du sourd. Comme j'étais arrivé vers le milieu du discours à peu près, il me fut assez difficile de m'en faire une idée exacte quant au fond. Au moment où je parvenais sur la place, le candidat parlait avec une indignation mêlée de moquerie d'un de ses concurrents, justement un « diviseur », qui ne pouvait manifestement espérer être élu et dont le seul but, honteux et désastreux évidemment, était de faire battre la liste de l'orateur pour une misère de cinq cents voix. Il invectiva assez longuement contre cet ennemi, puis contre « Monsieur le Préfet » qui, disait-il, n'avait « rien compris », alors que « tout le monde » dans le département, sauf ce « haut fonctionnaire », avait « compris ». Elargissant ensuite le débat, il se présenta comme le seul homme capable d'en imposer dans le département à la terreur Kominformiste. Pour appuyer sa démonstration, il décrivit plusieurs scènes de sa campagne électorale dans les villages (« nos » villages) où, racontait-il, des gens émus aux larmes venaient le féliciter à la fin des réunions, lui dire que depuis des années c'était la première fois que, chez eux, un « non-Kominformiste » pouvait faire entendre sa voix. Enfin il tint à remercier tous ceux qui avaient fait preuve, au contraire du Préfet, de compréhension et d'un dévouement admirable pendant cette campagne. A cette occasion, entraîné par son élan, tout à sa gratitude pour le « désintéressement et la noblesse » partout rencontrés, il évoqua ces « nombreux ouvriers » tant des villes que des campagnes « qui, dit-il, n'ont pourtant rien à y gagner » (« y » ne pouvant, de toute évidence, signifier que « mon élection ») et étaient cependant, à maintes reprises, venus l'encourager.

Il termina son discours par :« Vive la liberté ! Vive notre département ! Vive la République française !» Les gens qui étaient dans la salle applaudirent longuement. Les auditeurs de la place se détachèrent des murs, se levèrent des rebords de trottoirs où certains s'étaient assis, et se dispersèrent sans bruit.

Un peu plus tard, comme je repassais par le centre de la ville, je vis un groupe assez important qui sortait de l'hôtel de ville où s'était tenue la réunion. Le groupe était presque exclusivement composé d'hommes en manches de chemise, la veste sur le bras, ou chemisettes d'été. Ils s'avançaient lentement de front, remplissant toute la largeur de la rue entre les terrasses de cafés pleines de monde. De leur foule s'élevait un brouhaha paisible, comme celui que l'on peut entendre à la sortie des offices religieux, des salles de cinéma, ou des stades. Au premier rang, et au centre, marchait un homme en complet bleu marine, le cou entouré d'un cache-nez beige à la façon des chanteurs d'opéra en tournée. Et de fait, plutôt jeune, le visage à peine empâté, manifestement satisfait de lui, il évoquait assez exactement ces vedettes masculines, ténorinos ou champions de quelque chose, attendus par la foule après une exhibition. Quoique fatigué, il souriait, levait la tête à droite et à gauche vers les balcons, traversait la rue pour aller avec un empressement condescendant serrer une main à la terrasse d'un café. Ses supporters souriaient aussi, lui donnaient de légères claques sur les épaules, tournaient leurs têtes en même temps que lui vers les balcons, les terrasses, tout en devisant entre eux avec cet air entendu, légèrement méprisant et assuré, de ceux qui, aux courses, ont su miser sur le bon cheval.

C.S.


"Cendre"

"Cendre", Revue de Paris, mars 1959, p.79-82.
(Non repris).

Ce furent d'abord de longues suites de jours chauds qui se traînaient au dehors, de l'autre côté des volets fermés et, le soir, lorsqu'on pouvait enfin ouvrir les fenêtres, il regardait le ciel décoloré verdir lentement au-dessus des toits, se faner, évanescent, diaphane, jusqu'à ce que les premières étoiles se missent à briller et, plus tard, c'était la forme géométrique d'une constellation qui se déplaçait insensiblement, lointaine, majestueuse et glacée, dans le cadre de la fenêtre, pendant les heures de la nuit, tandis qu'il pensait avec une sorte de désespoir paisible, d'indifférent dégoût, à cette morsure sanglante et pourrie, près de l'épaule, à l'intérieur de son corps étendu.

Plus tard il y eut de calmes ciels nuageux, d'apaisantes pluies qu'il regardait rebondir sur les toits de tuiles, s'égouttant des chéneaux crevés sur les pavés de la cour. Et puis d'autres matins où le ciel lavé faisait penser aux prés, aux bois, aux vertes et lentes rivières, d'autres crépuscules se teintant peu à peu de rose, tombant chaque jour un peu plus tôt, à mesure que le somptueux été tirait son ventre lourd au-dessus des plaines, des collines, des mers parcourues de bateaux, des villes peuplées de femmes et d'hommes qui chaque jour marchaient dans les rues lumineuses, allaient, venaient, sur leurs jambes légères et royales, portant leurs corps verticaux, leurs têtes ‑ les têtes, ces fragiles hochets pleins de tragiques, passionnants et dérisoires débats.

Et plus tard encore ce fut l'automne, avec de tardifs et furieux orages, des aubes déjà froides, et, toujours couché, toujours avec cette mort rougeâtre contenue mais vigilante au-dedans de lui, écoutant la nuit les sifflets lointains des trains, le jour les bruits multiples de la maison ‑ les insignifiants et merveilleux échos de vies insignifiantes et merveilleuses ‑ il lui semblait peu à peu devenir lui-même quelque chose d'impérissable, minéral et passif sur quoi le temps avait aussi pris l'habitude de glisser sans laisser de traces comme les ombres des nuages sur la surface de la terre, quelque chose qu'il était devenu, non pas tant par l'accumulation des jours d'immobilité, presque pétrifié dans cette position de gisant, qu'à la suite d'une brusque transformation, ou plutôt transmutation comme si toutes les parcelles de cette matière sans quoi n'existent ni pensée ni sens s'étaient orientées à la façon des mille regards d'une foule sur un nouveau, morbide et fascinant spectacle dans cette heure, après qu'il eut appris, le temps du crépuscule, pouvant se rappeler les marches tièdes du perron, les oiseaux se taisant peu à peu, le murmure confus des voix autour de lui, la lourde senteur des foins coupés et, sur le flanc du coteau, de l'autre côté du vallon, le tracteur presque invisible se hâtant, luttant de vitesse avec la nuit, rognant à chaque passage les bords du triangle de blé qui semblait se rétracter peu à peu comme corrodé, comme rongé par un bourdonnant, obstiné et vorace insecte, tandis que lui, assis dans cette tiédeur mourante du jour, pensait :« maintenant, maintenant, maintenant mon vieux... » percevant avec une sorte d'avidité goulue, de navrante acuité, l'amère saveur d'un monde interdit, avec déjà dans la bouche comme un écoeurant avant-goût de ce flot qui, forçant sa gorge, le réveilla dans les ténèbres nocturnes, haletant, horrifié, regardant rougir à ses lèvres d'abord le mouchoir, puis un bol, puis la cuvette qu'elle lui porta, elle aussi horrifiée, le fixant de ses yeux agrandis cependant qu'entre deux hoquets, entre deux jaillissements de ce flux douceâtre, gluant, il se tenait là, assis, la cuvette emplie de sang sur les genoux, pensant toujours avec la même amère ironie, le même désespoir satisfait :« Maintenant mon vieux ! Maintenant hein ? Maintenant, maintenant... »

Puis ce fut fini et, dès lors, il passa dans l'envers de ce décor où semblaient vivre (il y avait vécu lui aussi, mais il y avait déjà si longtemps, ou si loin) les gens qui venaient dans sa chambre, avec leurs visages hâlés, leurs vêtements légers et clairs. Ils s'asseyaient, parlaient, compatissants, apitoyés, embarrassés, futiles. Ils vinrent aussi à la clinique, les femmes avec leurs robes multicolores, leurs bras nus et dorés, les hommes sans cravate, le col de leur chemise déboutonné, et il les voyait dans la pénombre tiède et verte, la glauque lumière d'aquarium que renvoyait le rideau des grands platanes perpétuellement bruissants de vent : les murs peints en vert aussi, le visage blafard de la nonne, les nuits au bout desquelles arrive tout de même le jour : les premiers vélos d'ouvriers avant l'aube et ensuite les balayeurs, la marchande de poisson ‑ la voix éraillée, sans timbre, lançant son cri :« La belle sardineu... le thon joliii... » ‑ et chaque fois (les écoutant, les épiant) l'envie, l'envie déchirante d'être le cycliste, le balayeur, le possesseur d'une de ces voix du dehors, d'être...

C'était une sorte de monde clos, bizarre, exclusif, avec ses relents de formol, de cuisine fade, ses couloirs aux linoléums silencieux, les froissements des lourdes jupes empesées, les horaires fixes, inexorables, qui ramenaient tous les matins le petit assistant myope avec son sourire obstiné, ses yeux bridés derrière les verres, son onctuosité d'ecclésiastique et, plus tard, précédé par un remue-ménage de portes claquées, de voix, d'ordres, le gros docteur traînant derrière lui, comme un potentat obèse, despotique, sa suite rituelle hiérarchisée. Et, arrêtés autour de son lit, ils le regardaient de leurs yeux de maquignons tandis que leurs lèvres prononçaient les paroles rituelles elles aussi, de rituelles plaisanteries, sur ce ton distrait et las que l'on emploie pour parler aux enfants et aux idiots, sans cesser de l'observer, de le guetter (leurs regards comme séparés des paroles, à l'abri des paroles plutôt, aux aguets, calculateurs, aigus, comme ceux de paysans sur le qui-vive, habitués aux ruses des marchands, aux tromperies de la maladie, évaluant, estimant).

Souvent, par la suite, il devait lui arriver de se revoir dans la salle d'opération, au centre de cette pièce qui était elle-même comme le centre, la raison d'être de cet agencement de couloirs caoutchoutés, d'escaliers, de chambres aux portes numérotées, de parois de verre dépolis au travers desquelles se dessinaient de vagues formes blanches allongées : un antre obscur et vide, à l'exception, sous l'éclairage violent du projecteur, de cette espèce de trône barbare où l'on accédait par des marches et sur lequel il était assis, demi-nu, dans le ruissellement de lumière, grotesque et royal, cependant qu'autour de lui s'affairaient silencieusement les aides, officiants attentifs de quelque culte secret et clandestin, qui l'entouraient de bandelettes, le revêtaient de linges immaculés percés d'ouvertures postulant sang et acier, l'acier aiguisé des instruments dont il entendait dans son dos sur la table où on les disposait le cliquetis métalliques, cruel et froid. Puis (mais cela il ne pouvait que se le rappeler, pas le sentir de nouveau, pas le connaître, parce que personne ne peut imaginer ‑ qu'il les ait éprouvées ou non ‑ la souffrance et la peur) à mesure que mordaient dans sa chair les choses acérées ‑ des insectes aux dards aigus, précis, diligents ‑ cette descente moite et lente, ce néant aveugle, où il lui semblait s'enfoncer par degrés, se dissoudre, écartelé, pendu à ce bras attaché là-haut au-dessus de lui, sentant sourdre de son corps, courir sur sa peau en écheveaux multiples les rigoles de sueur, puis ce feu précis le fouaillant, insistant, implacable et, tout à coup, balayant les gémissements, le cri qu'il entendit sortir de lui, le surprenant, furieux, impuissant, humilié, scandalisé...

Dehors, c'était la lumière déclinante d'un soir d'été, le glissement d'une voile sur le fleuve, des barques aux avirons clignotants et, de son lit, quand ils l'eurent remonté, assis tout droit, raide, exténué, il pouvait voir, à travers le rideau bruissant des grands platanes, les corps nus des gamins courant le long de la berge, se poursuivant, plongeant, et quand les ombres commencèrent à s'allonger (tandis que la pénombre verdâtre s'épaississait et que dans la glace de l'armoire en face de lui il ne distinguait plus qu'avec peine son fantôme blafard), sautillant d'une façon comique derrière les buissons, embarrassés de leurs vêtements, l'éternel retardataire courant, à demi-rhabillé, à la traîne des autres.

Mais maintenant il n'y avait certainement plus de voiles, ni de canoës, ni de gamins et, là aussi, la pluie devait tomber sur les berges désertes, comme elle s'était mise à tomber depuis le milieu d'octobre, tous les jours, presque sans discontinuer, sur les cheminées, les toits luisants dans l'encadrement de la fenêtre. Elle s'arrêtait parfois une heure ou deux, puis se remettait à tomber, sans bruit, légère, et il pouvait voir les tuiles à peine sèches se vernir peu à peu, refléter de nouveau le ciel livide et morne.

C'étaient toujours les mêmes façades, les mêmes toits, et si par hasard il était mort, ils seraient là encore, et sans doute n'y avait-il que cela et rien de plus : les chaussures et les gants d'enfant passés au blanc d'Espagne séchant sur l'appui de la fenêtre d'en face, les matins des dimanches d'août et, le soir, les deux soeurs boulottes qui rentraient tard de quelque cinéma ou de quelque bal de quartier : les fenêtres allumées, le placard de lumière brusquement projeté au mur de la chambre d'où, toujours étendu, sans pouvoir dormir, il les voyait passer et repasser en allées et venues silencieuses, se dévêtant peu à peu (leurs épaules et leurs bras laiteux hors des combinaisons noires), absorbées dans d'incompréhensibles et nocturnes occupations. Et ainsi, jour après jour, condamné à rester là couché à la même place, avec cette mort qu'on entourait d'attentives précautions tapie à l'intérieur de lui, il pouvait, à travers les deux fenêtres de la grande façade blanche, regarder se dérouler cette pantomime muette, énigmatique (il y avait toute une famille qui semblait vivre dans les deux pièces, et sans doute peu aisée car les volets n'étaient restés fermés qu'une semaine, vers le quinze août, après quoi il les avait de nouveau revus : les deux soeurs, le frère qui brossait longuement son veston avant de sortir, la mère énorme, la petite qui restait des heures penchée à la fenêtre à regarder dans la cour), pouvant voir comme à travers des déchirures, des fibres d'existences antérieures, des morceaux de sa propre vie où il se regardait de la même façon dont il regardait se mouvoir ces silhouettes familières et inconnues accaparées par une vie de fourmis. Des déchirures. Comme ces blessures qu'exhibaient, ridicules et pitoyables, au passage des généraux vainqueurs, les vieux soldats dénudant leurs peaux blanchies : des souvenirs, de blêmes cicatrices sur le fond décoloré du temps.


"Mot à mot"

"Mot à mot", Les Lettres nouvelles, nlle série, 6-8, avr.1959, p.6-10.
(Non repris).

« ...alors nous nous sommes mis à une petite table, et alors arrive ce pauvre type qui a une mine effroyable, la vésicule, dit-il, à part ça il a la tête typique du tuberculeux, alors nous nous mettons à parler vésicule, foie, et coetera, et tout à coup nous nous apercevons que tout le monde nous regarde :« Alors, dit Geneviève, vous alors au moins vous ne vous cachez pas pour flirter !» (passez-moi la sauce piquante voulez-vous, ça aidera peut-être ce vieux coq baptisé poule à se laisser manger, merci), oui : en réalité, elle traînait derrière elle une espèce de bonhomme qui l'avait entreprise et qui ne la lâchait pas, parce que naturellement... Si, c'était très bien : pas somptueux, mais très bien ; c'était un traiteur de Périgueux qui leur avait tout fait : vous savez : poulet froid, salade russe, rosbeef... Oh oui : en abondance ! Bref quand tous les gens ont été là, chacun avec sa petite assiette, vous pensez bien qu'ils n'ont eu qu'une idée : trouver un coin pour s'asseoir, alors la moitié s'est installée sur la terrasse, vous savez : le long de la balustrade, l'autre sur les escaliers (mais c'est de la sauce piquante que vous m'avez donnée ! Enfin je veux dire : terriblement piquante. Ça emporte la bouche cette histoire-là, vous auriez dû me prévenir, j'en ai mis quatre cuillerées !), oui : sur quoi est arrivée une espèce de poule, enfin pas exactement, vous voyez ce que je veux dire : avec une peau d'orange, de gros yeux bleus très beaux et une robe exquise de chez Dior, parce qu'il paraît qu'elle ne s'habille que chez Dior, c'est lui qui paye, il a de quoi, il paraît qu'il décore toutes les boutiques de la rue Saint-Honoré, mais très chic, tu sais, disant par exemple à Pascal : « J'ai de l'argent en ce moment, est-ce que tu veux que je t'en prête ?», et, naturellement, tu te doutes bien que l'autre, toujours très Corse, beaucoup d'allure, a refusé. Très chic d'ailleurs aussi : dans une Frégate bleue, montre-bracelet en or, chemise de soie..., alors il nous a tous invités à dîner, mais tu sais : c'est extrêmement surfait, ces restaurants : j'ai pris des quenelles de brochet, eh bien, c'étaient des quenelles à l'eau de brochet, tout juste... Et les prix ! Tu sais ce que j'ai payé ou plutôt ce que Daniel a payé pour moi à l'Hôtel d'O... : trois mille six pour une petite chambre ! Convenable, mais enfin, avec une salle de bains bien sûr, mais qu'il fallait chercher au bout du couloir. Seulement il est comme ça : en sortant, il dit à la fille qui tenait le vestiaire :« Tiens, il me semble qu'il y a longtemps que je ne t'ai pas donné de pourboire à toi ?», et alors il lui file un billet de cinq mille. Tel que. Eh bien tu diras ce que tu voudras mais un homme comme ça... Moi, voilà : un homme, ça m'est égal qu'il ne soit pas beau, ou même pas fort, ou même pas en bonne santé : mais ce que je veux c'est qu'il soit intelligent et qu'il ait un minimum de distinction, oui : un minimum de distinction et de finesse parce que...

*

Dans l'encadrement du porche qui s'ouvre sur la rue apparaissent d'abord les musiciens. Ils semblent se mouvoir à travers un élément qui supprimerait toute pesanteur, avançant lentement sur leurs ombres évanescentes et décolorées comme celles que la lumière épuisée dessine au fond de l'eau, diffusées par l'épaisseur liquide où ondulent horizontalement les algues molles et déchirantes de la marche funèbre, la paisible musique aux multiples bouches de cuivre velouté, s'enflant tandis qu'ils passent lentement dans leurs costumes sombres des dimanches, avec leurs noeuds de cravate maladroits sur le linge frais, persistant (la musique) après que le dernier d'entre eux a disparu, comme un sillage tenace, comme si, derrière eux, la rue était maintenant tapissée, tendue de voiles de deuil.

Puis, toujours figés, toujours progressant avec cette irréelle lenteur, quatre hommes qui tiennent les quatre coins d'un grand carré d'étoffe noire.

A leur tour ils disparaissent. Là-bas, la musique continue, solennelle et douloureuse, à ouvrir un passage, comme si elle repoussait le temps, les spectateurs, faisant le vide devant le cortège. Alors, traînant le bruit de gravier écrasé par les roues, apparaît un cheval décharné. L'homme qui le tient par la bride est le même qui ramasse les ordures du village. C'est aussi le même cheval qui tire le tombereau. C'est pourquoi celui qui veut se faire concéder le bénéfice de l'enlèvement des boues doit obligatoirement présenter un cheval noir.

Après la musique, après le poêle, après la voiture (on dirait qu'elle aussi est en quelque sorte un squelette de char funéraire, comme ce qui la traîne est un squelette de cheval), derrière le groupe des hommes, la cohorte des femmes sous les mantilles qui couvrent leurs cheveux, humbles, menues, et avec elles cette odeur humide et spongieuse des pleurs, les larmes, le murmure impudique de la douleur qui se traîne dans le piétinement menu, furtif, indifférent, des lointaines parentes, des étrangères, des voisines chuchotant, pendant que là-bas, la musique arrêtée attend le mort, l'accueille, l'installe dans les suaires déployés du silence.

Dans le soleil aveuglant, une femme vêtue de noir, chaussettes violettes, un peu obèse, claudicant, porte devant elle, toujours droite, une gerbe mortuaire de fleurs éclatantes, aussi grande qu'elle.

*

Montant dans l'autobus à Monte-Carlo, sur le coup de huit heures du soir, ce couple incolore (lui, soixante ans environ, elle un peu grasse, vêtue d'une robe de voile gris, l'apparence d'une ménagère aisée), l'homme faisant aigrement remarquer que, comme toujours, il retrouve le même siège mal rembourré (elle a, dit-elle, perdu quinze mille francs), s'accusant d'être restée inconsidérément au trente et quarante après la perte des premiers cinq mille francs, au lieu d'être allée à la roulette, comme elle en avait eu primitivement l'intention, accusant ce croupier qui a voulu à toute force la faire asseoir à cette table qui ne lui plaît pas, racontant une histoire compliquée de plaques (exactement comme si, revenant du marché, elle rapportait une dispute entre elle et l'épicier, ou une autre acheteuse), s'interrompant un instant pour écouter son mari (apparemment ils se séparent sitôt franchie la porte du casino, chacun jouant de son côté pour son propre compte) parler de cet Egyptien qui a tellement gagné, l'interrompant avant qu'il ait fini, disant :« Tu sais cette comtesse italienne qui était à Vichy l'été dernier nous avons parlé elle m'a dit qu'est-ce que vous faites cette année je lui dis je perds enfin un peu alors elle me dit ma chère vous me croirez si vous voudrez depuis un an une de ces malchances j'en suis pour dix-huit millions en un an !»

A Nice, ils descendent et s'éloignent à petits pas, se tenant par le bras.

*

Par la fenêtre on peut voir les façades ocre des maisons, le ciel trop bleu, opaque, tendu derrière comme la toile de fond d'un théâtre. Ils sont trois dans le bureau. C'est le maigre qui parle : « Notre Maison, dit-il, a compris qu'à l'heure actuelle c'est à la qualité que l'on doit attacher toute son attention. Notre directeur de Paris est un homme jeune, dynamique...», et tandis que se succèdent les phrases péremptoires, naïves, je regarde son visage ravagé, encadré de cheveux blancs qui retombent de chaque côté du front, partagés par une raie médiane, ses mains sèches qui me tendent un carton-réclame où, sur un fond de vignes et de montagnes au-devant desquelles on peut voir, en grisaille, la statue équestre d'un général coiffé d'un képi, se détache, oblique, une bouteille aux reflets figurés avec précision et dont l'étiquette reproduit fidèlement les mêmes vignobles, les mêmes montagnes et la même statue équestre.

Ils m'ont assis dans un profond fauteuil de cuir aux dimensions démesurées et ont avancé un cendrier à pied. Le type continue de parler : le blanc de son col immaculé tranche sur le ton terreux de sa peau. Une table supporte des rangées de fioles-échantillons étiquetées et, aux murs, on peut voir d'autres exemplaires du même carton-réclame qu'il m'a présenté.

Du dehors parvient le bruit du trafic. Sous les ombres légères des jeunes platanes qui bordent la place, le long des cafés, stationnent deux ou trois autobus aux couleurs criardes (vert et rouge, sang de boeuf, bleu-roi), portant en lettres d'enseignes les noms des villages qu'ils desservent, et dans la lumière poussiéreuse se succèdent les camions, les charrettes roses (la teinte que prend la peinture rouge primitive sous la couche poudreuse de poussière ou de boue séchée), les Citroën noires des courtiers, les fantomatiques caravanes de chevaux osseux, conduits par des gitans qui font claquer des fouets aux manches torsadés, passant devant les affiches de cinéma, les visages des actrices d'Hollywood renversés, pâmés, sous les baisers, se reflétant dans les glaces des vitrines où les mannequins aux gestes irréels, aux sourires irréels, vêtus de robes irréelles, se tiennent immobiles.

Je me demande ce que le type maigre pense des phrases qu'il continue à débiter. C'est-à-dire s'il les croit réellement convaincantes, s'il cherche à suivre ou à deviner l'effet produit sur moi par cette sorte de parade verbeuse qui se sert de termes de réclame et de prospectus (aussi irréelle que les visages d'actrices irréellement blondes, les mannequins, les pimpants vignobles et la glorieuse statue équestre du général reproduite sur l'étiquette) et qui se déploie, puérile, abondante et vide, comme un injurieux démenti à ce visage dont elle sort, soucieux, acharné, au sérieux même du bureau meublé à l'américaine. Ou peut-être n'en pense-t-il rien. Peut-être tout cela constitue-t-il en quelque sorte un rite, comme la vaine parade des paons étalant en éventail leur queue chamarrée, peut-être est-ce comme en Orient, une obligatoire cérémonie au cours de laquelle, avant d'entamer le fond de toute négociation, s'échangent interminablement des propos emphatiques et louangeurs. L'attitude des deux autres semblerait l'indiquer : le jeune aux cheveux en brosse, au pull-over bariolé, qui, de temps en temps renchérit machinalement ; le troisième personnage, gras et placide derrière son bureau et qui fait penser à quelque chanoine assis dans une des stalles du choeur, assistant l'officiant de sa présence muette, attendant sans impatience et sans foi que se termine la célébration d'un office fastidieux et familier.


"La Poursuite"

"La Poursuite", Tel Quel, printemps 1960, p.49-60.
(Repris dans La Route des Flandres).

Il tenait une lettre à la main, il leva les yeux me regarda puis de nouveau la lettre puis de nouveau moi, derrière lui je pouvais voir aller et venir passer les taches rouge acajou ocre des chevaux qu'on menait à l'abreuvoir, la boue était si profonde qu'on enfonçait dedans jusqu'aux chevilles mais je me rappelle que pendant la nuit il avait brusquement gelé et Wack entra dans la chambre en portant le café disant, les chiens ont mangé la boue, je n'avais jamais entendu l'expression, il me semblait voir les chiens, des sortes de créatures infernales mythiques leurs gueules bordées de rose leurs dents froides et blanches de loup mâchant la boue noire dans les ténèbres de la nuit, peut-être un souvenir, les chiens dévorant nettoyant faisant place nette : maintenant elle était grise et nous nous tordions les pieds en courant, en retard comme toujours pour l'appel du matin, manquant de nous fouler les chevilles dans les profondes empreintes laissées par les sabots et devenues aussi dures que de la pierre, et au bout d'un moment il dit Votre mère m'a écrit. Ainsi elle l'avait fait malgré ma défense, je sentis que je rougissais, il s'interrompit essayant quelque chose comme un sourire mais sans doute lui était-il impossible, non d'être aimable (il désirait certainement l'être) mais de supprimer cette distance : cela étira seulement un peu sa petite moustache dure poivre et sel, il avait cette peau du visage tannée des gens qui vivent tout le temps au grand air et mate, quelque chose d'arabe en lui, sans doute un résidu d'un que Charles Martel avait oublié de tuer, alors peut-être prétendait-il descendre non seulement de Sa Cousine la Vierge comme ses nobliaux de voisins du Tarn mais encore par-dessus le marché sans doute de Mahomet, disant Je crois que nous sommes plus ou moins cousins, mais dans son esprit je suppose qu'en ce qui me concerne le mot devait plutôt signifier quelque chose comme moustique insecte moucheron, et de nouveau je me sentis rougir de colère comme lorsque j'avais vu cette lettre dans ses mains, reconnu le papier. Je ne répondis pas, il vit sans doute que j'étais en rogne, je ne le regardais pas lui mais la lettre, j'aurais voulu pouvoir la lui prendre et la déchirer, il agita un peu la main qui la tenait dépliée, les coins battirent comme des ailes dans l'air froid, ses yeux noirs sans hostilité ni dédain, cordiaux même mais distants eux aussi : peut-être était-il seulement tout aussi agacé que moi, me sachant gré de mon agacement tandis que nous continuions cette petite cérémonie mondaine plantés là dans la boue gelée, faisant cette concession aux usages aux convenances par égard tous deux pour une femme qui malheureusement pour moi était ma mère, à la fin il comprit sans doute car sa petite moustache remua de nouveau tandis qu'il disait Ne lui en veuillez pas Il est tout à fait normal qu'une mère Elle a bien fait Pour ma part je suis très content d'avoir l'occasion si jamais vous avez besoin de, et moi Merci mon capitaine, et lui Si quelque chose ne va pas n'hésitez pas à venir me, et moi Oui mon capitaine, il agita encore une fois la lettre, il devait faire quelque chose comme environ moins sept ou moins dix dans le petit matin mais il ne semblait même pas s'en apercevoir. Après avoir bu, les chevaux repartaient en trottant par deux, les hommes courant au milieu jurant après eux et s'amusant à se suspendre aux bridons, on pouvait entendre le bruit des sabots sur la boue gelée, lui répétant Si quelque chose ne va pas je serai heureux de pouvoir, pliant ensuite la lettre la mettant dans sa poche m'adressant de nouveau quelque chose qui dans son esprit devait être encore un sourire et qui tirailla simplement une nouvelle fois sur le côté la moustache poivre et sel après quoi il tourna les talons. Par la suite je me contentai simplement d'en faire encore moins que je n'en faisais déjà, j'avais simplifié la question à l'extrême, décrochant les deux étrivières en descendant de cheval, débouclant la sous-gorge dès que je lui avais coupé l'eau une ou deux fois et alors enlevant toute la bride d'un seul coup, trempant le tout dans l'abreuvoir pendant qu'il finissait de boire, et ensuite il rentrait tout seul à l'écurie, moi marchant à côté prêt à l'attraper par une oreille, après quoi je n'avais plus qu'à passer un chiffon sur les aciers et de temps en temps un petit coup de toile émeri quand ils étaient vraiment trop rouillés, mais de toute façon ça ne changeait pas grand'chose parce que sur ce point-là ma réputation était faite depuis longtemps et ils avaient renoncé à m'embêter et je suppose d'ailleurs qu'en ce qui le concerne il s'en fichait pas mal et que faire semblant de ne pas me voir quand il passait l'inspection du peloton était une politesse faite à ma mère sans trop d'effort, à moins que l'astiquage ne fît aussi partie pour lui de ces choses inutiles et irremplaçables de ces réflexes et traditions ancestralement conservés dans la Saumur et fortifiés par la suite, quoique d'après ce qu'on disait elle, c'est-à-dire la femme c'est-à-dire l'enfant qu'il avait épousée ou plutôt qui l'avait épousé, s'était chargée en seulement quatre ans de mariage de lui faire oublier ou en tout cas mettre au rancart un certain nombre de ces traditionnelles traditions, que cela lui plût ou non, mais même en admettant qu'il eût renoncé à pas mal d'entre elles (et peut-être non pas tant par amour que par force ou si l'on préfère par la force de l'amour ou si l'on préfère forcé par l'amour) il y a des choses que le pire des abandons ou des renoncements ne peut faire oublier même si on le veut et en général les plus absurdes les plus vides de sens celles qui ne se raisonnent ni ne se commandent, comme par exemple ce réflexe qu'il a eu de tirer son sabre quand cette rafale lui est partie dans le nez de derrière la haie : un moment j'ai pu le voir ainsi le bras levé brandissant cette arme inutile et dérisoire dans un geste héréditaire de statue équestre que lui avaient probablement transmis des générations de sabreurs, silhouette obscure dans le contre-jour qui le décolorait comme si son cheval et lui avaient été coulés tout ensemble dans une seule et même matière, un métal gris, le soleil miroitant un instant sur la lame nue puis le tout ‑ homme cheval et sabre ‑ s'écroulant d'une pièce sur le côté comme un cavalier de plomb commençant à fondre par les pieds et s'inclinant lentement d'abord puis de plus en plus vite sur le flanc, disparaissant le sabre toujours tenu à bout de bras derrière la carcasse de ce camion brûlé effondré là, indécent comme un animal une chienne pleine traînant son ventre par terre, les pneus crevés se consumant lentement exhalant cette puanteur de caoutchouc cramé la nauséeuse puanteur de la guerre suspendue dans l'éclatant après-midi de printemps flottant ou plutôt stagnant visqueuse et transparente mais aurait-on dit visible comme une eau croupie dans laquelle auraient baigné les maisons de brique rouge les vergers les haies : un instant l'éblouissant reflet de soleil accroché ou plutôt condensé comme s'il avait capté attiré à lui pour une fraction de seconde toute la lumière et la gloire sur l'acier virginal... Seulement, vierge, il y avait belle lurette qu'elle ne l'était plus, mais je suppose que ce n'était pas cela qu'il lui demandait espérait d'elle le jour où il avait décidé de l'épouser, sachant sans doute parfaitement dès ce moment ce qui l'attendait, ayant accepté par avance ayant assumé ayant par avance consommé si l'on peut dire cette passion, avec cette différence que le lieu le centre l'autel n'en était pas une colline chauve, mais ce suave et tendre et vertigineux et broussailleux et secret repli de la chair cette... velvet en anglais veut dire velours, Ouais : crucifié, agonisant sur l'autel la bouche l'antre de... Mais après tout n'y avait-il pas aussi une putain là-bas, à croire que les putains sont indispensables dans ces sortes de choses, femmes en pleurs se tordant les bras et putains repenties, à supposer qu'il lui ait jamais demandé de se repentir ou du moins attendu espéré qu'elle le fît qu'elle devînt autre chose que ce qu'elle avait la réputation d'être et donc attendu de ce mariage autre chose que ce qui devait logiquement s'ensuivre, prévoyant même peut-être ou du moins ayant peut-être envisagé jusqu'à cette ultime conséquence ou plutôt conclusion ce suicide que la guerre lui donnait maintenant l'occasion de perpétrer d'une façon élégante c'est-à-dire non pas théâtral mélodramatique spectaculaire et sale comme les bonnes qui se jettent sous le métro ou les banquiers qui salissent tout leur bureau mais maquillé en accident si toutefois on peut considérer comme un accident d'être tué à la guerre, profitant en quelque sorte avec discrétion et opportunité de l'occasion offerte pour en finir ainsi avec ce qui n'aurait jamais dû commencer quatre ans auparavant.

J'ai compris cela, j'ai compris que tout ce qu'il cherchait espérait depuis un moment depuis peut-être plus longtemps que cela c'était de se faire descendre et pas seulement quand je l'ai vu rester là planté sur son cheval arrêté bien en vue au beau milieu de la route sans même se donner la peine ou faire semblant de se donner la peine de le pousser jusque sous un pommier, cet imbécile de petit sous-lieutenant se croyant obligé de faire comme lui, s'imaginant sans doute que c'était là le dernier chic le nec plus ultra de l'élégance et du bon ton pour un officier de cavalerie sans se douter un instant des véritables raisons qui le poussaient à faire ça c'est-à-dire qu'il ne s'agissait là ni d'honneur ni de courage et encore moins d'élégance mais d'une affaire purement personnelle et non pas même entre lui et elle mais entre lui et lui. J'aurais pu le lui dire, Iglésia aurait pu le dire encore mieux que moi. Mais à quoi bon. Sans doute que pour un esprit de sous-lieutenant ce devait être là quelque chose d'absolument sensationnel alors pourquoi l'aurions-nous détrompé puisqu'ainsi il mourrait au moins content béat même mourant à côté et comme un de Reixach, mieux valait donc qu'il croie cela mieux valait donc qu'il soit idiot qu'il ne se demande pas ce qu'il y avait derrière ce visage à peine légèrement ennuyé légèrement impatient attendant nous faisant ou plutôt faisant au règlement du service en campagne et aux dispositions prescrites en cas d'attaque par avion volant bas et mitraillant la concession d'attendre jusqu'à ce qu'ils se soient éloignés et que nous sortions du fossé se tournant légèrement sur sa selle un peu impatienté mais se contenant nous montrant ce visage toujours impénétrable dépourvu d'expression attendant simplement que nous soyons de nouveau à cheval tandis qu'ils disparaissaient pas plus gros que les points maintenant au-dessus de l'horizon, puis dès que nous fûmes en selle repartant poussant son cheval d'une imperceptible pression des jambes, le cheval se remettant semblait-il en marche de lui-même et toujours au pas naturellement sans précipitation sans lenteur non plus et pas nonchalamment non plus : simplement au pas. Je suppose qu'il n'aurait pas pris le trot pour tout l'or du monde, qu'il n'aurait pas donné un coup d'éperon pas donné sa place pour un boulet de canon c'est le cas de le dire il y a comme ça des expressions qui tombent à pic : au pas donc, cela devait faire aussi partie de ce qu'il avait commencé quatre ans plus tôt et avait décidé, était en train de finir ou plutôt de chercher à terminer avançant tranquillement, impassible (de même que, d'après ce que disait Iglésia, il avait toujours fait semblant de ne s'apercevoir de rien, n'avait jamais laissé transparaître le moindre sentiment, ni jalousie ni colère) sur cette route qui était quelque chose comme un coupe-gorge, c'est-à-dire pas la guerre mais le meurtre, un endroit où l'on vous assassinait sans qu'on ait le temps de faire ouf, les types tranquillement installés comme au tir forain derrière une haie ou un buisson et prenant tout leur temps pour vous ajuster, le vrai casse-pipe en somme et un moment je me suis demandé s'il n'espérait pas qu'Iglésia y laisserait aussi sa peau, si tout en finissant avec lui-même il n'assouvissait pas en même temps une vengeance longtemps désirée, mais tout bien pesé je ne le crois pas je pense qu'à ce moment-là tout lui était devenu indifférent si tant est qu'il en ait jamais voulu à Iglésia puisqu'il avait continué à le garder à son service et que maintenant il se souciait autant ou plutôt aussi peu de lui que de moi ou de cet idiot de sous-lieutenant, ne se sentant sans doute plus tenu à aucun devoir non pas en ce qui nous concernait personnellement mais en ce qui concernait son rôle sa fonction d'officier, pensait probablement que ce qu'il pouvait faire ou ne pas faire à ce point de vue n'avait au stade où nous en étions arrivés plus aucune espèce d'importance : délivré donc libéré relevé pour ainsi dire de ses obligations militaires à partir du moment où l'effectif de son escadron avait été réduit à nous quatre, son escadron lui-même étant à peu près tout ce qui avait fini par rester du régiment tout entier avec peut-être quelques autres cavaliers démontés perdus par-ci par-là dans la nature, ce qui ne l'empêchait pas de se tenir toujours droit et raide sur sa selle aussi droit et aussi raide que s'il avait été en train de défiler à la revue du quatorze juillet et non pas en pleine retraite ou plutôt débâcle ou plutôt désastre et au milieu de cette espèce de décomposition de tout comme si non pas une armée mais le monde lui-même tout entier et non pas seulement dans sa réalité physique mais encore dans la représentation que peut s'en faire l'esprit (mais peut-être était-ce aussi le manque de sommeil, le fait que depuis dix jours nous n'avions pratiquement pas dormi, sinon à cheval) était en train de se dépiauter se désagréger s'en aller en morceaux en eau en rien, et deux ou trois fois quelqu'un lui cria de ne pas continuer (combien je ne sais, ni qui ils étaient : sur le bord de la route j'imagine, des blessés, ou cachés dans des maisons ou dans le fossé ou peut-être de ces civils qui s'obstinaient incompréhensiblement à errer traînant une valise crevée ou poussant devant eux de ces voiturettes d'enfant chargées de vagues bagages (et même pas des bagages : des choses, et probablement inutiles : simplement sans doute pour ne pas errer les mains vides, avoir l'impression l'illusion d'emporter avec soi de posséder n'importe quoi pourvu que s'y attachât ‑ à l'oreiller éventré au parapluie ou à la photographie en couleurs des grands-parents ‑ la notion arbitraire de prix, de trésor) comme si ce qui comptait c'était de marcher, que ce fût dans une direction ou une autre) : mais je ne les vis pas véritablement (tout ce que je pouvais voir, étais encore capable de reconnaître, comme une sorte de point de mire, de repère, c'était ce dos osseux maigre raide et très droit posé sur la selle, et la tunique de serge légèrement plus brillante sur la saillie symétrique des omoplates, et il y avait longtemps que j'avais cessé de m'intéresser ‑ d'être capable de m'intéresser ‑ à ce qui pouvait se passer sur le bord de la route ; des voix donc, cassandresques irréelles et geignardes criant quelque chose (mise en garde, avertissement) et qui me parvenaient à travers l'éblouissante et opaque lumière de cette journée de printemps (comme si la lumière elle-même était sale, comme si l'air invisible contenait en suspension, comme une eau souillée troublée, cette sorte de crasse poussiéreuse et puante de la guerre), et lui (chaque fois je pouvais voir sa tête bouger et sous le casque apparaître en profil perdu le bord de son visage, la découpe sèche dure du front du sourcil, et au-dessous l'encoche de l'orbite puis la ligne ferme sèche inaltérable, descendant tout droit de la pommette au menton) les regardant, son oeil inexpressif incurieux se posant un instant (mais apparemment sans voir) sur celui (ou peut-être même pas : seulement l'endroit le point d'où venait la voix) qui l'avait interpellé, et même pas réprobateur sévère ou indigné, même pas un froncement de sourcil : simplement cette absence d'expression, d'intérêt (tout au plus peut-être un étonnement : un peu interdit, impatient, comme si dans un salon quelqu'un l'avait brusquement abordé sans lui avoir été présenté ou interrompu au milieu d'une phrase pour une de ces remarques hors de propos ‑ comme par exemple lui signaler la cendre de son cigare sur le point de se détacher ou son café en train de refroidir ‑ et cherchant peut-être, faisant effort montre de bonne volonté de patience de courtoisie pour essayer de comprendre les raisons ou l'intérêt de la remarque ou si celle-ci pouvait être rattachée d'une manière quelconque à ce qu'il était en train de raconter, puis renonçant à comprendre prenant son parti sans même un haussement d'épaules pensant sans doute qu'il est inévitable de rencontrer toujours, partout et en toutes circonstances ‑ dans les salons ou à la guerre ‑ des gens stupides et sans éducation, et cela fait ‑ c'est-à-dire remémoré ‑ l'oubliant (l'interrupteur), l'effaçant cessant de le voir avant même d'avoir détourné les yeux, cessant alors pour de bon de regarder cet endroit où il n'y avait rien, redressant la tête et reprenant avec ce petit sous-lieutenant la paisible et tranquille conversation du genre de celles que peuvent tenir deux cavaliers chevauchant de compagnie (au manège ou dans la carrière) et où il devait sans doute être question de chevaux, de camarades de promotion, de chasse ou de course. Et il me semblait y être, voir cela : des ombrages verts avec des femmes en robes de couleurs peintes debout ou assises sur des fauteuils de jardin en fer contourné et des hommes en culottes claires et bottes en train de leur parler légèrement penchés sur elles, tapotant leurs bottes à petits coups de leurs cravaches de jonc, les robes des chevaux et celles des femmes et les cuirs fauves des bottes faisant des taches vives (acajou, mauve, rose, jaune) sur l'épaisseur verte des frondaisons, et les femmes de cette espèce particulière non pas à laquelle appartiennent mais que constituent à l'exclusion de toutes autres les filles de colonels ou de noms à particules : un peu fades, un peu insignifiantes et grêles, conservant tard (même mariées, même après le deuxième ou troisième enfant) cet air de jeunes filles avec leurs longs bras délicats et nus leurs courts gants blancs de pensionnaires leurs robes de pensionnaires (jusqu'à ce qu'elles se muent brusquement ‑ vers le milieu de la trentaine ‑ en quelque chose d'un peu hommasse, un peu chevalin (non, pas des juments : des chevaux) fumant et parlant chasse ou concours hippique comme des hommes), et le bourdonnement léger des voix suspendu sous les lourds feuillages des marronniers, les voix (féminines ou d'hommes) capables de rester bienséantes égales et parfaitement futiles tout en articulant les propos les plus raides ou même de corps de garde, discutant de saillies (bêtes et humains) d'argent ou de premières communions avec la même inconséquente aimable et cavalière aisance, les voix donc se mêlant à l'incessant et confus piétinement des bottes et des hauts talons sur le gravier, stagnant dans l'air, le chatoyant et impalpable poudroiement de poussière dorée suspendu dans le paisible et vert après-midi aux effluves de fleurs de crottin et de parfums, et lui...

« Ouais !...» fit Blum (maintenant nous étions couchés dans le noir c'est-à-dire imbriqués entassés au point de ne pas pouvoir bouger un bras ou une jambe sans rencontrer ou plutôt sans demander la permission à un autre bras ou une autre jambe, étouffant la sueur ruisselant sur nous nos poumons cherchant l'air comme des poissons sur le sec, le wagon arrêté une fois de plus dans la nuit on n'entendait rien d'autre que le bruit des respirations les poumons s'emplissant désespérément de cette épaisse moiteur cette puanteur s'exhalant des corps emmêlés comme si nous étions déjà plus morts que des morts puisque nous étions capables de nous en rendre compte recouverts par l'obscurité les ténèbres, et je pouvais les sentir les deviner grouillant rampant lentement les uns sur les autres comme des reptiles dans la suffocante odeur de déjections et de sueur, cherchant à me rappeler depuis combien de temps nous étions dans ce train un jour et une nuit ou une nuit un jour et une nuit mais cela n'avait aucun sens le temps n'existe pas, Quelle heure est-il dis-je est-ce que tu peux réussir à voir l'h, Bon Dieu dit-il qu'est-ce que ça peut foutre qu'est-ce que ça changera quand il fera jour tu tiens à voir nos sales gueules de lâches de vaincus tu tiens à voir ma sale gueule de juif ils, Oh dis-je ça va ça va ça va), Blum répétant : « Ouais. Et alors il a dégusté à bout portant cette rafale de mitraillette. Peut-être qu'il aurait été plus intelligent de sa part de...

‑ Non : écoute... Intelligent ! Oh Bon Dieu qu'est-ce que l'intell... Ecoute : à un moment il nous a payé à boire. C'est-à-dire, je pense, pas exactement pour nous : à cause des chevaux. C'est-à-dire qu'il a pensé qu'ils devaient avoir soif et alors par la même occasion... Et Blum : « Payé à boire ? », et moi : « Oui. C'était... Ecoute : on aurait dit une de ces réclames pour une marque de bière anglaise, tu sais ? la cour de la vieille auberge avec les murs de brique rouge foncé aux joints clairs et les fenêtres aux petits carreaux le châssis peint en blanc, et la servante portant le pichet de cuivre et le groom en jambières de cuir jaune avec les languettes des boucles retroussées donnant à boire aux chevaux pendant que le groupe des cavaliers se tient dans la pose classique : les reins cambrés, l'une des jambes bottées en avant, un bras replié sur la hanche avec la cravache dans le poing tandis que l'autre élève une chope de bière dorée en direction d'une fenêtre du premier étage où l'on aperçoit, entrevoit à demi derrière le rideau un visage qui a l'air de sortir d'un pastel... Oui : avec cette différence qu'il n'y avait rien de tout cela que les murs de brique, mais sales, et que la cour ressemblait plutôt à celle d'une ferme, une arrière-cour de bistrot, d'estaminet avec des caisses de limonade vides entassées et des poules errantes et du linge en train de sécher sur une corde, et qu'en fait de tablier blanc à bavette la femme portait un de ces sarraus de toile à petites fleurs comme on en vend sur les marchés en plein vent et qu'elle était jambes nues dans de simples pantoufles et apparemment pas tellement étonnée de ce qu'elle et nous étions en train de faire là comme si c'eût été une chose normale de vider tranquillement, debout et tout équipés, chacun notre cannette de bière, lui et le sous-lieutenant un peu à l'écart comme il sied (et je ne sais même pas s'il a bu, je ne le crois pas, je ne le vois pas vidant une cannette de bière au goulot), et nous tenant d'une main notre bouteille et de l'autre les rênes des chevaux à l'abreuvoir, et cela à côté de cette route sur le bord de laquelle il y avait un type mort (ou une femme ou un enfant) ou un camion ou une voiture brûlée à peu près tous les dix mètres, et quand il a payé ‑ car il a payé ‑ j'ai pu voir sa main descendre tranquillement dans sa poche, sous le moelleux tissu gris vert de l'élégante culotte, les deux bosses formées par l'index et le majeur repliés tandis qu'il saisissait le porte-monnaie l'extirpait et comptait les pièces dans la main de la femme aussi paisiblement que s'il avait réglé une orangeade ou une de ces boissons chic au bar d'un quelconque pesage à Deauville ou Vichy, et de nouveau il me semblait voir cela : au-devant du vert inimitable des lourds marronniers, presque noir, les jockeys passant dans le tintement de la cloche pour se rendre au départ, haut perchés, simiesques, sur les bêtes graciles et élégantes, leurs casaques multicolores se suivant dans les pastilles de soleil, comme ceci : Jaune, bretelles et toque bleues ‑ le fond vert noir des marronniers ‑ Noire, croix de Saint-André bleue et toque blanche ‑ le mur vert noir des marronniers ‑ Damier bleu et rose toque bleue ‑ le mur vert noir des marronniers ‑ Rayée cerise et bleu, toque bleu ciel ‑ le mur vert noir des marronniers ‑ Jaune, manches cerclées jaune et rouge, toque rouge ‑ le mur vert noir des marronniers ‑ Rouge, coutures grises, toque rouge ‑ le mur vert noir des marronniers ‑ Bleu clair, manches noires, brassard et toque rouges ‑ le mur vert noir des marronniers ‑ Grenat, toque grenat ‑ le mur vert noir des marronniers ‑ Jaune, cercle et brassards verts, toque rouge ‑ le mur vert noir des marronniers ‑ Bleue, manches rouges, brassard et toques verts ‑ le mur vert noir des marronniers ‑ Violette, croix de Lorraine cerise, toque violette ‑ le mur vert noir des marronniers ‑ Rouge, pois bleus, manches et toques rouges ‑ le mur vert noir des marronniers ‑ Marron cerclé bleu ciel, toque noire), les casaques étincelantes glissant, le mur vert sombre des feuilles, les casaques étincelantes, les pastilles de soleil dansant, les chevaux aux noms dansants ‑ Carpasta, Milady, Zeida, Naharo, Romance, Primarosa, Riskoli, Carpaccio, Wild-Risk, Samarkand, Chichibu ‑ les jeunes pouliches posant l'un après l'autre leurs sabots délicats et les retirant comme si elles se brûlaient, dansant, semblant se tenir suspendues et dansantes, au-dessus du sol, sans toucher terre, la cloche, le bronze tintant, n'en finissant plus de tinter, tandis que l'une après l'autre les chatoyantes casaques glissaient silencieusement dans l'élégant après-midi, et Iglésia passant sans la regarder, avec sur le dos cette casaque rose qui semblait laisser derrière lui comme le sillage parfumé de sa chair à elle, comme si elle avait pris une de ces soyeuses lingeries et la lui avait jetée dessus, encore tiède, encore imprégnée de l'odeur de sa chair, et au-dessus son profil jaune et triste d'oiseau de proie, et ses petites jambes repliées, les genoux remontés, accroupi sur cette alezane dorée à la démarche majestueuse, opulente, aux hanches opulentes (jusqu'à cette opulente raideur de l'arrière-train, des membres faits non pour marcher mais pour galoper, les longs postérieurs se mouvant l'un après l'autre avec cette raide distinction, cette hautaine maladresse, la longue queue blonde se balançant, accrochant les éclats de soleil), et les dernières casaques maintenant de dos (une bleu foncé avec une croix de Saint-André rouge, une marron à pois bleus), disparaissant derrière les balances, le bâtiment au toit de chaume, aux fausses poutres normandes, et elle (elle qui n'a pas non plus tourné la tête, pas fait mine de le voir) assise dans un de ces fauteuils de fer, sous les ombrages, avec peut-être dans une main une de ces feuilles jaunes ou roses sur lesquelles sont inscrites les dernières cotes (mais ne la regardant pas non plus), parlant distraitement avec (ou écoutant distraitement, ou n'écoutant pas) un de ces personnages, de ces colonels ou commandants en retraite que l'on ne voit plus que dans ces sortes d'endroits, vêtus d'un pantalon rayé, coiffés d'un melon gris (et sans doute rangés quelque part, tout habillés, pendant le reste de la semaine, et ressortis uniquement le dimanche, rapidement époussetés défroissés et posés là en même temps que les corbeilles de fleurs sur les balcons et les escaliers des tribunes, et aussitôt après rangés de nouveau dans leur boîte), et à la fin se levant nonchalamment (Corinne), se dirigeant, sa vaporeuse et indécente robe rouge oscillant le long de ses jambes, vers les tribunes...

Mais il n'y avait pas de tribunes, pas de public élégant pour nous regarder : je pouvais toujours les voir devant nous se silhouettant en sombre (ombres donquichottesques décharnées par la lumière qui mordait corrodait les contours) indélébiles sur le fond de soleil aveuglant, leurs ombres noires tantôt glissant à côté d'eux sur la route comme leurs doubles fidèles, tantôt raccourcies, tassées ou plutôt télescopées naines et difformes, tantôt étirées échassières et distendues, répétant en raccourci et symétriquement les mouvements de leurs doubles verticaux auxquels elles semblent réunies par des liens invisibles : quatre points ‑ les quatre sabots ‑ se détachant et se rejoignant alternativement (exactement à la façon d'une goutte d'eau qui se détache d'un toit ou plutôt se scinde, une partie d'elle-même restant accrochée au rebord de la gouttière (le phénomène se décomposant de la façon suivante : la goutte s'étirant en poire sous son propre poids, se déformant, puis s'étranglant, la partie inférieure ‑ la plus grosse ‑ se séparant, tombant, tandis que la partie supérieure semble remonter, se rétracter, comme aspirée vers le haut aussitôt après la rupture, puis se regonfle aussitôt par un nouvel apport, de sorte qu'un instant après il semble que ce soit la même goutte qui pende, s'enfle de nouveau, toujours à la même place, et cela sans fin, comme une balle cristalline animée au bout d'un élastique d'un mouvement de va-et-vient), et, de même, la patte et l'ombre de la patte se séparant et se ressoudant, ramenées sans fin l'une vers l'autre, l'ombre se rétractant sur elle-même comme le bras d'un poulpe tandis que le sabot se soulève, la patte décrivant une courbe naturelle, arrondie, cependant que, sous elle et légèrement en arrière recule seulement un peu, compressée, la tache noire qui revient ensuite se recoller au sabot (et en raison de la pente oblique des rayons, la vitesse à laquelle l'ombre revient pour ainsi dire toucher but allant croissant, de sorte que partant lentement elle semble à la fin se précipiter comme une flèche, aspirée sur le point de contact, de jonction) comme par un phénomène d'osmose, le double mouvement multiplié par quatre, les quatre sabots et les quatre ombres télescopées se disjoignant et se rejoignant dans une sorte de va-et-vient immobile, de piétinement monotone, tandis que sous elles défilent bas-côtés poussiéreux, pavés ou herbe, comme une tache d'encre aux multiples bavures se dénouant et se renouant, glissant sans laisser de traces sur les décombres, les morts, l'espèce de traînée, de souillure, de sillage d'épaves que laisse derrière elle la guerre, et ce dut être par là que je le vis pour la première fois, un peu avant ou après l'endroit où nous nous sommes arrêtés pour boire, le découvrant, le fixant à travers cette sorte de demi-sommeil, cette sorte de vase marron dans laquelle j'étais pour ainsi dire englué et plutôt le devinant que le voyant : c'est-à-dire (comme tout ce qui jalonnait le bord de la route : les camions les voitures les valises les cadavres) quelque chose d'insolite d'irréel d'hybride, en ce sens que ce qui avait été un cheval (c'est-à-dire ce qu'on savait ce qu'on pouvait reconnaître identifier comme ayant été un cheval) n'était plus à présent qu'un vague tas de membres, de corne, de cuir et de poils collés, aux trois quarts recouvert de boue (Georges se demandant sans exactement se le demander, c'est-à-dire constatant avec cette sorte d'étonnement paisible, ou plutôt émoussé usé et même presque complètement atrophié depuis ces dix jours au cours desquels il avait peu à peu cessé de s'étonner, abandonné une fois pour toutes cette position de l'esprit qui consiste à chercher une cause ou une explication logique à ce que l'on voit ou ce qui vous arrive : donc ne se demandant pas comment, constatant seulement que quoiqu'il n'eût pas plu depuis longtemps ‑ du moins à sa connaissance ‑ le cheval ou plutôt ce qui avait été un cheval était presque entièrement recouvert ‑ comme si on l'avait trempé dans un bol de café au lait, puis retiré ‑ d'une boue liquide et gris-beige), déjà à moitié absorbé semblait-il par la terre, comme si celle-ci avait déjà sournoisement commencé à reprendre possession de ce qui était issu d'elle, n'avait vécu que par sa permission et son intermédiaire (c'est-à-dire l'herbe et l'avoine dont le cheval s'était nourri) et était destiné à y retourner, s'y dissoudre de nouveau, le recouvrant donc, l'enveloppant (à la façon de ces reptiles qui commencent par enduire leur proie de bave ou de suc gastrique avant de les absorber) de cette boue liquide sécrétée par elle et qui semblait être déjà comme un sceau une marque distinctive certifiant l'appartenance, avant de l'engloutir lentement et définitivement dans son sein en faisant sans doute entendre comme un bruit de succion : pourtant (quoiqu'il semblât avoir été là depuis toujours, comme un de ces animaux ou végétaux fossilisés, retournés au règne minéral, avec ses deux pattes de devant repliées dans une posture foetale d'agenouillement et de prière à la façon des membres antérieurs d'une mante religieuse, son cou raide sa tête raide et renversée dont la mâchoire ouverte laissait voir la tache violette du palais) il n'y avait pas longtemps qu'il avait été tué ‑ peut-être seulement lors du dernier passage des avions ? ‑ car le sang était encore frais : une large traînée rouge clair et grumeleuse, brillante comme un vernis, s'étalant sur ou plutôt hors de la croûte de boue et de poils collés comme s'il sourdait non d'un animal, d'une simple bête abattue, mais d'une inexpiable et sacrilège blessure faite par les hommes (à la façon dont dans les légendes l'eau ou le vin jaillissent de la roche ou d'une montagne frappée d'un simple bâton) au flanc argileux de la terre, Georges le regardant tandis qu'il faisait machinalement décrire à sa monture un large demi-cercle pour le contourner (le cheval obéissant docilement sans faire d'écart ni presser le pas ni obliger Georges à le tenir serré pour le maîtriser, Georges pensant à l'agitation, l'espèce de mystérieuse frayeur qui s'emparait des chevaux lorsque partant pour l'exercice il leur arrivait de longer, au bout du champ de manoeuvres, le mur de l'entreprise d'équarrissage, et alors les hennissements, les tintements des gourmettes, les jurons des hommes cramponnés aux rênes, pensant : « Et là-bas c'était seulement l'odeur. Mais maintenant même la vue d'un de leurs pareils mort ne leur fait plus rien, et sans doute marcheraient-ils même dessus, rien que parce que ça leur ferait trois pas de moins », pensant encore : « Et moi aussi d'ailleurs...») ; il le vit lentement pivoter au-dessous de lui, comme s'il avait été posé sur un plateau tournant (d'abord, au premier plan, la tête renversée, présentant sa face inférieure, fixe, le cou raide, puis insensiblement, les pattes repliées s'interposant, masquant la tête, puis le flanc maintenant au premier plan, la blessure, puis les membres postérieurs, en extension, collés l'un à l'autre comme si on les avait ligotés, la tête réapparaissant alors, tout là-bas derrière, dessinée en perspective fuyante, les contours se modifiant d'une façon continue, c'est-à-dire cette espèce de destruction et de reconstruction simultanée des lignes et des volumes (les saillies s'affaissant par degrés tandis que d'autres reliefs semblent se soulever, se profilent, puis s'affaissent et disparaissent à leur tour) au fur et à mesure que l'angle de vue se déplace, en même temps que semblait bouger tout autour l'espèce de constellation (tout d'abord il ne vit que de vagues taches) constituée d'objets de toutes sortes (selon l'angle aussi les distances entre eux diminuant ou s'élargissant) éparpillés en désordre autour du cheval (sans doute le chargement de la charrette qu'il avait traînée, mais on ne voyait pas de charrette : peut-être les gens s'y étaient-ils attelés eux-mêmes et avaient-ils continué ainsi ?), Georges se demandant comment la guerre répandait ‑ puis il vit la valise éventrée, laissant échapper comme des tripes, des intestins d'étoffe ‑ cette invraisemblable quantité de linges, le plus souvent noirs et blancs (il y en avait pourtant un d'un rose passé, projeté sur ou accroché par la haie d'aubépines, comme si on l'avait mis là à sécher), comme si ce que les gens estimaient le plus précieux c'étaient des chiffons des loques des draps déchirés ou tordus dispersés étirés comme de la charpie sur la face verdoyante de la terre...

Claude Simon


"Comme du sang délayé"

"Comme du sang délayé", Les Lettres françaises, 52, 1-7 dec.1960, p.1-5.
(Repris en partie dans Le Palace).

Ce nom (Frascati) qui suscitait en moi, d'abord sans doute par l'évocation de confus souvenirs de musées, puis par une suite d'associations d'idées et de sensations, des visions à la fois agrestes (bruissantes frondaisons lentement balancées, fontaines, cascades) et voluptueuses (ces dernières dues peut-être à la façon dont se combinaient en un seul les deux mots : frasque ‑ pas si loin de fiasque ‑ et Chianti), qui revenait sans cesse dans les conversations des « anciens », évoqué comme un « lieu » quelque peu fabuleux, légendaire, et où pendant longtemps je ne pus aller (je ne sais trop pour quelles raisons : d'abord, au début, à cause du règlement qui, pendant le premier mois de service, consignait les jeunes soldats au quartier, puis, lorsque nous fûmes autorisés à sortir, tout simplement je crois bien par le manque d'occasion (aucun d'entre nous n'étant lié d'amitié avec un « ancien » qui nous eût entraîné ou plutôt introduit) et aussi d'envie (nous doutant vaguement je suppose du genre de distractions que pouvait présenter un bastringue de garnison dans l'Est, de sorte que sans même nous être concertés nous meublions nos sorties du dimanche par une séance de cinéma suivie d'un dîner au restaurant avant de rentrer tout droit au quartier sans qu'il nous vînt même à l'idée pendant longtemps de solliciter une permission de minuit), j'y pénétrai pour la première fois un jour de mai, poussé sans doute, en dépit de nos préventions ‑ et non seulement préventions, mais la quasi-certitude de voir s'écrouler ce qui avait été pendant plusieurs mois, malgré notre peu d'illusions, comme une sorte de symbole abstrait sur lequel nos appétits de plaisir et de débauche pouvaient se cristalliser ‑ sans doute poussés, donc, par la curiosité, ou simplement l'ennui ceci s'ajoutant au fait que l'endroit, se trouvant légèrement en dehors de la ville, sur la route de Nancy, constituait par une belle journée un but de promenade, ‑ ce nom d'ailleurs n'étant pas à proprement dire, comme je l'avais cru, celui de l'établissement (bal, guinguette) dont le patron aurait pompeusement paré sa maison mais, par un de ces facétieux hasards de la toponymie, celui du lieudit, la route à cet endroit entamant l'ascension d'une colline dont la dénomination était toujours et qui sait pourquoi celle de Frascati (appellation à la consonance d'autant plus ambiguë que pendant la guerre de 14-18 le front avait été pendant un certain temps arrêté sur une ligne dont la colline avait constitué l'un des principaux objectifs, lieu donc de combats sans doute assez sanglants puisqu'à son sommet, un peu au-dessous de l'endroit où la route se mettait à descendre, avait été élevé une sorte d'obélisque commémoratif, ceci ajoutant encore à la résonance de ce nom hybride (dans « Frascati » il y avait aussi « fracas »), de sorte qu'une autre image ‑ ou si l'on préfère une autre « harmonique » ‑ venait se superposer aux premières évocations : image du genre Épinal cette fois et quelque peu stéréotypée où (sans doute à cause de la consonance italienne du mot) je voyais, au milieu des éclatements d'obus en forme d'aigrettes rouges et jaunes se dessiner vaguement les silhouettes d'officiers l'épée haute et de soldats chargeant à la baïonnette dans des uniformes de zouaves pontificaux et non de combattants de 14.

l'endroit du reste ne m'étant plus à ce moment-là étranger car nous y étions passés plusieurs fois au cours d'exercices ou de manoeuvres, de sorte que nous en connaissions l'aspect extérieur (assez peu engageant comme on pouvait s'y attendre : une de ces maisons sans époque définie placées au bord des routes peu après les sorties des villes, c'est-à-dire mi-citadines et mi-campagnardes (et, à vrai dire, plus campagnardes que citadines), tantôt transformées en postes à essence ou en garage, avec leur façade décrépie, leurs panneaux-réclame aux couleurs criardes et trop neuves, un appentis couvert de tôle ondulée appuyé contre l'un des vieux murs et abritant quelques voitures ou de ces camionnettes déglinguées qui servent au transport des bestiaux, dessous lesquelles s'extrait au coup de klaxon de l'automobiliste un type en combinaison maculée, au visage, aux mains et à la démarche de paysan qui s'avance en traînant lentement les pieds (chaussés de pantoufles marron à carreaux s'il fait beau, de bottes de caoutchouc noires s'il pleut), maussade et renfrogné, ‑ ou encore transformées, comme là, en guinguette, une tonnelle de cornières rouillées sous laquelle se rouillent quelques tables et des chaises autrefois peintes en vert remplaçant l'appentis de tôle ondulée tandis que quelques caisses de fusains ou de troènes sont alignées devant la façade sur laquelle des réclames de boissons (Bière « La Meuse », Suze « apéritif à la gentiane », Byrrh) remplacent la publicité pour des marques d'huiles ou de pneus, la porte aux vieilles marches ouvrant sur une vaste salle froide nue aux murs d'une violente couleur orange et ornés de longues glaces sans cadre sur les bords desquelles sont peintes à la main et à l'huile (la couleur épaisse, pâteuse et maladroite) de naïves guirlandes de roses ou de camélias.

je ne me rappelle plus s'il y avait des chaises ou simplement des bancs autour des simples tables de bois recouvertes d'une affreuse peinture marron qui entouraient l'espace laissé libre au centre de la grande salle : non pas une piste cirée, brillante mais un plancher de bois raboté lavé à l'eau de Javel et à la sciure de bois, arrosé comme les chambrées de casernes des mêmes astragales en forme de huit baveux sombres et humides sur lesquels tournoyaient les lourds godillots à clous des artilleurs avec leurs éperons massifs leurs houseaux noirs leurs uniformes imprégnés de cette tenace et légère odeur de crottin qui se mêlait aux parfums bon marché et entêtants des bonniches aux visages ingrats malingres ou joufflus aux corsages blancs ou roses aux jupes de brillante soie noire et dont émanait on ne savait quoi d'à la fois violent, morne et obscène : les permanentes crêpelées et laineuses de cheveux non pas blonds mais plutôt couleur d'étoupe, mouillés de sueur, au-dessus des nuques grasses et blanches, l'espèce d'innocence brutale de cette sorte de parade sauvage qui se déroulait aux sons d'une musique sirupeuse se traduisant dans l'esprit en termes violents crus comme cette vieille chanson qui parle de c... barbu, c'était cela : pouvant, croyant en quelque sorte les voir sous les jupes virevoltantes, crépus bouche bête verticale et béante mangée de poils mouillés pendant bêtes en boucs faunesques entre les molles et livides cuisses tandis que continuaient à tourner sur le plancher grisâtre les bonniches soyeuses et leurs rêches toisons enlacées aux uniformes bleu-ciel des artilleurs dans un sillage de relents d'écurie, leurs tintillants éperons, leurs cols aux écussons d'un rouge clair, comme du sang délayé, sur lesquels s'inscrivaient en noir les deux chiffres du numéro de leur régiment.


"Matériaux de construction"

"Matériaux de construction", Les Lettres nouvelles, 9, déc. 1960, p.112-122.
(Repris en partie dans Le Palace et dans Histoire).

I

Acre et entêtante odeur de vinaigre stagnant dans la maison : elle avait l'habitude de verser les fonds de bouteille dans deux pots de grès recouverts de morceaux d'un tulle grisâtre et parsemé de trous (ce qui obligeait à le mettre en double de façon à ce que toujours un trou corresponde à une partie intacte), tulle semblable à ces voiles de mariées qu'il n'avait jamais été.

l'enfant vagissant dans la voiture aux ressorts cassés la capote relevée un carré de cette même gaze décolorée et trouée également mise en double faisant tente à partir du haut de la capote pour le protéger des mouches.

on les sentait aussi dans la maison minuscules agaçantes plus moucherons que mouches points noirs aux ailes minuscules obsédants se posant disparaissant menu chatouillis miniatures d'insectes

mouches du vinaigre se reproduisant se multipliant à une vitesse qui permet parait-il d'étudier sur elles les mutations de ces comment s'appellent (chromosomes, gènes ?) éléments dont les modifications déterminent l'évolution de l'espèce

plusieurs générations en quelques heures (ou jours) de sorte que c'est comme si à côté de notre temps se déroulait un autre temps filant à la vitesse accélérée comme un exprès doublant un train omnibus

me rappelant je ne sais pourquoi (sans doute à cause de ses travaux sur le vin la fermentation les levures) ce savant qu'avec agacement puis fureur je m'étais vu proposer en exemple pendant toute mon enfance, l'entendant encore me répéter sur ce ton sentencieux fervent et son visage douloureusement outragé comme pour devancer prévenir ricanements ou blasphème la phrase qu'il aurait un jour prononcée « Un peu de science éloigne de Dieu beaucoup en rapproche », revoyant aussi sa maison aujourd'hui transformée en musée (dans le bas de la ville) avec une plaque en marbre gravé sur le mur entièrement recouvert de vigne-vierge, mur de feuille vert foncé rougissant à l'automne, maison qui était à mes yeux comme un symbole d'austérité bienséante la dernière à gauche avant d'arriver au pont, on entendait le bruit continu de la rivière qui descendait de la ville en une série de courtes cascades passant par les abattoirs les moulins des tailleurs de diamants, d'une couleur vert sombre et opaque se souillant au fur et à mesure exhalant une fade senteur de vase et d'égout, il n'en coulait plus à la fin (sous ce pont) qu'un filet d'eau stagnante souillée de détritus de légumes de papiers de boîtes de conserves vides à moitié submergées dérivant lentement sur la surface poussiéreuse sombre et malodorante entre les berges gluantes, et en face de la maison il y avait un garage avec un atelier de réparations la façade constellée de réclames aux vives couleurs pour des marques de lubrifiants ou de pneus, Veedol : jeune homme en chemise kaki et combinaison bleue à plastron et bretelles les manches retroussées sur des avant-bras musculeux la chevelure calamistrée (calaminée) tendant avec un sourire vainqueur vers le spectateur un bidon dans sa main qui a l'air de jaillir en avant de l'affiche, ou encore Hutchinson : rémouleur hirsute à la barbe hérissée coiffé d'un chapeau claque en accordéon aiguisant un couteau de cuisine sur un pneu, regardé par un petit chien (roquet) blanc à l'air étonné, les senteurs d'essence de cambouis et de dissolution se mêlant dans la chaleur d'août aux relents sûrs qui montaient de la rivière

la maison, le mur de feuilles, et celui qui avait habité là assis maintenant en effigie de bronze sur un fauteuil de bronze au centre du rond-point d'arbres qui terminait la promenade où se tenait tous les mois la foire aux bestiaux, figuraient sur les cartes postales pour touristes au même titre que le clocher de l'église et les tours des anciens remparts, cartes postales à prétentions artistiques tirées sur un papier sépia ou bleu avec un cache flou qui faisait apparaître la statue le clocher la cascade des abattoirs ou la vieille tour au centre d'un halo blanc comme il arrive que l'on voie les choses lorsqu'on cherche à les évoquer par le souvenir c'est-à-dire chacune ou un détail apparaissant avec une précision photographique mais isolé de son contexte par une sorte de brume ; je me rappelle que sur chacune des quatre faces du socle il y avait un bas-relief également en bronze vert-noir dont l'on représentait le fameux épisode du premier vaccin expérimenté sur le jeune berger mordu par un chien enragé (et dont l'histoire qui m'avait été plusieurs fois racontée enjolivée par une série de détails devenus légendaires au point d'en faire une sorte de saga exemplaire et un peu niaise qui se brouillait vaguement dans mon esprit (sans doute à cause de la lutte que, prétendait-on, le jeune pâtre avait livrée au chien contre lequel il s'était vaillamment défendu à coups de sabots) avec celle de Monsieur Seguin, le savant assis sur une chaise l'air soucieux et sévère coiffé d'une sorte de calotte cylindrique tourné vers l'enfant poussé vers lui comme pour un sacrifice par une religieuse à la grande cornette la main du vieux savant armée d'une seringue à la hauteur du bas ventre de l'enfant un groupe de messieurs barbus et graves massés derrière la chaise regardant la scène ou parlant entre eux sans doute à voix basse car leurs têtes sont penchées l'une vers l'autre comme des gens qui conversent de bouche à oreille.

II

Electricité allumée à toute heure de la journée dans son bureau ou du moins ce qu'on appelait ainsi les volets tirés en permanence ne laissant voir qu'un mince rai de l'éblouissante et torride lumière extérieure pourtant déjà atténuée par le grillage à moustiques rouillé et malgré cela si violente encore qu'il était presque impossible de fixer sans être ébloui cette fente où la lumière semblait bouillonner à la façon d'un acide c'est-à-dire s'immisçant de force mordant rongeant les bords presque joints des volets dont on ne recommençait à pouvoir distinguer la ligne nette que le soir lorsqu'elle s'apaisait un peu, seul moment (le crépuscule) où il se décidait à les pousser dans le crissement agaçant les dents des grains de cette poussière aussi sèche que le sable accumulée là par le vent et qui coincés entre le bas du ventail et la dalle de l'appui avaient fini par la rayer d'une multitude de cercles concentriques et blancs gravés dans la pierre grise par les minuscules parcelles de silex, mais même alors (en fait c'était presque à la nuit tombante) l'ampoule qui pendait nue sous l'abat-jour de tôle à la peinture (blanche en dessous, verte au-dessus) écaillée (et plus exactement non pas pendant ‑ c'est-à-dire à la verticale sous le point où le fil se détachait du plafond (au milieu de celui-ci) mais tirée (c'est-à-dire le tout : l'ampoule, l'abat-jour, le fil engagé trois fois dans les poulies et le contrepoids de porcelaine blanche en forme d'oeuf) à l'aide d'une ficelle sommairement nouée à un clou planté dans le mur au-dessus du bureau de façon à mieux l'éclairer), même alors donc l'ampoule restait allumée la seule différence étant que pendant un moment (celui qui séparait le crépuscule de la nuit) on pouvait distinguer sans être ébloui son filament incandescent et jaunâtre, non seulement je pense parce qu'alors la lumière pénétrant du dehors était plus forte mais parce qu'elle (l'ampoule) était vieille et fatiguée (et apparemment éternelle comme le donnait à croire l'accumulation des chiures de mouches qui témoignaient d'années d'usage); puis elle se remettait à briller, c'est-à-dire que passé cet étroit et équivoque laps de temps où les deux lumières (la naturelle et l'artificielle) semblaient autorisées à s'affronter (l'une ‑ celle du jour ‑ impétueuse éphémère mourant presque aussitôt comme si sa brusque irruption sa brusque intrusion dans ce monde défendu et sa brutale victoire avaient d'un seul coup épuisé toute sa force, l'autre constante, indifférente, reprenant peu à peu possession de son domaine), passé donc cette demi-heure (rarement plus) qui était semblait-il comme une concession faite à ce principe ou à cette coutume qui veut qu'il y ait dans une période de vingt-quatre heures un temps consacré au jour et un temps consacré aux ténèbres, elle éclairait de nouveau seule de sa lumière égale intemporelle et jaune l'étroite pièce tapissée d'un papier verdâtre à raies et presque toute entière occupée par un de ces bureaux sans style et non pas d'ébène mais de simple bois peint en noir aux pieds tournés et surmonté d'une étagère-classeur où s'empilaient ou plutôt se déversaient sur lui (formant une sorte de plan de clivage hérissé et confus) un fouillis de vieilles factures, de feuilles de paie, de lettres de négociants ou de courtiers en vins, de tables correctives pour mustimètres ou alcoomètres, lettres factures ou colonnes de chiffres uniformément maculées de cercles ou de demi-cercles baveux couleur lilas pâle et poisseux laissés par les socles des éprouvettes qu'il posait un peu partout à demi pleines de mistelle ou de résidus distillés, une odeur douceâtre et entêtante d'alcool à brûler de sucre et de moût chauffé flottant là elle aussi semblait-il en permanence même quand ce n'était pas l'époque des vendanges, me demandant par quel miracle il n'avait jamais mis le feu avec ce Dujardin-Salleron posé à même le bureau au milieu des papiers en désordre et sous lequel brûlaient à toute heure comme ces veilleuses ces pieux lumignons allumés dans les églises au pied des statues ou des images saintes la petite lampe avec sa mèche torsadée lovée comme un serpent dans l'alcool jaunâtre et dont la flamme veloutée léchait sans bruit la bouilloire de cuivre, oscillant paresseusement au moindre déplacement d'air par exemple quand on pénétrait dans la pièce pénétrant en même temps semblait-il (au sortir de l'éclatante étourdissante et même bruyante si l'on peut dire et même cacophonique lumière du dehors) dans un univers fixe où le temps ne s'écoulait pas à la même vitesse si tant est qu'il s'écoulât (puisque rien ou presque rien n'y distinguait le jour de la nuit) et où l'air jamais renouvelé conservait comme un parfum fondamental les subtiles et lourdes émanations de la décomposition en simples produits chimiques de ce que l'été avait lentement accompli le voluptueux mariage du soleil de l'eau et de la terre dissocié de nouveau maintenant en principes élémentaires dans l'appareil compliqué et poussiéreux avec ses serpentins couverts de tartre calcaire ses cuves ses éléments de cuivre jaune piqué de taches vert de gris si serrées par endroits (il y avait, vers le haut, une sorte de couvercle vissé au pourtour dentelé d'entailles comme la tranche d'une pièce de monnaie et dans les rainures de laquelle s'était accumulée comme une moisissure d'un vert pâle vénéneux et presque blanc).

Parfois lorsqu'il sortait pour aller jusqu'à la vigne (coiffé alors de ce vieux panama jauni à ruban noir son éternel costume d'alpaga informe et décoloré flottant sur sa longue carcasse les deux tendons de son cou de chaque côté de la pomme d'Adam (et sur lesquels la peau ridée et hâlée semblait aussi flotter comme une enveloppe trop vaste) s'enfonçant sous le pied de col de sa chemise simplement fermée par un énorme bouton à tête de cuivre, et son éternelle et mince canne d'ébène à la main), ou à la cave assister au déchargement d'une charrette qui venait de passer dans l'allée annoncée d'abord par le grésillement du gravier sous les roues puis le bruit des chaînes de l'attelage les cris du charretier le tout croissant s'enflant se confondant dans un vacarme unique pierreux métallique et pour ainsi dire soufflant et suant tandis qu'elle passait devant la fenêtre et qu'au plafond du bureau mais en sens inverse tournaient comme les rayons d'une toue lumineuse dont le moyeu ou plutôt l'axe aurait été la mince fente entre les volets clos (puis le bruit décroissant tandis qu'elle s'engageait dans la cour et on ne savait quoi alors, une imperceptible modification de ce qui pénétrait de la lumière extérieure comme diffuse ou plutôt diffractée mollement éparpillée par l'opaque et blanc nuage de poussière soulevée restant suspendu dans l'air torride de septembre au-dessus de l'allée comme un sillage persistant et long à retomber), parfois donc il me confiait le soin de surveiller la pesée et je restais là dans cette intemporelle lumière d'un jaune foncé accroupi sur ma chaise les pieds sur le plus haut barreau les genoux relevés le menton soutenu par mes poings le visage à peu près à la hauteur du plateau de la table contemplant avec une sorte de fascination les gouttes se former lentement à l'extrémité du tube de caoutchouc dans l'imperceptible et minuscule trépidation qui se propageait à partir de la bouilloire semblable au bruit même du silence du temps comme un bouillonnement lointain paisible et sépulcral se confondant avec le bourdonnement monotone des insectes qui me parvenait à travers le grillage mangé de rouille, stagnant étale dans l'incandescente lumière de l'été finissant tandis que goutte après goutte je regardais monter imperceptiblement (ou plutôt tressaillir à intervalles réguliers sans qu'il fût possible à proprement dire de le voir s'élever pas plus que l'on ne voit avancer les aiguilles d'une montre) dans le col étroit de l'éprouvette le ménisque concave qui peu à peu approchait du repère.

Mais le plus souvent soit qu'il sortît sans m'avoir mis auparavant de garde devant l'appareil soit qu'il s'absorbât dans la rédaction de son courrier il oubliait de retirer à temps l'éprouvette d'où le liquide débordait ou bien se trompait ensuite dans ses mesures perdait le bout de papier (revers d'enveloppe, bande de journal) où il avait inscrit ses chiffres et tout était à recommencer ce qu'il entreprenait du reste sans jamais un mouvement d'humeur ou de colère au point que je soupçonnais même sa distraction ou sa négligence de faire partie de cet ensemble de précautions pour ainsi dire dont il s'entourait comme pour se protéger se ménager en quelque sorte des alibis contre l'inaction ou l'ennui avec cette sagacité roublarde de terrien en lutte contre les éléments dont il ne peut triompher que par chance ou ruse, s'efforçant donc ainsi de vaincre (ou de s'accommoder de ou de se concilier ou de signer un armistice avec) le temps, l'une de ses armes de ses secrets étant sans doute cette persévérante distraction ou étourderie qui lui permettait de justifier en quelque sorte la répétition des mêmes gestes se levant allant vider l'éprouvette inutile dans le petit évier aménagé dans un coin revenant sans hâte voûté semblant flotter dans cet informe costume d'alpaga rinçant la bouilloire se baissant pour examiner l'une après l'autre les bouteilles alignées le long de la plinthe marron gluantes de moût avec leurs étiquettes collées à la diable portant au crayon le numéro de la cuve et sur lesquelles pendaient comme une frange une herse irrégulière de bavures veineuses d'un pourpre foncé et enfin la nouvelle pesée mise en train de nouveau assis dans ces ténèbres diurnes à côté de l'appareil avec sa lampe veilleuse léchant de nouveau san bruit les cuivres ternis comme la flamme de quelque culte secret géorgique et perpétuel célébré loin des regards dans la crypte d'un temple abandonné.

III

Regardant ces deux hommes au-dessous de moi en gare de Narbonne (moi dans le couloir du wagon) le vent nocturne déjà froid et noir de la fin septembre balayant le quai désert faisant osciller les lampes les cercles de lumière jaunâtre allant et venant sur le ciment gris les ombres des deux hommes oscillant aussi comme de fragiles télescopiques et grotesques doubles s'allongeant et se raccourcissant se rétractant puis s'étirant de nouveau tandis qu'ils s'affairent (pourquoi ? séparation, chacun d'eux allant à partir de maintenant dans une direction différente ? se répartissant alors ce qu'ils avaient mis en commun ou mélangé au cours du voyage qui les a menés jusqu'ici ? ‑ ou peut-être, le voyage fini et en prévision d'une marche à faire avec leurs bagages, équilibrant les charges ?) autour de leurs valises l'une ‑ en bois ‑ posée sur le sol les deux autres en toile aux coins renforcés de pièces de cuir (ou plutôt sans doute un ersatz de cuir car déjà leurs bords et les éraflures présentent cet aspect gris et pelucheux du carton) sur un banc, le couvercle de la valise de bois blanc étant ouvert incliné en arrière exactement face au wagon de sorte que l'on peut voir collé à l'intérieur mais dans le sens de la longueur c'est-à-dire horizontalement une grande photo (sans doute la première page d'un illustré) de vedette de cinéma très jeune blonde aux gros seins la coiffure croulant asymétrique sur un côté du visage, et dans l'autre sens (c'est-à-dire perpendiculairement à la photo de la pin-up et dans l'intervalle entre un des côtés de celle-ci et le bord du couvercle) cinq ou six images pieuses format carte postale et en couleur représentant : la Vierge Marie la tête couverte d'un voile bleu pâle, un ciboire dont on sort à demi une hostie entourée de rayons dorés, le Christ aux cheveux bouclés et à la barbe châtain clair écartant de ses mains les pans d'un manteau rouge-rose et montrant du doigt sur sa robe de lin un coeur sanglant lui aussi entouré de rayons, et encore deux scènes à plusieurs personnages impossible à bien distinguer du haut du wagon (une Nativité ? une Crucifixion ?) dans la lumière avare des lampes de la gare que le vent continue à balancer sans trêve.

Les deux hommes de ce type méditerranéen, sombre, taciturne patient et famélique (trace ou plutôt semence ou plutôt brune pollution ou plutôt éjaculation répandue par des générations de conquérants ou pirates arabes le long des côtes), le plus jeune des deux au visage basané aux cheveux noirs et ondulés la lèvre supérieure ornée d'une petite moustache, vêtu d'une chemise blanche, sans cravate, d'une veste gris clair, d'un pantalon plus foncé pendant flasque et mou avec des poches aux articulations, et dans l'échancrure de la chemise on peut voir le haut d'un tricot de corps, le tout complété par d'élégants souliers de cuir jaune tout fendillé ; l'autre plus âgé la nuque craquelée comme de la terre cuite couleur brique les cheveux gris et durs coupés en brosse le visage légèrement prognathe tout le corps petit et râblé portant une chemise à carreaux bleus et violets et un complet bleu à raies, costume qui a dû être dans le temps celui des dimanches parce que les pauvres ne peuvent jamais s'acheter lorsqu'ils ont un peu d'argent que des vêtements de fête qu'ils sont condamnés ensuite à porter sans fin comme de dérisoires témoins d'impossibles ambitions. Celui-là est chaussé de souliers de toile.

S'interrompent un instant pour allumer des cigarettes qu'ils tiennent ensuite entre le pouce et l'index, le bout allumé caché dans le creux de la main pour le protéger du vent.

Le plus âgé renroulant paisiblement l'amadou du briquet.

Le vent agitant (faisant frissonner) leurs cheveux comme sur la tête des morts (maures), gonflant (le vent) et faisant palpiter les multiples petits sacs de toile à carreaux (rouge et blanc, vert et blanc, violet et blanc) qui sont rangés à l'intérieur des valises à côtés d'effets et de linge plié.

Le plus jeune referme enfin le couvercle de la valise en bois sur lequel on peut voir alors calligraphié en pyrogravure (c'est-à-dire en brun et légèrement en creux) le nom :

Jesus Nicolas Hernandez

et ensuite ficelant longuement sur le couvercle une couverture d'un blanc sale pliée en huit.

Les valises refermées la couverture ficelée les dernières affaires rangées ils restent debout l'un à côté de l'autre sans se parler tirant silencieusement et économiquement sur leurs cigarettes, attendant sans doute le départ du train pour passer sur un autre quai ou peut-être une correspondance qui doit venir plus tard, avec toujours à côté d'eux ce type à figure de rat ou d'oiseau (intendant ? ou régisseur ‑ ou propriétaire lui-même mais plutôt, à son allure, à son maintien, l'air d'un subalterne à la fois servile et hautain minable et méprisant : comptable, trésorier ou contremaître) venu les attendre et qui, coiffé d'un béret basque les deux mains dans les poches d'une gabardine cachou les a regardés sans intervenir pendant qu'ils refaisaient leurs valises se bornant à leur adresser de temps en temps quelques mots (conseils, ordres ?), frileux renfrogné ou plus simplement ennuyé.

Sur le banc de lattes peint en vert ils ont posé l'une des valises et une de ces gourdes en cuir pelucheux brun ou plutôt sans couleur, presque plate.


"Sous le Kimono"

"Sous le Kimono", Les Lettres françaises, 59, 19-25 jan.1961, p.5.
(Repris en partie dans Histoire).

Plaçait en guise de signal sur le rebord de la fenêtre un de ces pots de cuivre jaune de mauvais goût martelé camelote comme on en achète dans les magasins du genre souks tunisiens ce qui signifiait qu'elle était libre c'est à dire en quelque sorte que la voie (je pensais à cette mince et dure fissure ouverte dans sa chair) était libre et je savais alors feignant de muser dans la rue que je pouvais monter la trouvant presque toujours traînant d'une pièce à l'autre demi-nue insoucieuse de son corps ses seins semblables à des bourgeons se poussant forçant l'écorce de ce kimono décoré de fleurs et d'oiseaux acheté lui aussi ou gagné dans une de ces baraques ou loteries à l'enseigne exotique ces billards japonais où les lots s'obtiennent à force d'accumuler jusqu'à un nombre impressionnant les tickets verts ou rouge en carton usé, les coins cassés effrités pour ainsi dire parfois traversés là où on les avait pliés ou plutôt cassés de lignes cicatrices grises à ramification ou plutôt radicelles comme les lignes de la main

tickets que la jeune foraine blasée bâillant d'ennui aux avances bêtes des jeunes gens assise une fesse sur le rebord du comptoir distribue ou plutôt jette d'un air maussade aux gagnants comme une maîtresse d'école concédant des bons points et qui donnaient droit (mais à partir de quel chiffre !) à la potiche à la poupée cambodgienne à l'une quelconque de ces clinquantes camelotes empilées sur les rayons : bimbeloteries les lanternes à glands les vases décorés de vols de hérons les stores ornés de paysages à volcans et bambous peints sur les fines lattes assemblées ondulant cliquetant avec un léger bruit d'osselets dans le courant d'air qui agite la tente et ces bouddhas de porcelaine aux robes vert-jade aux visages et à la grasse chair blanche comme enduite de crème leurs lèvres rouges figées dans un sourire de pacotille

me rendant compte à présent que cette espèce de violente attraction qu'elle exerçait sur moi avait ce même goût exhalait cette sorte d'amer parfum de défendu de chatoyant de clinquant et de pauvre sinon de crapuleux que je respirais, enfant, confondu avec cette écoeurante d'acétylène qui flotte en permanence dans les foires et qui pour moi s'était peu à peu identifiée avec la notion même de culpabilité et de désastre parce que m'attardant bien au-delà de l'heure autorisée (ou plutôt pas autorisée : raisonnable, c'est-à-dire ‑ car il m'était interdit d'aller seul à la foire ‑ l'heure qui m'eût permis de raconter un mensonge crédible comme par exemple que j'avais raccompagné l'un des deux ou trois camarades appartenant à des familles que connaissait maman et qu'elle me permettait de fréquenter), je me sentais peu à peu et irrémédiablement envahi par cette angoisse faite à la fois de regret et de défi, sachant qu'il était horriblement tard que j'aurais dû être rentré depuis longtemps que maman s'inquiétait et que chaque minute de nouveau retard augmentait encore l'ampleur de la catastrophe

non que j'eusse à redouter quelque punition que je savais n'avoir pas à craindre parce que je connaissais sa faiblesse cette faiblesse qui était sans doute une des raisons de mon défi et de mon irritation, imaginant sachant qu'elle me regarderait son visage empâté gras empreint de cet air douloureux et outragé qui provoquait en moi plus d'agacement que de peine m'importunant ridicule par l'excès théâtral de pathétique qui en émanait avec son léger double menton ses yeux globuleux et saillants et son nez court busqué comme un bec qui la faisait ressembler à un de ces oiseaux de basse-cour tout en même temps infatués et pitoyables leur oeil rond aristocratique orgueilleux et stupide exprimant comme un permanent reproche la permanente détresse la permanente panique de leur inévitable destin comme s'ils s'efforçaient de combattre par une attitude d'insolence et de fatuité le tragique empreint de grotesque d'une existence dont la seule raison était d'être engraissés égorgés et mangés

la lumière de la lampe lui ferait des poches sous les yeux car ce serait le soir au dîner, dîner qui aurait été retardé jusqu'au moment où je serais enfin redescendu de chez l'oncle Charles ma version latine enfin traduite par lui ce qui nous amènerait fort tard car j'aurais auparavant été obligé de passer dans ma chambre assis devant ma table le temps qui était décemment nécessaire pour me prévaloir à la fin d'un effort méritoire mais stérile d'entrer dans son bureau avec en mains le livre et la page de cahier de brouillon sur laquelle j'avais aligné n'importe comment et sans autre souci que de fabriquer un témoignage visible de ma bonne volonté la suite incohérente et imbécile des mots cherchés dans le dictionnaire.

Oncle Charles mettant ses lunettes me regardant d'un air soupçonneux furieux mais vaincu d'avance essayant de m'expliquer et de me faire traduire la première phrase puis de guerre lasse renonçant et se résignant enfin à me dicter rapidement la traduction du texte de Tacite ou de Suétone que je recopierai après dîner avant d'aller me coucher

m'attardant donc (peu à peu envahi par ce catastrophique sentiment d'irrémédiable faute et d'irrémédiable désastre qui se finirait par le devoir bâclé le regard excédé réprobateur et vaincu de mon oncle et enfin le risible et tragique visage de maman) dans cette atmosphère violente (musique, couleurs, émotions) de la foire où me retenait non pas tant l'attrait des jeux qu'une sorte de défi d'émulation qui me poussait à surpasser de cette façon (c'est-à-dire la désobéissance) mes camarades plus adroits ou plus forts et qui m'entraînait à rester le dernier jusqu'à ce que la foire ne soit plus pour moi qu'un haïssable et vain décor où j'errais seul misérable insatisfait et vaincu

foire qui se tenait à l'automne, peu après la rentrée, alors que les hauts platanes de la promenade où elle était installée finissaient de perdre leurs feuilles que le vent balayait chassait en troupeau hoquetant et titubant avec un bruit cartonneux entre les baraques, la nuit qui tombait chaque soir un peu plus tôt accentuant encore cette sensation vaguement nauséeuse de débâcle de péché de temps gâché s'enfuyant impossible à rattraper, sensation qui m'étreignait et dans laquelle je m'enfonçais ou plutôt m'embourbais ou plutôt m'enlisais encore un peu plus au milieu du bruit incohérent des boules de bois roulant sur les planches des billards s'entrechoquant et oscillant de plus en plus rapidement sur les rebords des trous numérotés de 25 à 100 par ordre de difficulté et où elles semblaient tourner en rond comme un chien après sa queue cherchant sa place avant de se coucher pour ne plus bouger.


"Funérailles d'un révolutionnaire assassiné"

"Funérailles d'un révolutionnaire assassiné", Médiations, 4, hiver 1961-62, p.11-24.
(Repris dans Le Palace).

Ce qu'ils regardaient à présent, quatre étages au-dessous d'eux et sur leur gauche, c'était quelque chose d'abord d'indistinct, confus et sombre qui emplissait l'avenue d'un bord à l'autre et au milieu ou plutôt au-dessus de quoi non pas avançait mais semblait osciller sur place, immobile et tremblotante, une sorte de pyramide noire, argent et rouge. Plus tard ils verraient : d'abord la clique, la musique en uniforme, puis un vide, puis les quatre chevaux caparaçonnés de noir et noirs eux-mêmes de robe, l'oeil noir et humide injecté de pourpre, les longs cils noirs saillant au milieu du rond bordé d'un galon d'argent ménagé dans la cagoule qui leur couvrait la tête, et le corbillard (ou plutôt, étant donné sa taille, sa hauteur : le catafalque) lui-même, et pendant un instant rien que cela : les seize pattes fines et noires piaffant, le crépitement des seize sabots sur le pavé et le lent, solennel et lugubre crissement des roues dans le silence. Mais pour le moment le catafalque avait l'air de voguer sans but, ou plutôt de planer, échappant à la pesanteur, opulent, ténébreux et burlesque, au-dessus des têtes, à la façon de ces grappes que, dans les fêtes, les marchands de ballons tiennent attachées à une perche, de sorte que la foule semblait s'y cramponner, non pour le soutenir, le porter à dos d'homme comme il avait d'abord paru, mais pour l'empêcher de s'envoler, comme s'ils craignaient de voir le tout (les noires plumes d'autruche, les sanglantes gerbes de fleurs, le cocher et les quatre chevaux d'apocalypse) s'élever vers le ciel dans une apothéose funèbre et féerique, planer un moment au-dessus de la ville en rapetissant (non pas emporté par ses rosses piaffantes, galopantes et empennées, mais l'attelage et le char tout entier à l'arrêt, immobiles, risibles et dérisoires, comme un de ces jouets d'enfant), et disparaître ; et, de même qu'ils ne semblaient pas avancer (ce qui, il fallait bien l'admettre, n'était qu'une passagère illusion d'optique, puisqu'un peu plus tôt encore l'avenue était vide), on n'imaginait pas plus ni où, ni quand, ni vers quoi ils (c'est-à-dire ceux qui composaient la foule) le conduisaient, ni même s'ils avaient jamais eu le dessein, formé le projet, de le porter à quelque endroit que ce fût, car il semblait inconcevable que ce fût dans un des cimetières de la banlieue poussiéreuse et suante qui entourait la ville (la même banlieue peut-être où on l'avait trouvé deux jours plus tôt au matin : non pas l'un de ces corps aux pieds sales chaussés d'espadrilles couchés le long d'un mur de fabrique ou de ferme et qui semblent dormir là, dans l'ombre mouchetée des platanes, paisibles, aussi bien indifférents aux pastilles de soleil qui rampent sur leurs yeux qu'aux nuées de mouches, jusqu'à ce qu'approchant on se rende compte qu'ils sont alignés comme pour être comptés, d'une effroyable immobilité, et barbouillés de sang séché ‑ mais en pyjama (ou peut-être dans son uniforme de commandant), et proprement abattu d'une seule, ou tout au plus de deux balles dans le dos ou la nuque comme quelqu'un qu'on a poliment invité à descendre d'une voiture pour se dégourdir les jambes, les deux détonations claquant alors dans la nuit, puis une troisième (la portière refermée de l'auto), puis le grondement décroissant du moteur, puis plus rien sous les étoiles indifférentes que l'indifférent et monotone crissement des grillons), inconcevable donc qu'ils fussent en train de marcher vers un de ces cimetières de banlieue, où on le déposerait sous une urne ou une stèle ‑ pas une croix ‑, quelques pots de poussiéreux chrysanthèmes et, se rouillant lentement, se détachant l'une après l'autre, tombant avec un faible tintement de camelote sur la terre avide qui semble les déglutir aussitôt (puisqu'on n'en voit jamais sur le sol), les lettres dorées des plaintives inscriptions courant parmi les fleurs de perles mauves, comme écoeurées par leur emphase de camelote, ne proposant plus à la fin au visiteur qu'un énigmatique squelette de langage où adhère encore par endroits la chair racornie de lambeaux de voyelles et de lambeaux de diphtongues ‑ et il était permis de se demander si leur intention, consciente ou non, n'était pas plutôt de le promener solennellement et sans fin (sinon le moment où il commencerait à puer trop fort), cramponnés à lui et le retenant pour l'empêcher de s'élever dans les airs, en suivant un itinéraire interminable et compliqué tracé dans le quadrillage des longues avenues. D'où ils se trouvaient (en tout cas dans ce moment), ils (les cinq hommes pressés au balcon ‑ et à droite, et à gauche, et au-dessous et au-dessus d'eux, et en face, à tous les balcons des autres immeubles, la même grappe blanche (la plupart étaient en manches de chemise) de bustes agglutinés, penchés en avant et silencieux) ne pouvaient pas encore lire ce qui était écrit sur la banderole : elle aussi semblait flotter (un peu en arrière du corbillard et légèrement décalée sur le côté), entraînée au gré des remous, se tordant, se détendant, s'affalant, se redressant, fragile et inconsistante comme les mots qui étaient sans doute tracés dessus sans plus d'épaisseur ni de poids que celui de la bande d'étamine, comme s'ils étaient inscrits sur l'air lui-même : proclamation, ou menace, ou protestation qui, comme ces paroles s'échappant en lignes serpentines de la bouche des personnages des bandes dessinées, ondulait faiblement, inarticulé et protoplasmique (d'ici, les deux bâtons qui, aux deux extrémités, la maintenaient déployée, se rapprochant, s'écartant, se redressant selon la marche des porteurs, étaient encore invisibles) comme un cadavre blanchâtre, inapaisé et inapaisable, le fantôme même, menaçant et berné, d'un cri, de la révolte et de l'indignation. Par contre, violents et déclamatoires même de loin, ils pouvaient voir les drapeaux. Non l'étendard, l'emblème rigide et lourd à la hampe d'ébène postulant gants blancs et piquet en armes s'avançant, rapidement et au pas cadencé, comme découpé (garde et drapeau) dans du zinc ripoliné, mais de simples morceaux d'étoffe cloués sur de simples bouts de bois, et le contraire de la rigidité, de la raideur : ils palpitaient, se mêlaient, s'entrecroisaient, s'inclinaient, se relevaient, comme trop lourds pour ceux qui les brandissaient, comme une troupe d'oiseaux blessés, un impuissant battement d'ailes au-dessus des têtes confondues, comme si de la masse indistincte et muette qui emplissait la rue d'un bord à l'autre ils émergeaient, brandis en guise de signaux rudimentaires exhibés faute de mieux, exprimant moins une volonté, un élan, que (à la façon du dérisoire bout de chiffon frénétiquement agité par le garde-voie debout, les jambes écartées, inébranlable, indéracinable, désespérément confiant dans la vertu, l'occulte pouvoir d'une loque d'étoffe rouge, jusqu'à ce que la monstrueuse machine qui fondait sur lui dans un fracas de catastrophe vienne s'arrêter, expirante ahanante, les tampons d'acier touchant sa débile poitrine, la terrifiante anatomie de fer exhalant un ultime et long soupir) la détresse. Et encore autre chose. Pas seulement l'absence de gants blancs, de fourragères, du trio de sous-officiers grisonnants et médaillés : le climat, l'air, la latitude. Quelque chose qui se mesurait (s'était de tout temps mesuré) en degrés, parallèles, colonne de mercure, et qui excluait pour ainsi dire organiquement la traditionnelle alliance (ou cohabitation, ou tolérance) des traditionnelles trois couleurs, indélébiles, pimpantes et javellisées (sans doute parce qu'elles servent aussi d'enseignes aux lavoirs) qui claquent sur les fonds de vertes et opulentes frondaisons, de prairies ou de verts océans : le bleu, le rouge, le blanc, chacun à l'origine unique, absolu, vorace et même féroce, mais qui, de part et d'autre de froides mers et à travers de longues successions d'avatars (affrontements, conciles, philosophes, reines décapitées, razzias, imprimeries clandestines, avocats, excommunications, chartes, assassinats, réformes, profanations, dragonnades, libelles, traités, chansons, Communes et chambres de commerce) furent bon gré mal gré forcés de signer en quelque sorte un armistice, un protocole, un gentleman's agreement, un modus vivendi, tant bien que mal accepté et respecté (et sinon un équilibre, tout au moins sa reconnaissance, et sinon une réalité, en tout cas l'intention, le faire-semblant (ce qui est déjà un commencement), l'à-peu-près, même lorsqu'elles flottent au fronton de sociétés anonymes, même lorsque les nations et les peuples qui les ont choisies les font promener et garder par les fatidiques trinités de sergents astiqués, harnachés comme des baudets et analphabètes). Les drapeaux étaient ici d'une seule couleur, deux au plus (et alors pas une cohabitation, un armistice, mais quelque chose comme une naturelle parenté, consanguinité : le deuil, la mort, le sang, l'or, héritages d'un blason tracé par un roi barbare et facétieux trempant au soir d'une bataille quatre doigts désinvoltes dans la blessure d'un baron expirant et les essuyant sur son écu, un baron qui n'avait jamais imaginé pour ses armes d'autre métal que l'or, pour devise un autre mot qu'orgueil, pour loi d'autre règle que la force et qui, comme son roi, ne possédait en fait de terres que de jaunes étendues calcinées, poussiéreuses, incandescentes et stériles) ‑ l'Américain (il dominait les quatre autres de la tête, se tenait non pas appuyé contre la balustrade ‑ il eût fallu qu'il se cassât en deux ‑ mais debout, négligemment, le corps légèrement arqué, l'appui de la balustrade lui arrivant à peine au haut des cuisses) disant que ça faisait encore trop de drapeaux, trop de couleurs différentes, qu'il n'aimait pas ça : trop de pleureuses derrière le cercueil : comme dans Shakespeare quand le jeune héritier du trône, l'enfant-roi aux cheveux coupés en frange a été égorgé malgré les aboiements affolés du petit épagneul entendant approcher les pas des meurtriers, et que les sept oncles qui avaient juré devant Dieu, les Saintes Huiles et tout le saint frusquin de le protéger et veiller sur lui font de nouveau serment tous ensemble de venger la victime et châtier le lâche coupable (le serpent, le reptile), appelant sur lui toutes les malédictions du ciel et de la terre, les sept mains droites unies dans un indéfectible noeud pour sceller la nouvelle et sainte alliance, les sept paires d'yeux se regardant de travers et les sept mains gauches prudemment posées derrière les dos sur les manches artistiquement ouvragés de sept poignards italiens. « Et il y a naturellement dans le nombre le bon et le mauvais oncle, mais ici quel est le bon ? », le type qui s'appelait Alonso relevant imperceptiblement la tête, le regardant un moment (le visage pas complètement tourné vers lui, l'oeil en coin, l'air non pas tellement indigné ou scandalisé que surpris, alerté, et non pas tellement soupçonneux ou menaçant que réfléchi, soucieux, disant à la fin (la configuration sonore des deux mots composés surtout de dentales faisant qu'il parlait sans presque avoir besoin d'ouvrir la bouche, de sorte qu'aucun trait de sa figure ne bougeait) doucement mais fermement, et même patiemment, comme on reprend un enfant, mais inflexiblement :

« Nosotros.» Nous autres. Mais l'Américain ne bougea pas, pas plus qu'il n'avait cillé sous le regard qui l'examinait, continuant toujours à contempler, quatre étages plus bas, la lente et irrésistible marée qui, quoiqu'elle parût toujours immobile, s'était rapprochée puisque maintenant on pouvait lire ce qui était écrit sur la banderole, ce qui signifiait qu'elle aussi s'était rapprochée, quoiqu'il n'y parût pas lorsqu'on la regardait, continuant seulement à onduler sur place en de faibles et viscérales convulsions : toujours est-il que chacune des lettres était visible ‑ jamais toutes à la fois, mais réapparaissant assez souvent pour que l'esprit saisisse l'inscription en entier, si toutefois il était besoin (même pour les paysans ou les ouvriers à demi illettrés qui composaient la majeure partie de la foule) de l'épeler mot après mot après qu'on avait lu les premiers et les derniers (les deux qui étaient le plus souvent visibles parce que les plus proches des hampes, c'est-à-dire là où l'étamine était constamment maintenue dans un plan à peu près vertical tandis que le centre de la bande fléchissait, se striait de plis, ou parfois était ramené par un mouvement de torsion (comme un ruban) à l'horizontale) : en fait c'était la même interrogation (ou la même implicite accusation) déjà répétée en leit-motiv par les gros titres des journaux qui traînaient toujours (oubliés, abandonnés (comme le fusil contre le siège du canapé, ou la machine à écrire sur le bureau ‑ et tous ‑ le fusil, les gros titres, la machine à écrire ‑ avec leur même immobilité, leur même passivité, leur même disponibilité de choses inanimées ‑ également terrifiants, également dangereux) sur la longue table de réfectoire), et personne n'avait réellement songé à se donner la peine de la déchiffrer, la phrase maintenant connue par coeur se reformant d'elle-même dans l'esprit chaque fois que s'imprimait sur la rétine la tache blanche de la banderole flottant sur vingt mètres de large, comme une écharpe de brume, une condensation, la matérialisation visible sous forme de nuage planant au-dessus des têtes d'un fantasme obsessionnel, tenace, inapaisable :

¿ QUIEN HA MUERTO A SANTIAGO ?

le minuscule crépitement des sabots et le crissement des roues (peut-être avait-on sablé la chaussée ?) s'amplifiant ou plutôt amplifiant le silence, le silence lui-même visible pour ainsi dire, l'étudiant s'apercevant qu'il y avait maintenant deux tramways (les tramways eux-mêmes blasonnés, héraldiques, leurs flancs de tôles rivetées mi-partie rouge et noir, leurs toits disparaissant sous une confuse grappe de curieux, comme des estrades, de médiévales tribunes) immobilisés au débouché de l'avenue qui remontait du port, puis il se rendit compte que c'était la même chose (les tramways, les voitures arrêtées en bouchon) à l'entrée de chacune des rues et des avenues qui convergeaient vers la place (sauf celle, déserte d'un côté, emplie par le défilé de l'autre, qu'empruntait le cortège), le bruit, la respiration confuse de la ville continuant tout autour et au-delà, mais cessant à partir d'une invisible barrière dessinée par le périmètre de la place à travers laquelle, du balcon, on pouvait voir converger, se rassembler (à la façon de la limaille de fer dans un champ magnétique) comme des particules de silence (sans doute parce que la plupart étaient chaussés d'espadrilles) se condensant (quelques-uns se hâtant, courant, mais sans que cela fît plus de bruit, sans que le mouvement même dérangeât cette espèce de torpeur) venant s'agglutiner le long du bord de l'esplanade qui faisait face au palace, constituant là pour ainsi dire comme une zone où le silence semblait encore s'épaissir, opaque, noir, étincelant (l'étudiant se rappelant seulement alors le chauffeur dingue, sa chevelure aile de corbeau cosmétiquée et luisante, comme si avec leurs uniformes salopettes de mécanos, leurs blousons (ou simplement les chemises aux manches retroussées) et leurs artilleries portatives, la brillantine constituait, à défaut de casque et imitant l'aspect huileux, funèbre et impénétrable du métal, un des éléments intangibles de leur tenue) au point que par l'intermédiaire d'un sixième sens (pas l'ouïe) il pouvait percevoir quelque chose qui non pas émanait du silence mais pour ainsi dire l'englobait, le constituait, et qui ne ressemblait à rien de se qui se dégage d'ordinaire d'une foule (le respect, la douleur, la colère, le recueillement) amassée à l'occasion de défilés, de funérailles, de manifestations ou d'émeutes.

Puis il parvint à se rendre compte de ce que c'était. Même du quatrième étage on pouvait le voir : on aurait dit des aveugles, pensa-t-il plus tard. Comme des gens réunis dans une pièce et qui évitent de se regarder. C'est-à-dire qu'au contraire de ce qui rassemble, met d'habitude une foule en mouvement, celle-ci n'avait aucun objectif extérieur, étranger à elle (ou aucun ennemi déterminé, nommable, simple, visible) sur quoi ou contre qui diriger ou exhaler sa fureur, les pancartes (ou les banderoles ‑ il n'y en avait pas qu'une : derrière la première venaient d'autres à peu près autant qu'il y avait de journaux sur la table de réfectoire), répétant chacune (avec les mêmes variantes que les manchettes des journaux) non pas une accusation mais la même lancinante interrogation sans réponse, comme le monotone tintement d'un glas, sans appel, sans recours :

¿ QUIEN HA MUERTO ? ¿ QUIEN HA MUERTO ?

¿ QUIEN HA MUERTO ?

le pronom personnel étant employé comme par une sorte de pudeur, ou prudence, ou précaution (comme ces charitables circonlocutions dont on use pour annoncer à la famille une nouvelle pénible, effrayante dont on redoute que l'esprit, la raison, ne la supportent pas), de sorte que la véritable traduction (c'est-à-dire ce que chacun lisait en réalité) était non pas « Qui a tué ? », mais « Qu'est-ce qui a tué ? », comme s'ils s'interrogeaient avec stupeur sur le nom, la nature d'une infection, d'un mal : non pas l'impitoyable, froide et paternelle vindicte du lointain aréopage de vieux généraux et de vieux évêques parcheminés ou ventripotents, siégeant, avec leurs bottes étincelantes, leurs bedaines ceinturées d'azur (les généraux) ou d'écarlate (les évêques) et leurs têtes de caricatures, hautains et cruels, dans un irréel empyrée, mais quelque chose qu'elle, la foule, aurait elle-même secrété : une épidémie, une de ces terrifiantes, meurtrières et répugnantes maladies qui sont héréditairement l'apanage des pauvres, comme la teigne, la pelade ou les latrines bouchées, et qui tuait maintenant, imbécile, furieuse et aveugle, ici et là dans la ville étouffée sous son pesant couvercle de puanteur, dans les fétides émanations d'égout, de melon pourri et d'huile rance ; la tête du cortège toute proche à présent, quoiqu'à aucun moment on n'ait pu le voir avancer à proprement parler : plutôt comme si s'étaient succédés une série de plans fixes, à différents étiages pour ainsi dire de la marée humaine qui emplissait l'avenue, jusqu'à ce qu'on puisse distinguer les visages et les yeux de ceux qui marchaient au premier rang, immédiatement derrière le catafalque, les représentants de l'organisme (ou du groupe, ou du compromis, qui se disait un gouvernement et qui en réalité ne gouvernait rien, c'est-à-dire une vingtaine d'hommes représentant eux-mêmes la dizaine de partis, de comités et de syndicats qui disaient eux-mêmes représenter les centaines de centaines de comités et de conseils (à peu près autant qu'il y avait de villes et de villages ‑ ou même de hameaux, ou même de fabriques, ou même de fermes ‑ dans le pays tout entier) qui eux-mêmes se considéraient comme autant de gouvernements, la vingtaine d'hommes donc qui se contentaient de s'asseoir pour se faire photographier (eux aussi vêtus de salopettes de mécanos ou en manches de chemise) autour de la longue table gothique de ce qui avait été autrefois le palais d'un gouverneur qui n'avait jamais lui non plus de mémoire d'homme gouverné quoi que ce fût mais simplement pillé (en appelant cela lever des impôts) et fait pendre ceux qui refusaient de se laisser piller, de sorte que la vingtaine d'hommes impuissants et crispés qui posaient pour les photographes dans des postures nonchalantes autour de la table gothique n'avaient pas à résoudre le problème de remplacer un gouvernement par un autre gouvernement mais, pour commencer, celui de réussir (et cela par le seul miracle, la seule intervention, la seule force de persuasion de la gélatine et des sels d'argent) à faire entrer dans la tête de gens armés comme des panoplies une notion pour eux aussi abstraite et aussi vide de sens que celle de gouvernement), le président (car ils avaient même élu un président) marchant au milieu et sur le même rang que les autres (malgré la chaleur et peut-être à cause du ciel gris et bas il portait une gabardine ; il était aussi le seul à avoir un chapeau ; il le tenait à la main) avec le même regard éteint, fixe, somnambulique, le même visage aux chairs blafardes et molles (sans doute à force de se tenir perpétuellement enfermé à la disposition des photographes autour de cette fameuse table), la même expression vide, exténuée (pas triste, ni accablée, ni effrayée ‑ quoique le mort (celui dont on avait trouvé le corps dans un terrain vague de banlieue avec deux balles dans la nuque) fût son ami et conseiller personnel dont plusieurs des dix-neuf autres qui s'intitulaient le gouvernement lui avaient demandé de se séparer, ce à quoi il s'était refusé et ce qui était chose faite maintenant, par des moyens définitifs, sinon légaux, de sorte qu'il avait pour ainsi dire le privilège de pouvoir suivre à présent son propre enterrement, ce qui n'est pas donné à tout le monde ‑ et cependant aucun des dix-neuf autres (ceux qui avaient demandé, puis exigé, puis finalement obtenu ‑ comme l'attestait la cérémonie ‑ la liquidation du conseiller) n'arborant un air satisfait, ni vainqueur ‑ pas contrit non plus ‑ leur visage à eux aussi simplement ‑ comme celui du président ‑ somnambulique, simplement exténué), le crissement des roues maintenant très fort, à peu près, semblait-il, dans l'effroyable silence, comme un roulement de tonnerre, tandis que le corbillard passait au-dessous du balcon : les quatre chevaux macabres, caparaçonnés, encapuchonnés, médiévaux, les seize pattes noires, graciles et élégantes crépitant sur la chaussée, puis le char lui-même sous la montagne de gerbes ensanglantées, ses plumes d'autruche tremblotantes, son mort invisible et meurtrier (« Les enterrements ! avait dit l'Américain. L'éternelle attraction dont on ne se fatigue jamais, l'éternel attrape-mouches pour vieillards accourant, emplis, débordant de, cachant mal la joie sénile, radoteuse et sarcastique qu'ils éprouvent à aller voir recouvrir de terre un des leurs, ou un plus jeune qu'eux ‑ ce pourquoi ils consultent chaque matin avec la même impatience, la même joyeuse et débile avidité la rubrique nécrologique du journal ‑ célébrant chaque mort comme une victoire personnelle, en oubliant toute prudence, abandonnant pantoufles, plaids et coin du feu pour aller méchamment grelotter sous les voûtes glacées et dans les courants d'air des cimetières où ils contracteront l'expéditive fluxion de poitrine qui les y dépêchera eux-mêmes les pieds par devant la semaine suivante. L'enfouissement hygiénique et solennel d'une charogne, la cérémonie, le spectacle renouvelé et gratuit qui constitue la suprême et dernière délectation des crétins et des gâteux. Est-ce qu'il n'y a pas un proverbe français qui dit ça, un truc de droit ? ‑ « Le mort saisit le vif », non ? Ah ah !... « Le mort zigouille le vif ! » Ah ah ah !.. l'Italien et l'officier (ou policier) le regardant rire de cet air légèrement incrédule, légèrement interdit (un peu hagard aussi, pensa plus tard l'étudiant : comme ceux qui marchaient derrière le corbillard. C'était cela : étonnés, hagards et exténués), le maître d'école tranquille, indéchiffrable, disant avec quelque chose qui, chez lui, devait être un sourire : « Tu parles bien », et l'Américain : « Si. Très bien. En plusieurs langues. J'ai appris. Tu trouves que c'est une plaisanterie trop salée ? », le maître d'école continuant à le regarder avec toujours sur son visage ridé, parfaitement immobile et figé (comme un de ces masques de théâtre chinois), cette espèce de sourire, l'Américain riant de nouveau, disant : « Trop salé, si ? Ah ah... J'ai appris à assaisonner en toutes les langues ! J'ai appris a asesinado en un tas de langues ! Ah ah ah ah ah...», le maître d'école souriant toujours, le fixant, disant sans élever la voix : « Tu parles trop », et l'Américain : « Je sais. Mais c'est drôle, non ? », et le maître d'école : « Si. Comique. »), le mort invisible et dangereux, donc, escorté par les deux files parallèles de soldats (c'est-à-dire des vrais ‑ pas les types faméliques et efflanqués, avec leurs cheveux cosmétiqués, leurs pantalons élimés et leurs espadrilles, et bardés, ou plutôt hérissés d'armes ‑ ou peut-être après tout des faux, c'est-à-dire qui avaient plutôt l'air, à force d'être propres et astiqués, de sortir des coulisses d'une opérette, avec leur drôle de bicorne verni, leur uniforme ajusté, leur modeste carabine, leur pas d'automates mécaniques, exactement comme des figurants de music-hall) qui marchaient de part et d'autre du corbillard, le canon de leur arme dirigé vers le sol, comme une double file de fantômes, quoiqu'ils fussent chaussés, eux, non d'espadrilles mais de brodequins cloutés, (.........................) maintenant le formidable crissement des roues couvrait tous les autres bruits, oppressant, comme si des milliers de spectateurs pressés aux fenêtres, entassés sur les trottoirs, les toits des tramways, ou grimpés sur les réverbères, se dégageait quelque chose d'épais, d'irrespirable, plus perceptible, plus effrayant que des cris, les hommes (les chiens maigres) du piquet de garde qui veillait à la porte du palace (d'ordinaire ils somnolaient, sous la marquise en forme d'élytres, d'ailes d'insecte, les deux plus hauts gradés (c'est-à-dire ceux dont les fonctions ‑ puisqu'ils refusaient d'avoir un grade ‑ devaient correspondre à celles de sergent et de caporal) assis dans deux fauteuils d'osier de chaque côté du perron, l'homme de faction accoté à l'un des guéridons de café au plateau de marbre rosâtre veiné de blanc et cerclé de cuivre, au lourd pied de fonte peint en vert clair (les saillies, les fioritures sur lesquelles la peinture avait disparu par frottement dessinant les fleurs, des astragales brun rouille) disposés en chicane autour de la mitrailleuse avec son bouclier d'acier, sa bande engagée, son aspect hargneux de roquet squelettique, meurtrier, stupide, le tireur et le servant à demi allongés, les fesses sur la première marche, les coudes deux marches plus haut, les autres fumant assis également sur les marches ou dormant dans les fauteuils du hall) tant bien que mal alignés maintenant sur un rang, ceux qui avaient des fusils les tenant devant eux à deux mains (l'une au milieu du canon à peu près, l'autre serrant la partie amincie un peu au-dessus de la crosse) à peu près comme des cierges (ce qui devait être une manière de salut), les autres (le sergent, le caporal, le tireur et le pourvoyeur), qui n'avaient qu'un revolver ou rien du tout, saluant du poing, c'est-à-dire l'avant-bras vertical faisant un angle droit avec le bras, horizontal à partir de l'épaule, le poing fermé à peu près à la hauteur du sommet de la tête, le président (il était grand, mince, habillé avec soin, l'air, quoiqu'il fût depuis longtemps politicien professionnel, d'un avocat ou d'un docteur), quand il passa à son tour, tournant vers eux (puis levant vers ceux qui se pressaient aux fenêtres des étages au-dessus) son visage inexpressif, son regard inexpressif, vidé de tout hormis de fatigue, de lassitude (même plus ‑ ou au-delà de ‑ la peur, la méfiance, même pas la résignation : uniquement la lassitude) hésitant une fraction de seconde, regardant le chapeau qu'il tenait à la main, puis finalement l'élevant, le tenant un instant à la hauteur de sa tête, et à la fin détournant les yeux et laissant retomber son bras, les membres du gouvernement (ou de ce qui se disait un gouvernement) marchant sans ordre autour de (et derrière) lui, certains eux aussi vêtus de salopettes, d'autres avec de vrais uniformes, des casquettes plates, des gants et des buffleteries noires, et d'autres encore simplement en complet veston mais tête nue et sans cravate (l'un d'eux fumait) regardant eux aussi au fur et à mesure qu'ils passaient la garde hétéroclite et les gens penchés aux balcons mais tous (et quoique certains fussent sortis un peu plus tôt du palace où ils avaient aussi un bureau ‑ à moins que leur véritable bureau fût dans le palace et qu'ils eussent aussi un bureau dans un endroit baptisé ministère ou commissariat ou quelque chose comme ça) avec le même regard vide ou plutôt vidé, ni hostile, ni effrayé, ni amical, même pas soucieux : rien que tendu, las ou plutôt exténué ; l'Américain contemplant toujours au-dessous de lui (maintenant le corbillard avait dépassé l'hôtel, se trouvait tout à fait sur la droite, le crissement des roues s'affaiblissant, laissant place peu à peu au bruit silencieux et confus de piétinement qui semblait le recouvrir, le submerger, au fur et à mesure qu'avançait le cortège, comme une espèce de lugubre marée) la masse grumeleuse hérissée de drapeaux oscillant qui s'avançait : simplement (sans cesser de regarder la foule) il sortit directement de sa poche un petit cigare noir qu'il se fourra entre les lèvres, l'étudiant se demandant comment il trouvait le moyen d'avoir tous les jours et dès le matin l'air de ne pas s'être rasé depuis la veille (mais jamais depuis plus de deux jours ‑ de même qu'il avait aussi en permanence l'air de n'avoir pas dormi ni changé de chemise depuis deux jours, mais jamais plus ‑ de sorte qu'il fallait tout de même bien qu'à un moment ou à un autre il se serve d'un rasoir, dorme et change de chemise, mais quand ?), le petit fuseau brun fiché maintenant tout droit, horizontal, entre ses lèvres serrées (comme s'il les avait avalées, ce qui en retroussait les coins dans une espèce de sourire figé, sans gaîté) si bien que le cigarillo avait l'air planté dans une simple fente de la peau recouverte de cette barbe ‑ ou plutôt moisissure ‑ grisâtre (c'était cela : moisi : comme si toute sa personne dégingandée, ses joues efflanquées, son corps efflanqué, osseux, trop grand et légèrement voûté sous les vêtements, la veste flasque qui pendait de ses épaules, le pantalon qui pendait aussi retenu on ne savait comment sur ses hanches maigres, son ventre tellement plat que l'énorme et noir revolver qu'il portait glissé dans la ceinture, directement contre sa chemise, faisait à peine saillie ‑ revolver qui semblait, à la fois par sa taille démesurée, offusquante, caricaturale, et la négligence désinvolte (et même ennuyée) avec laquelle il le trimballait, comme une concession excédée faite à un état de choses qui avait remplacé le port inconfortable des cravates par celui encore plus inconfortable des revolvers, lui qui sans doute avait toute sa vie mis autour de son cou une cravate sans plus se soucier de sa couleur que de la façon dont il la nouait ‑ et probablement même appartenant à cette catégorie de types qui nouent une cravate une fois pour toutes, se contentant le soir de la desserrer suffisamment pour pouvoir en faire passer la boucle autour de sa tête et le lendemain la renfilant de la même façon, et remontant le noeud, et c'est tout), comme si tout entier donc, avec ses yeux gris fer, ses soyeux cheveux sans doute autrefois blonds ou tout au moins châtain clair et maintenant sans couleur définie (pas encore gris pourtant, mais qui cependant avaient cessé d'être blonds ou châtains), ce poil grisâtre sur ses joues, il se couvrait, se voilait d'une espèce de végétation parasitaire et incolore (« Le fait de n'être plus absolument sûr, dit-il une fois, mais de continuer quand même. Comme le pot à confiture sur lequel commence à s'en tisser une petite couche, comme un brouillard. Et si on racle le dessus, par-dessous elle est encore bonne. Je veux dire comestible. Seulement il y a cette sacrée putain de couche du dessus. Et bientôt c'est le pot tout entier qui pue...»), ses prunelles couleur de fer moisi toujours fixées sur (maintenant c'était comme un fleuve sombre brassé par de lents remous, quelques-uns tournant parfois la tête quand ils passaient devant l'hôtel (« Un des sept oncles, venait-il de dire, mais lequel est le bon ?»), la relevant, regardant ceux qui se pressaient aux fenêtres (de sorte que la foule, l'espèce de magma, de lave grumeleuse grise et noire se piquait çà et là, d'ovales couleur chair comme des bulles, comme des masques posés à plat sur sa surface, dérivant lentement pendant quelques instants, emportés par l'imperceptible courant, et ensuite basculant en avant et disparaissant) puis la garde, devant la porte, la mitrailleuse derrière son bouclier, la barrière des tables de café et les fauteuils de rotin, et à la fin détournant la tête, leurs visages pendant tout ce temps absolument dénués d'expression), ses prunelles toujours fixées sur ce qui se passait en bas ‑ la main ressortant de la poche avec au bout des doigts l'allumette déjà allumée, approchant la flamme de l'extrémité du petit cigare, l'allumant (toujours sous le regard vigilant et circonspect du maître d'école), soufflant la fumée par les narines, jetant l'allumette par-dessus le balcon, la main remontant ensuite jusqu'au visage, retirant le cigare de la bouche (les lèvres reprenant alors leur forme normale : celle d'en dessous épaisse, les coins maintenant abaissés, légèrement tombants), disant enfin (l'étudiant se rendant alors compte qu'il ne s'était écoulé qu'un instant, quelques secondes peut-être, depuis que le maître d'école avait parlé, après que l'Américain avait raconté l'histoire des sept oncles, des sept poignards, des sept mains unies et des sept mains gauches posées derrière les dos sur les manches des sept poignards) :

« Nosotros ? »

le maître d'école le regardant toujours, et lui faisant comme s'il ne s'en apercevait pas, élevant de nouveau le cigarillo jusqu'à ses lèvres, tirant dessus, les joues maigres se creusant encore, soufflant une nouvelle fois la fumée, le maître d'école continuant à l'observer, et alors l'Américain parlant, mais sans cesser de contempler le défilé au-dessous de lui : « Bien sûr. Nous autres. J'avais oublié. Qui sans ça ? »

et un ton plus haut (la voix pas ironique, ni moqueuse, ni en colère : simplement un peu plus forte, un peu à côté, un peu plus qu'il n'eût fallu) : « Le bon vieil oncle ! C'est-à-dire notre bonne vieille tante ! Cette sacrée chère bonne vieille femme à barbe qui a tout prévu. » Le monde entier était gris, terne, pesant, humide...


"Inventaire"

"Inventaire", Les Lettres nouvelles, 22, fév.1962, p.50-58.
(Repris dans Le Palace).

Et à un moment, dans un brusque froissement d'air aussitôt figé (de sorte qu'il fut là ‑ les ailes déjà repliées, parfaitement immobile ‑ sans qu'ils l'aient vu arriver, comme s'il avait non pas volé jusqu'au balcon mais était subitement apparu, matérialisé par la baguette d'un prestidigitateur), l'un d'eux vint s'abattre sur l'appui de pierre, énorme (sans doute parce qu'on les voit toujours de loin), étrangement lourd (comme un pigeon en porcelaine, pensa-t-il, se demandant comment dans une ville où la préoccupation de tous était de trouver à manger ils s'arrangeaient pour être aussi gras, et aussi comment il se faisait qu'on ne les attrapât pas pour les faire cuire), avec son soyeux plumage ocellé, gris foncé, à reflets émeraude sur la nuque et cuivrés sur le poitrail, ses pattes corail, son bec en forme de virgule, sa gorge bombée : quelques instants il resta là, l'oeil stupide et rond, tournant la tête sans raison à droite et à gauche, passant d'une position à l'autre par une série de minuscules et brefs mouvements puis (sans doute parce que l'un de ceux qui étaient dans la chambre fit un geste, ou du bruit) aussi brusquement qu'il s'était posé, il s'envola. Et ceci : la pièce lambrissée ou plutôt aux murs décorés de baguettes à moulures dessinant des panneaux couverts de cette peinture gris Trianon qui semble être comme la livrée, le cosmopolite badigeon standard fabriqué en série, en même temps que les costumes des grooms et les tenues galonnées des portiers, afin de dispenser aux milliardaires en voyage le coûteux privilège qui consiste à pouvoir se faire véhiculer à des prix exorbitants par le moyen de paquebots, d'avions ou de wagons-lits à travers ou au-dessus des mers et des continents d'un appartement à un autre appartement exactement identique, moyennant quoi sans doute ils se consolent de cette malédiction qui les force à errer sans trêve d'un palace posé, ou construit, ou hissé à dos d'homme sur les neiges étincelantes à un palace entouré de palmiers (puis de nouveau au sein des solitudes glacées, puis de nouveau sous le bruissement rêche des palmes balancées, et ceci sans espoir de fin ni de changement sinon, de temps à autre ‑ quant au paysage qui s'inscrit dans la fenêtre ‑ une vitrine de bijoutier) ; la pièce, donc, aux murs gris Trianon et nus où, au centre de chaque panneau, un rectangle légèrement plus clair indiquait la place qu'avait occupée une de ces gravures elles aussi style Trianon et dont le titre traditionnellement en français (l'Escarpolette ou la Chemise enlevée) figure au bas dans un cartouche entouré de guirlandes de roses (les mêmes ‑ les mêmes fleurs, la même couleur ‑ qui s'enroulent autour des cordons de la balançoire ou teinte le bouton d'un sein), entièrement vidée de son mobilier (lit, fauteuils, rideaux, tapis, eux aussi de ce style stéréotypé et cosmopolite imaginé la veille d'une révolution ‑ comme si, en dehors du repos des milliardaires fatigués, les grands hôtels n'avaient été conçus que pour être périodiquement réquisitionnés par des gouvernements plus ou moins provisoires, et leurs baignoires occupées alternativement par les corps épilés des riches Argentines et les dossiers de police), mobilier apparemment commandé en série (lustres, bonheurs-du-jour et bergères laquées) dans l'usine automatique qui ne cesse de déverser sur les montagnes, au bord des mers et dans le centre des grandes capitales des tonnes de guirlandes sculptées et peintes à la machine, de bureaux ministre, de nudités surprises et de mélancoliques mandolinistes à tricorne vêtus de soie brillante), entièrement vidée donc (et même plus que vidée : curetée, raclée) sans doute en vertu de cette loi qui veut que toute entité humaine constituée en troupe armée s'assigne pour tâche première le déménagement systématique des maisons conquises, comme si revolvers, fusils ou mitraillettes n'avaient été inventés que pour constituer une gêne et une charge supplémentaire, tant bien que mal rejetés derrière l'épaule, brinquebalants, la bretelle glissant le long du bras à chaque mouvement et l'arme, l'acier mortel, graisseux et noir venant cogner bruyamment avec une sorte de fureur maligne (revanche, ou vengeance, de la matière attendant depuis la nuit des temps dans le sein ténébreux de la terre d'en être extraite pour accomplir sa vocation de meurtre et de puissance et au lieu de cela ignominieusement mêlée à des besognes domestiques) les tibias des déménageurs casqués et bottés ahanant dans les escaliers où les périodiques migrations de matelas et de pendules façonnent peu à peu la mystérieuse Histoire et les destins du monde.

Toutefois il supposa que devait jouer simultanément une autre loi (une sorte de corollaire) un peu semblable à celle des vases communicants et selon laquelle le niveau du contenu dans les divers contenants doit être partout égal, en vertu de quoi l'Histoire se constituait au moyen non de simples migrations mais d'une série de mutations internes, de déplacements moléculaires (comme on dit qu'à l'intérieur d'un métal martelé pour être façonné il se produit de véritables transhumances ‑ ou plutôt quadrilles ‑ de particules), si bien qu'il lui semblait voir, jurant, trébuchant et se croisant dans les escaliers deux files (les descendant et les gravissant) de conquérants-déménageurs ployant sous le double fardeau de leur équipement guerrier et (pour les uns, ceux de la file descendante) de chiffonniers en marqueterie, de coiffeuses enguirlandées, d'aguichantes nudités, croisant (porté par les autres, ceux de la file montante) l'équipement fonctionnel que les besoins de l'Histoire nécessitaient en lieu et place des élégants accessoires conçus pour remédier au nostalgique dépaysement des milliardaires brésiliens, soit (entre les quatre murs lambrissés et gris tourterelle) :

Premièrement : une grande table de bois ordinaire au plateau recouvert d'une feuille de zinc (ou de plomb ?) rabattue sur les côtés et clouée par dessous, comme celles qui servent dans les réfectoires des collèges ou de ces institutions charitables où se pratique l'échange des nourritures terrestres (fournies par l'institution) contre les valeurs spirituelles (la prière, le bénédicité ou l'action de grâce dévidée ou plutôt mastiquée par l'autre partie prenante, écoliers ou clochards) ‑ table provenant donc (déménagée) selon toute apparence d'un couvent, d'une école ou d'un asile (ce qui, dans un pays où les ordres religieux détiennent ‑ ou plutôt détenaient encore quelques semaines auparavant ‑ le monopole de l'instruction et de la récupération des épaves, ne faisait sans doute qu'un). Cependant ce n'était pas de la table que cela provenait ‑ à moins que l'on supposât que les innombrables passages sur le métal blanchâtre (comme on dit aussi que celui-ci « se souvient » des coups de marteau reçus et qu'à partir d'un certain nombre de ceux-ci il se produit une sorte de saturation, un changement de structure, et alors peut-être était-il devenu poreux, capable de retenir dans d'invisibles alvéoles de la matière d'inépuisables sources de puanteur) des innombrables torchons laissant derrière eux sur la surface balayée de fines stries parallèles, courbes et perlées, aient à la longue fini par l'imprégner de la fétide odeur des réfectoires, transportant chez les milliardaires les nauséeux effluves de poireaux, de choux-fleurs, de melons et d'huile rance stagnant, tièdes et intestins, non seulement dans les chambres gris Pompadour mais encore dans les couloirs et les escaliers qu'avaient jadis hantés les prodigues Vénézuéliens et les lords anglais, comme, aurait-on dit, la viscérale exhalaison d'un organisme, de tripes pantagruéliques à l'intérieur desquelles eux-mêmes se seraient trouvés maintenant, ‑ jusqu'à ce qu'ouvrant la fenêtre on se rappelât que ce n'était pas l'hôtel (la fastueuse débauche de corniches, de volutes et de vagues pétrifiées, détournée de sa destination première) qui puait ainsi, mais la ville toute entière, comme si elle était en train de se putréfier, jaunâtre, poussiéreuse et fossilisée au-dessus du suffocant dédale de ses égouts.

Deuxièmement : deux chaises de salle à manger de ce faux style Renaissance allemand, à hauts dossiers de bois noir et sculpté présentant en leur sommet une sorte d'écusson ovale légèrement bombé encadré de volutes imitant des feuilles de parchemin recroquevillées, les deux montants latéraux du dossier et les pieds en forme de colonnes torsadées, leurs sièges recouverts d'un velours pelucheux et grenat pelé laissant voir, au centre, la trame jaunâtre.

Troisièmement : une petite table de bureau supportant des paperasses et une machine à écrire noire, la marque de fabrique (Remington) en lettres dorées à demi effacées.

Quatrièmement : un grand canapé (vraisemblablement déménagé, lui, non d'un couvent, mais d'un bordel de luxe, à moins que ce ne fût du palais d'un évêque) en bois doré (pas à la feuille, mais à l'aide de cette peinture bon marché d'un jaune à base de bronze ‑ ce qui inclinait le pronostic en faveur du bordel), recouvert d'une soie d'un rouge fané ou plutôt rosâtre à reflets moirés encore en assez bon état sur le dossier, mais usée sur le siège aussi, s'effilochant en échelles de fibres parallèles et fines comme des cheveux.

Cinquièmement : un rocking-chair en bois verni jaune, le dossier et le siège cannés, en bon état.

Sixièmement : une chaise de cuisine en bois, siège de paille.

Septièmement : punaisées sur les murs (mais pas exactement à la place des gravures galantes décrochées, de sorte que les rectangles clairs étaient nettement visibles) et se faisant face sur les deux murs latéraux (les deux murs perpendiculaires à celui où se trouvait la fenêtre), deux photographies de même format (pas très grand : à peu près celui d'une feuille de machine à écrire, plus une marge blanche d'encadrement large d'à peu près deux doigts) et représentant sur papier glacé l'une la tête d'un homme à barbe et chevelure de prophète biblique, le buste cependant revêtu d'un veston, le front bombé et haut, les cheveux ondulés tombant jusqu'au-dessous des oreilles ‑ l'autre un homme souriant, au visage carré, à moustache noire, revêtu d'une vareuse de tissu foncé au col de coupe militaire. Sur le panneau à gauche de la fenêtre (au-dessus de la petite table supportant la machine à écrire, disposée en diagonale dans l'angle de la pièce) un plan de la ville avec ses pâtés de maisons figurés en jaune, ses rues tracées en quadrillage régulier (« ...comme une grille d'égout, disait l'Américain, et si on la soulevait on trouverait par-dessous le cadavre d'un enfant mort-né enveloppé dans de vieux journaux ‑ vieux, c'est-à-dire vieux d'un mois ‑ pleins de titres aguichants. C'est ça qui pue tellement : pas les choux-fleurs ou les poireaux dans les escaliers des taudis, ni les chiottes bouchées : rien qu'une charogne, un foetus à trop grosse tête langé dans du papier imprimé, rien qu'un petit macrocéphale décédé avant terme parce que les docteurs n'étaient pas du même avis et jeté aux égouts dans un linceul de mots...», le type à tête de maître d'école qui se tenait derrière la petite table sur sa chaise (ou plutôt sa cathèdre) d'évêque allemand de la Réforme le regardant à ce moment-là d'un air désapprobateur, disant : « Oh, arrête ! », l'Américain assis d'une fesse sur le rebord de la longue table de réfectoire achevant de pousser la dernière balle dans un chargeur à ressort, faisant glisser le chargeur dans la crosse de son énorme revolver, disant : « ...une puante petite momie enveloppée et étranglée par le cordon ombilical de kilomètres de phrases enthousiastes tapées sur ruban à machine par l'enthousiaste armée des correspondants étrangers de la presse libérale. Victime de la maladie pré-infantile de la révolution : le parrainage et l'estime de l'honorable Manchester Guar...», et le maître d'école : « Oh, ferme ça.», l'Américain se levant (effaçant sa fesse, se laissant glisser, se redressant ‑ ou plutôt se dépliant, se déployant en hauteur ‑, fourrant le revolver dans la ceinture de son pantalon, reboutonnant son veston sur son nombril, s'approchant de la fenêtre, se penchant au balcon, disant, le dos tourné aux occupants de la pièce, comme pour le ciel (mais pourtant en espagnol) : « Alors, c'est pour quelle heure cet enterrement ? », le maître d'école lui lançant un coup d'oeil, puis haussant les épaules), ses avenues parallèles traversées de diagonales coupant obliquement les pâtés de maisons réguliers en forme de carré (mais les coins de chaque carré tronqués, de sorte qu'ils avaient en réalité, avec chacun de leurs angles en pans coupés, la forme d'octogone à quatre grands côtés et quatre petits), et il semblait à l'étudiant la voir toute entière, d'un jaune sale, au bord de sa mer d'un bleu sale, décoloré, baignant dans cette espèce de brume blanchâtre mélangée de fumée que le faible mais opiniâtre vent du large (pas assez fort pour agiter les feuilles immobiles des palmiers, mais suffisamment pour drainer lentement les tonnes d'air opaque et poisseux) poussait sur elle sans répit, étouffant, pesant sur les perspectives de palmes poussiéreuses, les parcs aux verdures poussiéreuses, les mornes et lourdes successions d'immeubles uniformément recouverts de cette crasse jaunâtre, indélébile, les lourds palais en pain d'épice, les arènes, les lourdes fontaines compliquées, étincelantes et sans fraîcheur, les mornes et écrasantes successions de rues, de places, d'avenues aux noms de rois, de saints, de dogmes, de batailles : barbares et fleuris, comme un effrayant catafalque, comme une morte sur un lit de pétales, un lugubre inventaire, la lugubre litanie d'une impitoyable et mystérieuse religion, de l'impitoyable, arrogante et mystérieuse Histoire couverte de pus, d'infects et inguérissables stigmates :

Calle de la Cruz

Calle del Sepulcro

Calle de la Sangre

Calle del Rosario

Calle de San Cristobal

Plaza Reale

Cuartel de Caballería

Calle de Floridablanca

Via Augusta

Arenas Monumentales

Calle des Consejo de Ciente

Calle des Concilio de Trente

Calle del Hospital de Infecciosos

pouvant voir en couleurs violentes ‑ comme sur les couvercles des boîtes à cigares, encadrés dans des médaillons ovales et jumeaux au milieu d'une profusion exubérante de volutes et d'entrelacs dorés et légèrement en relief sous le doigt ‑ des générations de reines idiotes couronnées de diadèmes et de rois aux moustaches en crocs, aux mentons démesurés ‑ et derrière eux un grouillement de gouverneurs de vice-rois et de généraux à casques à pointes et à têtes de bandit, aux ventres d'outre, aux torses boudinés dans des uniformes aux teintes suaves (blanc, jonquille, ou bleu marial) et constellés de diamants, d'évêques à becs d'éperviers, de duchesses, de cantatrices à éventails, de députés trafiquants, notaires ou avocats frisés au petit fer (et aujourd'hui chauves, à lunettes cerclées d'or et complets-vestons à la fois sombres, cossus et voyants, à rayures comme ceux des maquereaux), de banquiers, de lanceurs de bombes, de soubrettes en tabliers tuyautés, de cireurs de bottes, de garçons de café ou de bar aux spencers élimés venus des provinces du Sud où traditionnellement et paisiblement les gens meurent de faim pour de bon, avec trente des quarante mille putains nécessaires (en complément des services municipaux) à l'évacuation quotidienne des ordures de la ville, au bon fonctionnement et à la tranquillité pour ainsi dire de ses bas organes, importées à titre de cheptel vif et d'installations sanitaires, de même que les rois étrangers de lignée austro-allemande mâtinée (par les femmes) de sang anglais ou français, utilisés pour la publicité des marques de havanes ou la décoration des coffrets de confiseries rangées, serrées comme des bataillons d'opérette, avec leurs stridentes couleurs d'opérette (vert, jaune, rouge, orange) sous leur glacis de sucre craquelé, dans leurs berceaux, leurs collerettes de papier festonné.


"L'Attentat"

"L'Attentat", Nouvelle Revue Française, 111, mars 1962, p.431-452.
(Repris dans Le Palace).

... racontant qu'il était resté ainsi longtemps sur le trottoir, planté devant cette vitre de restaurant, à essayer de distinguer quelque chose à travers le rideau de voile au-delà duquel il pouvait voir les lampes scintiller doucement : un mélange de silence, de luxe et de bonne nourriture (c'est-à-dire quand la nourriture n'est plus de la nourriture) sous forme de lumière, dit-il : comme si rien qu'en se servant de lampes-bougies et d'abat-jour roses on pouvait réussir à vous faire croire que vous marchez déjà sur de la moquette de trois centimètres d'épaisseur et que vous avez dans la bouche des huîtres ou du gibier alors qu'on a encore les pieds sur le ciment du trottoir et que le froid vous coupe les lèvres (il parlait avec une sorte d'indignation paisible, comme si, arrivés à ce stade, le scandale, l'injustice n'étaient plus que des sortes d'entités abstraites, échappant à toute notion de bien ou de mal, comme le cancer ou la tuberculose, et comme eux seulement justiciables d'opérations de désinfection par les moyens les plus rapides, par exemple le feu ou les bombes). Entre la glace et le rideau de voile qui empêchaient de voir distinctement à l'intérieur, il y avait seulement, raconta-t-il, au milieu de la vitrine, un de ces fruits à écailles et emplumés (« Un ananas », dit l'étudiant. Il le regarda : « Quoi ? ‑ Un ananas : quelque chose comme une pomme de pin avec un petit palmier qui sort par le haut. ‑ Oui, quelque chose comme ça ») au milieu de quelques autres échafaudés en pyramide (mais il le supposait, ne les vit pas réellement : seulement des objets astiqués, étincelants (« Des plats, des coupes ? » dit l'étudiant. Et l'Italien le regardant de nouveau, disant, un peu agacé maintenant : « Oui. Je ne sais pas. Probablement »), et peut-être des choses plus rares et plus chères encore que des fruits exotiques : des poissons fumés qui avaient l'air en carton, gris foncé et ridés, comme ceux qui sont exposés dans les musées d'histoire naturelle, et des trucs en boîte, avec comme marque de fabrique un nom arménien ou russe (ou les deux à la fois) ‑ le lisant et le relisant sans doute sans même s'en rendre compte, se tenant debout dans le froid, grelottant tranquillement (pour qu'il ne se fasse pas arrêter dès l'entrée par le premier maître d'hôtel qui le verrait ou même, avant d'entrer, par le portier à galons, l'ami chez lequel il logeait lui avait prêté un de ses costumes, à peu près à sa taille et dans lequel, pensa l'étudiant, il devait avoir l'air à peu près aussi rassurant qu'un Zoulou qui pour passer inaperçu aurait emprunté un habit Louis XV à broderies ‑ mais ils n'avaient pas pu trouver de pardessus convenable, décidant (c'est-à-dire l'ami chez lequel il logeait et qui apparemment pensait pour lui ‑ il (l'étudiant) pouvait voir cela, aussi bien que s'il s'était trouvé dans le magasin, à respirer la subtile puanteur s'exhalant des coupons d'étoffe roulés sur les minces planchettes qui s'entassaient sur les rayons : pas un magasin, un commerce pour gagner de l'argent, et pas non plus pour servir de façade, de paravent : simplement ouvert, exploité comme on mange non pour le plaisir mais parce qu'on est obligé de se nourrir, c'est-à-dire en absorbant juste ce qu'il faut de nourriture pour ne plus avoir faim, ou comme on met des vêtements parce qu'il faut se protéger du froid : une boutique, donc, plutôt comme on peut en voir dans une petite ville de province que dans une capitale, avec un étalage sans attrait, et à l'intérieur, derrière le comptoir, au milieu des coupons de cotonnades à petites fleurs et de draperies bon marché, un type ressemblant à peu près autant à un commerçant qu'un aigle à un oiseau de basse-cour, avec une tête de marquis ou de podestat de la Renaissance, des rides comme des cicatrices, un regard aigu, rapide, et cette contenance trop calme, trop paisible, de cette espèce d'hommes chez qui les complots, la clandestinité, l'illégalité et le risque de mort violente ont créé comme une seconde nature (à moins qu'ils ne soient naturellement nés pour les complots, l'illégalité et le risque de mort violente), capables de ne laisser paraître non seulement aucun trouble mais encore aucun signe extérieur de perception si quelqu'un qui de toute évidence n'a rien à faire dans une boutique de tissus pénètre là plus ou moins précipitamment, le commerçant à regard d'aigle en train de montrer des coupons à une cliente disant seulement : « Si vous permettez ma femme va continuer à s'occuper de vous...», sans changer de voix, sans relever les yeux, contournant déjà le bout du comptoir, la cliente se retournant, apercevant tout juste alors le dos du visiteur en train de franchir la porte de l'arrière-boutique, la femme déjà à la place où se tenait quelques instants auparavant son mari, disant d'une voix parfaitement paisible : « Est-ce que vous étiez fixée sur quelque chose ? Je peux vous montrer...» (la femme aussi d'une espèce particulière, assez grasse, empâtée même, un peu huileuse, dans une robe noire sans ornement (comme si, non pas en signe d'affliction ou de résignation mais par commodité, sens pratique, elle avait pris une fois pour toutes le deuil en souvenir ou en prévision de quelque chose qui ne pouvait pas, soit s'oublier, soit ne pas arriver), la lèvre supérieure peut-être ombrée d'une légère moustache, et avec encore une peau d'ambre et des yeux de madone, noirs, profonds, paisibles, tandis qu'elle déploie les coupons ‑ elle aussi à peu près aussi intéressée par ce qu'elle fait là que tout à l'heure le type au regard d'aigle, quoi que ce soit elle qui ait eu l'idée d'ouvrir ce commerce, parce qu'une femme peut toujours arriver à se débrouiller avec des bouts d'étoffe, et en tout cas mieux qu'un professeur d'histoire ou de droit, dans un pays étranger), et les enfants eux-mêmes (car ces gens-là ont aussi des enfants ‑ des enfants qui vont en classe, comme tous les autres, avec cette différence qu'ils font des devoirs et récitent des leçons dans une langue qui n'est pas la leur) auxquels on n'a même pas eu besoin d'apprendre à ne jamais poser de questions, ni s'étonner, ni parler de ce qu'ils peuvent voir, qui savent tout cela d'instinct (non pas comme les petits des hommes dont on est obligé de guider les premiers pas en les tenant, vacillants, mous, baveux et ataxiques sur leurs jambes tordues, mais comme le petit de l'aigle sait naturellement voler, ou les alevins vivre et filer dans l'eau comme des flèches), traversant la boutique, le soir, vers cinq heures, sans s'arrêter, leurs cartables sous le bras, avec pour les clients s'il s'en trouve là ces mêmes visages d'adultes, impénétrables, fermés, absents, et, parce qu'il faut tout de même qu'ils soient par certain côté au moins des enfants, méprisants)... l'ami chez lequel il logeait ayant donc décidé qu'il pourrait passer pour quelqu'un qui vient juste de quitter sa voiture) : se tenant alors là, essayant de dominer ce tremblement continu qui le secouait, tandis qu'autour de lui c'était la nuit mauve de la ville trouée par les enseignes de néon aux couleurs de berlingots (le ciel, quand on levait la tête, rosâtre au-dessus de maisons sombres, c'est-à-dire d'un rose sale, noir, résultant du reflet diffus et brouillé des lumières sur le plafond bas des nuages, les réclames au néon s'allumant et s'éteignant avec cette espèce de brutalité mécanique et monotone d'injonction, de leçon répétée pour des crétins) : c'était en février, raconta-t-il, et il pouvait voir les gens assis à l'intérieur des cafés, comme s'ils eussent été peints sur les vitres jaunes, les gens ou plutôt les bustes qu'on ne regarde jamais, qui semblent posés là, seuls ou par deux devant les guéridons dans des postures figées, aussi impersonnels, aussi inhumains que les régiments de chaussures alignées dans la vitrine voisine, dans le même ruissellement de lumière artificielle et racoleuse qui semblait couler comme une eau noire en reflets déformés sur les courbes luisantes et sombres des autos roulant l'une derrière l'autre au ralenti, s'entrecroisant (de sorte que le même rectangle éclairé semble se distendre, se tordre, onduler, s'étirer, tandis qu'il glisse de gauche à droite, puis de droite à gauche, alors qu'en réalité il ne change jamais de place, mais de support), l'horloge pneumatique du carrefour indiquant neuf heures du soir, puis la grande aiguille sautant brusquement à neuf heures deux, ce qui le fit, dit-il, comme se réveiller, prenant conscience du temps qui s'était écoulé depuis qu'il était là, c'est-à-dire de cette progression bizarre et saccadée, discontinue, du temps fait apparemment d'une succession de (comment les appeler ?) fragments solidifiés (il y avait une de ces réclames, raconta-t-il, dont un des éléments était une flèche bleue courant le long de la façade d'un immeuble (qu'un autre immeuble faisant le coin de la rue, cachait en partie, de sorte qu'il ne pouvait pas voir où finissait le trajet, ni ce que la flèche invitait à regarder), la flèche en réalité ne se déplaçant pas mais l'illusion du mouvement étant créée par le fait que plusieurs flèches en néon disposées sur une ligne, l'une touchant l'autre, s'allumaient et s'éteignaient successivement, si bien que l'oeil, la conscience abusée, attirée, captivée par la lumière croyait suivre la course de quelque chose qui ne bougeait jamais). Il raconta donc cela, sans ordre (l'étudiant pouvant reconstituer le tout par assemblage, comme cette publicité dont l'Italien se souvenait aussi, représentant un nègre au visage bleu, turban et pantalon bouffant rouges et tenant à la main une bouteille verte, le visage seul d'abord s'allumant (le tube serpentin de néon dessinant grossièrement un profil caricatural et hilare), puis s'éteignant, puis le turban et le costume qui s'éteignaient à leur tour, puis la bouteille seule ‑ vert électrique sur la façade sombre ‑ qui elle aussi s'éteignait, après quoi l'ensemble (le visage bleu, le turban, le pantalon rouge, la bouteille) s'allumant d'un coup, le personnage apparaissant en son entier, puis disparaissant tandis qu'à côté s'inscrivait dans la nuit en grandes lettres jaunes le mot RHUM, puis cela aussi s'éteignait, puis de nouveau tout s'allumait en même temps, le nègre et simultanément la réclame maintenant complète : RHUM DES ANTILLES) : tout d'abord lui planté sur le trottoir à essayer de distinguer ce qui se passait dans la lumière suave et tiède derrière ce rideau de voile, devinant les formes floues de garçons, de maîtres d'hôtel, de femmes aux épaules nues, et tout autour de lui, dans le froid brutal, le monde clinquant et brutal de la ville, les queues de neuf heures du soir devant les façades des cinémas où des princesses hindoues, des tigres, des soldats de carton maculés de boue peinte ou des beautés aux visages de deux mètres de haut sauvagement coloriés et passionnés, annonçaient des aventures ou des conflits psychologiques pour crétins, les violentes lueurs d'étalages de chaussures, de chemises ou de clients de café, et une deuxième fois ces mêmes lumières dures, métalliques, sautant d'un endroit à l'autre et serpentant sur les carrosseries vernies des autos, et au-dessus, les violentes, opiniâtres et mercantiles réclames destinées à forcer ceux qui les regardaient à boire ou à aller voir (au-dessous du nègre il y avait, pour le compte d'une agence de voyage sans doute, un palmier bleu qui s'allumait et s'éteignait aussi, alternant avec un avion, une sorte de monument avec un dôme et un paquebot) des choses qu'ils n'avaient jamais eu le désir (ni le besoin) de boire ni de voir.

Il avait soif ; il n'avait pas mangé ; la femme de l'ami chez lequel il logeait avait préparé un plat de viande froide, mais il n'en avait pas voulu, c'est-à-dire n'avait pas pu, avait mastiqué, tourné et retourné, pendant un moment dans sa bouche un morceau de viande grise jusqu'à ce que c'eût à peu près la consistance et le goût du papier mâché, ou plutôt jusqu'à ce que, renvoyé d'une joue à l'autre sans qu'il parvienne à l'avaler, cela fût devenu suffisamment gênant pour qu'il en prît conscience, se rendît compte qu'il était en train d'essayer de manger, reprenant conscience en même temps de l'endroit où il se trouvait, de la cuisine, de la femme grasse, aux yeux de madone en train de le regarder, alors que pour la dixième fois il était en train d'accomplir les gestes qu'il devait accomplir : pousser la porte d'un restaurant, se diriger vers une table, sortir son revolver, tirer, et partir en courant : alors il se leva en s'excusant, alla cracher dans la poubelle ce qu'il avait dans la bouche. Puis il comprit pourquoi elle avait tellement insisté : pour qu'il eût au moins quelque chose dans le ventre au cas où il serait arrêté. Aucun d'entre eux pourtant n'avait parlé d'arrestation, ni de ce qui s'ensuivrait, pas plus qu'ils n'avaient parlé de l'acte lui-même qu'il allait commettre, tout (l'éventuelle arrestation, le passage à tabac ‑ ou peut-être le lynchage ‑, l'acte (le meurtre), la faim, celle qu'il sentait maintenant en puissance à l'intérieur de lui comme celle qui faisait entrer les gens dans les restaurants, s'asseoir, commander des choses et les avaler) ayant en quelque sorte comme un caractère abstrait, existant pour lui à l'état de notion admise ‑ agréable ou désagréable ‑, sans réalité véritable, de sorte que pas plus qu'il ne souffrait de sa soif ou de sa peur (les éprouvant seulement, les sentant là, présentes, sans plus) il ne ressentait d'indignation ou de colère, que ce fût à la vue du prix des plats sur la carte placée à l'extérieur du restaurant, dans une niche entourée d'un cadre de cuivre et éclairée par une petite ampoule, ou encore des femmes décolletées aux contours confus qui, à l'intérieur, portaient à leurs lèvres avec des gestes délicats des choses effroyablement chères, ou le monde nocturne, clinquant et mercantile qui l'entourait, ou l'homme qu'il s'apprêtait à tuer : peut-être parce qu'il était au-delà du scandale et de la colère, que le scandale l'avait saisi, agressé une fois pour toutes des années auparavant (si longtemps auparavant même que cela avait cessé d'être du scandale ou de la colère), à partir de quoi tout avait été résolu ‑ comme d'autres résolvent tout à partir de l'idée de rédemption, de salut éternel, ou de lois organiques ‑, peut-être aussi parce qu'il possédait sans doute cette faculté de ceux pour qui le monde est partout et toujours le même (c'est-à-dire, une fois pour toutes aussi, féroce, inhospitalier), et qui est comme le contraire de la faculté d'étonnement : et alors cette espèce de souffreteuse et enfantine placidité, comme une sorte d'innocence, de grâce, qui lui permettait de se tenir sur ce trottoir, tiré à quatre épingles dans un costume d'emprunt, grelottant, imperturbable, ou maintenant là, sur la banquette de ce compartiment, terrible, puéril (quoique ‑ estima l'étudiant ‑ il dût avoir dépassé la trentaine), minable, chétif, avec son visage (ou plutôt son museau) chiffonné de rat, gros comme le poing au milieu de cette boule de cheveux sauvages comme on en dessine sur les caricatures aux chefs d'orchestre ou aux pianistes virtuoses, et affublé de cette panoplie complète, cet attirail de chasseur de casquettes ou de trappeur qui semblait aussi inséparable de sa personne qu'une partie quelconque de son corps (..........................) assis dans l'avare lumière bronzée qui tombait de l'ampoule au plafond du compartiment (le compartiment, le wagon de bois, les mêmes (sans doute ocre à l'origine, maintenant d'une couleur marron faite par moitié de peinture et de suie), amortis une bonne douzaine de fois au moins, depuis qu'on avait mis la ligne en service, c'est-à-dire depuis que soixante-dix ans auparavant un consortium de banquiers israélites et anglais associés à une compagnie de jésuites avait eu l'idée de faire courir des rails (à vrai dire non pour y faire voyager des gens, mais du minerai ou les autres choses de ce genre que l'on est seulement autorisé à vendre dans les Bourses de Paris et de Londres depuis que le commerce des esclaves est légalement prohibé, le transport des personnes se faisant en surplus, concédé (pour ainsi dire à titre de fret mort) pour satisfaire à l'une des clauses du cahier des charges), des rails, donc, là où n'avaient jamais passé que des mulets et ceux que transportaient les mulets (des colporteurs, des prêtres adipeux, mal rasés et râpés, des danseuses et des putains en quête d'embauche, des démarcheurs bavards, des paysans porteurs de paniers, de sacs et de paires de poulets liés par les pattes, fourrés aujourd'hui sous les banquettes, se débattant, indignés et douloureux, dans une protestation affolée d'ailes froissées et de cris, puis restant là, palpitants, immobiles, l'oeil rond, terrorisé et imbécile, sporadiquement agités de soubresauts, de caquetantes, douloureuses et impuissantes révoltes), ces hommes qui avaient maintenant le privilège de cracher paisiblement entre leurs jambes d'un bout à l'autre du voyage sur le plancher d'un wagon au lieu d'avoir à détourner la tête pour envoyer sur le côté leurs jets de salive comme ils le faisaient sur leurs mulets) ‑ et l'étudiant pensant : « Mais pourquoi me raconte-t-il tout ça ? », imaginant en même temps les banquiers à favoris sortis d'une opérette d'Offenbach qui avaient eu l'idée de ce chemin de fer (pouvant les voir, avec leurs pantalons étroits, leurs redingotes, leurs gilets à fleurs, leurs maîtresses cantatrices aux coiffures en coque et aux rivières de diamants, leurs mains manucurées de banquiers tenant entre deux doigts les havanes hors commerce bagués peut-être à leur effigie ou d'un portrait de roi au menton démesuré) afin que puisse y rouler un train pour les transporter, tous les deux à peu près seuls dans la suite des wagons brinquebalants, lui et cette espèce d'escogriffe armé jusqu'aux dents, pensant encore : « Ce n'est pas par vantardise, parce que se vanter est sûrement pour lui aussi étranger, aussi dépourvu de sens que par exemple compter de l'argent, et que quand bien même il aimerait se faire valoir, il faudrait d'abord qu'il croie avoir accompli quelque chose d'extraordinaire...», l'écoutant parler encore (comme des types de son espèce racontent : la voix à la fois véhémente, farouche et plaintive), pensant de nouveau : « Mais c'est peut-être simplement parce qu'il s'ennuie. Ou par amabilité. Pour faire passer le temps jusqu'à ce qu'on soit arrivés ?...», et à ce moment l'Italien, l'homme-fusil, se fouilla, explorant l'une des poches de poitrine de cette combinaison de mécano marron qui semblait, avec les espadrilles, constituer tout ce qu'il possédait, avait envie de posséder (en plus des armes, qu'on ne pouvait tout à fait considérer comme des biens puisqu'elles faisaient en quelque sorte partie de lui) et posséderait jamais en fait de costume et de fortune avec le carnet crasseux aux coins retroussés et le bout de crayon d'environ un centimètre et demi de long qu'il tenait maintenant à la main : il changea de banquette pour venir s'asseoir à côté de l'étudiant, tout contre lui, posa le carnet sur ses genoux, dans le sens de la largeur (c'est-à-dire le côté le plus long des feuilles perpendiculaire à l'axe de ses cuisses jointes); il avait déjà tracé le premier trait quand, en se reculant, redressant légèrement le buste non pour juger de l'effet mais en quelque sorte pour évaluer les dimensions de la feuille avant de continuer son dessin, il vit sans doute, ou plutôt entrevit, au-delà de ses genoux, la banquette qu'il venait de quitter et sur laquelle était resté le fusil : il se pencha en avant, saisit l'arme, la posa à côté de lui, à sa droite, sur la banquette où ils étaient maintenant assis tous deux, reprenant sa position première (pendant qu'il exécutait cette suite de gestes son regard n'avait pas quitté la feuille de carnet), disant : « Voilà ! », approchant le centimètre de crayon de sa bouche pour en humecter la mine, sans regarder l'étudiant, la tête baissée, comme absorbé en lui-même, tout entier dans l'effort qu'il faisait (soit pour se rappeler avec précision, soit pour traduire exactement ce dont il se souvenait sous forme de dessin, de plan ‑ probablement les deux à la fois), le diminutif de crayon (qu'il était obligé de tenir non comme on tient habituellement un crayon ou un porte-plume, c'est-à-dire reposant sur le bord de la main entre le pouce et l'index, mais tenu tout entier entre l'extrémité du pouce, de l'index et du majeur, de sorte qu'il était invisible, et qu'il avait l'air de dessiner avec ses ongles) se mouvant avec application sur la feuille de mauvais papier quadrillé, grisâtre, constellé des paillettes jaunes englobées dans la pâte de bois, scintillantes comme du mica dans les reflets de lumière. Mais il ne se servit pas du quadrillage, construisant sans s'en soucier, à partir du premier trait qu'il avait dessiné (le crayon mal taillé, émoussé, traçant des lignes d'un demi-millimètre d'épaisseur à peu près, appuyées, imprimées en creux dans le papier labouré, comme des sillons d'un gris métallique, brillants, plombés) un rectangle aux côtés non pas rigides, droits, mais légèrement ondulés ou plutôt voussés, comme si chacun cédait, se courbait légèrement sous l'effet d'une poussée venue du centre, la figure évoquant l'idée d'une voile gonflée par le vent, distendue, l'étudiant le regardant tracer maintenant deux petits traits (deux repères, coupant le côté inférieur du rectangle à égale distance de part et d'autre du milieu approximatif de celui-ci) qu'il agrandit en deux arcs de cercle se faisant face, comme une parenthèse ouverte et fermée au centre de laquelle il plaça un point, puis deux traits se coupant à angle droit ‑ une porte à tambour, pensa l'étudiant ‑ ou peut-être le dit-il à haute voix, car l'Italien fit « Si » sans relever la tête ni s'interrompre, dessinant à ce moment, au-delà de la porte à tambour et vers l'intérieur du rectangle, une courte ligne ondulée, comme un serpent, une sinusoïde, puis sans explication, au-dessus de celle-ci et à la verticale (de sorte que le crayon était alors à peu près au centre du rectangle), un cercle ou plutôt plusieurs cercles (ou plutôt encore, comme le crayon allait maintenant très vite, plusieurs ellipses) concentriques, se superposant, ou légèrement excentriques les unes par rapport aux autres, découvrant, lorsqu'il écarta sa main, quelque chose qui ressemblait à une pelote de laine et de chaque côté de laquelle, à gauche et à droite, il traça encore, très vite, deux traits verticaux dont aucun n'allait, ni en haut ni en bas, rejoindre les côtés horizontaux du rectangle maintenant divisé en trois parties qu'il avait peut-être voulues égales mais dont en fait (sans doute parce que c'était là pour lui la plus importante, celle où s'était déroulée ‑ où allait de nouveau se dérouler ‑ ce qu'il avait entrepris de raconter, et par conséquent polarisait tout son intérêt) la partie centrale (celle au milieu de laquelle se trouvait la pelote de laine) avait à elle seule une surface double de celles de chacune des deux autres (approximativement un carré encadré de deux rectangles verticaux), la main armée du crayon continuant à aller et venir, disposant le long du trait vertical de gauche, et vers l'intérieur du carré central, trois petits rectangles alignés, après quoi il se redressa, regarda son dessin, expliqua : le serpent (la courte ligne ondulée) figurait un paravent (un de ces paravents faits de minces lattes de bois vernies et assemblées de façon que chaque côté des lattes forme charnière, et qu'il soit possible de disposer en leur donnant la courbure que l'on veut), la pelote de laine un meuble sur lequel il y avait, dit-il, des choses que venaient prendre les garçons ‑ « Une desserte », dit l'étudiant, et lui : « Si. Sans doute. Parce que je crois bien qu'en haut il y avait des fruits, un de ces trucs comme une pomme de pin. J'ai pas eu le temps de bien voir », (parlant toujours de cette même voix farouche, geignarde et convaincue ‑ de même qu'il labourait le papier, y gravait profondément chaque trait, à la fois par application, effort de concentration ‑ avec cette violence qui était en lui, irrépressible, épuisante, excédant sa chétive personne) ‑ montrant maintenant le trait vertical, à gauche, disant : « Ça, c'était la banquette. C'est-à-dire le dossier, ces trucs avec des barres de cuivre où on peut mettre son chapeau et son pardessus. Mais je n'ai pas eu le temps de bien voir non plus. C'était à cette table qu'il était. Avec une femme et un type », le bout de crayon tenu rien qu'entre l'index et le pouce maintenant tapotant plusieurs petits coups secs, mais pas appuyés (de sorte que cela ne fit qu'un léger semis de points, comme une minuscule île de sable, presque invisible) sur le deuxième petit rectangle à partir du bas, le long du trait de gauche ; il reprit le crayon cette fois entre les trois doigts (ou plutôt les extrémités des trois doigts), dessina deux petits cercles ‑ deux pastilles ‑ entre le rectangle et le trait, puis encore une autre pastille de l'autre côté de la table, puis il se dessina lui-même, encore au dehors, sur le trottoir, sous la forme d'une quatrième pastille, mais qu'il noircit (la pointe du crayon parcourant une série de cercles minuscules), puis encore une autre pastille, à droite et un peu au-dessous de la pelote de laine, puis une autre entre les deux petits rectangles, un maître d'hôtel et un garçon, expliqua-t-il (..........................................................................................) dessinant maintenant une série de courtes flèches (de vecteurs) à partir de chacune des petites pastilles qui les représentaient, lui, le garçon et le maître d'hôtel, figurant le trajet qu'il avait suivi et les mouvements de ceux-ci, de sorte qu'au fur et à mesure qu'apparaissaient les petites flèches, dessinant des lignes brisées, parfois à angle aigu, l'étudiant croyait voir (comme à ce jeu qui nécessite deux cancres, un professeur myope, un rempart de livres, et qui consiste à déplacer les bateaux de deux escadres sur des grilles chiffrées, chacun des deux amiraux-cancres faisant manoeuvrer ses unités en fonction des tirs annoncés par l'autre), de sorte donc qu'il lui semblait voir, se reconstituer l'action (la brève, foudroyante et chaotique succession ou plutôt concentration, superposition de mouvements, de tapage, de cris, de détonations et de galopades) sous forme d'une série d'images fixes, figées, immobiles (comme les diverses flèches lumineuses qui composaient la réclame, s'allumant et s'éteignant à tour de rôle), chacune trop différente de la précédente pour qu'il fût possible d'établir entre elles un élément de continuité (comme par exemple, sur une pellicule de film où la position d'un bras ne varie, d'une image à l'autre, qu'imperceptiblement).

Donc, tout d'abord ceci : pas un portier galonné mais un groom, c'est-à-dire un de ces gamins ayant dépassé depuis longtemps non pas seulement le stade de la puberté mais encore celui de l'âge adulte : une de ces créatures équivoques et flétries, jeune garçon à tête de vieillard ou l'inverse ‑ lui l'Italien vit cela : la livrée marron, l'espèce de toque cylindrique, le nez rougi par le froid, le visage à l'expression un peu étonnée peut-être le regardant tandis qu'il s'avançait, mais néanmoins le geste réflexe, la légère inflexion du buste, le bras écarté poussant un peu l'une des pales vitrées de la porte-tambour de façon à lui présenter pour qu'il s'y engage l'un des quarts de cylindre ; puis sa propre image, son propre fantôme (le petit masque grisâtre, minuscule, au milieu de la tête de loup surmontant, hérissée, incongrue et burlesque, un complet de ville) venant à sa rencontre, les deux mains (pour lui la gauche) s'opposant, se plaquant l'une sur l'autre comme s'ils cherchaient (lui et son double) à se repousser mutuellement, la paume du fantôme glacée contre la sienne : mais ce fut lui qui gagna, son double se mettant d'abord à reculer parmi le miroitement des lumières et des reflets glissant à l'horizontale, d'abord de face (le double) et ensuite (à mesure qu'il s'avançait dans le tournoiement des pales) se déplaçant sur sa gauche, passant peu à peu de trois quarts (le reflet de la flèche lumineuse (en train de parcourir maintenant derrière lui, une fois de plus, inlassablement, son même trajet) traversant la vitre à ce moment d'un vol saccadé ‑ le temps de trois changements de positions ‑ au-dessus de sa tête), puis enfin de profil (mais à ce moment-là il ne le vit plus). Il n'avait pas compté sur le paravent (ou, s'il l'avait vu, l'avait oublié), le découvrit, alors qu'il croyait déboucher dans la lumière, obscur, infranchissable, racontant que ce fut le seul moment où il éprouva quelque chose comme de la panique, la sensation d'être pris au piège (mais en somme, réfléchit-il plus tard, ni plus ni moins que n'importe qui engagé dans une porte-tambour, aux prises, dans le bruit des pales tournantes et de l'air froissé, avec cette sorte de vertige, cette angoisse de la claustration, du tourbillon) : pendant une interminable fraction de seconde, tandis que son esprit cognait, butait avec un furieux désespoir contre cette chose, cette muraille, cet obstacle qu'il n'avait pas prévu ou qu'il avait oublié (pensant dans un élan de frénétique indignation, de stupeur : « Quoi ? Qu'est-ce que c'est ? »), il se crut joué, ou trahi, déjà prisonnier, ridiculement, avant même d'avoir pu commencer à accomplir ce pour quoi il était venu, jusqu'à ce que levant les yeux il découvrît la ligne sinueuse que dessinait le faîte du paravent qu'il avait figuré sur son croquis par un trait ayant la forme d'un serpent alors qu'en réalité la disposition de celui-ci en projection plane était (il rectifia) celle d'un S couché et irrégulier, l'un des ventres, « le plus important », suivant une courbe à peu près concentrique à celle du tambour de la porte, l'autre courbe, plus courte, se retournant en sens inverse vers l'intérieur de la salle, mais sur la droite (du moins il ne vit que cette ouverture) tandis que la table vers laquelle il projetait de se diriger directement, sitôt la porte franchie, était à gauche, de sorte que, poussé à la fois par le besoin primaire et irréfléchi de s'évader du traquenard que constituaient la porte-tambour et le paravent, et par le sentiment, tout aussi irréfléchi, de l'urgence, du temps perdu, de la nécessité de faire vite, il s'élança dans le passage libre, faisant irruption à l'intérieur de la salle non pas bien sûr au pas de course (il avait tout de même gardé suffisamment de contrôle) mais d'une façon sans doute un peu trop vive, et alors ceci : la table avec ses trois dîneurs (dont l'un de dos) maintenant séparée de lui par à peu près sept mètres de vide, celui qu'il devait tuer tenant à ce moment son verre à la main, légèrement tourné vers la femme à laquelle il parlait, n'ayant donc par conséquent prêté aucune attention à son entrée trop rapide, mais par contre, sur la droite, un maître d'hôtel (il ne dit pas « maître d'hôtel » mais « un garçon avec un costume noir ») en train de le regarder, le visage empreint à vrai dire d'une expression pour le moment plus perplexe ou ennuyée qu'alarmée, raconta-t-il, l'examinant de haut en bas de cet oeil professionnel, en même temps rapace, calculateur et servile, tous deux (lui et le maître d'hôtel) se trouvant (il dessina leurs positions), à peu près face à face un court instant, lui (la pastille noire) près de la boucle terminale de l'S du paravent, le maître d'hôtel (une pastille blanche) à droite (par rapport à lui) du meuble central (la desserte, ou le dressoir) couronné de fruits exotiques, tous les deux se mettant en mouvement simultanément en suivant des trajets qu'il représenta par deux vecteurs courbes venant presque se toucher, comme les roues d'un engrenage, c'est-à-dire tous deux amorçant au départ un trajet rectiligne (le maître d'hôtel pour s'avancer à sa rencontre, lui pour se diriger vers la table) et se trouvant peu à peu et au fur et à mesure de leur avance forcés de l'infléchir, le maître d'hôtel parce que le client (ou plutôt l'intrus) au lieu d'attendre qu'il vînt à lui se déplaçait vers la gauche (la droite du maître d'hôtel), et lui parce que le maître d'hôtel en s'avançant, passant devant la desserte, finit par se trouver presque sur le trajet (la ligne droite reliant l'extrémité du paravent à la table visée) qu'il avait commencé de suivre, menaçant de l'intercepter (pas encore vraiment effrayé, seulement, sans doute, de plus en plus ennuyé, commençant à froncer les sourcils), de sorte qu'il se trouva forcé d'infléchir encore plus son parcours vers la gauche dans l'espoir de contourner le maître d'hôtel en le prenant de vitesse, puis ceci : sur sa droite le plastron en V, immaculé et étincelant, rigide comme une armure entre les deux revers de soie noire, géométrique, paradoxalement, dessiné avec précision (sans doute parce que c'était sur lui que, pour le moment, se concentrait toute son attention) et s'avançant inexorablement vers lui, tandis que, par contre, son but (la table et les trois dîneurs) lui apparaissait plus confusément, sous la forme de taches un peu floues, soit, de gauche à droite : une coulée lumineuse (un coin de la nappe) sur laquelle étaient posées (verres, carafes, bouteilles, et probablement un verre, le vin au-dedans couleur rubis) des choses accrochant des reflets, puis, directement au-dessus, la chair (le bras et les épaules nues) légèrement blonde de la femme, comme trois larges touches de pinceau d'une pâte crémeuse (plutôt même posées, écrasées chacune d'un coup de couteau à palette) de part et d'autre et au-dessus d'une autre tache à peu près carrée, bleu lavande (le corsage ou le haut de la robe), le visage maquillé lui-même et son casque de cheveux plaqués pas plus précis qu'un chatoiement de touches brouillées, violentes (rouge, brun, rose), puis immédiatement à droite, au premier plan, un large rectangle gris (le dos du troisième dîneur) surmonté d'un rectangle plus petit et presque noir (sa tête, ses cheveux) qui masquait en partie le visage de l'autre homme, celui qu'il devait tuer, dont il ne pouvait voir, ou plutôt deviner, que les yeux (c'est-à-dire deux taches sombres), le front, les tempes dégarnies, les cheveux très noirs, plaqués en arrière, reflétant les lumières, tandis que sur sa droite l'implacable V dessiné au cordeau (relevant la tête de sur son dessin, disant : « En quoi c'est fait, ces plastrons ? En tôle passé au ripolin, ou quoi ? ») se rapprochait toujours de lui : mais il possédait une légère avance, il pressa le pas (le maître d'hôtel, le V ripoliné, disparaissant de son champ de vision, maintenant un peu en arrière de lui quoiqu'il accélérât aussi le mouvement : tous deux donc non pas encore courant mais se déplaçant, marchant très vite, à une allure franchement inhabituelle, insolite dans un pareil endroit), quatre mètres à peine à présent le séparant de la table au moment où sur la gauche de son champ visuel (tandis qu'il pouvait toujours sentir, invisible mais pressant, le maître d'hôtel lancé à sa poursuite, hésitant encore à courir, empêché sans doute de le faire, retenu par quelque vieux réflexe professionnel de décence ou de crainte du scandale qui le lui interdisait mais, devina-t-il, prêt à le faire si lui-même l'avait fait, comme il avait, au même moment que lui et sur le même rythme, allongé le pas) apparut, plus haut que le coin de nappe et sur la gauche, une seconde tache blanche (le spencer d'un serveur ‑ celui qu'il avait figuré sur son plan par une petite pastille entre les rectangles des deux tables) qui se mit à se déplacer (peut-être de sa propre initiative, peut-être obéissant à un signe du maître d'hôtel) vers la droite, le pantalon noir venant s'interposer entre la table et lui, l'obligeant à changer rapidement son plan. Il ne voulait blesser ni la femme, ni le troisième dîneur, avait donc d'abord pensé à atteindre le bord de la table et à tirer entre eux deux : mais ce n'était plus possible, et il lui fallait à présent compter avec trois obstacles : deux mouvants, le garçon et le maître d'hôtel, et un fixe, le troisième dîneur qu'il voyait maintenant presque de profil et qu'il entreprit de contourner (courant franchement alors, vaguement conscient de la confuse rumeur (voix plus hautes ‑ pas encore cris) d'étonnement (pas encore d'effroi) qui commençait à s'élever des tables autour de lui, exécutant donc un léger et brusque « à droite », voyant alors défiler devant lui :

premièrement, la tache blanche de la veste du garçon (soit que celui-ci hésitât, se fût arrêté ‑ soit que lui-même se déplaçât alors tellement vite que par rapport à la sienne la vitesse du garçon était presque nulle, ce qui faisait que sa silhouette reculait à présent vers la gauche de son champ visuel),

deuxièmement, un instant, la femme : non plus des plaques de couleurs suaves et floues, comme un peu plus tôt, brouillées, mais des détails, des fragments extrèmement précis (un bracelet, le creux nacré, marbré, séparant les seins dans le décolleté, la main levée tenant une fourchette),

troisièmement, un morceau de moleskine rouge, brillante et d'une matière légèrement grumeleuse qui recouvrait le dossier de la banquette, dans l'intervalle entre la femme et son voisin,

quatrièmement, pendant un instant plus court encore (car il fut presque aussitôt caché par le dos du troisième dîneur) le buste de l'homme qu'il devait tuer, son verre à demi rempli de vin couleur rubis toujours dans sa main comme le moment d'avant, le coude appuyé sur la table, le visage non plus tourné maintenant vers sa voisine mais le regardant lui, l'Italien, les deux prunelles (qu'il pouvait distinguer avec précision maintenant ‑ et non plus les deux taches d'ombre sous les arcades sourcilières ‑ noires, brillantes, durcies (et au-dessous des poches de peau plissée) le suivant en tournant tandis que,

cinquièmement, la chevelure du troisième dîneur s'interposait, cachait maintenant le bas du visage jusqu'à la base du nez environ ‑ les cheveux cosmétiqués, étincelants, le bourrelet de graisse repoussé sur la nuque par le col dur au-dessous de l'occiput, à la peau blanche ou plutôt grisâtre, piquetée de poils noirs, courts et drus (chevelure, nuque, replis et dos glissant très vite, de droite à gauche, comme une silhouette découpée dans du carton, ou comme lorsqu'on regarde, par la fenêtre d'un train en marche, les buissons, les arbres des premiers plans défilant rapidement devant l'horizon immobile, démasquant la tête toute entière, puis le buste de l'homme sur la banquette qui apparut de nouveau),

puis il entendit une femme crier (mais pas celle qui était assise à côté de l'homme), comprenant tout à coup pourquoi le garçon avait ralenti, cessé d'avancer, se rendant compte qu'il tenait à présent son revolver à la main, incapable de se rappeler à quel moment il l'avait sorti, tout s'immobilisant alors pendant un temps qui lui parut très long et où il se souvint d'être resté là, étonné que ce fût déjà le moment, presque surpris, désorienté, non pas hésitant mais comme ahuri, paralysé, lui sembla-t-il, pensant non pas : « Je ne peux pas tuer cet homme », mais : « Je ne sais pas comment le faire », s'attendant, sans être capable d'un mouvement, à ce que le maître d'hôtel qu'il sentait maintenant tout près de lui, dans son dos, le ceinturât par derrière et le mît dans l'impossibilité d'agir, tout cela dans un silence devenu complet, de sorte, dit-il, qu'en réalité cela n'avait même pas dû se produire (ce long moment pendant lequel, se tenant alors debout à la droite du troisième dîneur et exactement en face de celui qu'il devait tuer, il se trouva dans l'incapacité absolue de faire le moindre geste), sinon dans son esprit, car il était peu vraisemblable que la femme se fût arrêtée de crier (au contraire, et même, sans doute, d'autres avec elle maintenant), pas plus que le maître d'hôtel n'avait dû cesser de le poursuivre pour essayer de le maîtriser (ce qu'il fit l'instant d'après), simplement pour lui laisser le loisir de rassembler ses esprits, de se décider et de transmettre l'ordre à sa main. Pourtant il dut bien se passer quelque chose comme cela, raconta-t-il, puisque à présent la table basculait vers lui dans un fracas de vaisselle brisée et qu'en face de lui il pouvait maintenant voir celui qu'il devait tuer non plus assis mais debout, c'est-à-dire pas tout à fait : à demi dressé (ce qui signifiait qu'il avait eu le temps, lui, de faire cela : commander à ses muscles, et les muscles celui d'obéir, d'exécuter ‑ à moins que les jambes ne se fussent tendues toutes seules, ne se fussent chargées sous leur propre responsabilité de le soulever, comme s'il était déjà mort, comme ces mouvements ou contractions réflexes qui se produisent alors qu'il n'y a déjà plus aucun cerveau ni aucune volonté pour décider et ordonner), les cuisses heurtant le bord de la table, celle-ci partant en avant mais le poids de sa masse, la force d'inertie, se transmettant par contre-coup, communiquant au corps une poussée en sens inverse, de sorte qu'avant d'être parvenu à se mettre tout à fait debout il fut renvoyé en arrière, le bras droit tâtonnant derrière lui contre le dossier de la banquette pour trouver un appui, le revolver de gros calibre tressautant alors, se mettant à donner une série de coups violents dans sa main à lui, l'Italien, comprenant alors qu'il était bel et bien en train de faire ce que l'instant d'avant il croyait (continuait encore à croire, dit-il, tandis que ce revolver sautait et cognait au bout de son bras raidi, tirant ‑ pas lui, dit-il encore : sa main toute seule, non pas à la hanche comme dans les films de gangsters mais, comme on le lui avait recommandé, tendue en avant de lui à bout de bras, visant soigneusement, le revers du veston un peu au-dessus de la mire qu'il pouvait voir se relever brusquement à chaque coup) en train de faire donc ce qu'il croyait ne pouvoir jamais arriver à faire, ce que sa main et son oeil exécutaient, mais pas lui...


"Des Roches striées vert pâle parsemées de points noirs"

"Des Roches striées vert pâle parsemées de points noirs", Les Lettres nouvelles, juin-août 1964, p.53-68.
(Repris dans Histoire).

Tendant le bras en oblique vers le sol la main relevée paume en bas faisant un angle droit avec le bras les doigts légèrement écartés, le contemplant un instant, puis la main revenant dans le prolongement du bras s'élevant les doigts retombant inclinés souples et alors les deux autres se penchèrent pour mieux le regarder : il y avait aussi des éclats sur ses épaules sa gorge liquides étincelants tremblant à chacun de ses mouvements comme sur les ailes d'un canard sortant de l'eau odorante elle sentait le sel le parfum de sa peau et celui de la mer se mêl...

Il me regarda le fauteuil de rotin grinçait légèrement sous son poids Qu'est-ce que tu veux boire ? dit-il. Il portait un short crasseux. Elles le regardaient scintiller. C'est notre anniversaire dit-elle. Odeur de mer sur elle s'exhalant. Conques marines. Son verre à la main il feuilleta le dossier posé sur ses cuisses. Guêpe importune. Puis je me rendis compte : quand ils passaient près du bord le bruit du moteur répercuté contre la paroi rocheuse devenait assourdissant Le soleil déclinait Penché en arrière dans les rejaillissements d'écume il fit un signe de la main agita le bras en passant. Il m'a fait la surprise dit-elle Je me préparais à lui faire une scène parce que je croyais qu'il l'avait oublié et puis il a sorti ça de sa poche ‑ Si j'avais su je l'y aurais gardé dit-il sans relever les yeux des papiers Rien que pour te voir faire la gueule. Elles éclatèrent toutes de rire Se pressant autour d'elle Nausicaa. Parfois il s'affaiblissait mais on ne cessait jamais de l'entendre on aurait dit une de ces grosses mouches un bourdon S'exaspérant par moments. En plus de son short il portait un vieux chapeau de femme en paille dont les bords se dépiautaient Sa peau était blanche ou plutôt grisâtre la sienne à elle couleur de bronze clair quelques gouttes diamantines tremblaient sur sa gorge chaque fois qu'elle bougeait. Il rangea les feuilles dans le dossier le ferma le posa sur la table Il me regarda. Un instant son oeil perspicace indifférent peut-être légèrement soucieux c'est-à-dire comme un médecin qui regarde un type condamné. Sur le point de me dire quelque chose les mots déjà dans la bouche puis il se retint détourna les yeux Mais bien sûr où faut-il que je signe ? Le bruit de guêpe décroissait je regardai le canot s'éloigner maintenant vers le large sautant ou plutôt hoquetant sur les vagues l'écume rejaillissant de chaque côté de l'étrave lui faisant comme des moustaches de chat puis il tourna et disparut derrière la pointe de rochers et le bruit le fut plus qu'un zinzin de moustique lui aussi disparut à son tour toujours penché en arrière et doré. Dans la crique l'eau continua à remuer longtemps après une série de courtes vagues venant frapper contre les rochers. Elle avait cessé de regarder le solitaire et parlait maintenant en se balançant d'avant en arrière dans le fauteuil les deux mains posées sur les accoudoirs ses deux cuisses jointes bombées couleur de bronze clair couvertes d'un léger duvet décoloré par l'eau de mer. Par-dessus son épaule il l'appela et elle cessa de jouer Quoi ? ‑ On ne dit pas Quoi on vient ! Ils avaient enterré des plantes et des fleurs coupées et déversaient sur elles des seaux d'eau Les plantes pendaient molles et affaissées Leurs petites mains étaient noires de boue leurs pieds nus aussi elle en avait jusqu'aux chevilles par endroits elle avait commencé à sécher et elle était d'un gris café au lait plus clair que la peau Lave-toi les mains et va me chercher mon stylo. Elle me regarda regarda le dossier me regarda de nouveau son petit visage était sans expression Je lui fis un sourire mais elle ne sourit pas elle regarda ses mains Tu as entendu ce que je t'ai dit ?

Le bruit de frelon s'éleva de nouveau furieux et il sortit de derrière la pointe dans une apothéose d'écume elle tourna la tête ils tournèrent tous la tête le soleil brilla sur le diamant à la main qui tenait le verre il passa derrière le verre puis réapparut de l'autre côté dieu écumeux. Eh bien qu'est-ce que je t'ai dit ? Elle me jeta un regard hostile et tourna le dos ses petits pieds nus couraient sans bruit sur le dallage de la terrasse. Je me rendis compte qu'elle me parlait elle se balançait toujours d'avant en arrière sur le fauteuil les cuisses de bronze jointes les mains de nouveau posées sur les accoudoirs Mais oui dit-elle restez donc dîner avec nous. Elle me souriait aimable mais je pouvais sentir qu'elle ne me voyait même pas disant Mais si ça nous fera plaisir restez donc Paul a pêché ce matin un loup magnifique Vous n'allez pas rentrer là-bas par cette chaleur... Elle fut sur le point de dire encore quelque chose comme Puisque vous êtes tout seul ou Puisque personne ne vous attend mais elle aussi se retint. Les deux autres jetaient de temps en temps un regard au diamant puis détournaient les yeux croisant et décroisant leurs longues jambes de bronze leurs poitrines respirant doucement le regardant jeter ses brefs éclats un peu haletantes leurs lèvres légèrement entrouvertes. Sans se retourner il cria Alors ce stylo ? ‑ Ecoute dit-elle tu n'as rien trouvé de mieux que ce chapeau et ce short dégoûtant où as-tu été les chercher ? ‑ Qu'est-ce qu'ils ont ? dit-il. Cette fois il se tourna vers la maison : Alors ça vient ? La guêpe bourdonnait toujours le soleil déclinait de plus en plus l'eau était très bleue je pouvais voir l'infatigable frange d'écume le léger ressac léchant les rochers en face couleur de pain cuits par le soleil le cap tout entier était ocre un léger vent faisait remuer les herbes roussies, les roches le cap se reflétaient dans l'eau trop bleue en parcelles fragments paillettes de bronze déchiquetées épineuses. Il vint virer tout à fait dans le fond de la crique le moteur rugissant traînant derrière lui une queue de comète un panache courbe s'élargissant l'eau malmenée s'entrechoquant puis je le vis au bout de la corde les jambes fléchies passer rapidement filant droit coupant en oblique le sillage rebondissant deux fois puis revenant en sens inverse très vite et le coupant une deuxième fois dans un nouveau rejaillissement d'écume tandis que le canot se dirigeait à présent vers la pointe. Enfin tu as tout de même réussi à Je t'avais dit : mon stylo pas le premier truc que Oui ça va ça va ça va Ça t'aurait sans doute fatiguée de monter jusqu'à la chambre ? Sa petite culotte rouge en tricot avait glissé lui arrivait juste au-dessous du ventre on voyait le départ des aines blanches mais partout ailleurs elle était noire comme un pruneau le dos avec ses deux omoplates symétriques obliques un peu saillantes les épaules. Le gros homme reposa son verre. Il avait un visage bonasse La prochaine fois il faudra amener votre fille dit-elle. Sans bouger les mains de sur les accoudoirs elle leva juste le doigt le regard filant vite entre les fentes minces de ses paupières abaissées il brilla un instant et le doigt se rabaissa. Il finit de se moucher replia soigneusement son mouchoir le remit dans sa poche Il portait de ces chaussures mi-parties blanches et marron une chemise blanche à fines raies grises et une cravate à dessins verts et jaunes Il renifla encore tout son visage gras exprimait une sorte de bonne volonté naïve Certainement dit-il Dès qu'elle sera revenue d'Angleterre Ça lui plaira certainement beaucoup. Il parlait un peu du nez en soufflant asthmatique ou quelque chose comme ça sans doute Sa cravate était fixée sur le devant de sa chemise par une barrette en or il portait une grosse chevalière en or et une alliance on disait qu'il pouvait vendre ou acheter dans l'espace d'une matinée assez de terrain pour construire tout un quartier Quand j'étais enfant je me rappelle que dans les journaux ce mot m'avait paru drôle marron médecin marron banquier marron homme d'affaires marron dans l'argot d'écolier être marron voulait dire qu'on s'était fait rouler on disait aussi être chocolat On disait qu'il avait une fois acheté...

Hypothéquer l'Olivette Je n'ai pas de conseil à te donner mais il me semble... Bon Dieu cria-t-il ça n'écrit même pas ! Je remplis cette maison de stylos-bille je les achète par paquets de dix pour que il n'y a jamais moyen de... Il se tordit en arrière sur son fauteuil Retourne là-bas et rapporte-moi quelque chose qui écrit tu entends ? Elle était déjà revenue aux plantes flétries accroupie de nouveau comme un nègre sur ses talons ses genoux à hauteur du menton les mains de nouveau dans la boue elle releva la tête le regarda de ses yeux noirs dans son petit visage brillants de fureur contenue Tu as compris ? Depuis un moment il y avait quelque chose de différent je me rendis compte qu'on ne l'entendait plus je regardai du côté de la crique et je les vis : le canot pas tout à fait à la pointe arrêté dansant sur le léger ressac la silhouette de son conducteur penchée à l'arrière Il me fallut un moment pour le découvrir sa tête n'était qu'un point noir sur l'eau je ne l'aurais jamais vue sans les aigrettes d'écume qui s'élevaient chaque fois que ses bras battaient l'eau Il avait dû tomber. Maintenant on pouvait entendre le clapotis le silence le tintement de la glace dans le verre quand il le reprit Ce que j'aime dit l'une c'est la façon dont il est monté juste avec ces trois griffes j'ai horreur de ces montures compliquées comme on en fait maintenant vous savez lourdes avec... Elles continuèrent à parler mais je ne pouvais pas comprendre J'essayai mais je n'y réussis pas Je pouvais comprendre chaque mot mais je ne parvenais pas à suivre c'était comme si elles avaient parlé dans une langue étrangère comme un agréable et léger bruit d'oiseaux langage de femmes comme quand j'étais enfant ces annonces de médecins ou ces réclames maladies des femmes quelque chose de mystérieux délicat et un peu terrifiant dont je savais que je serais à jamais exclu maladies qu'elles seules pouvaient avoir dans leurs mystérieux et délicats organes et dont quoi qu'il fasse mon corps à moi ne pourrait même pas imaginer l'existence cherchant dans le dictionnaire les noms les explications lisant des mots dont l'assemblage restait dépourvu de sens ne représentait rien de réel Même chose sans doute pour leur langage leur cerveau. De nouveau j'essayai elles parlaient quelque chose concernant les enfants et un coiffeur je parvins à suivre le temps d'une ou deux phrases puis cela m'échappa de nouveau comme une corde savonnée qui me glisserait entre les mains. Sans doute avait-il réussi à l'attraper : le bruit éclata brutalement s'exaspéra le canot filant déjà au-delà de la pointe puis il sortit à son tour de l'eau sembla surgir du sein de la mer arc-bouté oscillant d'avant en arrière par brusques à-coups puis tout à fait hors de l'eau à la fin se redressant filant de nouveau l'agaçant bruit de guêpe m'empêchant de nouveau de l'entendre noire glauque dans la partie de la crique sur laquelle la colline commençait maintenant à projeter son ombre pouvant voir les roches au fond par transparence ondulant comme des algues Vous ne voulez vraiment pas rester dîner ?

De nouveau je me rendis compte qu'elle me regardait depuis déjà un moment Dans ses yeux et sur son visage comme une sorte de perplexité de curiosité apitoyée et aussi une vague répugnance puis elle s'en aperçut et détourna les yeux. Trop compliqué sans doute. Je le vis briller un instant à son doigt Carats per mia cara. Guêpe insistante il revenait maintenant vers la gauche continuant à le traîner dans son apothéose d'écume deux ailes argentées jaillissant de ses pieds marchant sur l'onde Je suis Celui qui suis il vint vers eux pauvres pêcheurs tirant leurs filets vides pardonnez-nous pauvres pécheurs peinture de qui ? grisâtre, représentant au bord d'un étang vert pâle un maigre type barbu loqueteux debout dans une barque l'air de faire sa prière genre Angélus ou quelque chose comme ça misérabiliste légende Le Pauvre Pêcheur mot à double sens comme Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise. Colle pas en latin Petrus et petram. Peut-être en grec ? Cela voulait-il dire nous misérables qui commettons des péchés ou bien nous qui ne prenons pas de poisson ? Il y avait aussi ventris tui le fruit de son ventre se renversant les relevant les écartant bronze clair pour se faire fructifier. Verticales maintenant Elles se levèrent toutes trois debout sur leurs colonnes de bronze parlant toujours dans leur langage incompréhensible chatoyant volubile à la fois pratique mystérieux et futile elles passèrent devant lui colonnes leurs jambes se mêlant mais il ne les regarda pas il avait des yeux de poisson mort son visage avait l'air d'un sac d'une vessie à demi pleine où tout se serait tassé dans le bas le double menton débordant sur le col la coûteuse cravate jaune et verte Merci pas trop d'alcool ça ne me réussit pas. Il roulait les R comme un paysan bourguignon il regardait quelque chose sur ma gauche je tournai la tête et le vis moi aussi surgir peu à peu tête épaules buste au-dessus de la murette finissant d'escalader le sentier montant de la crique dans cette combinaison collante en caoutchouc d'un gris sombre luisante il avait l'air d'un crapaud un long poisson noir luisant comme verni pendait le long de sa cuisse avec cette inertie particulière des choses mortes lanière. A qui tout est maintenant égal repos. Son corps fut traîné dans la poussière attaché par les pieds au char du vainqueur tressautant déchiré par les cailloux suprême injure et lui le seul à s'en foutre puisqu'il était mort.

Déjà à mi-chemin de la maison elles s'arrêtèrent le regardant aussi s'avancer à travers les pins avec son trophée de bêtes mortes Le gros type s'était levé il dit Bonsoir Docteur avec son accent bourguignon s'inclinant un peu Il ne répondit pas l'eau ruisselait encore sur son visage il s'était arrêté et tiraillait sa cagoule de chaque côté penchant chaque fois la tête pour faire sortir l'eau de ses oreilles. Il avait cet air ennuyé et absent qu'ils ont tous et même excédé adopté semble-t-il une fois pour toutes, sans doute appris en même temps que la première dissection. Elles s'approchèrent de lui leurs longues jambes de bronze passant les unes devant les autres s'entrecroisant comme des jambes de chevaux il ne fit pas attention à elles non plus elles se penchèrent pour regarder les poissons son ventre de bronze se plissant. Il y avait aussi un poulpe bleuâtre blême nacré que je n'avais pas vu flasque aussi pendant. Les enfants avaient oublié leur jardin et s'étaient aussi rapprochés Il releva la tête de sur les papiers et dit Les terrains derrière la gare nous sont passés sous le nez Il cessa de tirailler sur sa cagoule puis regarda le gros homme celui-ci se contenta d'abaisser les paupières. Alors tu le trouves ce stylo ? Il tourna un instant la tête vers la maison un des papiers glissa de la chemise et tomba il se baissa et le ramassa L'a appris tout à l'heure, dit-il de nouveau tourné vers la silhouette luisante désignant en même temps le gros homme d'un mouvement du menton disant le nom grec impossible à se rappeler Celui-ci fit Oui de la tête il avait l'air penaud d'un paysan qui vient de se faire rouler à la foire il fit encore une fois Oui renifla regardant le visage serti par la cagoule et qui continuait à ne rien exprimer d'autre que cette permanente mauvaise humeur à la fois méprisante et résignée. Il se contenta de hausser les épaules marmonnant quelque chose comme ça devait arriver ou je le voyais venir ou j'en étais sûr. Ses pieds sortant des jambes de la combinaison étaient cachés par des chaussettes de grosse laine l'eau ruisselait lentement sur les dalles de schiste il y avait déjà une petite mare Il dit à voix haute Qu'est-ce qu'il peut faire froid mince ! Le plus grand des deux petits garçons portait la même petite culotte en tricot rouge qui lui glissait sur les reins on pouvait voir le commencement de la raie entre ses petites fesses Il leva les yeux vers elle son visage arrivait un peu plus haut que sa hanche il levait alternativement un pied puis l'autre trépignant lentement sur place comme s'il avait envie de faire pipi Demande à papa dit-elle. Il abaissa les yeux sur lui l'air toujours aussi ennuyé accablé détacha le poulpe de sa ceinture et le lui donna. Il partit en courant les flasques tentacules traînant derrière lui dans la poussière les autres courant autour de lui. Au bout de quelques mètres le côté qui raclait le sol se couvrit d'une couche gris sombre. Elle était à ce moment à mi-chemin de la maison le stylo dans un de ses poings fermés arrêtée les regardant Eh bien cria-t-il ça vient ? Elle s'approcha sans cesser de regarder les autres traînant le poulpe tendit le stylo au bout de son bras raide la tête toujours tournée en arrière et dès qu'il l'eût pris partit à son tour en courant. Ils criaient et sautaient d'excitation de temps en temps celui qui le tenait faisait semblant de le jeter sur les autres ce n'était plus qu'une sorte de torchon noirâtre déchiqueté quand le char s'arrêta elles vinrent en cortège le réclamer pour lui faire des funérailles décentes mais il refusa de les recevoir. Ou peut-être leur permit-il de l'emporter. Magnanime. L'ombre de la colline arrivait maintenant jusqu'aux rochers de l'autre côté de la crique l'eau tout entière était devenue sombre les roches striées vert pâle cessaient à quelques mètres du bord puis on pouvait voir onduler le fond de galets chaque vague en se brisant ne s'étalait pas plus loin qu'une bande d'un mètre environ Des gens descendaient la colline en face encore au soleil portant des cabas et des paniers pendant au bout de leurs bras les deux enfants qui les précédaient sautèrent des derniers rochers sur la plage et se mirent à courir on pouvait entendre les galets rouler sous leurs pieds avec un bruit de dragées.

Il avait cessé de se déboucher les oreilles et les regardait sans rien dire ils les regardèrent tous. Les parents arrivèrent à leur tour sur la plage il y avait apparemment deux familles les hommes étaient en bras de chemise et portaient des pantalons sombres les femmes avaient des chapeaux de soleil aux couleurs criardes leurs jambes étaient pâles ils posèrent leurs cabas par terre et se mirent à déballer des choses enveloppées dans des serviettes. La petite mare d'eau à ses pieds continuait à s'agrandir son visage exprimait seulement le même ennui Je me demande en quelle langue il faudrait rédiger cette pancarte dit-il Qui est-ce qui a oublié de remettre la chaîne ? ‑ Il n'y a rien à faire ils passent par-dessus on ne peut pas les empêcher. On aurait dit qu'il ne l'avait pas entendue Un moment il resta encore la tête tournée les regardant sans que son visage exprimât ni plus ni moins de déplaisir A la fin il se détourna et sans un mot se dirigea vers la maison. Il marchait d'une manière embarrassée le poisson noir et luisant lui battant toujours la cuisse elle hésita puis partit à sa suite. Ses reins étaient creusés par un sillon vertical qui se déplaçait doucement à chacun de ses pas Elles n'étaient plus que deux maintenant Alors vous ne voulez décidément pas rester ? dit-elle. Il y avait je ne sais quoi dans l'air l'heure le soleil se déchirait dans l'eau s'éparpillait en lunes de bronze clair liquide serpentines se tortillant se fragmentant et se reconstituant parcelles de bronze clair sur l'eau sombre l'ombre remontait maintenant le long des rochers gris tout à coup éteints et sous l'eau un vert presque blanc leur surface parsemée de points noirs comment s'appellent ces petits coquillages en forme de chapeaux chinois collés comme des ventouses ou peut-être des oursins. Une nouvelle fois il resurgit de derrière le cap avec ses moustaches d'écume encore dans le soleil là-bas le bruit resurgissant aussi ils cessèrent de regarder les gens installés sur la plage pour le regarder quelqu'un dit qu'il était infatigable Toute la journée au bureau dit-elle il ne pense qu'au moment où il pourra Le moteur couvrant alors le bruit de sa voix puis il cessa brusquement le canot continuant sur sa lancée ralentissant l'avant s'abaissant progressivement tandis qu'il se dirigeait vers l'appontement je me rendis compte qu'il avait simplement baissé le régime il ne faisait plus maintenant qu'un faible bruit saccadé de ralenti Du tuyau d'échappement sortaient régulièrement des petites bouffées de fumée bleue il me semblait que je pouvais la sentir puant puis je le vis qui déjà sortait de l'eau portant ses trucs au bout de chaque bras remontant la grève les pique-niqueurs s'étaient arrêtés de manger et le regardait l'un d'eux le couteau en l'air tenant dans leurs mains à hauteur de leurs bouches les sandwiches ou les tartines entamées toutes les têtes tournées vers lui Il entra dans le hangar à bateaux et en ressortit les mains libres il avait enfilé un peignoir Le Grec s'était de nouveau assis.

Le plus petit arriva son visage n'était qu'un mélange de boue et de larmes Qu'est-ce qu'il y a qu'est-ce qui t'est arrivé ? Il hoquetait des paroles incompréhensibles les trois autres étaient toujours accroupis comme des nègres ils avaient étalé le poulpe au milieu de leurs plantations flétries ses tentacules écartées en étoile noirâtre immobiles ils regardaient vers nous C'est pas vrai ! cria-t-elle C'est lui qui nous en a jeté c'est lui qui a commencé ! Elle le prit contre elle et commença à lui enlever la boue autour des yeux avec le coin d'un peignoir à son doigt le solitaire étincelait faiblement son maillot était souillé de boue à hauteur des seins là où il appuyait sa tête il y avait aussi de la boue sur sa cuisse. Elle était toujours assise comme un singe sur ses talons C'est pas vrai cria-t-elle de nouveau. De l'autre côté de la crique l'ombre escaladait maintenant la colline à l'herbe roussie Au large la mer fonçait et commençait à moutonner mais à l'abri du cap elle était toujours absolument calme. Ils avaient recommencé à manger seul l'un des deux enfants continuait à le regarder invisible pour nous maintenant montant sans doute le sentier Le marin était sur l'appontement en train d'amarrer le canot. Là dit-elle ce n'est pas grave il avait cessé de pleurer mais continuait à renifler. Toujours assise sur ses talons elle ne cessait pas de regarder vers nous de ses yeux sauvages attentifs C'est pas vrai maman c'est pas vrai je te ‑ Ça suffit maintenant rentrez à la maison et dites à Carmen de commencer à vous baigner. Elle ne bougea pas baissa la tête arracha une des fleurs qui pendaient la tête en bas et se mit à balayer et à triturer la boue devant elle Tu as entendu ce que j'ai dit ? ‑ Qu'est-ce qui se passe ? dit-il. Géant blond en peignoir à rayures rouges et vertes. Il regarda le plateau chargé de bouteilles : Avec quoi est-ce que vous vous empoisonnez ? Sans écouter la réponse il tapota la tête du petit Qu'est-ce qu'on t'a fait ? Il avait cessé de renifler mais ses yeux étaient encore pleins de larmes. Chaque raie rouge était encadrée par deux petites raies blanches elles-mêmes bordées d'un filet noir Colosse aux pieds d'airain Non dit-il donne-moi de ça Avec beaucoup d'eau Comme ça merci. Il s'assit et ramena sur lui les pans de son peignoir ses jambes étaient couvertes de poils couleur bronze il faisait tourner le liquide dans son verre la glace tintait contre les parois on pouvait voir des poils de bronze par l'entrebâillement du peignoir sur sa poitrine.

Par-dessus la table il me tendit le dossier tenant dessus avec le pouce la feuille qu'il avait signée Ça va ? ‑ Merci dis-je je te remercie. De nouveau il faillit dire quelque chose Arrête de faire le con sans doute ou quelque chose de ce genre puis son regard devint de nouveau indifférent m'abandonna Ça a bien marché ? dit-il. Enveloppé dans son peignoir il buvait son verre à petites gorgées il avait l'air soucieux il ressemblait à un gosse studieux réfléchi placide. C'est ce truc dit-il Je n'y arrive pas Je le loupe une fois sur deux C'est au moment où je me retourne. Il parlait lentement. Je rangeai le papier signé dans la chemise. De nouveau il me regarda d'un air interrogatif l'air de dire Tout va bien ? Je fis Oui de la tête Oui merci. Le marin arriva à son tour En bas je pouvais voir le canot se balancer imperceptiblement on aurait dit qu'il était suspendu impondérable comme un ballon au-dessus du fond de roches vert pâle. Le bras dans la manche du peignoir multicolore tapota impérieusement l'accoudoir du fauteuil vide à côté de lui. Le marin portait un tricot bleu foncé une casquette à visière vernie et un pantalon délavé. Il avait un visage de fouine pas rasé depuis trois jours il secoua la tête fit Oh si vous voulez et s'assit au bord du fauteuil Là merci ça suffit merci Madame. Sous l'eau les roches striées ondulaient faiblement. Là depuis des millénaires et la mer infatigable. En bas une des femmes avait relevé sa jupe et se tenait debout les pieds dedans on voyait ses cuisses et ses genoux trop gras très blancs je pouvais aussi voir les deux pieds et la partie immergée de ses jambes verdâtre comme télescopées ondulant gélatineuses désossées Sa jupe noire relevée était plissée en accordéon elle la tenait à deux mains de chaque côté en haut de ses cuisses la frange d'une combinaison rosâtre dépassait un peu L'ombre avait fini de faire l'ascension de la colline elle recouvrait maintenant toute la pointe il y avait encore du soleil sur les deux petites îles en face Le Grec demanda ce qu'on pouvait prendre comme poisson le marin dit Ça dépend quelle sorte de pêche vous voulez faire Il parlait d'une voix placide lui aussi réfléchi lent. Louant ses services vendant sa sueur au plus offrant astiquant les cuivres le pont d'acajou larbin s'en fout pas mal probablement plus sûr que la pêche petit boulot peinard. Il avait croisé ses pieds sous le fauteuil se tenait légèrement penché en avant les deux coudes sur les accoudoirs son verre auquel il n'avait pas encore porté les lèvres dans ses mains plus intéressé semblait-il à parler de la mer que par ce qu'on lui avait donné à boire livrant les profonds secrets poissons flânant une ou deux fois je pus voir un éclat argenté flanc brillant un instant au-dessus de fond strié des roches ou plutôt ridé pensant de nouveau à elles sous les froides et mouvantes épaisseurs d'eau depuis toujours ou plutôt plissées : vieille peau de ce vieux monde ce vieux monstre plissé pliscénien ou quoi plioscène sans doute rien à voir mots qui simplement se ressemblent plésiosaure et plus loin là où elle moutonnait maintenant bleu noir milliers de mètres de fond paraît-il tonnes et tonnes d'eau et de silence s'écrasant dans l'éternelle obscurité.

Des Grecs ses semblables ont abordé là autrefois hardis marins aux confins du monde connu rusés commerçants risquant leurs vies bravant les monstres les rivages innommés les récifs pour vendre et acheter comme lui il y a paraît-il quelque part par là un navire englouti quelquefois on remonte des amphores ébréchées couvertes de coquillages chenues demeures de congres et de murènes, Grec subtil au cou orné d'un cravate jaune et verte et pour l'instant penaud comme un renard qu'une poule aur Eh bien cria-t-elle Tu as entendu ce que je t'ai dit Ne me le fais pas répéter encore une fois ! Elle ne répondit pas se leva jeta rageusement la fleur fanée et partit en courant vers la maison sans se retourner ses petits pieds nus frappant le dallage les deux autres se levèrent aussi et la suivirent mais plus lentement.


"La Statue"

"La Statue", Mercure de France, 1213, nov. 1964, p.393-409.
(Repris dans Histoire).

Puis ceci : la porte franchie, passer brusquement de la sueur, du bruit, du soleil, à la fraîcheur, au silence, à l'ombre : une sorte d'univers géométrique, poli et minéral quoiqu'il y eût aussi des plantes vertes, mais fabriquées et fournies, semblait-il, avec le reste ‑ c'est-à-dire pas de l'eau, de l'air, de la lumière assemblés, cette silencieuse et humide rumeur de sang vert, pas quelque chose qu'on met dans de la terre et qui pousse simplement si on l'arrose, mais acheté avec (ou échangé contre) de l'argent dans un magasin, et pas plus végétal, pas plus comestible que les branches de laurier tressées et les avalanches de fruits représentées en taille-douce et en couleurs fades sur les billets de banque et les titres d'obligations parmi les cornes d'abondance, les lyres, les symboles numériques, les Mercures et les déesses mamelues : minéral plutôt, selon toute apparence, ou en tout cas usiné, comme du caoutchouc vulcanisé, et astiqué tous les matins par le torchon mercenaire des femmes d'équipe en même temps que les plinthes de marbre et les plaques de cuivre.

Et, au bout d'un moment, on recommençait à percevoir le bruit. Quoique à côté du tapage extérieur de la ville ce ne fût tout d'abord qu'un frémissement, presque imperceptible (en même temps qu'inexorable), semblable à ces lointains et inquiétants murmures qui parviennent des profondeurs des grottes, des cavernes, mystérieux, glacés, jusqu'à ce qu'on se rendît compte que c'était lui, ou du moins ses équivalents sous forme de papier imprimé, dactylographié ou paraphé qu'ils se passaient d'un compte à l'autre, d'un bureau à l'autre, dans un froissement continu, insidieux et obsédant de mastication, comme si...

Pensant à quelque monstre qui se serait tenu quelque part au fond des couloirs de marbre (peut-être dans les sous-sols, comme la chaudière du calorifère) : une sorte de ruminant impotent et obèse (mais pas les cornes, le front bouclé, les bras d'égorgeurs : plutôt (comme le calorifère) des tubulures, des assises de fonte, des manomètres ‑ pensant Si Thésée faisait irruption ce serait sous l'aspect d'un gringalet gominé et armé d'une mitraillette, et ce ne serait pas sur une plage mais au bord d'une route qu'il l'abandonnerait, ou à la rigueur dans une chambre d'hôtel meublé, après l'avoir soulagée de sa dot constituée de titres de puits de pétrole et de mines d'étain), obèse, donc, vorace et végétarien, et qu'il faudrait nourrir sans arrêt de pâte à papier, de chèques et de bordereaux comme d'autres de feuilles de salades ou d'épluchures de légumes.

Pensant ce putain d'argent. Pensant comme ce doit être commode d'en avoir de le sortir de sa poche insoucieux comme les gens remplissant les formules de paiement, comptant les liasses aseptisées et inoffensives, mettant les épingles dans leurs bouches entre les lèvres serrées minces aspirées simple coupure dans le visage coupure il y a de ces mots pendant qu'ils les recomptaient encore attentifs à n'en pas oublier à l'abri dans le secret d'un temple construit tout exprès avec ses froides colonnes de marbre veiné de gris et ses grilles de fer forgé, s'élevant au milieu de la sueur comme une sorte d'organe central...

(percevant aussi comme un menu grignotement : le cliquetis nombreux, métallique et sec des machines à calculer et à enregistrer avec leurs bras leurs antennes leurs articulations leurs pattes minces et noires d'insecte : derrière le comptoir on pouvait voir une rangée de bustes, coupés à la taille, de face, comme des mannequins sans jambes qu'on aurait posés là, hommes et femmes-troncs tous les deux ou trois mètres dans la même attitude la tête légèrement penchée sur l'épaule gauche écrivant libellant détachant les reçus des livrets à souches suant dans leurs faux cols serviteurs empressés de...)

coeur pompant et refoulant le sang qui lui arrivait et repartait dans des serviettes de cuir

(le suivant s'approcha ouvrit sa serviette les y rangea les prenant l'une après l'autre sur le comptoir au fur et à mesure que la main d'un personnage invisible (il y avait un reflet sur la paroi vitrée de la caisse) les poussait par le guichet, le fermoir de la serviette claqua, la chemise marron qu'il portait flottante par-dessus son pantalon tachée de sueur sous les bras il était chaussé de sandales de cuir à lanières qui laissaient voir (comment sont-ils ?) ses chaussettes bleues quadrillées de minces raies vertes le suivant (comment sont-ils, comment sont-ils ?) était une femme elle ne venait pas en prendre mais en apporter se contentant quand ce fut son tour de pousser vers le guichet celles qu'elle avait sorties de son sac plus deux cylindres de papier gris que la main ouvrit : à l'intérieur de chacun il y avait un cylindre d'argent les pièces quand elles ne furent plus tenues par le papier se répandant ou plutôt se défaisant s'affaissant c'est-à-dire se couchant sur le flanc encore alignées comme des rondelles de saucisson coupées la main les comptait à une vitesse incroyable les touchant chacune de l'ongle puis les serrant entre le pouce et l'index de façon à reformer le cylindre qu'elle empaquetait de nouveau dans le papier le repliant et le tordant aux deux extrémités écrivant quelque chose dessus puis les rangeant de côté)

pensant oui comme ce doit être commode pouvant sentir la sueur aller et venir au dehors chargée de serviettes ou de sacs ou encore montée dans des autos ou encore des camions transportant la sueur : autrefois il y avait aussi des charrettes on pouvait encore en voir parfois avec leurs roues aux rayons d'un rose fané encroûtées de boue séchée gris ocre et de poussière passant dans les rues, anachroniques, lentes, terreuses parmi les automobiles étincelantes et les étincelantes vitrines des magasins comme des espèces de scories de grumeaux que la ville (c'est-à-dire son organe central : la banque, le temple assyrien) n'aurait pas encore tout à fait réussi à dissoudre, à digérer, ou plutôt à transmuter en leur faisant subir cette opération qui consiste à convertir de la matière brute, rugueuse, en quelque chose de poli imputrescible et lavable (comme les automobiles, le marbre des comptoirs, les plantes de caoutchouc vulcanisé) commode à stocker et à acheter (l'opération suivante consistant à transmuter une seconde fois tout ça en papier filigrané décoré de divinités financières ou mercantiles, de sorte qu'à la fin, sans intervention salissante de quelque marchandise que ce soit, brute ou usinée, et pour ainsi dire par une sorte de sublimation, les banquiers peuvent acheter simplement de l'argent avec de l'argent).

Puis assis maintenant sur un fauteuil (et pas un fauteuil non plus : pas du bois, du crin, de l'étoffe, mais quelque chose d'aussi différent d'un fauteuil que les plantes vulcanisées des végétaux naturels et fait de matières imputrescibles elles aussi, inoxydables et aseptisées : de la moleskine, du caoutchouc encore et des tubes chromés), tout à fait à l'intérieur à présent (dans les entrailles pour ainsi dire) des couloirs de marbre, ombreux, secrets, pouvant voir la pancarte de verre suspendue par des chaînettes chromées elles aussi avec
SERVICE DES PRETS A COURT ET A LONG TERME
écrit dessus en lettres d'un vert phosphorescent, et plus de menus froissements de papier ici, et à peine le crépitement lointain, feutré, des machines (les machines à écrire, les machines à calculer, à enregistrer, à transcrire, à convertir, à totaliser, à récapituler les cours du caoutchouc, du chrome, de la moleskine et du papier monnaie) : juste un murmure de voix, presque inaudible, et

deux pâles ombres chinoises superposées sur la paroi de verre dépoli, l'une dessinant la silhouette d'un buste, à peu près de dos (ou de face, puisque aucune ligne, aucun modelé intérieur ne permet de deviner si le personnage tourne le dos à la paroi, ou le contraire), affectant la forme d'une sorte de sac de pommes de terre aux contours sinueux (correspondant aux plis en accordéon du vêtement), surmonté d'une masse plus petite (une boule ou plutôt un carré aux coins arrondis) encadrées de deux saillies, comme des anses (les oreilles), plus ou moins proéminentes selon les mouvements du personnage, c'est-à-dire selon que son visage est plus ou moins tourné vers la source lumineuse

cette première ombre se trouvant complètement englobée par celle d'une tête de profil, gigantesque (sans doute parce que l'autre occupant du bureau se trouve plus près d'une seconde source lumineuse)

du fait de la superposition des deux ombres, le buste (le sac de pommes de terre) contenu dans la tête géante, plus foncé que celle-ci

dont on voit les lèvres remuer en même temps qu'elle bouge, change de position par saccades, son contour dessinant tantôt un profil perdu, les protubérances (nez, menton) se rétractant tandis que d'autres (l'arcade sourcilière, la pommette) saillent à leur tour, et, de temps en temps, une main (c'est-à-dire l'ombre chinoise d'une main qui appartient probablement au personnage assis le plus près d'une des deux sources lumineuses, car elle aussi est énorme, dix fois plus grande que nature, et plus pâle que l'ombre du buste) surgissant à partir du bas de la paroi dépolie, s'élevant, s'ouvrant et se refermant, tandis qu'elle décrit un peu en avant du profil quelques vagues mouvements, diminuant tantôt de grandeur ou au contraire se dilatant, grandissant de façon monstrueuse (selon que la main réelle s'éloigne ou se rapproche de la source lumineuse), les doigts débordant parfois tout entiers tronqués par un des côtés (celui de droite ou le bord supérieur) de la paroi dépolie, l'imperceptible murmure des voix se répondant, se superposant (s'élevant alors de quelques degrés, chacune luttant de vigueur, puis l'une des deux cessant, l'autre continuant seule, revenant peu à peu à un volume normal, puis s'arrêtant, et la première reprenant alors), les trois ombres chinoises (le profil, la main mouvante, le buste) soumises à une série de légères déformations et de mouvements dont l'ampleur est en quelque sorte directement proportionnelle aux diverses variations du ton des voix, c'est-à-dire que les va-et-vient de la main, les modifications dans les contours du profil et du buste et leurs oscillations augmentent en fréquence et en amplitude lorsque le volume des voix s'élève, devenant en revanche presque négligeables, les ombres alors presque immobiles, lorsque le ton de la discussion retombe au point de n'être plus de nouveau qu'un murmure, le haussement des voix et l'agitation correspondante des ombres ne dépassant d'ailleurs jamais, pour le premier, celui que provoque un malentendu passager, vite dissipé par une volonté réciproque de courtoisie, et pour la seconde (compte tenu de la forte amplification des mouvements de toute silhouette projetée), celle, extrêmement faible en réalité, des gestes plus ou moins conscients qui accompagnent toute parole

la curieuse disposition des sources lumineuses qui a pour résultat de projeter à l'intérieur du contour de la tête de l'un des interlocuteurs le buste du second, faisant que celui-ci semble occuper le centre même des pensées de l'autre, comme si ce dernier en parlant s'adressait non pas à la personne assise en face de lui mais en quelque sorte à l'image réduite de celui-ci projetée sur sa rétine ou formée dans son cerveau par son système optique, de sorte qu'il semble dialoguer avec un personnage nain introduit par effraction à l'intérieur de lui, ou, inversement, que le visiteur questionne un de ces oracles, une de ces énigmatiques et monumentales divinités au visage aveugle, méditatif, au corps de chien ou de griffon, et à la bouche de bronze.

Pensant : mais aujourd'hui ce serait simplement de l'argent, pensant qu'il en sortirait non des paroles, quelque sentence ambiguë, à la fois prometteuse et menaçante, mais un simple bruit de papier froissé, comme ces machines où mettez cent francs dans la fente correspondante à votre signe et elle crachera dans un bruit d'engrenages métalliques et de roues dentées le secret de votre avenir, la sentence sous forme de billets imprimés à l'effigie de prélats, de généraux ou de rois, comme si tout le destin des hommes, comme si le fracas des batailles et les cris des agonisants...

Contemplant l'affiche apposée sur le mur, représentant en trompe-l'oeil un coffre-fort ouvert à l'intérieur duquel on pouvait voir quelques piles de pièces de monnaie de différentes hauteurs dont certaines vacillaient, tours branlantes, l'une d'elles complètement abattue répandue sur la tablette, présentant cet aspect de saucisson coupé en tranches comme les rouleaux défaits et comptés par le caissier, certaines ayant roulé çà et là sur des billets éparpillés reproduits eux aussi en trompe-l'oeil et où l'on pouvait reconnaître le cardinal à la barbiche en pointe, au regard froid, rusé, flasque, à la calotte rouge se détachant sur un ciel saumon devant les bâtiments alignant leurs toits d'ardoise en forme de triangles, de trapèzes et de pyramides tronquées, le dernier billet dépassant du tiers de sa longueur environ le rebord de la tablette d'acier, la partie en porte-à-faux légèrement pendante, affaissée, le visage acéré du prince de l'Eglise encore aminci effilé en lame de couteau déformé comme ces peintures (anamorphes ou quoi ?) qu'il faut regarder dans un miroir pour rétablir leurs vraies dimensions et découvrir ce qu'elles représentent, tours de force d'habiles artistes italiens pour la distraction des ducs des rois des papes, vivant de leurs restes, attrapant les bourses de ducats jetées tombant des tables se nourrissant de miettes, de rapines, de villes mises à sac, s'engraissant de meurtres et ce roi qui en fabriquait de la fausse rognant un peu chaque écu et ce banquier qui possédait un bateau tellement rapide qu'il connaissait le premier les nouvelles de victoires ou de défaites : la théorie, le défilé, la frise grisâtre des empereurs, des conquistadors et des financiers fixant les visiteurs de leur même regard à la fois morne et pénétrant dans leurs identiques visages creusés d'identiques sillons, comme si le même modèle au masque pensif, impitoyable et désabusé posant pour le même peintre avait revêtu chez un costumier de théâtre leurs défroques successives : réincarnations, réapparitions sporadiques d'un unique personnage répété à travers les siècles dans la même attitude tranquille, perfide et lasse devant d'allégoriques fonds de glaives, de trophées, de galions, d'épis et de balances et sur lequel la mémoire identifiant armures, hermine, perruques ou cravates victoriennes pose un de ces noms interchangeables aux creuses et poussiéreuses sonorités de plâtre tels qu'ils sont rangés sur les étagères des classes de dessin : César, Verrius, Charles, Laurent, Philippe, Law, Rothschild, le Bref, le Chauve, le Bel, le Magnifique, le Hardi, le Pieux...

Pensant : pas se dissoudre, s'éparpiller, reprendre, reprendre, savoir : où, comment ?...

Pensant : recommençons, récapitulons ;

sièges tubes d'acier nickelé, moleskine, paroi de marbre dans mon dos, sol recouvert de linoléum caoutchouc imitation marbre, plantes chlorophylle façon caoutchouc, devant moi paroi de verre dépoli coupant dans sens de la longueur couloir parallélépipède allongé lignes de fuite sur la droite se rencontrant à l'infini en un point situé très au-delà du mur terminal sur la ligne d'horizon à hauteur d'oeil, ombres, chuchotement confidentiel confessionnal où [il] entretient un sphinx en complet-veston de ses faiblesses maladie honteuse et malodorants besoins nommés naturels d'argent, l'oracle méditant son verdict, à ma droite petite table tubes d'acier idem comme chez le dentiste, revues pour prendre patience comme chez le dentiste, Terre et Progrès, couverture illustrée représentant tracteur en action dans champ labouré, mottes de terre encore hérissées de chaumes comme fragments de torchis adhérant coincées entre les saillies disposées en chevrons des énormes pneus, boue assimilée elle aussi transmutée en papier glacé, imputrescible et non salissante dans la pénombre climatisée et marmoréenne, les assyriennes viscères déglutissant et restituant poussière, sueur et boue sous forme de têtes d'évêques et d'empereurs, puis ‑ de l'autre côté de la table, attendant eux aussi — deux de cette espèce argileuse, pour ainsi dire, et mal cuits, posés (plutôt qu'assis) eux aussi sur trucs d'acier chromé et moleskine aseptisée, moitié citadins moitié terriens, c'est-à-dire pas encore tout à fait digérés, gros type à lunettes d'écaille, double menton, cheveux noirs gras, complet bleu, stylomine agrafé à la petite poche extérieure du veston, souliers marron-rouge, et autre type plus âgé, grisâtre, casquette, nez tavelé, lunettes à montures de fer, chemise mauve à carreaux au col boutonné sans cravate, pas de stylomine mais carnet à couverture verte aux coins écornés rebroussés, sortant de la petite poche avec sortant de la petite poche avec crayon à l'intérieur entre deux pages, genre régisseur ou contremaître crayon à l'intérieur entre deux pages, genre régisseur ou contremaître : gros type tapant de son index replié (boudiné, ongle malpropre) bruit martelant sur manchette du journal froissé plié en deux qu'il tient dans l'autre main voix rogue, rancunière, irritée depuis un moment déjà, écoutons :

... ont tout de même fini par le faire ils ont fini par signer alors vous ne croyez pas qu'il aurait... — homme grisâtre disant Cette politique ! — gros type disant Quand on pense à tout l'argent Est-ce que vous vous rendez compte de tout l'argent Et qui paie voulez-vous me le dire qui — homme grisâtre disant Excusez-moi — gros homme disant Bon Dieu vous avez trouvé moyen de vous enrhumer par cette chaleur ce sont les plus mauvais rhumes qu'on — homme grisâtre repliant mouchoir grisâtre avec soin mains brunes craquelées, disant C'est-à-dire que je fais toujours un peu de sinusite je fais ça depuis — gros homme disant Ce sont de sales histoires ces trucs-là faut pas traîner ça, finit pas Devriez voir un médecin Devriez aller Mais pas un de ces incapables d'ici Il y en a un je ne vous dirai pas le nom le salaud qui a soigné ma femme pendant trois ans pour C'est tous des salauds Allez voir un professeur Moi maintenant quand j'ai quelque chose je n'hésite pas je prends la voiture et hop — homme grisâtre disant Je crois que c'est ce que je vais faire Depuis le temps que — gros type disant Un professeur Croyez-moi pas un de ces incapables d'ici Il n'y a que dans une ville de Faculté qu'on peut se faire soigner convena — homme grisâtre disant C'est ce que je vais faire Dès que j'aurai un jour de — gros type tapant de nouveau violemment à coups d'index repliés sur le journal Est-ce que vous ne croyez pas qu'ils auraient pu le faire plus tôt Est-ce que vous ne croyez pas qu'il n'aurait pas mieux valu puisque c'était pour en venir là à la fin — homme grisâtre disant Cette politique — gros homme disant Politique je vous en fous le fric oui, cessant de taper sur le journal avançant violemment la main frottant son pouce contre son index dans le geste de compter de l'argent — homme grisâtre disant Moi je vais vous dire On nous a raconté des histoires Il y en a qui se sont entendus pour monter la tête des gens de ce côté comme de l'autre Il y en a que ça arrangeait autant d'un côté que de l'autre S'il n'y avait pas cette politique — gros type disant Le fric oui cherchez pas plus loin Vous cassez pas la tête Cherchez à qui ça rapporte et n'allez pas vous casser la tête à vous poser des questions qui n'ont — homme grisâtre disant Bien sûr mais c'est cette politique qui pourrit tout Vous comprenez il y en a ça arrange trop bien leurs affaires alors avec la politique — gros type disant Voulez-vous que je vous dise eh bien la vérité il n'y en a qu'une toujours la même : ça ! faisant de nouveau le geste avec son pouce et son index disant Il n'y avait qu'à leur donner tout de suite ce qu'ils demandaient Vous le voulez voilà tenez prenez faites-vous-en des torche-cul si vous voulez Et après ils seraient venus nous manger dans la main Dans la main vous entendez bien gentiment et trop contents vous parlez Alors ne venez pas me raconter d'histoires — homme grisâtre disant On a tout embrouillé avec cette politique on — gros type disant Embrouillé laissez-moi rire laissez-les donc faire Dans la main je vous dis moi dans la main Il n'y a pas trente-six règles qui gouvernent le monde il n'y en a qu'une et elle ne date pas d'aujourd'hui Il n'y a qu'à

Les ombres sur la vitre dépolie s'agitant cette fois d'une façon différente, le volume des voix à l'intérieur du bureau augmentant en même temps mais maintenant (quoiqu'il fût toujours impossible de saisir les paroles) se détendant pour ainsi dire, les deux interlocuteurs échangeant sans doute à présent de ces formules banales qui terminent un entretien et les voix en profitant pour en quelque sorte se dégourdir un peu, s'ébrouer, s'ébattre, la tête monumentale basculant en avant dans un crissement caoutchouté de chaise repoussée, puis s'élevant brusquement, disparaissant au-delà du bord supérieur de la cloison dépolie et remplacée par une ombre massive contenue entre deux lignes légèrement onduleuses, à peu près parallèles et verticales (le tronc du personnage) à l'intérieur desquelles le petit buste se tint encore un instant, puis, s'inclinant en avant et se levant à son tour, se mit à grossir (à mesure sans doute que le personnage se rapprochait de la première source lumineuse), devenant lui aussi à la fin une simple bande verticale interférant sur l'autre, de sorte que pendant un court instant où de nouveau l'ensemble fut à peu près immobile tandis que les voix semblaient maintenant onduler, virevolter pour ainsi dire, négligemment, il n'y eut plus sur le dépoli que trois bandes parallèles, une claire, une foncée, puis une claire de nouveau, ou, si l'on préfère, une large bande verticale claire, occupée en son centre (là où les deux ombres se superposaient) par une bande plus foncée, celle-ci augmentant de largeur lorsque les deux bandes plus claires rétrécissaient et inversement, jusqu'à ce qu'à la fin le tout se mît à rapetisser, les deux têtes réapparaissant, les ombres distinctes maintenant des deux bustes complets (têtes, troncs, bras) se rétractant tout en bougeant jusqu'à retrouver des dimensions réelles, et à ce moment la porte s'ouvrant enfin, le bruit des voix comme soudain libéré, débâillonné, et alors un homme assez maigre, en costume marron, porteur d'une serviette en cuir usagé, apparaissant, encore de dos, continuant à parler avec animation, tourné vers l'intérieur du bureau, puis pivotant, se présentant de flanc, la serviette rectangulaire pendant contre sa cuisse au bout de son bras vertical, puis franchissant la porte, marchant moitié à reculons moitié sur le côté, puis le personnage se retournant franchement, jetant un coup d'oeil inexpressif sur les trois en train d'attendre et s'éloignant à grands pas sur la gauche en se coiffant de son chapeau, celui auquel il parlait encore l'instant d'avant maintenant debout dans l'embrasure de la porte ouverte, en train de contempler lui aussi les trois assis sur les fauteuils métalliques, puis, avant même que l'un ou l'autre ait esquissé un mouvement, disant « Un instant !», refermant la porte, la petite ampoule rouge au-dessus du chambranle restant allumée, l'ombre se mettant à croître de nouveau sur le dépoli, le remplissant à un moment tout entier, puis disparaissant, glissant de droite à gauche rapidement, comme un rideau tiré, tandis qu'on pouvait entendre le bruit d'une autre porte (sans doute de l'autre côté du bureau) s'ouvrant et se refermant, puis plus rien, dans la froide pénombre de marbre où, à travers le silence, parvint de nouveau (en réalité n'avait jamais cessé de parvenir) le lointain et diligent cliquetis des petites machines toujours occupées à calculer, transcrire et comptabiliser, comme un patient grignotement d'insectes, acharnés, voraces, une multiple, sèche et crépitante rumeur de mandibules, comme si avec leurs minces pattes noires, leurs articulations huileuses, leurs brusques détentes, leur impitoyable et monotone application, elles continuaient sans trêve à broyer, mastiquer et déglutir moissons, récoltes, troupeaux, bétail, cargaisons de navires et jusqu'aux pierres elles-mêmes arrachées du ventre paisible de la terre pour être réduites, tout aussi bien ou tout aussi mal que les montagnes de sacs de blé ou les forêts abattues, à de simples additions de chiffres et d'intérêts composés.

Comme si on pouvait voir cela : elle (la banque, l'édifice babylonien, l'entassement de béton plaqué marbre, de grilles et de portes d'acier) comme une sorte de poumon, d'organe central, installé au milieu de la ville, uns espèce de pompe aspirant et refoulant à travers un réseau compliqué d'artères cette chose (comment dire ? : sang, oxygène, globules circulant dans l'obsédant tintement des tiroirs-caisses) qui lui permettait de vivre (c'est-à-dire qui la justifiait ou plutôt conditionnait son existence même ‑ l'existence des rues bordées de magasins remplis de choses à vendre et à acheter, et, entassés au-dessus, les endroits pour dormir, manger et se reproduire ‑ si on peut donner assez d'argent pour cela ‑, et, au-dessus encore, les toits pour abriter de la pluie et du soleil ‑ si on peut encore donner assez d'argent pour cela) : non plus la banque, donc, à la fin, mais comme sa sécrétion : l'espèce de cancer, de bourgeonnement de murs de briques, d'ardoises et de tuiles proliférant à la surface de la terre, grossissant lentement, inexorablement, s'étendant, la recouvrant, comme s'il l'absorbait peu à peu à la façon d'une de ces amibes, un de ces êtres unicellulaires qui se dilatent, se gonflent, se nourrissant du milieu même sur lequel ils se sont installés, en se l'appropriant non par un système digestif qui redistribue vers la périphérie la matière assimilée dans un organe interne, mais par contact pour ainsi dire, par une transmutation sur place de cette matière nourricière ‑ l'attaquant donc (la terre) par une série d'opérations de dénaturation, la rendant pour commencer impropre (comme par la sécrétion à son pourtour, sur ses confins, d'une sorte de bave, de suc corrosif) à sa destination première (porter des récoltes, se couvrir de plantes, de feuilles), si bien qu'elles (les villes) sont entourées en permanence d'une couronne infertile, innommable et vague (le sol dans cette phase, cet état intermédiaire après qu'il a cessé d'être utilisé pour y faire pousser des choses qui se mangent (qui sont vendues pour être mangées, qu'on achète pour se nourrir) et avant qu'il y pousse ces choses qu'on vend ‑ qu'on achète ‑ pour y manger et y dormir), ce qui jusque-là avait toujours été cultures, bois, vignes, seulement recouvert alors d'ordures, de décharges publiques, de baraques en planches et de pompes à essence ; puis, dans une seconde phase, la fractionnant, la divisant (non plus évaluée maintenant à l'hectare mais au mètre carré), la lotissant, jusqu'à ce qu'apparaissent enfin à la place des prés et des champs fertiles les monotones alignements de cellules, d'alvéoles, conférant au terrain un pouvoir de productivité à la deuxième dimension en quelque sorte, non plus horizontale mais verticale, si bien que suivant les lois de la rentabilité des constructions et des surfaces habitables minimum chaque mètre carré est alors, jour après jour ou plutôt nuit après nuit, non plus arrosé de sueur mais de cette nocturne semence qui jaillit dans le grincement des sommiers superposés, les va-et-vient des reins et les furieux assauts comptabilisés et enregistrés aux bureaux des naissances et dans les livres de famille rangés pêle-mêle dans les tiroirs avec les actes notariés et les titres de propriété.

Disant « Tout y est Mon notaire a vérifié », assis maintenant à l'intérieur du bureau (de la cage de verre dépoli) et, de l'autre côté de la table, le sphinx vêtu de gris anthracite, aux yeux invisibles derrière les reflets des lunettes cerclées d'or, au sourire affable, froid et auréfié lui aussi, tandis qu'il examine tour à tour les paperasses étalées devant lui, et alors peut-être va-t-il demander non pas quel est l'animal qui marche le matin sur quatre pattes, à midi sur deux et le soir sur trois, mais quel est celui qui ne peut ni se mouvoir, ni manger, ni se couvrir, ni s'abriter s'il ne peut pas donner de l'argent en échange de tout ça, ou si vous préférez quel est l'animal qui ne peut se servir d'aucun de ses cinq sens s'il n'en possède pas un sixième sous forme de carnet de chèques, ou encore... mais au lieu de cela continuant à examiner les unes après les autres les pièces du dossier et alors je me rendis compte que ce n'était pas le bruit d'une machine à écrire mais d'un de ces trucs qui transcrivent automatiquement les cours de la Bourse ou les dernières dépêches d'agence sur une bande de papier qui se déroule au fur et à mesure téléscripteurs ou quelque chose comme ça de sorte que plus besoin aujourd'hui de la frégate prête à cingler attendant que le dernier grenadier de la dernière rangée soit tombé et qu'ait retenti l'écho du dernier feu de salve sur la plaine semée de chevaux morts les pattes en l'air ou gisant sur le flanc avec leurs cavaliers morts aux cuirasses d'acier les chevauchant encore penchés sur l'encolure brandissant à bout de bras leurs sabres dans les derniers feux du jour expirant il m'avait raconté qu'il était à peine à quelques mètres derrière Reixach quand ce tireur embusqué derrière une haie l'avait descendu à bout portant, la Haie-Sainte, la Belle Epine, mêmes plaines des Flandres monotones, et la frégate ou la corvette armée pour la course se balançant attendant sur l'eau grise clapotant au mouillage puis rejaillissant contre ses flancs quand elle cingla dès que le courrier au cheval écumant couvert de cette mousse grise à son encolure là où frottent les rênes et à l'intérieur de ses cuisses eût atteint, alors pas besoin de télégraphe : on raconte qu'il fit répandre la nouvelle de la défaite des habits rouges couchés parmi les haies les fossés boueux ensanglantés s'enténébrant peu à peu envahis par la nuit, ou plus habilement se mit à vendre avec ostentation tandis qu'il faisait racheter en sous-main par des hommes de paille, calculant le prix auquel il pourra me revendre l'argent gagné, c'est-à-dire le prix auquel je lui rachèterai intérêts simples et intérêts composés son argent ou celui de ceux qui le paient pour les représenter c'est-à-dire représenter avec intérêt leurs intérêts dans son costume fresco couleur anthracite avec ses mains aux ongles soignés sortant des manchettes immaculées chemise propre jour après jour triant l'une après l'autre chaque feuille du dossier, les saisissant, les tenant un moment soulevées et inclinées tandis qu'il les parcourt des yeux, puis les faisant pivoter et les rabattant à gauche comme les pages d'un livre, soigneusement et à l'envers, et à un moment je vis qu'il s'arrangeait (en appuyant son avant-bras gauche sur le plateau du bureau de façon à faire glisser sa manche en arrière tandis qu'il avançait sa main) pour découvrir légèrement le cadran de sa montre-bracelet, y jetant un furtif coup d'oeil, pensant sans doute oui ça va être l'heure et il y a encore les deux autres en train d'attendre dans le couloir, pensant que depuis le temps que lui ou ceux qui l'employaient touchaient des intérêts composés ils pourraient bien inviter à déjeuner l'armée de Waterloo tout entière y compris les chevaux et les mulets, pouvant voir les rangées de grenadiers tomber les unes après les autres et ce bateau rapide armé pour la course cette corvette cinglant toutes voiles dehors le dernier grenadier tombé le dernier cuirassier le dernier cheval avec ses longues dents jaunes ricanant on raconte était-ce là ou ailleurs que les premiers tombèrent dans le fossé les suivants venant à leur tour s'abattre dessus et ainsi de suite jusqu'à ce que le fossé fût comblé par les corps entassés si bien que ceux qui venaient derrière purent continuer la charge en leur passant dessus il y avait des montagnes de chevaux morts hérissées de pattes raidies se profilant en sombre sur le couchant rougeâtre devant lequel serpentaient s'effilochaient se dissipaient lentement en écharpes méandreuses les fumées des dernières salves, mais impossible de saisir l'expression de son regard derrière les froides et élégantes lunettes auréfiées, les lèvres remuant non pour me proposer un bifteck de cheval mort ni me demander sur combien de pattes je pouvais marcher mais disant seulement (l'index recourbé en marteau tapotant légèrement sur la feuille posée à plat devant lui) Voyons vous avez déjà contracté un emprunt il y a trois ans garanti par Voyons où est ce Voilà une terre de trois hectares et vingt-sept ares en nature de vigne appelée...

Puis l'oubliant, lui, ses lunettes d'or, son regard méticuleux, ses mains méticuleuses, les machines, les marbres, le coffre-fort, les piles de cardinaux méphistophéliques me fixant de leur regard flasque sur les billets en trompe-l'oeil, pouvant la voir comme il s'en tenait toujours sur les marches des églises, des banques ou les bords des trottoirs, tassées dans leurs loques informes et royales, proposant d'une main un paquet d'épingles ou une boîte d'allumettes tandis que l'autre serrait contre elle l'enfant accroché à la lourde mamelle jaillie par l'échancrure délacée d'un de ces caracos comme ceux que porte Jeanne d'Arc sur ces images où on la représente en train de garder ses moutons, avec un peu ce même visage de paysanne robuste et doux sous le fichu qui l'encadrait l'enfant rejetant parfois la tête en arrière détachant ses lèvres et on pouvait voir le mamelon qu'elle tenait faisait saillir entre deux doigts légèrement écartés rugueux gluant de salive et de lait énorme lunule d'un brun foncé fauve chez ces gitanes drapées d'oripeaux mais chez elle fille du Nord sans doute d'un rose vif, et derrière une autre femme au même aspect vigoureux portant une gerbe un jeune garçon nu tourné vers elle les deux bras levés comme pour l'aider à porter sa charge ou au contraire lui demander de s'en débarrasser pour le prendre dans ses bras, la vision tout entière baignant dans une sorte de brume bleuâtre avec à peine quelques touches d'une teinte orangée soulignant les reliefs des personnages au premier plan comme la jeune mère et celui qu'elle regardait avec une attention grave et passionnée : un homme debout devant une enclume, un lourd marteau dans sa main droite levée au-dessus de sa tête, le buste nu musculeux, le visage rude orné d'une moustache rude aussi, le crâne rond presque tondu, la taille ceinte d'un tablier de cuir brut dont les bords irréguliers se retournaient au-dessus de la lanière de cuir qui entourait ses hanches, la main gauche tenant au bout d'une pince sur l'enclume la pièce qu'il était en train de forger, peut-être un fer à cheval car non seulement le physique tout entier du personnage (son visage dur, un peu triste, son anatomie en quelque sorte douloureuse : celle non des sportifs, athlètes ou nageurs aux membres dorés que l'on peut voir sur les plages, mais des terrassiers ou des manoeuvres dont les muscles noueux, utiles pour ainsi dire, forment comme des excroissances, des espèces de gibbosités, sous une peau trop blanche, chlorotique, souvent ornée de (ou plutôt souillée par) ces tatouages dont les dessins d'un bleu encreux et délavé se mêlent au lacis des veines) mais encore les accessoires épars autour de lui (au premier plan une roue de charrette attendant sans doute d'être cerclée était appuyée contre une borne, voisinant avec un essieu, tandis qu'au-dessus de l'homme et à gauche se distinguait, suspendu à une avancée de poutres disparaissant sous l'inscription mille francs qui s'étalait au centre du billet, un paquet de chaînes comme celles dont on se sert dans les forges pour soulever à l'aide de palans les lourdes masses) indiquaient que l'on se trouvait en présence d'un de ces artisans campagnards, maréchal-ferrant ou forgeron, appartenant, comme la femme allaitant, la porteuse de gerbes et le jeune enfant nu à cette inépuisable et sereine famille des figures allégoriques symbolisant travaux et vertus sous les idylliques aspects de personnages éternellement géorgiques sommairement vêtus et optimistes, me rappelant cette statue intitulée les temps futurs qui s'élevait autrefois dans le jardin public, géant coulé dans un bronze sur lequel une patine verte et les fientes des pigeons avaient dessiné de longues traînées qui semblaient ruisseler en permanence sur ses cuisses, ses fesses, ses épaules courbées, comme s'il était condamné à accomplir sous une pluie sans fin de déjections et de soufre, nu, farouche et noir parmi les lumineuses frondaisons, les cris d'enfants et les bruyants envols d'oiseaux, un de ces travaux titanesques et vains, s'acharnant à coups de marteau sur un faisceau d'épées et d'armes qu'il serrait dans son poing gauche, les maintenant du genou contre le rocher servant d'enclume et sur lequel les lames martelées à demi fondues commençaient à prendre la forme d'un soc de charrue, toute sa personne tendue et arc-boutée (le marteau non-pas levé au-dessus de la tête comme celui du géorgique forgeron dont les coups tombaient réguliers et paisibles sur l'acier tintant, mais un peu en arrière de son corps et sur le côté, entraîné, semblait-il, dans un tourbillon désordonné par le bras frappant non de haut en bas mais sous tous les angles dans une avalanche de coups furieux) exhalant on ne savait quoi de dantesque, de passionné et de pitoyable dans le tranquille et verdoyant décor où les bonnes jacassantes poussaient paresseusement les landaus vernis, jusqu'à ce qu'un jour, pendant la guerre, il disparût, lui, sa tonne de muscles et de bronze, son rocher de bronze, son marteau de bronze, sa sueur de bronze et sa charrue qu'il ne finirait jamais de forger, réquisitionné à titre de métal non-ferreux, son socle demeurant seul, vide, avec son inscription maintenant énigmatique que l'on pouvait toujours lire, idyllique et dérisoire, au centre de la corbeille de pensées, de soucis et de renoncules ponctuellement renouvelée au fur et à mesure des saisons, comme une sorte de couronne funèbre autour du piédestal inutile.

Claude Simon


"Correspondance"

"Correspondance", Tel Quel, 16, hiver 1964, p.18-32.
Repris dans Histoire).

Un instant il se retourna ouvrit les bras j'essayai de voir ce qu'il y avait écrit par devant mais il tourna de nouveau le dos et de nouveau je ne pus voir que les roses mais ce n'étaient pas elles qui sentaient tellement je cherchai il y avait aussi de ces fleurs arums ou quoi qui poussent dans l'eau ces grands cornets enroulés sur eux-mêmes évasés blancs les moins fraîches frangées de jaune les bords se recroquevillant se fendillant on en avait mis des brassées dardant leur espèce de langue jaune érectile comme de la peluche pollen couleur de safran qui m'était resté sur les doigts lorsque je les avais touchées mais ce n'était pas d'elles non plus que venait l'odeur cela sentait le poivre on avait aussi rempli de roses les deux vases de la cheminée du salon les deux cornes d'abondance décorées elles-mêmes de fleurs peintes sortant des queues de cygnes au plumage de porcelaine voguant sur des vagues de porcelaine à l'écume ourlée d'or où je pouvais voir se refléter danser multipliées les flammes des deux bougies ne pouvant pas voir les bougies elles-mêmes sauf celle de droite parfois quand il s'éloignait du livre ouvert voyant alors aussi les pages décorées de grandes lettres dorées parmi les roses peintes : puis il revint et à demi tourné vers lui il écarta les bras c'est-à-dire sans cesser de garder les coudes collés au corps les mains et les avant-bras dans leurs manches de dentelle seulement visibles faisant penser à ces hommes-sandwiches que j'avais vu enfermés entre deux planches rigides sur lesquelles était peinte la réclame d'un restaurant de sorte que ses bras semblaient pousser à hauteur du ventre courts et rigides comme ceux de ces marionnettes de guignol les roses montant au milieu ou plutôt deux tiges de rosiers grimpants s'entrecroisant s'enlaçant dessinant des huits épineux comme ces ronces me rappelant la fois où je m'étais écorché tombant dedans et elle affolée racontant qu'un ami de la famille était mort en trois jours du tétanos pour s'être tout simplement piqué dans son jardin en taillant ses taches de sang éparpillées sur la bande verticale au centre parmi les petites feuilles sombres aiguës elles aussi qui s'écartaient au croisement des bandes formant comme une couronne autour du coeur rouge s'étendant ensuite à droite et à gauche sur la branche horizontale comme sur les supports d'une tonnelle comment appelle-t-on celles qui grimpent roses-pompon roses-thé grappes mais pas rouges comme celles-là débordant parfois la largeur de la bande sans doute par une coquetterie une fantaisie du dessinateur passant ainsi du fond crème sur ce fond mauve je ne savais pas que ça s'appelait de la moire suivant des yeux les rangées de délicats reflets mouvants ton sur ton ondulant minces vergetures comme l'immobile succession des vagues vues d'une falaise en bas elle se terminait par un galon doré au-dessous duquel dépassait une bande de dentelle puis un peu de la jupe noire et plus bas les gros souliers noirs cirés piétinant les guirlandes de roses du tapis tandis que je les regardais ils tournèrent brusquement leurs bouts vers moi mais de nouveau je n'eus pas le temps de voir ce qu'il y avait écrit au centre de la croix par devant trois ou quatre lettres en caractères épineux eux aussi griffus gothiques et entrelacés INRI sans doute ou ce P et cet X entrecroisés symboles de quoi déjà il s'était retourné un instant les bras écartés vers nous sortant directement de ses flancs par les fentes puis aussitôt tournant le dos un instant je vis la petite flamme d'une des bougies inclinée presque à l'horizontale sans doute avait-il remué l'air en pivotant sur lui-même un tourbillon puis elle disparut de nouveau derrière l'immobile ruée des vagues violettes les taches de sang les feuilles un instant j'avais pu voir aussi ou plutôt entrevoir son visage à elle sur les oreillers entre le bras de dentelle et le bord du lit c'est-à-dire dans un triangle formé par le bras incliné sortant du milieu du corps le fronton du pied du lit en bois rouge et noir marqueté et le montant du lit à droite dont le sommet était formé par une sorte de chapeau chinois une petite boule d'ébène surmontant un cône d'acajou allant s'évasant vers le bas jusqu'à un anneau d'ébène de nouveau acajou et ébène continuant à alterner le bord inférieur de la main ouverte affleurant la petite boule noire et immédiatement au-dessous se détachant sur la blancheur des oreillers brodés son visage comme une lame de couteau vue de face le nez aussi comme une lame de couteau avec en haut de chaque côté les deux yeux noirs brillants puis tout revint en place et son visage disparut lui aussi tandis qu'il se dirigeait de nouveau vers le livre les onduleuses stries couleur de lilas fané passant de gauche à droite puis je les eus de nouveau juste en face de moi gouttes de Son Sang disait-on quelle légende tombées sur de pâles fleurs au bord du chemin qui devinrent suivant des yeux leur ascension entrelacée traversant le carrefour la couronne le coeur et plus haut encore jusqu'à cette pastille cette lune grise tondue au milieu de son crâne me demandant tous les combien faut-il qu'ils aillent chez puis je ne la vis plus il avait brusquement baissé la tête comme décapité penché en avant absorbé à présent dans une mystérieuse occupation que je ne pouvais pas voir peut-être en train de la tenir sanglante entre ses mains comme cet évêque ce martyr qui la portant parcourut Oh dit-elle que ce soient dix ou cinquante mètres quand on est dans cet état vous savez il n'y a que le premier pas qui coûte et à la place au-dessus de son épaule gauche je pouvais maintenant le voir lui c'est-à-dire cet énorme agrandissement qu'elle avait fait faire et placer sur le mur parallèle à son lit à droite de sorte qu'elle n'avait qu'à tourner légèrement la tête pour le regarder sa courte barbe sépia ses yeux sépia clair qu'on devinait bleus sous les sourcils touffus et ses cheveux sépia séparés par la raie médiane son air hardi légèrement moqueur insoucieux le buste coupé un peu au-dessous des épaules et entouré d'un halo flou le fond sépia clair allant pâlissant en dégradé jusqu'au blanc de sorte qu'il avait l'air de planer suspendu impondérable et souriant comme une de ces apparitions entourées d'une aura de lumière devant le semis de petits paniers fleuris qui décorait le papier peint semblable à quelque divinité au système pileux bouclé et soyeux avec ce sourire hardi ironique et indéfectiblement optimiste qu'il continuait à conserver par-delà la mort son élégant veston sépia aux minces revers de dandy son élégante barbe châtain clair et son regard de faïence tel qu'il avait dû lui apparaître vingt ans plus tôt et tel qu'elle n'avait sans doute jamais cessé de le voir toujours présent l'inoubliable image flottant immatérielle et auréolée de brouillard tout au long tout au long des années qu'avait duré leurs interminables fiançailles et où il n'existait déjà pour elle que sous cette forme impalpable et aérienne comme si elles (les fiançailles) avaient en quelque sorte constitué une préfiguration de ce qui l'attendait après l'éblouissante et brève période où elle devait le posséder pour de bon c'est-à-dire qu'après comme avant tout ce qu'elle aurait ce serait cette conviction à la fois furieuse et sereine qu'Il existait dans un quelque part où elle irait un jour le rejoindre un au-delà paradisiaque et vaguement oriental quelque Éden quelque jardin à l'inimaginable végétation tout bruissant du cliquetis des palmes balancées comme celles qu'elle pouvait voir ornant les timbres de ces cartes postales qu'il lui envoyait ne portant le plus souvent au verso dans la partie gauche réservée à la correspondance qu'une simple signature au-dessous d'un nom de ville et d'une date par exemple :

« Colombo 7/7/08
Henri »

et au recto (quand elle ‑ la jeune fille qu'elle avait été ‑ avait lu le nom de la ville la date la signature et qu'elle retournait la carte, elle et sa mère assise l'une en face de l'autre devant leurs minuscules tasses de ce chocolat à l'espagnole qui leur détraquait le foie, si épais (recommandait-elle aux domestiques) que la petite cuiller d'argent devait rester toute droite sans s'incliner ni tomber sur le bord lorsqu'on la plantait dedans ‑ ou encore, l'été (la carte de Colombo datée de juillet avait dû l'atteindre alors que comme chaque année elles étaient déjà parties s'installer à la propriété) dans le jardin étincelant, vêtue d'un de ces flasques et austères peignoirs à collerette boutonnés jusqu'au cou, aux pans traînant par terre et évasés comme une corolle, de sorte qu'avec sa coiffure à coques et chignon imitée des estampes japonaises son visage un peu gras vierge de hâle on aurait dit quelque délicate tête de porcelaine blanche et noire surmontant un pavillon de phonographe posé à l'envers)... au recto donc, un port, le palais d'un gouverneur, la salle à manger d'un paquebot, un lac argenté scintillant d'obscurs palmiers aux troncs couchés sur l'eau une pirogue, avec, comme légende :« Fishing by moonlight on the Colombo Lake »

fragments, écailles arrachées à la surface de la vaste terre : lucarnes rectangulaires où s'encadraient tour à tour des tempêtes figées, de luxuriantes végétations, des déserts, des multitudes faméliques, des chameaux, ou des indigènes à peine nubiles aux poitrines nues, déguisées en porteuses d'eau ou en joueuses de tambourin et posant, mornes, moites, avec leurs oripeaux de camelote, leurs regards sauvages et leurs seins tripotés devant l'objectif de photographes chinois ou cairotes opérant pour le compte de maisons de commerce anglaises « Singhalese Girls, carrying water chatty », le monde bigarré, grouillant et inépuisable pénétrant ou plutôt faisant intrusion, insolite, somptueux, mercantile, brutal, dans cette forteresse inviolée de respectabilité et de décence dont elle

(elle semblable ‑ avec son corps caché sous les rigides baleines des corsets, les rigides et bruissantes jupes, son visage rigide et serein enduit de décentes crèmes et de décents voiles de poudre ‑ à l'un de ces hauts murs nus bordant une rue, impénétrables, hautains, secrets, dont seuls dépassent les sommets des touffes de lauriers ou de camélias aux inviolables fleurs immobiles dans les sombres et rigides verdures et derrière lesquels on entend ‑ on croit entendre ‑ comme des bruits de jets d'eau, des chants d'oiseaux)

cette espèce de forteresse dont elle semblait être non pas la prisonnière ou l'habitante mais, en quelque sorte, à la fois le donjon, les remparts et les fossés, c'est-à-dire non pas retenue par, enfermée dans, mais comme les pierres elles-mêmes, les murailles, les levées de terre, défendue par rien d'autre (pas de couleuvrines aux meurtrières, pas de garnison, pas d'archers, pas de père noble, pas de frère sourcilleux) que par une formidable inamovibilité, une formidable capacité d'attente, inaptitude à l'impatience, qui lui faisaient (avaient fait) accueillir l'amour ou plutôt l'embrasser, l'absorber, l'intégrer comme sur le même plan que ces autres choses qui étaient siennes depuis toujours (ses sentiments pour sa mère, son frère ou ses cousins) ou qu'elle avait faites siennes dans le courant de son existence (les amitiés qu'elle avait nouées), attendant (et conservant, les rangeant indistinctement dans le même tiroir de son secrétaire ou de sa commode) les cartes venues d'Asie ou d'Afrique de la même façon et avec la même apparente tranquillité que celles envoyées par des parents ou des amies au cours de leurs voyages, ou encore les bonnes nouvellement engagées, de sorte que les images de femmes laotiennes revenant du marché et celles des villages lacustres se mêlaient avec les vues de la Mer de Glace ou de la cathédrale de Bourges et que la laconique signature (ou plutôt même pas une signature : c'est-à-dire pas une griffe, un de ces paraphes sinueux insolents et à-demi illisibles, mais le simple prénom masculin tracé sans impatience, avec cette précision tranquille, de la même écriture fine froide économe acérée dont il inscrivait sans doute chaque soir dans son livre comptable le poids de l'or en poudre la paie des indigènes ses gains au jeu ou les cours du diamant et qui (l'écriture) par son absence même de romantisme de fantaisie et de panache laissait loin derrière elle en matière d'orgueil et d'assurance les griffonnages prétentieux de la bande huppée des cousins et de leurs amis), la laconique signature donc calligraphiée avec un soin de comptable au revers de paysages tropicaux des photographies de groupes de portefaix et de prostituées travesties en documents ethnographiques se mêlant, ponctuelle régulière et en quelque sorte implacable, aux emphatiques tirades des voyageurs et aux missives écrites sur les terrasses des résidences d'été racontant Nous avons passé l'après-midi d'hier à la mer où les cabines et les baigneurs se font de plus en plus rares malgré le beau temps Nouvelle joie des enfants qui ont trempé leurs pieds dans l'eau sauf Corinne un peu fatiguée de nouveau mais j'espère que cette fatigue cédera à une dose de calomel appliquée ce matin Elle est très contente et s'amuse en ce moment dehors dans le jardin avec les cinq grands J'ai reçu pour Annette une merveilleuse broderie de Madame de Carrère Bons baisers Jeanne, la monotone l'infatigable série : Singapour 12/8/08 Henri, Singapour 13/8/08 Henri, Singapour 14/8/08 Henri, se poursuivant sans interruption sauf peut-être celles qu'apportait l'irrégularité des longs courriers, des solitaires paquebots immobiles sur les immenses et vides océans traînant sans avancer dans l'air étouffant et vert leurs panaches de fumée :

enfants pataugeant dans l'eau calme à quelques mètres du bord vêtus de ces maillots de bain trop grands se ridant trempés sur leur corps graciles dégouttant pendant en plis entre leurs jambes une femme au grand chapeau fleuri bottines montantes et jupe longue boutonnée sur le côté assise un peu en retrait sur le sable s'abritant sous une ombrelle écrivant que Corinne n'avait pas le droit de se baigner où était-elle boudant sans doute un peu malade de son petit ventre ils riaient s'éclaboussaient il n'y avait presque plus de baigneurs la plage désertée les derniers bains

rangées d'arbres semblables à des plumeaux transepts voûtes aux ogives chevelues au-dessus d'allées à la végétation confuse et noire où parfois le soleil s'immisce avec un crissement de lames transperçant les feuillages de rayons effilés incandescents et durs comme des épées : SINGAPORE. Botanical Garden

petit garçon un peu trop joli un peu trop bouclé un peu trop joufflu présentant dans l'une de ses mains une pomme percée d'une flèche tenant dans l'autre la corde d'une arbalète posée debout plus grande que lui la petite silhouette mutine et médiévale collée deux fois sur l'eau bleu-turquoise d'un lac au milieu duquel se voit une petite île où des peupliers entourent une construction à terrasses et balustrades aux volets vert clair les montagnes fermant le lac s'élevant d'un brun mauve d'abord et ensuite étincelantes de neige et de glace devant un ciel virant au vert à mesure que le regard monte vers le firmament Chère amie quel fâcheux contretemps que cette maladie d'enfant qui vous empêche d'être parmi nous tous réunis Je veux espérer que ce ne sera pas grave La vue de ce beau lac vous décidera-t-elle à venir jusqu'ici ? puis :

Madame au moment ou j'aller vous écrire le facteur ma apporter votre lettre, mais je me disais que j'avais le temps Donc c'est bien entendu je rentrerai au service de madame le 1er octobre je partirai de Sahurre à 9h45 pour arriver à 19 moins 10 j'espère bien que madame fera venir quelqu'un à la gare parce que je ne connais pas la ville en attendant de se revoir recevez madame mes sincères salutations Angèle Lloveras (Les Hautes Pyrénées. SAHURE ‑ Vue), la carte représentant la rue d'un village montant en escalier entre des murs de pierre sèches un femme se tenant sur le seuil d'une maison la partie gauche du corps cachée par le montant vertical de la porte regardant le photographe un poing sur la hanche un seau à ses pieds comme si elle venait juste de le poser et de se relever un chat blanc pelotonné contre la pierre du seuil une petite fille debout un peu plus bas et plus près du photographe qu'elle regardait aussi au milieu de la vêtue d'un sarrau d'écolière qui lui tombait jusqu'au-dessous des genoux les deux mains jointes sur son bas-ventre les bras en corbeille penchant un peu la tête sur le côté et clignant légèrement des yeux dans le soleil on ne voyait pas le ciel car immédiatement derrière les toits s'élevait presque vertical le flanc abrupt de la montagne sauvage rocheux où s'accrochaient quelques arbrisseaux il semblait que l'on pouvait entendre le silence le murmure continu de l'eau glacée qui coulait descendait le long du caniveau au milieu de la rue en se bousculant il y avait des bûches empilées sous un auvent contre le mur de droite on pouvait sentir l'odeur du bois l'odeur jaune des bûches coupées montrant leurs tranches leur chair étoilée striée de veines concentriques jaune foncé jaune pâle alternées un peu de neige salie finissant de fondre au pied du tas de bois névé en miniature dessinant une série de pics irréguliers en dents de scie léchant les bûches exhalant l'odeur de violette le parfum glacé coupant de la neige, le timbre d'un gris mauve représentant une sorte de pendule de dessus de cheminée où deux personnages à demi-nus la femme tenant un rameau feuillu l'homme un caducée où s'enroulaient deux serpents étaient appuyés symétriquement de part et d'autre du chiffre 10 masquant en partie le globe terrestre avec ses continents compliqués ses mers ses océans par-dessus lesquels leurs deux mains libres se joignaient s'étreignaient Mercure et qui ? peut-être la grave déesse des moissons le dieu voyageur et aventureux quelque part non pas au milieu des palétuviers des épicéas des sycomores des acajous des hévéas des manguiers des eucalyptus des térébinthes des caroubiers des arbres à pain des séquoias mais de quelque chose d'innommable une mousse géante une indistincte prolifération de tiges et de feuilles entremêlées et non pas verte mais grisâtre suintant tout suintant les feuilles les troncs la peau visqueuse la sueur coulant le long des membres des branches pleurant chargées de liens ligotées par la sueur les lianes tissant entremêlant leurs rets pendant au-dessus des lagunes de vase immobiles dans les immobiles nuages de moustiques, la légende de la carte disant River Scene ou Un coin d'Arroyo ou Village lacustre le ciel lui-même suant aurait-on dit se délayant informe mou, puis ceci : d'obscurs archipels de nuages glissant lentement tout d'une pièce dérivant s'étirant en filaments se déformant insensiblement se déchirant presque parfois et alors on peut la deviner vague lueur laiteuse livide et peut-être entendre les grenouilles dans les herbes près de la rive là où le courant est presque nul se taisant soudain à l'approche de la barque glissant le long des noirs buissons l'obscurité plus noire encore sous les branches basses des arbres de la berge les grenouilles cessant l'une après l'autre entendant aussi le bruit de la gaffe du batelier plongeant régulièrement et à un moment les nuages s'écartant la lumière semblant surgir de l'eau en même temps comme si elle remontait des profondeurs vers la surface où elle s'étale enfin plaque d'étain striée de minces rides à la fois immobile et mouvante pouvant l'entendre maintenant là-bas courant les remous après les arches du pont pouvant voir le pont lui-même la lune laiteuse sur les toits la forêt des clochetons multiples luisant faiblement au-dessus de la brume qui s'élève du fleuve pouvant voir aussi une autre barque pas devinée en amont pouvant maintenant entendre aussi ses passagers en même temps que le clapotis les vaguelettes sous l'avant plat glissant comme si la lumière avait en même temps révélé les voix leur son portant loin sur l'eau barque et voix insolites incompréhensibles sorties tout à coup du noir des ténèbres un instant puis disparaissant de nouveau englouties la ville l'eau de métal plat disparaissant aussi et les berges escarpées où il se dresse avec ses mille fenêtres vides traversées non par les mille scintillements des lustres mais par la lune solitaire ses hautes et sinistres murailles ses tourelles son donjon en ruines et alors tout est noir de nouveau sauf les deux timbres vert olive carrés représentant dans un encadrement de rubans serpentins le même buste de guerrière carolingienne sa longue chevelure s'échappant en cascade de sous la couronne crinière de cavale sauvage se tordant en replis furieux sur les épaules la poitrine les deux seins de métal étincelant sur lesquels la main droite tient serrée la garde d'une épée, la carte rédigée en style précieux et mondain de la même écriture que celle de Suisse mais envoyée cette fois d'Allemagne (HEIDELBERG von der Zeisel hauser ‑ Landstrassegeshenbel Mondschein), et immédiatement après non plus cette fois l'espèce de dévorante prolifération de feuilles et de tiges l'indistinct et pâteux magma d'avant la séparation de l'air de la lumière et de l'eau mais quelque chose où la lumière elle-même semblait au contraire solidifiée c'est-à-dire faite d'une matière aussi écrasante aussi dure que la pierre contre laquelle elle venait non pas buter mais s'ajuster exactement sans la moindre fissure de sorte que l'espace tout entier semblait rempli par un ensemble de formes rigides encastrées les unes dans les autres comme si porté à une certaine température l'air incandescent se mettait à peser, la carte postale remplie par une marqueterie compliquée à partir du coin supérieur gauche d'où descendait légèrement incliné la base rectiligne d'un triangle bordé de noir et au-dessous duquel la lumière et l'ombre se divisaient parallèlement en une bande grise puis une bande claire plus large, puis c'était un noir opaque encadré à droite et à gauche par deux groupes de lignes verticales noires et blanches les parties claires grisées par de fines striures, le noir épais dans l'espace vide au milieu entamé par un triangle lumineux la pointe en bas dont un des grands côtés venait s'appuyer aux lignes striées sur la droite butant en bas contre de hauts rectangles de lumière et d'ombre alternés au pied desquels l'ombre de nouveau très noire remontait en ligne brisée une série de bandes horizontales grises et blanches : sans doute la photo avait-elle été mal tirée ou mal prise l'implacable lumière attaquant sauvagement la gélatine supprimant les demi-teintes transformant fronton bandeau feuilles d'acanthe colonnes cannelées et escalier en cette mosaïque brutale et pour ainsi dire cacophonique, une petite silhouette surmontée d'un vaste chapeau un forme de toit de pagode s'encadrant exactement ou plutôt encastrée dans un des rectangles lumineux que découpaient les socles des colonnes comme si elle avait été emprisonnée figée pour toujours dans l'air incandescent et solidifié comme dans quelque sépulcre non pas obscur mais éblouissant dont les colonnes les chapiteaux et le fronton n'auraient été que les superstructures sous lesquelles elle serait restée là surprise et immobilisée par un cataclysme qui l'aurait desséchée tout debout au milieu d'un pas une main levée touchant presque (chassant une mouche ?) le visage invisible, un deuxième passant coiffé d'un chapeau en forme de bout de sein marchant un peu en arrière du premier immobilisé lui aussi par le même cataclysme se détachant sur le fond noir découpé à droite de la dernière colonne du péristyle par un arc arrondi reposant sur des colonnes plus petites l'arcade suivante à peine visible de profil pour ainsi dire car la façade du bâtiment tournait décrivant une courbe cylindrique si bien qu'en regardant attentivement on pouvait voir à travers la première arcade la troisième apparaissant en quelque sorte inversée c'est-à-dire de l'intérieur de la galerie, la série d'arcades surmontée d'un entablement puis d'une corniche elle-même couronnée par une balustrade le tout dans un style néo-grec et pétersbourgeois, la silhouette entièrement sombre d'une femme sans doute car elle était constituée d'une série de trapèzes ou plutôt de cônes (jupe blouse cape ou fichu sans doute) emboîtés les uns dans les autres comme des godets se détachant sur les socles ensoleillés des colonnes les plus reculées, le centre de la carte postale rempli ou plutôt comblé par un entassement serré de nuages boursouflés où étaient collés à l'envers et de travers deux timbres carrés vert clair répétant le même profil la même tête chauve à barbiche gravée en taille-douce et au-dessus de laquelle était suspendue impondérable et diamantine entre les rêches frottements de palmes la couronne impériale le tout souligné par les mots STRAITS SETTLEMENTS sur une bande horizontale au bas de chaque timbre le sommet de la couronne renversée et des bouquets de palmes venant affleurer la bande sombre et grumeleuse qui semblait être une colline boisée vers quoi se dirigeait la large chaussée parcourue de fiacres aux capotes londoniennes entre les roues desquels si on regardait attentivement on s'apercevait que les jambes noires et minces qui trottinaient n'appartenaient pas à des chevaux mais à des hommes tirant les petites voitures entre les aveuglantes façades pétersbourgeoises qui se faisaient face avec leurs balustrades leurs colonnades leurs feuilles d'acanthe leurs péristyles leurs frontons grecs sur lesquels à l'arrière-plan le soleil et les ombres continuaient à découper leur marqueterie plus pâle de rectangles et de triangles, la légende portant : SINGAPORE ‑ Club and Post-Office

la vaste terre le monde fabuleux fastueux bigarré inépuisable où un professeur d'allemand rêvait sur les bords du Neckar où des Anglais à moustaches jaunes lisaient placidement leurs journal sous les pales des ventilateurs de leur club de marbre où la saison des bains touchait à sa fin où les nuages de moustiques continuaient à tournoyer sur l'eau saumâtre des arroyos et elle

elle toujours pareille à ces paisibles jardins entourés de hauts murs, poursuivant secrète sereine son inaltérable vie aux puériles distractions, entourée de l'élégante et respectueuse bande des jeunes cousins et des amis des jeunes cousins et des cousins des amies organisant inlassablement promenades en voiture soirées et les chastes déguisements les chastes séances de tableaux vivants puis, les derniers rires éteints les derniers éclats de voix sur les perrons les dernières mains des blanches jeunes filles serrées (ou peut-être baisées à la dérobée) se glissant (les jeunes gens) avec leurs moustaches d'adolescents leurs cannes leurs vestons étriqués leurs boutonnières fleuries leurs étroites bottines dans les rues obscures de la ville vers les bordels où de faméliques et tristes Murciennes s'étendaient ouvraient pour eux leurs cuisses dociles tandis qu'elle (peut-être la soirée trop chaude, ou peut-être seulement l'excitation des jeux des rires peut-être seulement le ciel étoilé le silence de la nuit un refrain de valse dans la tête) ses noirs cheveux maintenant dénoués, en peignoir sans doute dans la jaune lumière de la lampe à pétrole posée sur la coiffeuse (l'abat-jour la coiffeuse elle-même entourés de draperies compliquées décorés de noeuds) relisant peut-être les laconiques missives arrivées de pays aux noms de fièvre Majunga Haïphong Mandalay contemplant de cet oeil paisible velouté vide vaguement rêveur les pyramides les équatoriales villes victoriennes et les forêts impénétrables, semblable avec sa chevelure dénouée répandue en éventail sur ses épaules et son dos son long peignoir traînant sur le tapis aux guirlandes de roses à l'une de ces héroïnes de théâtre ou plutôt d'opéra druidesses ou fiancées de paladins, un peu forte comme ces cantatrices imposantes et virginales semblables elles-mêmes aux réclames pour baumes capillaires ou secrets orientaux que l'on pouvait voir à cette époque sur les empaquetages bleus d'épingles à cheveux ou dans les journaux de modes féminines, et s'asseyant peut-être (dans une de ces poses de demi-abandon elle aussi un peu théâtrale comme elle a pu voir que faisaient les actrices ou encore sur un de ces tableaux du Salon que reproduisent les revues intitulé « La Lettre » ou « Le Billet ») prenant dans son classeur une de ces autres cartes postales dont elle semblait elle-même avoir une inépuisable réserve, représentant des sites pittoresques des Pyrénées un vieux berger en costume local ou des statues dans un jardin public et traçant à l'encre mauve de son écriture haute épineuse rigide (mais quelle formule banale décente calmement passionnée ?) la réponse qui parviendra trois semaines ou un mois plus tard dans quel désert quel marécage ou quel palace au luxe oriental et puritain, puis

redressant le buste tenant peut-être un instant la carte de sa main gauche, légèrement inclinée à quarante-cinq degrés par rapport à la surface de la coiffeuse, la relisant puis la laissant retomber à plat et restant là l'oeil fixe vague à regarder dans le vide

ou peut-être pas, peut-être sans changer de pose prenant aussitôt une autre carte et se remettant à écrire répondant confirmant sa prochaine arrivée à cette amie espagnole dont elle classait aussi les cartes parmi les autres, timbrées celles-ci à l'effigie rose-langouste (dans un cadre rond sur le pourtour duquel courait la mention SELLO POSTAL) d'un roi-enfant au visage poupin de lycéen aux roses cheveux bouclés le cou serré dans le col officier d'une tunique rose sombre ses grands yeux regardant vers la droite et collé sur des vues de marchés aux fleurs de monastères ou de villages pierreux comme si, baignant tout entier dans cette teinte suave sanglé dans son lugubre uniforme de cadet, il régnait omniprésent puéril joufflu vermeil sur un monde odorant et gris de reposoirs de moines de bouquetières en caraco d'hommes sombres et d'arides paysages minéraux

amie donc qui lui écrivait ces autres missives empreintes ou plutôt parfumées de la chaste sensualité qui semble émaner de cette langue des noms (Consuelo Conchita Incarnation Conception) des mots eux-mêmes avec leurs consonances lascives et brutales leur senteur poivrée d'oeillet et d'encens mêlée les exhalaisons langoureuses et un peu moites des chairs virginales des blancheurs des noires virginales sauvages et secrètes toisons ainsi :

« Vengo de ver Rosa S. que me ha dicho que te esperaba con migo para cenar Sabado. Iremos todas juntas al teatro y no la molestara darte un cuarto para dormir pero vendras a mi casa si mas te gusta llegar por la tarde. Si no quieres viajar con tu corpino blanco puedes ponerle en un papelito y aqui podras meterle.
Te beso y te espero Sabado por la tarde. Tu amiga
Ninita

débarquant du train ‑ ou peut-être d'une de ces voitures à chevaux de ces poussiéreuses pataches peintes en jaune qui desservaient encore les villes à l'écart des voies ferrées ‑ retrouvant Rosa Ninita Conchita Carmela les baisant, rires, fleur entre les seins épinglée au corsage blanc déballé du papier et le soir (accompagnées chaperonnées par quelque vieille dame aux noirs bijoux) montant et descendant le paseo sous les ombrages étouffants des platanes et le dimanche assises ensemble dans une loge des arènes assistant à l'un de ces spectacles violents poussiéreux et clinquants dont elle était friande au même titre que de l'épais chocolat (et sans doute aussi cette lugubre rigide et fastueuse dévotion dans laquelle elle devait plus tard trouver un désolant réconfort) et dont elle rapportait en souvenir ces photographies maladroitement prises pâles jaunâtres où de minuscules silhouettes de belluaires costumés et d'animaux s'affrontaient dérisoires dans le dévorant soleil d'interminables après-midi, semblables à des jouets de plomb (les chevaux éventrés les mules à pompons les petits hommes chatoyants et bellâtres) que la lumière corrodait peu à peu de plus en plus diaphanes, leurs fastueux et suaves déguisements de plus en plus fanés, et pisseux à la fin, comme ces défroques de cadavres exhumés, figés au-dessus de leurs ombres noires dans leurs théâtrales et précieuses postures d'éternelle cruauté d'éternelle comédie lilliputiens futiles et morbides, et peut-être (dans son sac ou une poche de ses vêtements ou encore qui sait ? dans son pudique corsage sur sa chair nue) la ou les dernières des cartes reçues les derniers de ces messages insistants et en quelque sorte brutaux par leur tranquillité même leur régularité leur patient laconisme, jalons dans ce qui n'était pour elle qu'immuable immobilité un temps toujours identique toujours recommencé heures jours semaines non pas se succédant mais simplement se remplaçant dans la sérénité de son immuable univers, et pour lui espace parcouru conquis vaincu à travers lequel il s'éloignait ou se rapprochait d'elle

de nouveau :

« Colombo 25/8/08
Henri »

puis :

« Aden 3/9/08
Henri »

ADEN ‑ Camel Market

« Aden 4/9/08
Henri »

ADEN ‑ Water Tanks

« Aden 5/9/08
Henri »

ADEN ‑ The Crescent Steamer Point

puis un timbre de la Semeuse cinq centimes vert collé à cheval sur la tranche supérieure de la carte de sorte que la jupe aux plis claquants flottant vers la droite et les deux pieds nus semblaient ceux d'une divinité messagère passant comme une figure volante dans le firmament pervenche et rose tendu au-dessus de deux pyramides ocre le sol complètement rose au premier plan dans les taches de lumière déchiquetée sous une rangée d'arbres dont les troncs et les feuillages se détachaient en sombre sur le ciel les pyramides et le jaune pâle du désert et à l'abri desquels point terminus sans doute on pouvait voir une motrice de tramway et sa baladeuse arrêtées distinguer en ombre chinoise encadrés dans la vitre d'une des fenêtres le buste et la tête d'un voyageur

puis le long navire plat et bas aux cheminées vomissant d'épais panaches de fumée charbonneuse, c'est-à-dire que des deux hauts tubes jumeaux noirs et luisants s'échappent (l'un très droit l'autre légèrement incliné comme chancelant sous son propre poids) deux nuages d'abord étroits puis boursouflés crépus faits de volutes tourbillonnantes s'accumulant s'étageant se poussant s'enroulant rapidement sur elles-mêmes comme des bobines se bousculant s'élevant en s'étalant les sommets des deux panaches s'arrondissant : faîte d'un arbre dont ils imitent le dessin touffu et grumeleux, la fumée enfin se déchirant se séparant en deux masses, une partie continuant à s'élever transparente dans l'air calme l'autre retombant s'affalant se diluant en écharpes cuivrées sur la surface miroitante et plate de la mer où elle étend comme une ombre de deuil, les deux obscurs champignons se reflétant dans l'eau finement crêpée semblable à de l'étain terni : il fait gris ‑ ou peut-être est-ce le petit matin des appareillages ‑, la mer d'une de ces teintes indéfinissables aux reflets roses amande saumon comme une plaque faiblement luisante sur laquelle non pas flottent mais sont posés de minces bâtons l'armada des petites barques agglutinées contre le flanc du paquebot, et tout à coup un plumet blanc apparaît devant la première cheminée bouillonnant quelques secondes puis cessant, le bas, la racine du plumet brusquement coupée, la vapeur blanche continuant cependant à s'élever encore pendant quelques fractions de seconde puis aussi brusquement se dissolvant s'évanouissant puis plus rien et alors seulement le son (le mugissement plaintif, lugubre) parvenant, le grand bateau s'ébrouant insensiblement, dans cette première phase de l'appareillage qui est entre l'immobilité et le mouvement (c-est-à-dire qu'on le croit encore immobile alors qu'il a déjà commencé de bouger, et lorsque, le sachant, on cherche à suivre son mouvement il paraît de nouveau immobile) commençant à pivoter lentement sur lui-même, la flottille des petits bâtons brindilles s'écartant s'égayant sur les suaves reflets de l'aube, une palpitation d'ailes de mouchoirs agités gagnant de proche en proche s'étendant le long des ponts le navire tournant toujours avec cette terrifiante lenteur cette terrifiante majesté le sombre reflet de la fumée moirant l'eau les petits bateaux complètement éparpillés à présent, cap sur le port, se hâtant se rapprochant au point que l'on peut distinguer leurs équipages, et quand on regarde de nouveau dans la direction du navire c'est comme s'il s'était soudain réduit, quoique toujours immobile, se présentant de poupe maintenant déjà loin étroit et haut sous l'énorme champignon cuivré de fumée chavirant au-dessus de lui et on comprend alors qu'il a pris de la vitesse s'éloigne sans rémission solitaire pathétique vers cette ligne irréelle et décevante qui là-bas sépare le ciel de la mer, un sphinx bistre et gras aux yeux allongés de fard fixant d'un regard vide d'invisibles dunes de sable au-delà de la pyramide dessinée en traits pâles à l'arrière-plan au-dessus de la mention POSTES EGYPTIENNES

« Port Saïd 16/9/08
« Je m'embarque demain sur l'Armand Behec. Henri »

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Puis ce fut elle qui les envoya (et quel rêve quelle sorte d'irréelle extase vécut-elle alors ‑ pouvant, croyant la voir sous la forme de ces saintes pâmées au visage plein aux yeux levés au cou annelé et gras renversé en arrière, passant somnambulique et sereine dans des postures d'éternelle félicité d'éternel et permanent orgasme, sourde hors d'atteinte devant le luxuriant décor de luxuriantes forêts et de luxuriantes cités semblables à ces somptueux ces suffocants monceaux de fleurs que de pâles religieuses entassent autour des reposoirs des tabernacles aux architectures d'or et de marbre ‑ comme si quelque chose en elle (son destin ses goûts quelque mystérieuse prédestination) la vouait à ces pompes ces fastes végétaux : exubérance qui semble être la burlesque contrepartie de ces climats de ces civilisations où par une sorte de coquetterie la mort s'entoure de délirantes et furieuses somptuosités : fleurs incroyables et empoisonnées qui naissent dans la décomposition des marécages ou encore les éblouissants costumes des gitans cosmétiqués enfonçant en courant leurs crochets de fer et leurs épées enrubannées dans les flancs des bêtes et qu'elle regardait jeune fille en croquant des amandes grillées ou ces indigestes chocolats à la cannelle et quinze ans plus tard
cet autel dressé au pied de son lit d'agonisante et pour lequel par l'effet d'un bizarre mélange de dévotion et d'orgueil (alors que la maladie les difficultés d'argent l'avaient rendue d'une économie craintive confinant à l'avarice) elle envoyait acheter le contenu entier d'une boutique de fleuriste ces roses ces arums (disant avec la futile et hautaine fierté de la maîtresse de maison qui attend le sous-préfet qu'elle recevait Dieu chez elle) au milieu de quoi un prêtre venait célébrer la messe qu'elle suivait ou plutôt dévorait, fiévreuse décharnée le buste tant bien que mal soutenu par une pile d'oreillers, de ses yeux toujours aussi vides ronds mais auxquels la souffrance avait alors donné cette dureté des regards de rapaces, comme si elle était alors devenue toute entière (non plus un nez mais un bec, les prunelles sauvages, les chairs consumées, brûlées) un de ces animaux traqués affolés et martyrisés, haletant sur les fastueux coussins de dentelle semblables à une parure de mariée, dans l'entêtante exhalaison des fleurs et de la cire des cierges emplissant la chambre aux meubles d'acajou et d'ébène au tapis décoré de guirlandes de roses qui avaient été celles de ses noces
écrivant donc au verso des paysages exotiques (un timbre rose rectangulaire avec des ornements et des caractères guillochés encadrant un cartouche ovale dans lequel était représenté en brun une construction de style mauresque, mosquée ou quoi, un palmier au tronc sinueux s'inclinant sous le poids de sa touffe devant un ciel bistre, comme si tout, ciel végétaux constructions, était fait de cette même matière brûlée torride d'argile desséchée de poussière) :

Ma chère Maman,
Nous sommes ici depuis une heure. Nous n'irons à terre qu'après déjeuner car il est déjà dix heures, et l'on ne repart qu'à quatre. Le bord du reste amusant, envahi par des marchands de toutes sortes et des enfants indigènes qui crient Oh oh à la mé à la mi et plongent du haut du pont pour deux sous. Mille baisers.

Le bord. La vie à bord. Parlant déjà avec afféterie en termes maritimes. Un peu comme l'argot ; Initiée. Vague et piquante impression sans doute d'encanaillement. Supputant, coquette, l'effet produit sur la famille, les amies auxquelles sa mère lirait la... Léger scandale. Ou par amour peut-être. Se fondant, se confondant, s'unissant ou plutôt s'identifiant à lui, habitué de ces lignes de longs courriers et de leurs cargaisons de coloniaux, d'officiers moustachus et paludiques aux tuniques de toile blanche, aux pantalons en accordéon, rogues, pitoyables, avec leurs maigres soldes, leur susceptibilité, leurs visages secs, leur système pileux noir, rêche, semblables à des espèces d'échassiers, d'écorchés, comme sous le coup d'un perpétuel outrage, d'une perpétuelle indignation. Et elle, Bovary paisible et sanctifiée, s'éventant avec mollesse, à demi étendue sur une chaise-longue du pont-promenade à l'abri de la tente de toile. Racontait que pour avoir oublié de mettre son casque en sortant au soleil un passager était mort sur le coup. Son casque à elle peut-être orné d'une de ces légères écharpes de gaze. Vert épinard ou rose, négligemment nouée. Yeux mi-clos. Radieuse, repue. S'éventant. Suivant paresseusement du regard les petits nègres nus au corps en forme de haricot, à forte ensellure, leur gros ventre saillant en porte-à-faux. Petits singes. Voulez-vous les voir plonger ? Bruit frais de l'eau rejaillissant, éclaboussures. On dit que parfois un requin. Ombre sournoise et lisse glissant sans mouvement sous la surface transparente, gris vert, et le réseau jonquille des mouvantes marbrures de soleil jouant dessus...
Puis d'autres palmiers encore, s'entrecroisant, balançant leurs pendantes chevelures devant un ciel pâle, de pâles croupes de montagnes fermant un golfe d'eau pâle et un groupe de personnages aux visages noirs vêtus de pantalons et de chemises blanches, coiffés de larges chapeaux, deux d'entre eux sur la droite tenant par la bride de petits ânes parmi les flaques d'ombres, les buissons, avec, collé à droite du second petit âne, l'éternel profil chauve et couronné, vert olive cette fois et encadré de la mention POSTAGE répétée sur deux bandes verticales de chaque côté du médaillon, la couronne impériale mordant un peu sur le mot SEYCHELLES, la légende de la carte en petits caractères rouges courant parmi les ombres se sable l'étincelante végétation, quel bonheur, quel rêve :« Félicité Island ‑ Coconut-oil mill », et au dos l'écriture épineuse, hautaine, aussi rigide dans le plaisir, la volupté que dans les années de virginité, s'entrecroisant par-dessus les caractères imprimés CARTE POSTALE ‑ POST KARTE ‑ POST CARD ‑ TARJETA POSTAL, Published by Mr. S. S. Ohashi, Seychelles ‑ Printed in Germany) :
Ma chère Maman,
Nous sommes à Mahu sous des torrents d'eau. Je t'écris de l'arrière-boutique d'un marchand quelconque. C'est dommage d'avoir ce temps, car l'escale serait jolie. Cette végétation tropicale m'émerveille. Je ne mets pas de lettre ici on me dit qu'elles partiraient plus tard que de Diego. Je t'embrasse.
La pluie tombant accablante sonore et grise sur les palmiers le golfe d'opale les petits ânes les hommes aux visages d'ébène leurs chemises et leurs pantalons mouillés gris maintenant collés sur leurs membres maigres avec ces plis d'un gris plus clair serpentant s'entrecroisant comme un réseau de racines la pluie chaude c'est dommage le bruit torrentiel des larges gouttes sur les feuilles réfugiée dans la boutique d'un marchand quelconque sans doute celui qui lui avait vendu la carte postale un monsieur S. S. Ohashi à peau jaune regardant écrire la femme le mystérieux l'onctueux buste de chair blanche enveloppée de dentelles ce sein qui peut-être déjà me portait dans son ténébreux tabernacle sorte de têtard gélatineux lové sur lui-même avec ses deux énormes yeux sa tête de chenille sa bouche sans dents son front cartilagineux d'insecte, moi...

Claude Simon


"Propriétés des rectangles"

"Propriétés des rectangles", Tel Quel, 44, 1971, p.3-16.
(Repris dans Les Corps conducteurs).

(fragments)

Ce petit oiseau au plumage terne ne craint pas, comme le montre la photographie, de se poser sur la tête des caïmans qui tolèrent sa présence, le laissent même complaisamment pénétrer à l'intérieur de leur gueule ouverte dont il nettoie les dents en les débarrassant des filaments de viande pourrie accrochés dans leurs interstices. Dans un autre rectangle est représenté un autre oiseau d'un bel orangé, au petit oeil noir, pas plus gros qu'une tête d'épingle, entouré d'un disque d'un rose vif. Sa tête est surmontée d'une haute crête orange, arrondie comme le cimier d'un casque, et dont la courbe saillante revient en arrière pour se terminer à la naissance du bec court, jaune citron. On compte environ deux cents espèces à l'hectare : côte à côte des arbres aussi différents que l'hévéa, le palmier, le noyer, le manguier, le bananier, le calebassier... Tout de suite l'énumération se décourage car elle ne signifie plus rien : dans la pantomime géante des ramures, l'éblouissante pyrotechnie des feuillages et la calligraphie des lianes, soudain le jaillissement des troncs en colonnes... Interrompant la lecture du magazine, il relève les yeux. Dans le mouvement qu'il fait il peut sentir la peau de son visage se craqueler sous le masque de fatigue et d'insomnie, les coupures brûlantes des rides qui le sillonnent. Il dit Oui, prend le verre vide qu'il a calé dans le rebord élastique de la pochette fixée au dossier du siège devant lui et le met dans la main tendue de l'hôtesse qui le range avec d'autres verres vides sur le plateau qu'elle tient. Tout en bas, sous l'avion, au fond des puits qui se creusent entre les nuages géants, apparaît par lambeaux le tapis pelucheux, toujours pareil, de la forêt vierge. Soudain le jaillissement des troncs en colonnes plus lisses que le marbre, des ombelles immenses au cercle parfait, des gerbes de feuilles en forme de poignards qu'enlacent... Quoiqu'il ait repris son immobilité, il peut toujours sentir sur sa peau les craquelures brûlantes. Le vieux roi au visage couvert de rides regarde à travers la fente d'un rideau le couple d'amants enlacés. Son front, ses paupières, ses joues, ses lèvres, sont couturés d'une infinité de sillons entrecroisés, comme des cicatrices. Sous le sourcil épais l'oeil agrandi, rond contemple avec une expression de paisible désolation l'amas confus de membres emmêlés. Des ombelles immenses, de géants éventails immobiles, des soleils d'épines, des lames de poignards plus longs et plus acérés que des fleurets qu'enlacent. Dépassant du camail bordé de fourrure qui recouvre les épaules frileuses du vieillard, les bras reposent sur les accoudoirs de son trône dont les mains ridées enserrent les extrémités. Les corps lisses des jeunes amants sont animés d'ondulations tantôt lentes, tantôt précipitées, ou se heurtent parfois dans de violents soubresauts. Poignards qu'enlacent des guirlandes de fleurs délicates, diaprées comme des arcs-en-ciel. Souvent le piquant, le rébarbatif à l'oeil, n'est qu'une plante grasse inoffensive et fragile ; mais la fleur la plus charmante, la plus engageante, vous laisse au doigt une brûlure qui mettra des heures à s'apaiser. Rien de plus faux que cette image, accréditée par tant de faux explorateurs, d'une forêt vierge hérissée de crocs et de griffes tout prêts à tailler en pièces le voyageur égaré. Le vrai danger. A chacun des battements de ses paupières rougies par le manque de sommeil, il éprouve une sensation de brûlure. La peau tout entière de son visage semble en feu, comme s'il étouffait sous un de ces masques de carnaval aux traits grimaçants, aux bouffissures grotesques, dont il lui semble sentir l'intérieur de carton rigide au contact rêche. Gravé au burin dans le cuivre, le trait acéré s'infléchit et se gonfle à son tour, suivant les contours des membres, des seins, et des torses imbriqués. Sans interrompre sa course ni se relever, la pointe d'acier conduite d'une main souple enferme les formes mouvantes d'une créature à deux têtes, vaguement fabuleuse, pourvue de bras et de jambes multiples. Comme ces fragments de puzzles aux découpures sinueuses, les deux profils aux yeux agrandis s'emboîtent étroitement dans un baiser, les saillies de l'un et les creux de l'autre seulement séparés par les souples méandres de la ligne unique qui épouse tour à tour leurs nez, leurs bouches et leurs mentons encastrés. Au bout d'un moment cependant, dans le dessin qui se déforme et se reforme au gré des mouvements ou des secousses de l'étreinte, il devient possible de distinguer les éléments particuliers de chacun des deux corps. Le page est couché, les jambes écartées. Sur son ventre et sa poitrine reposent les reins et le dos de la jeune femme qui, le bras droit passé sous le bras gauche du page, l'enlaçant, la main droite se refermant sur l'épaule de celui-ci, joint ses lèvres aux siennes par une torsion du buste et de son cou renflé, cependant que, poussant ses fesses en sens inverse, elle accueille en elle le membre raidi qui la pénètre légèrement en biais. Peu à peu les colonnes et les entassements de nuages diminuent de hauteur. Quoique toujours d'une taille monumentale, ceux-ci laissent voir dans leurs trouées, en plaques maintenant de plus en plus vastes, le moutonnement uniforme et vert sombre de la forêt. Le vrai danger dans cet enfer vert, c'est la solitude : cette déréliction totale de l'homme au milieu d'un univers où les plus anciens cauchemars du monde et les délires les plus fiévreux sont soudain. Lorsque abandonnant la page du magazine il regarde par le hublot dont le soleil frappe l'encadrement il est obligé de cligner des paupières pour se protéger contre l'agression douloureuse de la lumière. Pendant un moment il se tient immobile, un peu ahuri, les yeux presque fermés, dans la lumière, la chaleur et le bruit qui l'assaillent avec violence dès qu'il a franchi le rideau de velours qui ferme la porte du bar, debout maintenant sur le trottoir, au sein de l'univers décoloré où, aux pieds de hautes falaises de pierre, la même foule, ou plutôt la même plinthe faite d'un confus grouillement de pastilles multicolores à la fois constamment renouvelé et pareil, semble stagner sans que rien dans sa densité ou son animation n'indique une quelconque modification consécutive au temps écoulé. D'un gris pâle qui se nuance à peine de brique, de brun ou de crème selon les matériaux dont elles sont faites, les murailles vertigineuses et plates, dont aucune saillie ni balcon ne rompt les plans géométriques, s'élèvent dans la brume éblouissante où les sommets des plus hautes s'estompent et disparaissent. S'occultant et se démasquant tour à tour, les formes allongées des autos où dominent les taches jaunes des taxis, glissent et s'entrecroisent sur le fond bariolé de la foule. Immobile, le vieux roi triste, impotent et solitaire contemple toujours de son oeil chassieux le pieu noueux enfoncé dans l'écartement des cuisses où l'engloutissent les lèvres gonflées et d'une pâle couleur lilas de la bouche verticale ouverte parmi la moiteur des crins ébouriffés. La forme cylindrique du membre masculin est exprimée au moyen de petits traits courbes qui épousent sa rondeur. D'autres traits courts et courbes suggèrent à la fois le volume et les plis des lourds testicules qui pendent à la base du membre. Suivant la ligne du périnée, deux rangées de poils follets se clairsèment peu à peu à partir de la vulve jusqu'au minuscule trou sombre figuré par un point autour duquel de petits plis répartis en étoile et des festons dessinent comme les pétales d'une fleur bistre. Sous les fesses offertes de la femme et les jambes du page, les plis du drap froissé sont figurés par une série de longs traits divergents, s'écartant en divers sens, tantôt serrés, tantôt largement espacés. Rien dans le dessin (c'est-à-dire aucun décor : rebord du lit, angle d'un mur, plafond) n'indique de façon concrète qu'il s'agisse d'une scène réaliste (comme par exemple l'illustration d'un épisode biblique, le bain de Bethsabée ou Suzanne surprise par les vieillards), non plus d'ailleurs que de la représentation d'un simple fantasme. Toutefois, le fait que le vieux monarque figuré au premier plan et dont le profil empiète sur l'un des bras de la jeune femme soit dessiné à une échelle plus petite que le couple situé plus en arrière donne à penser que, plutôt qu'un tissu de velours ou de soie, les lignes souples qu'il écarte pour épier l'étreinte des jeunes amants figurent l'écran même du temps. En replaçant l'homme dans son état de solitude fondamentale, la forêt tropicale nous rappelle que l'enfer c'est cette lente folie qui s'empare de l'esprit et le dissout dans la grande folie de la nature. D'énormes papillons volettent toujours, lumineux et éclatants sur le fond sombre des feuillages, tigrés, veloutés, décorés de prunelles, d'incendies, de flammes rouges et jaunes. Parfois l'un d'eux se pose sur le visage ruisselant d'un des blessés transportés à dos de mule dans des cacolets et y reste posé parmi les mouches au corselet mordoré ou vert jusqu'à ce que l'en chasse la main d'un camarade plus valide qui marche à côté. Les chatoyants pourpoints des arquebusiers, leurs culottes bouffantes à crevés ou les tenues de camouflage aux taches brunes, ocre et olive sont maintenant tout à fait en loques. Dénudé jusqu'à la taille le page amoureux a cependant conservé son pourpoint de velours aux manches à gigots et sa toque ornée d'une plume. Surpris peut-être dans son sommeil un grand oiseau au plumage rose s'envole brusquement d'un fourré dans un bruyant froissement d'ailes accompagné d'un cri strident de colère ou de frayeur. Ses pattes rabattues sous son ventre, le cou tendu en avant, il s'élève à tire-d'aile. Les longues plumes de sa queue ondulent derrière lui. Durement secoué par le pas heurté de la mule, le blessé aperçoit confusément à travers les fentes purulentes de ses paupières où les mouches se sont de nouveau agglutinées la tache aux vives couleurs qui traverse rapidement son champ visuel devant la voûte des feuillages entre lesquels, dans le ciel pâle, stagne encore la traînée blanche et rectiligne laissée par l'avion et qui s'échenille lentement, se fractionne en petits flocons. Poussant leur petit chariot dans l'allée centrale les hôtesses distribuent aux passagers des plateaux où sont préparées de légères collations. Il fait non de la tête et reprend la lecture du magazine. Les arbres forment une véritable falaise végétale, abrupte et opaque. L'un des guides nommé Pablo Garcia veut s'approcher pour y jeter un coup d'oeil. Soudain il lève les bras comme s'il allait parler. Mais il tombe à la renverse sans un mot, frappé en plein coeur. C'est le début de l'attaque. A travers les paupières bridées d'Orlando, les yeux ne sont plus qu'un fil noir, brûlant de fièvre et de terreur. Tout à coup, du mur de feuillages, des éclairs se mettent à jaillir de toutes parts : des armes à feu. Le premier qui tombe sous la salve est Torilino Meza, notre deuxième guide. Il avait voulu se porter au secours de son compagnon. Deux autres de nos hommes sont blessés. En se traînant ils se replient vers le gros de la colonne tandis que nous les protégeons de notre feu. Il y a alors un moment d'accalmie seulement troublé par le cliquetis des armes qu'on réarme. Dans le silence la vois de basse de l'orateur à tête de proconsul articule lentement les mots, légèrement déformée par la tonalité métallique de l'amplificateur qui grésille. Les délégués sont assis de part et d'autre d'une longue table recouverte d'un tapis vert disposée dans une salle toute en longueur aussi, aux murs crème et décorés de fausses colonnes ioniques. La perspective fait converger les deux alignements parallèles jusqu'à se rejoindre presque à l'extrémité de l'immense table où siège le nouveau président dont seulement la tête et le haut des épaules dépassent, comme ces bustes à la mémoire d'hommes illustres pourvus d'un faux col, d'une cravate et d'une veste de bronze aux bras coupés. Es por eso (C'est pourquoi, chuchote l'interprète) que propongo para el párrafo cuatro (je propose pour le paragraphe quatre) la siguente redaccíon : (la rédaction suivante :) el escritor se define politicamente (l'écrivain se définit politiquement) por su participación activa, tanto espiritual como física, a la lucha revolucionaria (par sa participation active, tant spirituelle que physique, à la lutte révolutionnaire). Un léger brouhaha court le long des deux rangées de bustes de part et d'autre de la table verte. Deux ou trois délégués élèvent la main en essayant d'attirer l'attention du président. Dans un geste impérieux, le proconsul étend le bras devant lui, la paume verticale : ¡ Una ultima palabra si me lo permiten, nada más que una palabra !(Un dernier mot si vous permettez, rien qu'un mot !) Le président fait un signe d'acquiescement. Le proconsul se penche à nouveau vers le micro : Me parece necesario agregar simplemente esto :(Il me paraît nécessaire d'ajouter simplement ceci :) yo no creo que nosotros que estamos aquí reunidos (je ne pense pas que nous qui sommes réunis ici) tenemos de ninguna manera que tomar en cuenta (ayons en quoi que ce soit à tenir compte) la opinión de los cínicos, de los hastiados o de los "blasés" (de l'opinion des cyniques, des fatigués ou des blasés), ni de los intelectuales decadentes (ni de celle de ces intellectuels décadents) que la sociedad capitalista utiliza para... (que la société capitaliste utilise pour...) Tournant à droite au sortir du bar, il voit aussitôt marcher à son côté son double reflété par les glaces des vitrines successives des magasins. Aucun effort artistique ou de présentation ne semble avoir été tenté dans l'arrangement ou la disposition des étalages ou des réclames qui prolifèrent dans un désordre et un fouillis anarchique. La seule règle observée paraît être celle de l'accumulation et de la répétition, en hauteur et en largeur. Les marchandises exposées, les slogans publicitaires, les sigles ou les raisons sociales s'inscrivent dans une suite de carrés ou de rectangles de différentes grandeurs qui défilent sur sa droite comme une sorte de mur à l'appareil irrégulier, seulement interrompu par les espaces vides des portes ou des porches. Les couleurs dominantes sont le jaune, le rouge et le brun. Quoique la plupart des immeubles qui bordent la rue soient déjà assez anciens, les soubassements des vitrines, les encadrements des portes et les revêtements des murs jusqu'au premier étage ont presque tous été refaits dans des matières dures et brillantes comme la céramique, l'acier chromé ou le marbre. D'étroites boutiques, des échoppes même, aux tentes fatiguées et de guingois, subsistent cependant entre les vitrines modernes, de même que subsistent aussi, entre les ensembles d'acier et de verre, les vestiges d'ornements architecturaux à la mode vers la fin du siècle dernier : fausses colonnes corinthiennes, arcs ou consoles décorés de guirlandes sculptées, appareils de pierre aux larges joints en creux comme ceux des palais de la Renaissance. Ce mélange hétéroclite, exubérant, de vestiges rococo et de matériaux modernes et froids, renforce encore l'impression d'accumulation forcenée, sauvage, et d'anarchie, accrue par l'incroyable quantité de papiers sales, d'emballages écrasés et froissés qui débordent d'entre les roues ou de sous les carrosseries des longues voitures étincelantes rangées le long du trottoir. A peine cependant a-t-il fait quelques pas que, soit du fait de la chaleur humide qui, en même temps que la lumière l'a aussitôt agressé, soit parce qu'il se retrouve debout et obligé de marcher, le mieux-être ressenti dans le bar après être sorti des toilettes disparaît. Les jambes molles, la douleur ou plutôt la pression sourde réinstallée à son côté, ahuri par le mouvement de la rue et le bruit de la circulation, il progresse, avec peine, enregistrant machinalement comme un peu plus tôt les objets, les inscriptions, les images ou les étalages sur lesquels passe, immatérielle et transparente, la silhouette voûtée qui marche à son côté. Après avoir parcouru quelques mètres il est obligé de s'arrêter de nouveau. S'immobilisant avec lui et pivotant en même temps qu'il se tourne, l'air de flâner, vers la vitrine du magasin auprès duquel il se trouve, son double se détache maintenant de face et en sombre sur le reflet lumineux de la rue derrière lui, dessinant une tache grise, uniforme (comme si l'intérieur de la silhouette était, de même que celle des passagers sur la maquette en coupe de l'avion, simplement hachurée de rayures parallèles), découpée suivant le contour de la tête, des épaules et du corps, sans qu'il soit possible de distinguer les détails du vêtement ou du visage, de sorte que l'on ne peut dire si quelque grimace de douleur tiraille ou déforme les traits. Le reflet de la tête sans relief se découpe en partie devant une pancarte rouge qui porte en lettres blanches l'inscription THE SUPER QUALITY et, au-dessous, en grandes lettres dans un rectangle vert : CIGARS. Comme s'il se raccrochait à une tâche précise pour tenter d'oublier la douleur ou lui laisser le temps de s'atténuer tout en gardant une contenance (ou peut-être lisant machinalement), il porte son regard un peu sur la droite où se trouve une seconde pancarte avec, écrit en cursive, les noms GARCIA Y VEGA soulignés par un paraphe qui, à partir du dernier jambage de la lettre finale, repart en arrière, puis décrit une boucle, dessinant une sorte de huit horizontal et inachevé. Entourant les deux pancartes fixées sur un panneau vertical de carton blanc, des boîtes à cigares sont disposées de-ci de-là, plus ou moins inclinées, comme si elles volaient, impression encore accrue par des feuilles d'arbre en matière plastique, rouille ou olive, épinglées asymétriquement entre les boîtes et qui, elles aussi, semblent emportées par une bourrasque de vent. Les boîtes sont ouvertes pour laisser voir les rangées de cigares bagués de rouge. D'un geste excédé et dans un grand bruit de papier violemment manipulé, le délégué au masque de proconsul déploie devant lui un journal ouvert dans la lecture duquel il s'absorbe ostensiblement tandis que de l'autre côté de la table, presque en face de lui, un autre, dont le visage est pourvu d'une courte barbe rousse, parle à son tour, penché vers le microphone. Déformée aussi par la même résonance métallique, la voix de ce dernier est cependant moins timbrée que celle de son prédécesseur. El ideal que, en cuanto escritores independientes (L'idéal que, en tant qu'écrivains indépendants), proponemos a la humanidad enferma (nous proposons à l'humanité souffrante) es una communidad (est une communauté) que termine de una vez por todas con toda especie de explotación, ya sea física o espiritual, (qui en finisse une fois pour toutes avec toute espèce d'exploitation, physique ou spirituelle) de la criatura humana (de la créature humaine)... Derrière la silhouette plate et grise immobile renvoyée par la vitrine du magasin de cigares apparaissent les reflets qui courent sur les lignes horizontales de la carrosserie d'une longue automobile arrêtée au bord du trottoir. Le pare-chocs avant et la calandre dépassent sur la gauche de la silhouette qui cache une partie du capot tandis que le pavillon et le long coffre arrière réapparaissent sur la droite, se superposant aux vives couleurs des boîtes de cigarillos qui sont présentées sur un panneau de contre-plaqué, vertical, occupant tout le côté droit de la vitrine. De formats rectangulaires, elles sont tant bien que mal accolées les une aux autres, comme les pierres d'un mur, leurs dimensions différentes ne permettant toutefois pas une disposition régulière, de sorte qu'elles laissent apparaître entre elles des bandes plus ou moins larges du contre-plaqué sur lequel elles sont attachées ou collées. Les couleurs dominantes sont ici encore le rouge, le jaune, l'orangé et le brun. Quelques rares boîtes au couvercle blanc, bleu ou vert posent çà et là des notes dissonantes. En haut du panneau, des lettres blanches en relief faites de matière plastique moulée annoncent : IMPORTED CIGARS AND TOBACCO. Au-dessous, l'ensemble des boîtes plates forme comme un damier aux cases irrégulières dans lesquelles se répètent (à l'exception de quatre ou cinq décorées d'un simple chiffre) deux images, toujours les mêmes : la tête d'un fou sous un bonnet rouge dont les pointes pendantes en tous sens sont terminées par des grelots, et le buste d'un homme à barbiche en costume Louis XIII portant un col de dentelles à rabat, coiffé d'un feutre à larges bords penché sur le côté et orné d'une plume d'autruche. Ayant peut-être trouvé un article dont la lecture l'intéresse tout particulièrement (ou feignant ?), le proconsul plie soigneusement le journal en deux et se remet à lire tandis que l'orateur à la barbe rousse développe son intervention : Es por eso (C'est pourquoi), que también me parece (il me semble aussi), a pesar de mi desacuerdo (en dépit de mon désaccord) sobre los términos de la proposición hacha por mi estimado companiero Valdés Garcia... (sur les termes de la proposition faite par mon estimé camarade Valdés Garcia...). Derrière le journal élevé devant lui comme un mur, le proconsul affecte d'être absorbé tout entier par l'article dont il a commencé la lecture. ...que debemos examinar (que nous devons examiner) con la más grande atención (avec la plus grande attention), y pesando cada palabra cuidadosamente (et en pesant soigneusement chaque mot), la redacción (la rédaction) de este muy importante párrafo cuatro (de ce très important paragraphe quatre). Por consiguiente (En conséquence), propongo (je propose)... Le proconsul conserve obstinément la même position. Accoudé sur la table, il tient le journal à deux mains devant son visage, de sorte que les délégués assis de l'autre côté peuvent voir le sommet de sa tête dépassant au-dessus de la page du journal tout entière divisée en rectangles de différentes grandeurs, les uns verticaux, les autres horizontaux et assemblés comme les pierres d'un mur. L'ensemble a l'aspect d'une sorte de damier irrégulier dont chaque case est ornée de dessins et d'inscriptions. Certaines d'entre elles se détachent en noir sur fond blanc, d'autres à l'inverse. L'un des rectangles, tout en hauteur, occupe, à gauche, un bon cinquième de la page. A côté d'un dessin représentant une aiguille rocheuse aux pans géométriques et au pied de laquelle galope une troupe de minuscules cavaliers, on peut lire, en grandes lettres : ¡ 2a SEMANA ! : ¡ UNA PELICULA GIGANTE !, puis, sur le sol noir, en caractères blancs aux contours tremblés : "EL ORO DE MACKENNA" (Mackenna's Gold) et, surmontant le tout, à côté de l'inscription verticale HOY, une liste de noms également en caractères blancs se détachant dans de petits rectangles noirs : ASTOR, BANDERA, LAS LILAS, NORMANDIE, GRAN AVENIDA ‑ rot. desde las 13 hrs. Le haut de ses épaules dépassant à peine au-dessus du plateau de la table recouverte du tapis vert, le petit président penché en avant noircit rapidement des papiers sans relever la tête. Derrière les délégués, sur une rangée de chaises alignées de chaque côté de la salle le long des baies obstruées de rideaux sombres entre les colonnes ioniques, sont assis les auditeurs, parmi lesquels quelques femmes. Certains prennent des notes en appuyant leurs calepins sur l'une de leurs cuisses croisées. Le délégué à la barbe de Charles Quint tient maintenant à deux mains une feuille de papier, et lit : El deber del escritor (Le devoir de l'écrivain) es de hablar (est de parler) en nombre de las masas trabajadoras y oprimidas (au nom des masses laborieuses et opprimées) dando testimonio... (en témoignant...) Accolé au rectangle vertical se trouve au autre rectangle en largeur, moins grand, dont le coin inférieur gauche est tout entier rempli par la photographie du buste d'une femme appuyée de côté sur un coussin ou un oreiller, ses longs cheveux blonds et souples se répandant sur ses épaules nues, le bord inférieur du rectangle coupant l'image juste au-dessus des aréoles des seins, nus également et gonflés. Les yeux de la femme sont fermés. Une expression douloureuse est répandue sur son visage aux traits réguliers dont une moitié se trouve dans l'ombre. Au-dessus de sa tête est écrit en cursive le mot simultaneo encadré de deux points d'exclamation, puis, en grandes capitales : HOY ‑ ALAMEDA, MINERVA. DESDE LAS 13 HRS. TRIPLE COLOSSAL !, et, dans un cartouche noir, sur la droite : "LA VENUS MALDITA" Eastmancolor, *mayores de 21 annos. Baignés de tous côtés par la lumière diffuse, les rectangles allongés des hautes façades des gratte-ciel ne se différencient, selon qu'elles se trouvent au soleil ou à l'ombre, que par une légère teinte citronnée ou bleu pâle, sans opposition de valeurs. A travers la nappe de brume laiteuse ils semblent flotter, sans poids et verticaux, comme des bidons à demi pleins, lestés à leur base, dérivant insensiblement dans une eau trouble. [..............]

Clignant des paupières pour protéger ses yeux de la lumière tandis qu'il se redresse, d'abord sur un coude, puis s'assied sur les draps en désordre, il voit flotter comme dans une eau trouble le rectangle de la porte encadrant la silhouette de la femme qui se tient debout, en arrière du chambranle, pieds nus sur le carrelage de la cuisine. Ses jambes, ses épaules et ses bras sont nus eux aussi. Elle a noué au-dessus de ses seins une serviette-éponge marron qui dissimule son corps jusqu'à la naissance des cuisses. Maintenant d'une main la serviette contre sa poitrine, elle tient de l'autre un bol rempli de café fumant dont elle boit de temps en temps une gorgée. Un court corridor conduit à la porte de la cuisine. Sur le mur de droite du corridor s'ouvre une autre porte : dans son rectangle (déformé par la perspective en trapèze) on aperçoit un lavabo et la moitié d'une baignoire. Au-dessus de la baignoire s'ouvre une fenêtre encadrant une cheminée d'usine qui s'élève plus haut que les cimes d'un bois de pins dans le ciel encore pâle, couleur d'ambre, où les dernières étoiles se sont éteintes. Le soleil n'est pas encore levé. On distingue nettement les briques de la cheminée, d'un brun violacé, ainsi que leurs joints clairs. Toujours assis sur le bord du lit, dans l'axe du couloir, il regarde en face de lui la femme drapée dans la serviette et qui le regarde aussi. Ni l'un ni l'autre ne parle. ...dando testimonio (...en témoignant) de sus condiciones de vida (de leurs conditions de vie) y dandole una voz (et en donnant une voix) a sus legítimas aspiraciones (à leurs légitimes aspirations). L'espace laissé libre au-dessous de l'annonce publicitaire pour la VENUS MALDITA, sur la droite du panneau qui montre le groupe de cavaliers galopant au pied du gigantesque rocher, est occupé par un autre rectangle, plus haut que large, dans lequel on peut voir, sous le nom du cinéma (LO CASTILLO) une image un peu confuse où l'on distingue au premier plan le buste d'un homme revêtu d'une tenue vaguement militaire, coiffé d'un béret, et qui tient à deux mains contre sa poitrine qu'elle barre en oblique une arme automatique, noire et luisante. Derrière lui, parmi un poudroiement de lumières et d'ombres sommairement traduit en noir et blanc par le cliché en offset, on distingue les silhouettes de plus en plus petites des hommes qui le suivent, tous armés également, se frayant un passage à travers le désordre des taches et des lignes entremêlées qui suggère plus qu'il ne le représente le fouillis végétal d'une jungle. La partie inférieure du corps disparaît dans une mare d'encre noire où bougent de vagues reflets, peut-être l'eau d'un marécage. Le haut de l'image a été découpé en festons irréguliers comme ceux formés par des cimes d'arbre pour laisser place au nom du cinéma, en noir sur fond blanc, tandis que le titre du film ¡ EL INDOMABLE ! s'inscrit en grandes lettres blanches irrégulières, comme des traînées de pinceau, disposées sur une courbe ascendante au-dessus de la mention en lettres plus petites ¡ SENSACION ! 3a SEMANA. La petite troupe patauge difficilement dans une eau boueuse et jaunâtre. La mauvaise qualité du cliché mal encré par endroits, l'encre d'imprimerie du journal elle-même de mauvaise qualité, grasse et grise, accentuent l'atmosphère poisseuse, suintante et humide de la scène. Tout autour des marcheurs et derrière eux, les feuillages projettent des ombres opaques, privées de ces transparences bleutées ou citronnées comme on en voit par exemple dans les tableaux impressionnistes. Parfois seulement un reflet métallique sur de larges feuilles à la surface vernie luit durement dans la demi-obscurité sur laquelle se détachent, voletant d'une façon incohérente, les innombrables espèces de papillons aux couleurs d'émaux, souvent criardes, comme celles de ces coussins proposés dans les loteries des foires ou que l'on entrevoit sur les cosy-corners de concierges : ailes bleu turquoise rayées en éventail de stries indigo, deux étroites bandes orange séparant les ailes antérieures des ailes postérieures (Hopféria Militaris), ailes rouges soutachées de noir portant à chacune de leurs extrémités antérieures un oeil à la paupière noire, à la cornée blanche, à l'iris pourpre tacheté de noir, cerné d'un côté par une dentelure de lapis-lazuli tandis que sur les deux ailes postérieures le même oeil est répété en plus petit avec cette fois une prunelle bleue piquetée de noir (Paon de jour), ailes en forme de voiles latines, jaunes marbrées de noir, bordées à leur partie antérieure d'une bande bleue où courent des arceaux noirs (Machaon). [...............................]

La surface de la page laissée libre par les annonces géantes des trois grands films qui occupent environ les deux tiers est rempli par un damier de petits rectangles à l'intérieur de chacun desquels on lit, au-dessous du nom de la salle où ils sont projetés, les titres d'une série de films : IMPERIO : EL AGENTE SECRETISSIMO ‑ CALIFORNIA : BUENA SERA MRS. CAMPBELL ‑ YORK : SANDRO ‑ CITY : EL GOLFO ‑ EGANA : LO QUE EL VIENTE SE LLEVO ‑ RIALTO : LOS VIOLENTOS VAN AL CIELO. Sur la gauche de chaque titre on peut voir une petite image représentant soit la tête de l'acteur principal, soit une scène du film (une lutte entre deux hommes, un homme et une femme enlacés, la silhouette en ombre chinoise d'une femme dans une chemise transparente, un cow-boy dégainant son colt) propres à susciter l'intérêt. Dans le rectangle de la fenêtre le soleil colore maintenant de jaune les faîtes des pins. Sur un côté de la haute cheminée d'usine les briques prennent une teinte orangée. Un rectangle orange, très légèrement étiré sur le côté, est plaqué sur le mur de la salle de bains qui fait un angle droit avec celui où s'ouvre la fenêtre, à la même hauteur que celle-ci. Le soleil ne pénètre pas encore dans la cuisine (du moins dans la partie qu'il peut en voir depuis le lit sur le bord duquel il est toujours assis) où se tient debout, tournée vers lui, la femme au buste enveloppé dans la serviette marron. Reprenant sa marche, la main pressant de nouveau son côté, il s'éloigne de la devanture du marchand de cigares. L'air épais, surchauffé, a une consistance poisseuse. Au-delà du carrefour où s'entrecroisent toujours les taches bariolées des voitures et de la foule des passants, il aperçoit, encore terriblement lointaine, la marquise de son hôtel. Au carrefour, la rue croise à angle droit une large avenue. Sur le plan de la ville les blocs des maisons et des gratte-ciels dessinent des rectangles légèrement grisés régulièrement alignés, de tailles et de formes diverses (quelques-unes étirés en hauteur, d'autres presque carrés) selon les intervalles plus ou moins grands entre les rues et les avenues qui se coupent toutes à angle droit. L'ensemble présente l'aspect d'un mur aux joints apparents de ciment blanc, ou encore d'un vaste damier aux cases allongées, tachées parfois de rouge aux emplacements des gares, des musées et des principaux publics. Il passe successivement devant une chemiserie, un magasin de postes de radio et de télévision, l'immense vitrine encadrée d'acier d'une entreprise d'export-import et fait de nouveau halte devant une boutique d'opticien. Derrière les lunettes à montures d'écaille ou d'or disposées en désordre dans les replis d'un velours moutarde se dresse une planche anatomique sur laquelle est représenté en couleurs un oeil de la taille d'un petit melon, sorti de son orbite. Sa face postérieure est enserrée par un réseau de veines rouges se ramifiant comme des racines. Au-dessous et à la même échelle figure une coupe schématique du même oeil montrant la cornée bombée, la chambre antérieure, la pupille, l'iris, le corps vitré, la rétine et le nerf optique. La cornée et la sclérotique qui entourent tout le globe sont colorées de bleu lavande, la chambre antérieure derrière la partie bombée de la cornée est couleur chair, l'iris rouge orangé, le cristallin est strié de fines lignes bleues, comme un oignon aplati coupé en deux, la masse du corps vitré est d'un gris bleuté, la rétine et le nerf optique sont vert Nil. Une ligne mauve ondulée qu'un trait noir relie, à l'extérieur du dessin, au mot "macula" tapisse le fond de l'oeil et s'enfonce ensuite comme un axe au centre du nerf optique. L'effet d'ensemble des lignes bleues, orangées, vertes et rouges accolées fait songer à un arc-en-ciel. Devant la photographie d'une vedette de cinéma une énorme loupe est disposée de telle façon que le passant peut voir l'oeil de celle-ci démesurément agrandi, s'étendant sur presque toute la largeur du visage, comme celui d'un cyclope. Au-dessus du bol les deux yeux de la femme semblent manger tout le visage. A chaque gorgée le cou se gonfle légèrement et, sous la peau, le cartilage du larynx monte et redescend au passage du liquide. A partir de la main qui, au-dessus du sein droit, retient le pan de la serviette, celle-ci dessine trois plis obliques en éventail. Pour la seconde fois il répète la même question, obligé de racler sa gorge pour éclaircir sa voix. Le bol s'abaisse et il peut alors voir le visage tout entier. Son regard toujours fixé sur lui elle dit Non. Non, ce n'est pas possible. Sur le mur de la salle de bains le rectangle de soleil vire lentement de l'orangé au jaune. Barrant la poitrine d'une droite horizontale à hauteur des aisselles, la serviette ne permet de voir que l'extrémité supérieure de l'ouverture en forme de violoncelle protégée par la plaque de plexiglas derrière laquelle on entrevoit de gros tubes bleus et rouges dont les branches se divisent et s'entrecroisent. Sous la peau lisse du cou c'est à peine si un léger renflement signale l'emplacement des vaisseaux externes qui se gonflent faiblement à chaque poussée du sang invisible. D'étroits rubans de couleur bleue, rouge et jaune d'environ deux millimètres de large dessinent sur le plan les trajets des différentes lignes de métro, semés à intervalles à peu près réguliers de pastilles blanches. L'ensemble du système dessine des parallèles, parfois légèrement infléchies, et qui, dans la partie Sud de la ville, se ramifient et s'entrelacent en courbes et en boucles compliquées. Dans le coin inférieur gauche du plan est ménagé un rectangle où figurent les principales indications. Rubans rouges : IND LINES, rubans bleus : IRT LINES, rubans jaunes : BMT LINES. Pastilles blanches : LOCAL STOPS, pastilles blanches à centre noir : EXPRESS STOPS, deux pastilles à centre noir reliées par un trait : FREE TRANSFER. Dans le coin opposé on peut lire l'inscription HOTEL MAC ALLYN au-dessus d'une photographie découpée en forme de coeur et représentant un immeuble de 25 étages lui-même dominé par un gratte-ciel en forme de tour élancée. Au-dessous est écrit en cursive : in the heart of the city. La crosse de l'aorte est d'un bleu plus violacé que celui dont est coloré la veine cave supérieure. Une coupe du coeur montre le myocarde rosé et son entre croisement de cordages tendineux laissant entre eux d'étroites cavités et d'étroits couloirs, comme ceux d'une grotte aux nombreux piliers formés par les stalagmites et les stalactites réunis. Rhabillé maintenant, il est assis dans le fauteuil qui fait face au bureau du docteur. Tandis que le pouce et l'index de sa main droite tâtonnent au bas de son bras gauche pour reboutonner sa manchette, il guette avec anxiété le visage du docteur penché sur l'ordonnance qu'il est en train de rédiger. Ensuite viennent un magasin de machines à écrire et d'articles de bureau, puis un magasin de jouets. Progressant sur ses jambes molles, il peut toujours voir son double transparent glisser sur les dictaphones, les agendas, les classeurs métalliques, les lettres des claviers, les tanks miniature, les fusées miniature, les avions miniature suspendus par des fils au-dessus des colonnes de petits soldats en tenues de camouflage, les pièces de Meccano, les ours en peluche, les jeux de patience, puis, tout de suite après, devant une succession d'hommes et de femmes assis les uns derrière les autres dans une suite de boxes étroits et seulement séparés de la rue par l'invisible paroi de la vitre à laquelle quelques-uns s'appuient de l'épaule, tous de profil, tournés dans le même sens et dans la même position, c'est-à-dire légèrement penchés en avant, de sorte que chacun d'eux semble s'adresser au dos de son voisin, comme sur cette affiche que l'on pouvait voir autrefois dans le métro, représentant à la queue leu leu des ouvriers peintres en blouse blanche traçant chacun au pinceau sur les épaules de celui qui le précédait les mots composant le slogan publicitaire d'une marque de ripolin. Les uns après les autres ils glissent lentement sur sa droite, vaguement irréels, incrédibles, comme la répétition avec de légères variantes, de légères différences d'expression sur les visages blancs ou noirs, d'un seul et unique personnage reproduit à plusieurs exemplaires et pour ainsi dire absent à la fois de son enveloppe matérielle et de son environnement, transporté dans un ailleurs lointain, à l'écoute de paroles inaudibles enregistrées et renvoyées non par un interlocuteur de chair et d'os mais par l'oreille et la bouche d'ébonite noire qu'il maintient contre sa propre oreille et sa propre bouche, chacun poursuivant pour lui seul un interminable discours, passionné, volubile, dans une silencieuse et incohérente cacophonie, les délégués autour de la longue table verte parlant et gesticulant maintenant tous à la fois, le petit président essayant de temps à autre de lever la main pour réclamer le silence, se penchant vers le microphone posé devant lui, commençant une phrase, puis renonçant, tournant la tête pour prendre à témoin quelques personnages debout derrières lui et qui tour à tour se penchent par dessus son épaule tandis qu'il continue machinalement à tenir son bras levé, plusieurs bras se levant également autour de la table comme ceux des élèves d'une classe, le brouhaha à présent à son comble, étale pour ainsi dire, se niant, se détruisant lui-même et, en quelque sorte, paisible (comme le clapotis de l'eau agitée par le vent dans un bassin où, venant frapper le quai de pierre et renvoyées en arrière, les vaguelettes, en repartant, se heurtent à celles qui les suivaient de sorte que, dans leur agitation, il est impossible de distinguer un sens ou une direction privilégiée, l'eau couverte de petites crêtes aiguës qui paraissent s'élever et s'abaisser sur place, sa surface, dans son ensemble, ne subissant aucune modification), comme si le désordre et l'incohérence constituaient l'état naturel et stagnant des choses, les auditeurs et les journalistes assis en rang d'oignons le long des baies et des fausses colonnes grecques parlant aussi, se penchant en avant pour mieux entendre ou voir, certains se levant, s'agglutinant à des groupes de délégués debout eux aussi, le journal du proconsul maintenant abandonné, posé à plat sur la table, plié en deux, de sorte que seule à présent apparaît, mais à l'envers, la tête du chef de la troupe coiffé de son béret frappé d'une étoile et entouré par le nuage permanent des moustiques, leurs minuscules points jaunes à contre-jour dans le soleil formant et défaisant sans cesse sur le fond noir de la forêt de mouvantes constellations à travers lesquelles zigzague parfois le vol titubant d'un papillon. Les deux ailes antérieures en formes de pétales arrondis sont divisées dans le sens de la longueur en deux surfaces à peu près égales, l'une blanche, l'autre d'un bleu d'améthyste qui, vers les extrémités, déborde sur le blanc, haché par de larges traits noirs en forme de points d'exclamation dont le dernier, s'arrondissant, cerne le pourtour extérieur de l'aile ; les ailes postérieures plus petites et d'un bleu plus grisé sont aussi rayées de traits noirs divergents qui cèdent la place, sur la ligne de jonction avec les ailes antérieures, à deux minces traits orangés. Peut-être la tache de soleil s'est-elle légèrement déplacée, mais sur une distance infinitésimale que l'oeil ne peut apprécier. Il semble qu'après avoir brusquement surgi comme une orange au-dessus de la cime des pins et un début d'ascension rapide tandis qu'il changeait de couleur et s'éclairait, le soleil se soit maintenant presque immobilisé, commençant à entamer sa course avec cette terrifiante et implacable lenteur des astres immobiles lancés à de terrifiantes vitesses à travers l'espace. Le sol de la cuisine est recouvert de carreaux blancs et noirs en damier qui, vus en perspective, ont la forme de losanges opposés par leurs pointes. L'extrémité de l'un des pieds nus de la femme déborde sur un losange blanc, l'autre est tout entier sur un losange noir, le bas de la serviette coupe horizontalement le corps au haut des cuisses, la main gauche retient toujours l'un de ses pans près de l'aisselle droite, la main qui tenait le bol s'est abaissée et celui-ci se trouve à la hauteur des seins : tout le visage de la femme est maintenant visible. Il dit Alors, jamais ? Au fur et à mesure qu'il descend sur le mur de la salle de bains le rectangle de soleil se déforme lentement, ses deux côtés verticaux se rapprochant tandis que les côtés supérieurs et inférieurs s'inclinent parallèlement, la diagonale qui joint l'angle inférieur gauche à l'angle supérieur droit s'allongeant, l'autre raccourcissant. La figure tend à devenir un losange. Derrière le bureau, accrochée au mur, il peut voir la joyeuse cohorte des carabins facétieux vêtus de blouses maculées de sang et qui se pressent autour de la jeune fille nue à tête de Bébé Cadum allongée sur la table d'opération. Sous les cheveux clairsemés apparaît le crâne du docteur qui continue à écrire sans relever la tête. Fatigué par l'examen il se laisse aller en arrière, appuie sa tête contre le dossier de son siège et ferme un instant les yeux. En se rabattant sur la cornée les paupières rougies produisent une sensation de brûlure qui cependant s'atténue, se transforme peu à peu en une simple chaleur, pas désagréable et même reposante. Lorsque retirant ses lunettes il masse ses paupières du pouce et de l'index, des chenilles velues et floues, d'abord vertes, puis rouges, puis orangées, puis scintillant comme des ampoules électriques, se tordent, se fractionnent et se reforment lentement sur un fond marron. Le simple contact de certaines chenilles sur la peau a un effet vésicant, provoquant des brûlures et une enflure douloureuse dont l'effet persiste parfois pendant plusieurs jours. D'un vert pomme éclatant, le corps mou et annelé est décoré de carrés noirs, parfaitement réguliers, relevés de jaune. Sa queue se prolonge par une pointe en forme de dard, brune, dont l'extrémité est teintée de rouge. S'arquant sur elle-même, la chenille progresse par contractions et élongations successives à la surface veloutée d'une large feuille vert sombre où se détachent les nervures roses, courbées comme des cils. Entre la base de chacune des nervures se trouvent de petites taches ovales et pâles qui dessinent comme un rameau plaqué sur le fond de velours. Plus puissant que le bruit des réacteurs, le frottement de l'air sur les parois extérieures de l'avion ressemble à celui d'un train express lancé à toute vitesse. Il rouvre les yeux. Orlando tend le bras vers la table de nuit et porte en tremblant un grand verre d'eau à ses lèvres sèches : C'est drôle à dire, señor, mais nous étions tous très calmes. Autour de nous les grosses balles de plomb ricochaient en miaulant. Malgré le sang qui nous battait les tempes et l'obscurité où nous étions nous tirions posément, chacun notre homme. Il fallait économiser les munitions. Après ce serait la mort. D'autres petites photos encastrées dans le texte montrent des fleurs aux formes bizarres, aux couleurs violentes ou suaves. Les plus belles orchidées du monde s'épanouissent dans cet enfer aux mille traîtrises empoisonnées. Il répète Jamais ? Elle fait alors lentement pivoter sa tête de gauche à droite, aller et retour, deux fois. Puis ses lèvres remuent. Elle dit Nous l'avons toujours su. Il dit Non. Elle dit Si. Nous le savions depuis le commencement. Toute cette nuit nous l'avons su. Au-dessus (ou plutôt au-dessous maintenant) des frondaisons devant lesquelles tournoie le nuage des moustiques on peut toujours lire, mais renversées, les lettres composant les mots [EL INDOMABLE][1] rappelant ces inscriptions tracées avec une fougue et une précipitation clandestines sur un mur nocturne en larges coups de pinceau déchiquetés aux extrémités comme des planches brisées et hérissées d'échardes en dents de scie. Le déchiffrage des lettres à l'envers, de droite à gauche, plus lent qu'une lecture normale, semble conférer aux mots épelés syllabe après syllabe ce poids et cette bizarre solennité de messages au sens caché qu'ils prennent lorsqu'ils sont laborieusement articulés par les enfants ou les analphabètes : [CON...TRA...TO] (CONTRATO), [PER...VER...SO] (PERVERSO), [HOY] (HOY), [FLO...RI...DA] (FLORIDA), [DES...DE] (DESDE), [LAS] (LAS) [10] (10) [HRS] (HRS), [MA...YO...RES] (MAYORES) [DE] (DE) [21] (21) [ANOS] (ANOS). Les syllabes décryptées l'une après l'autre, les mots, les groupes de mots, semblent s'inscrire en surimpression, à la fois monumentaux et dérisoires, au-dessus du brouhaha confus des voix :[TI...VO...LI] (TIVOLI) : [TO...DO] (TODO) [UN] (UN) [DIA] (DIA) [PA...RA] (PARA) [MO...RIR] (MORIR). Le parallélogramme citronné que le soleil de plus en plus haut au-dessus de la cime des pins projette sur le mur s'étire de plus en plus pour former un losange, mais pas encore tout à fait. Si certaines des images qui illustrent les annonces sont, la tête en bas, facilement lisibles (comme par exemple la silhouette noire de la femme nue sous sa chemise transparente), d'autres, plus complexes, n'offrent au regard, soit en raison de la médiocre impression du journal, soit à cause de l'exiguïté de leurs dimensions, qu'une incompréhensible confusion de taches noires et blanches. Au bout d'un moment il cesse d'essayer de déchiffrer la page d'annonces. Avec l'ensemble de ses titres emphatiques, ses noms de cinéma évoquant des plages de luxe, des palais, ses alléchantes photos de personnages aux attitudes passionnées, le journal abandonné sur le tapis vert semble échoué là, insolite et vain, comme ceux que l'on peut voir onduler, détrempés et à demi déchiquetés, sur l'eau sale des ports, ou encore enveloppant une botte de poireaux, continuant à proposer sans espoir les fragments de mots, d'images, arrachés à un monde violent, déclamatoire, et enfermés dans des rectangles bordés de noir, comme des faire-part de deuil.

Claude Simon


"Deux Personnages"

"Deux Personnages", Art Press, 2, fev.1973, p.14-15 (accompagné d'un détail d'une esquisse de David : Esquisse pour le Serment du Jeu de Paume, Musée de Versailles).
(Repris dans Les Géorgiques).

La scène est la suivante : dans une pièce de vastes dimensions, un personnage est assis devant un bureau, l'une de ses jambes à demi repliée sous son siège, le talon du pied soulevé, le pied droit en avant et à plat, le tibia formant avec la cuisse horizontale un angle d'environ quarante-cinq degrés, les deux bras appuyés sur le rebord du bureau, les mains tenant au-dessus une feuille de papier (une lettre ?) sur laquelle les yeux sont fixés. Le personnage est entièrement nu. Quoique d'un certain âge, comme en témoigne l'empâtement du visage aux traits épais, aux bajoues prononcées, la pratique régulière d'exercices physiques sans doute, comme certains cavaliers ou certains militaires, a conservé au corps une robuste musculature dont, malgré l'embonpoint, on peut suivre les saillies sous la couche de graisse, les plis du ventre eux-mêmes, en dépit de la position assise qui accentue son relâchement, s'étageant, puissants, comme chez ces vieux lutteurs dont le poids, loin de gêner la force, y ajoute encore. Un second personnage plus jeune, entièrement nu lui aussi, se tient debout de l'autre côté du bureau, dans la pose classique de l'athlète au repos, le poids du corps portant sur la jambe gauche, le bras droit pendant verticalement, le bras gauche replié serrant contre la poitrine un carton rectangulaire sur lequel la main vient se refermer. Chez lui également, une pratique constante des exercices physiques a développé une forte musculature, pour l'instant sans défaut. On voit se gonfler le biceps du bras replié. Le torse, dont les pectoraux et les abdominaux sont fermement dessinés, fait songer à ces plastrons des cuirasses romaines artistiquement modelés, reproduisant dans le bronze les détails d'une académie parfaite. Au bas du ventre, à peine renflé et glabre, le sexe court, terminé en tétine par le repli du prépuce, repose sur les bourses pleines des testicules qui le projettent légèrement en avant. Sous la peau fine, on peut suivre le parcours des veines, plus saillantes sur les avant-bras, le dos des mains, les tibias et les pieds qu'elles enserrent comme les racines d'un arbre. Le contraste entre la nudité des deux personnages et le décor, les meubles de style, confère à la scène un caractère insolite, encore accru par la facture du dessin exécuté sur une feuille de papier (ou une toile d'un grain très fin) à l'aide d'une mine de plomb soigneusement et constamment (de façon presque maniaque) réaffûtée par l'artiste au cours de son travail. De même que les corps nus sont dessinés avec une froideur délibérée détaillant des anatomies stéréotypées apprises sur l'antique, les objets qui les entourent, la pièce où se tiennent les deux personnages, sont figurés avec cette sécheresse qui préside à l'exécution des projets d'architectes proposant aux regards non pas des monuments déjà existants mais des combinaisons et des assemblages de formes nés de leur imagination, ne renvoyant qu'à eux-mêmes, et les lignes grises d'une incroyable finesse, tirées au cordeau ou arrondies suivant des courbes parfaites, tracent des frontières non pas entre des solides (les chairs, le bois, le marbre) et l'air qui les entoure, mais entre des surfaces blanches qui s'emboîtent selon leurs inflexions ou leurs angles. Il est évident que la lecture d'un tel dessin n'est possible qu'en fonction d'un code d'écriture admis d'avance par chacune des deux parties, le dessinateur et le spectateur. Ainsi, de même qu'en géométrie descriptive il est convenu que deux droites qui se croisent signifient ‑ et non pas représentent ‑ l'existence d'un plan, l'espace qu'enferment les murs est simplement suggéré par quelques traits indiquant les arêtes des dièdres qu'ils forment entre eux ou avec le plafond, ou encore le carrelage dont le dessin apparaît dans une perspective rigoureusement calculée. Au-dehors, par les rectangles des hautes baies, on aperçoit une longue façade (celle de quelque palais sans doute) aux trois rangées de fenêtres surmontées de frontons (triangulaires au premier étage, en arc de cercle au second, les fenêtres du troisième et dernier étage étant entourées d'un simple bandeau en saillie), dessinée elle aussi avec la patiente et méticuleuse précision d'une élévation, seulement au trait, le tout (de même que les meubles, le bureau, le fauteuil) sans ombres, celles-ci étant réservées au rendu des muscles sur les deux corps nus qui prennent dans ce cadre d'épure un relief d'autant plus bizarre qu'aucune ombre non plus ne s'étend à leurs pieds, comme s'ils se trouvaient là, marmoréens et bosselés, semblables à des personnages détachés d'un bas-relief et collés ensuite sur la feuille de papier et non pas assis sur un siège ou debout sur le carrelage au froid décor géométrique. Il semble que l'artiste, suivant une sélection personnelle des valeurs, ait cherché, dans la scène proposée, à nettement différencier les divers éléments selon leur importance croissante dans son esprit comme en témoignent les factures particulières dans lesquelles il les a traités, soit, premièrement : les objets inanimés (outre le carrelage, les murs, les meubles, les fenêtres et le paysage extérieur, on peut voir aussi, figurés de la même manière, c'est-à-dire au trait : une grande carte ancienne suspendue sur l'un des panneaux, avec sa rose des vents, ses chaînes de montagnes en formes de taupinières, les contours déchiquetés d'une côte aux caps rocheux, les fleuves sinueux et branchus ‑ et aussi une grosse mappemonde, entourée à l'équateur d'un anneau zodiacal et montée sur un socle à trois pieds) ; deuxièmement : la chair, les corps aux muscles, aux veines et aux accidents soigneusement dessinés et ombrés, tout entiers semblables à des marbres grisâtres ; troisièmement enfin : les têtes des deux personnages qui sont non plus simplement dessinées et ombrées mais peintes à l'aide de couleurs broyées à l'huile, exactement comme s'il s'agissait de statues dont un facétieux plaisantin aurait entrepris de colorier les visages et les coiffures à l'imitation de la chair véritable et des cheveux. Pour l'un d'eux, celui qui se tient debout de l'autre côté du bureau (en dépit de l'existence d'un siège qui semble être là pour accueillir les visiteurs), la couche de peinture appliquée sur le marbre s'arrête un peu au-dessous du menton. Ses cheveux très noirs sont ramenés sur les tempes en mèches comme plaquées par un coup de vent qui l'aurait assailli par-derrière. Son visage, aux traits déjà durs quoique juvéniles, est impassible, dissimulant peut-être une vague ironie ou un vague mépris. Sa tête est légèrement rejetée en arrière, dans une position réglementaire dont il semble exagérer à dessein la raideur. Il émane de lui quelque chose d'à la fois servile et hautain, sans doute la réaction instinctive d'un homme jeune en présence d'un personnage plus âgé et plus important. Sur ce dernier, assis au bureau, le travail de coloriage a été plus poussé. Non content de peindre le visage puissant et sanguin, un peu congestionné, l'épaisse chevelure châtain qui commence à grisonner, l'artiste, poursuivant plus loin, a habillé les épaules d'une tunique bleu roi, au col montant et rouge, sur lequel retombe la forte crinière. La couche de peinture bleue s'arrête net (hormis quelques dérapages du pinceau) au-dessus des mamelons, et la tunique est ornée d'épaulettes aux franges dorées qui pendent sur les bras à la chair grisâtre, nus jusqu'aux mains que le coloriste, exerçant à nouveau son talent, a pour ainsi dire gantées de peau humaine, légèrement rougeaude aussi, surtout vers l'extrémité des doigts qui se serrent sur la feuille de papier d'un blanc jaunâtre, peinte avec minutie en trompe-l'oeil, avec les faibles ombres résultant des pliures du papier et les lignes d'écriture tracées d'une encre couleur rouille. Il est significatif que les deux visages ne soient pas seulement esquissés, comme le fait d'habitude un peintre lorsqu'il commence un tableau, posant ici et là quelques rapides touches de couleur pour établir l'harmonie générale, quitte à revenir sur telle ou telle partie, la reprendre même entièrement selon l'évolution de l'oeuvre en train : tout au contraire, la facture de chacun d'eux est d'un « fini » poussé jusque dans les moindres détails (par exemple une verrue sur le bord de l'une des narines du personnage assis) et, manifestement, l'artiste n'y changera plus rien. En outre, quoique la vaste pièce ne prenne jour que par les trois hautes fenêtres situées d'un même côté, la lumière diffuse (à l'opposé, entre autres, des éclairages réalistes et contrastés de certains peintres hollandais) contribue encore à l'insolite de la scène, baignant les visages de toutes parts, comme celle, artificiellement répartie, qui tombe des verrières des ateliers d'artistes où, dans le silence, posent sur des estrades les modèles nus dont les flancs respirent calmement sans déranger l'immobilité de leurs corps figés dans des poses de statues devant des paravents drapés de serges vertes. Ceci ajouté à l'absence de toute autre couleur (tant sur les corps ombrés que sur le fond, les meubles) et au fait que l'artiste a poussé aussi loin que faire se peut la finition des parties peintes (seul un bleu léger, un simple frottis, plus indicatif que représentatif, a été passé au-dessus du dessin minutieux de l'architecture sur laquelle ouvrent les fenêtres, et sans même remplir la partie supérieure de celles-ci) semble confirmer qu'il ne s'agit pas là d'une toile inachevée, mais d'une oeuvre considérée par son auteur comme parfaitement accomplie et où, par la vertu de la couleur, sont volontairement privilégiés et distingués de leur contexte les deux visages, les épaulettes dorées, les mains du personnage assis et la lettre qu'il est en train de lire.

Toutefois, un examen plus attentif de l'image donne à penser que son auteur a hésité quant au moment de l'épisode qu'il a choisi de mettre en scène. On peut voir en effet (quoiqu'elle ait été soigneusement gommée et apparaisse maintenant d'un gris très pâle, comme fantomatique) que la main droite du personnage assis a été primitivement dessinée dans une position différente : détachée de la lettre que continue à tenir l'autre main, elle se soulève un peu, les doigts à demi déployés en éventail, dans un geste à la fois négligent et impérieux, comme celui de quelqu'un qui congédie un inférieur ou un importun, l'index en direction de la porte. La question subsiste cependant de savoir si ce geste (ce congédiement) se place avant que le destinataire ait pris connaissance de la teneur de la lettre (que l'autre personnage à l'expression légèrement narquoise en dépit de son attitude respectueuse semble déjà connaître), ou pendant sa lecture, ou après, afin de préserver sa solitude pour la lire encore car, tandis qu'il continue à agiter mollement sa main, l'homme assis ne relève pas la tête, le regard toujours fixe, comme hypnotisé, sur la feuille de papier dépliée.


"Essai de mise en ordre de notes prises au cours d'un voyage en Zeeland (1962) et complétées"

"Essai de mise en ordre de notes prises au cours d'un voyage en Zeeland (1962) et complétées", Minuit, 3, mars 1973, p.1-18.
(Non repris).

palais rose dans le fond vaporeux pastel derrière ces buissons de pivoines roses aussi en carton aux couleurs délavées

pomme de mât d'abord au-dessus de l'appui de la fenêtre boule légèrement aplatie en bois verni couleur miel puis immédiatement au-dessus flamme vert émeraude claquant tendue presque à l'horizontale par le vent humide puis le fanal puis le pavillon de la compagnie carré en damier soit quatre carrés deux mauves et deux rouges le tout s'élevant avec lenteur comme par une machinerie de théâtre à mesure que l'eau monte dans le bief

boîtes roses dans la nuit mouillée où demi-nues

l'autre chromo sur le mur au-dessus du second lit : Incroyables et Merveilleuses concert de chambre harpe extravagants chapeaux en croissants de lune noirs faces-à-main ronds de jambes redingotes de nankin rayées jaune et violet bleu et blanc ou prune larges revers croisés basques deux boutons sur les reins mollets cambrés dans les bas blancs souliers à boucles merde dans des bas de soie

odeur fade de bouillon dans le (quoi : salon, bar, café ?) du bac. Parois de bois, tables de bois, le tout marron. Type aux cheveux jaunes frisés yeux bleus globuleux et fixes vingt-cinq ans environ trempant dans le bol fumant un gâteau qu'il mastique ensuite regardant sans voir droit devant lui par les fenêtres carrés où parfois surgit de la brume tout près le flanc d'un cargo haute muraille défilant rapidement l'eau jaune du fleuve crêtée fouettant les tôles rivetées rejaillissant en aigrettes épineuses un instant puis happé par la brume le carré gris de nouveau vide dans le châssis de bois marron et le halètement poussif de la machine qui fait trembler les cloisons

poussiéreux décor décoloré architecture vaguement assyrienne les chapiteaux des colonnes en formes de tulipes corniches de carton soutenues par des éléphants de carton peint couleur pastel aussi les trompes annelées pendantes se recourbant en crosses

le vingt-trois février 1780 à l'Opéra de Besançon un jeune capitaine au régiment de Toute Artillerie...

dépliant touristique sur la table du hall Air India cortège d'éléphants fardés petit oeil rusé entouré d'un cercle rose sur l'épaisse peau craquelée Route des épices Sumatra Java Malaisie

la péniche elle-même restant invisible cachée par l'appui de la fenêtre seulement le mât avec sa flamme et son pavillon écartelé rouge et mauve glissant maintenant avec lenteur de droite à gauche puis un second mât flamme rouge-blanc-bleu fanal pavillon carré divisé celui-là par sa diagonale en deux parties bleu foncé et bleu clair orné d'un S blanc la boucle supérieure dans le bleu marine l'autre turquoise le tout sur la mer grise le ciel gris

cris rauques des mouettes tournoyant près de l'embarcadère le serveur du bac vidant un seau puis disparaissant à l'intérieur eaux grasses sans doute épluchures à la dérive sur l'eau noire où flottent des taches huileuses (rose, mordoré, vert Nil, bleu pétrole en volutes irisées qui s'enroulent et se déroulent avec lenteur plumages exotiques d'oiseau-paradis Surabaya)

mer libre là-bas où commencent à tracer leurs routes

grincements de machinerie et lente ascension du rideau de carton velours rouge drapé en trompe-l'oeil aussi rampe de quinquets : sur la scène se tient un chevalier en armure (baudrier doré, longue épée au côté, cotte de maille, touffes de cheveux dépassant du casque ogive de chaque côté au-dessus des oreilles) qui s'avance dans le parc du palais rose vers une adolescente au costume vaguement mauresque (large pantalon rouge bouffant serré aux chevilles et haute ceinture bleu canard sous les seins voilés de gaze, lourds bijoux d'or) assise sur la margelle d'un puits de carton parmi les buissons de pivoines en fleurs. Des compagnes aux robes diaphanes souriantes entourent le chevalier et la jeune fille l'une vêtue d'une robe gris mauve se penche pour cueillir une fleur l'autre un genou en terre (robe vert pâle) tend vers le chevalier...

lettre à son père Besançon le 17 mars 1780 pour lui annoncer (à MONSIEUR Monsieur de Saint André en fon* château près St ANTONIN en Rouergue ‑ encre brun pâle papier jaunâtre écriture disciplinée serrée conséquence sans doute de ses heureuses dispositions pour les sciences exactes calcul différentiel azimuts angles de tir et composition des poudres ponctuation rajoutée après coup un peu au petit bonheur d'une autre plume plus fine) : ... notre connaisfance est l'effet du hasard, elle tient un peu du romanesque, qu'il vous fuffise pour le moment que je vous apprenne qu'elle s'est faite au spectacle ; Mademoiselle h...r est d'une des meilleures familles d'holande, dans un état monarchique la naisfance donne de l'agrément, dans la fociété telle qu'elle existe la fortune est necesfaire pour vivre heureux, mais dans cet état comme dans celui de la fimple Nature, les qualités de l'âme font feules jouïr du bonheur, que me reste-t-il à désirer ? la conformité dans nos idées

le bruit assourdi d'une sirène arrivant de loin c'est-à-dire le plumet de vapeur blanche achevant déjà de se dissoudre lorsque l'oeil alerté. Vibration attardée dans l'air, le navire glissant avec lenteur

... tend vers le chevalier un bouquet son visage cependant tourné vers la jeune princesse dont elle semble quêter l'approbation le maintien des autres suivantes exprime la curiosité la retenue et le ravissement le chevalier...

majestueux dans la bande horizontale d'eau gris vert par-delà et au-dessus de la digue peint tout entier en rouge framboise superstructures blanches cheminée rouge framboise aussi à sigle blanc sur le fleuve couleur de bile

... avance le bras gauche et la jambe gauche son bras droit est replié la main ramenée vers la poitrine et un peu en avant à hauteur du bas du sternum la tête rejetée en arrière (armure d'acier bleuâtre) il dévisage la jeune princesse en costume d'odalisque qui appuyée d'un bras sur la margelle du puits la main un peu en arrière de ses fesses tend vers lui son autre bras dont un voile mauve et transparent

la conformité dans nos idées et dans nos goûts nous attacha mutuellement à notre converfation, le peu de talens que j'ai acquis de moy-même

quelque chose d'à la fois moyenâgeux et oriental vaporeux palais rose babylonien costumes mauresques et cotte de mailles

plusieurs pendantes comme des chemises sales rouillées dans une vitrine du musée de Topkapi Déchirures dans l'acier tricoté Coups de lances ou d'épées ? Oeil cherchant à discerner sur la rouille un autre brun croûteux comme celui qui macule le long caftan de brocard couleur prune quel sultan déjà (Bajazet ?) dans une autre vitrine bizarre coup de sabre ou plutôt sans doute de yatagan porté horizontalement non à la gorge mais sur le haut de la poitrine un peu au-dessous de la base du cou et la chemise de lin jaunie plissée à l'encolure nouée par un cordonnet déchirée et ensanglantée de brun aussi

la conformité de nos goûts

insipide histoire sans doute ténor ou contralto chantant les amours contrariées de la fille de l'émir et du croisé empêtré dans son armure se déplaçant sur la scène dans un bruit de casseroles Genre Norma peut-être ? Centurions et druidesses sur un air de tarentelle napolitaine Beaux cris Dormo entrabi non vedren che li percuote... Ou plutôt Enlèvement au sérail ? Turquerie poudrée en style d'églogue ou de bergerie. Goût de l'emphase qui lui restera jusqu'à ses derniers jours tout au long d'une existence houleuse successivement par la suite conventionnel régicide et général d'Empire sang sperme ferveur républicaine amours et canonnades aussitôt transmués par lui en rimes ou proses de carton

L'ennui, l'impatience, la fatigue de la longue séance prolongée pendant soixante-douze heures caractérisaient tous les visages. Chaque député montait à son tour à la tribune. Y passaient des visages rendus plus sombres par les pâles clartés et qui d'une voix lente et sépulcrale ne disaient que ce mot : « La mort.»

heure où les bateaux profitent de la marée pour entrer ou sortir du port d'Anvers Double et solennelle procession Se suivant à la queue leu leu à environ cinq cents mètres d'intervalle les deux files se croisant les uns gagnant la mer libre les autres entamant la remontée du fleuve

... calculant s'ils auraient le temps de manger avant d'émettre leur opinion tandis que des femmes, avec des épingles, piquaient des cartes pour comparer les votes ; des députés qui tombaient de sommeil et que l'on réveillait pour prononcer ; le fond de la salle était transformé en loges où les dames, dans le plus charmant négligé...

habile à sentir le vent tourner colosse plus tard au masque sanguin posé sur des cols chamarrés d'uniformes et griffonnant sans relâche au hasard des suspensions de séances des bivouacs des jours de captivité ou des relais de postes sur le premier bout de papier venu quelquefois à en-tête de l'Assemblée Nationale d'autres de l'armée d'Italie une fois même au dos d'un rapport d'inspection de prison brouillons d'élégies ou récits de ses aventures recopiés plus tard avec soin dans un gros cahier format registre aux pages couvertes de sa réglementaire écriture de sergent-major couleur rouille maintenant

Bouches de l'Escaut Centurions et légions là aussi dans un bruit de casseroles Plates et spongieuses étendues de tout temps parcourues par la soldatesque lui-même quand Commissaire à l'armée du Nord coiffé d'un de ces extravagants chapeaux à plumes écharpe et cocarde tricolore de représentant du peuple en mission investi des pleins pouvoirs « destituer, retirer le commandement et même faire arrêter...» 1792. Siège de Nieuport Mais plus tard plus tard Elle déjà morte alors Veuf inconsolable la huguenote « holandaise » sous la terre au fond du vallon romantique Occasion d'autres rimes

Sous le feuillage épais de cet antique érable
Lise quels fouvenirs s'offrent à ma mémoire
quels sentiments divers s'agittent dans mon coeur
le Vallon du Callepe a vu fuir ce bonheur
apprends que dans ces lieux l'amante la plus tendre
etc.

Malinconia Restes couperosés du fringant officier à perruque poudrée qui paradait à l'Opéra de Besançon (Ledoux architecte : péristyle aux épaisses colonnes sans doute baguées de cubes lignes froides)

objet des voeux de nombre de cavalliers, je l'emportay sur tous. Comme je vous l'ai dit Mademoiselle h...r est d'une des meilleures familles d'holande, fon grand-père fut député aux états généraux comme premier noble de fa province, cette famille occupe depuis plusieurs siècles les premières places de la magistrature d'hamsterdam, son oncle...

les deux mâts le pavillon aux quatre carrés mauves et rouge en damier et l'autre mi-partie bleu et vert disparus maintenant Au-delà de la digue l'Escaut si large ici qu'on n'en distingue pas l'autre rive et où continuent à se succéder les gros cargos lents superbes

1780 Plutôt donc Couperin Rameau Flûtes et hautbois Glück peut-être Iphigénie en Tauride Cette soprano obèse dans son péplum à la grecque tombant en plis cannelés immobiles colonne que ses suivantes semblaient pousser sur la scène rigide et droite comme montée sur roulettes et d'où sortaient les sons incroyables d'une voix de rossignol Poignante histoire encore avec poignard sur tendre gorge de colombe Armures ferraillantes là aussi gestes drapés du grand prêtre promettant les vents favorables

heure favorable de la marée long cortège majestueux vers la mer libre un rayon de soleil fusant un instant presque horizontal déjà fugitif éclat doré sur le flanc scarabée de l'un puis tout s'éteignant Celui rouge framboise déjà presque hors de vue tout là-bas vers le couchant Un tout noir maintenant château arrière et superstructures bleu cobalt

tête renversée sous le couteau cou offert se gonflant invertébré tunique plissée inspirée bas reliefs marbres antiques et ceinture haute mettant en valeur les. Mode impudique Blancheurs et nichons roses. Coiffées de sortes de casquettes aux visières démesurées et portant sur leur bras leur traînes qui dévoilent les jambes de marbre. Et eux avec leurs cravates haut nouées, comme des pansements à furoncles, engoncés dans leurs redingotes aux cols démesurés aussi sur lesquels retombent les longs cheveux sales. Coiffure dite en oreille de chien. Thermidoriens. Bas de soie et merde. Bites de chien alors aussi sans doute pour les fesses de marbre. Callipyges sous les longues robes à l'antique troussées. Frénétique appétit de vivre. Paris redevint très gai. Il y eut famine, il est vrai, mais le Perron rayonnait. Puis ouvrirent ces bals des victimes où la luxure impudente roulait dans l'orgie son faux deuil.

grand cargo gris bas sur l'eau allongé superstructures blanches cheminée et mâts jaunes

... sans chapeau et sans cravate il avait un habit bleu ciel une culotte de nankin et des bas de coton. On s'aperçut qu'il tenait dans ses mains un petit sac de peau blanche sur lequel il était écrit Au grand Monarque, Lecourt, fournisseur du roi et de ses troupes rue Saint-Honoré près celle des Poulies à Paris. Il se servait de ce sac pour retirer le sang caillé qui sortait de sa bouche. Les citoyens qui l'entouraient observaient tous ses mouvements quelques-uns d'entre eux lui donnèrent même du papier blanc (faute de linge) qu'il employait au même usage en se servant de sa main droite seulement et en s'appuyant sur le coude gauche

manqué de peu lui-même d'y laisser sa tête avec l'affaire de Nieuport (semblable mer gris ocre sans doute et semblable ciel gris ocre aussi) et des cinq mille soldats anglais épargnés. Par chance pour lui celle de Robespierre. Mais eu chaud. D'où probablement par la suite son zèle thermidorien puis consulaire. Bas de soie et diamants.

... déposé sur la table de la salle des séances du comité. Une boîte de sapin qui contenait quelques échantillons de pain de munitions envoyés de l'armée du Nord fut posée sous sa tête et lui servit en quelque façon d'oreiller. Il resta cependant près d'une heure dans un état d'immobilité qui faisait croire qu'il avait cessé d'être.

demi-nues dans les vitrines roses

Au moment où l'on y pensait le moins il se mit sur son séant releva ses bas se glissa subitement en bas de la table et courut se placer dans un fauteuil. A peine assis il demanda de l'eau et du linge blanc. Pendant tout le temps qu'il resta couché sur la table lorsqu'il eut repris connaissance il regarda fixement tous ceux qui l'environnaient et principalement les employés du Comité de salut public qu'il reconnaissait il levait souvent les yeux au plafond mais à quelques mouvements convulsifs près on remarqua constamment en lui une grande impassibilité même dans les instants de pansement de sa blessure qui dut lui occasionner des douleurs très aiguës. Son teint habituellement bilieux avait la lividité de la mort.

fourni à Monsieur le Général La Plaine Saint André
par Richard Joallier Cour de Harly n° 21
Un collier de 63 chatons de brillants montés à jour
pesant 21kts/4/32, avec façon
.............4.300 f
Un peigne forme couronne avec (illisible) de 109 brillants
montés à jour pesant 17kts/4/8 avec façon
.............2.460 f
Etc., etc., le tout pour un total de 9.292 f (papier d'un blanc verdâtre, encre brun noir, écriture bien formée de comptable)

mouettes grises à têtes noires comme un capuchon perchées sur les pilotis de la jetée noirs aussi passés au goudron ventre blanc ailes grises pattes noires

centre mondial du diamant autrefois. Canaux noirs à l'eau morte. Détritus, cageots à demi submergés entre les épaisses plaques de glace brisées puis ressoudées par les derniers gels. Escadre grise par les glaces (où donc ? quelque part non loin) enlevée d'assaut par une charge de cavalerie (Hoche, Kléber ? image grisâtre dans le livre d'histoire) Peaux d'oranges aussi parmi les épluchures flottantes au milieu des glaçons

quel duc ou roi ? (hautes bottes, chapeau à plumes d'autruches) peint tout entier dans une gamme de gris formés par le mélange des deux complémentaires orangé-bleu avec prédominance tantôt de l'un tantôt de l'autre jusqu'à leur emploi pur (rubans bleus, touche d'orangé sur la lèvre inférieure)

filles dans les vitrines boîtes roses dans la nuit mouillée nichons généreusement dévoilés à l'étalage

juste le temps de voir le nom PRINZ WILLEM VAN ORANGE muraille rivetée noire rouge au-dessous de la ligne de flottaison battue par les courtes vagues jaune sale rejaillissant puis disparu lui aussi dans la brume. A une autre table une grosse femme en robe longue (corselet ajusté, jupe bouffante) rayée bleu et blanc, simple châle, gros bras nus malgré le froid à la peau rose vif assise aussi devant un bol de bouillon brûlant. Plaques d'or rectangulaires de chaque côté de ses tempes, maintenues par la coiffe. Comme des yeux supplémentaires (étincelant en même temps que les verres de ses lunettes chaque fois qu'elle bouge la tête). Ou plutôt des organes radars au bout des antennes des insectes cuirassés de noir mordoré.

... objet des voeux de nombre de cavalliers... Au foyer sans doute pendant l'entracte. Eclairage aux chandelles. Essaim de jeunes officiers cavaliers, artilleurs virevoltant autour d'elles. Tricornes, habits bleu ciel pincés à la taille, minces épées de cour. Visages de femmes pas plus gros qu'un poing sous les immenses coiffures montgolfières, corselets pointus, jupes ballons et pieds minuscules. ... vous voyez que ces avantages joints à 130 mille livres de fortune asfurée sans compter les espérances du côté de son père, entouré de parents riches et vieux, en font un parti considérable...

sauce pour faire passer l'indigeste poisson : parpaillote

Après le gris un noir château blanc cheminée jaune à bande rouge. Un autre gris, sur lest sans doute, vert au-dessous de la ligne de flottaison, haut château à l'arrière d'un blanc immaculé, cheminée en arrière du château jaune étoile rouge, gros mâts de charge en tubes métalliques ramenés à la verticale formant portiques

canaux aux eaux mortes bordés par les riches et sévères façades des banquiers et armateurs huguenots. Diamantaires. Juifs portugais. Vitrines aux intérieurs style concierge cosy-corners cretonnes à fleurs lumières tamisées rose orange tout baignant dans une couleur bombon peignoirs dévoilant leurs seins bombons poudrés

... et je ne vous parle pas d'une maison montée en argenterie vesfelle platte meubles et linge de toute espèce ainsi que les diamans que l'oncle a donné nommément à sa nièce...
inventaire notarié plus tard lorsque contestation avec le frère :
Un cabaret d'argent pour présenter les verres
Six chandeliers d'argent
Deux girandoles à trois branches qui entrent dans deux des chandeliers
Deux cafetières d'argent
Un pot à lait d'argent
Six services d'argent à la vieille mode mais très pesants
Une grande cuillère percée pour puiser les olives

etc.

intérieur hollandais petit maître école Vermeer Pièces en enfilade lourde draperie au premier plan pelucheuse à dessins verts ocre et bleus Effet de lumière sur un mur blanc au fond dans l'encadrement d'une porte ouverte Carrelage blanc et noir en perspective (losanges décroissants) Deux femmes dont l'une vue de dos est agenouillée devant un coffre de chêne dans le jour oblique qui tombe de la fenêtre invisible à gauche éclairant le mur blanc crémeux Bras à la peau tendue rose vif comme la paysanne du bac

cargo vert amande château blanc cheminée verte étoile rouge forêt de mâts de charge blancs Autre à l'interminable pont nu sans mâts pétrolier sans doute château massif blanc à l'arrière percé de rangées de fenêtres cheminée jaune bande noire en haut Répartis ici et là (le cortège montant et le cortège descendant) épinglés sur la bande de soie grise qui occupe environ le quart du rectangle de le fenêtre

aunes de drap cuivres vesfelles platte villes mises à sac Vlissingen Middelburg Breskens terre spongieuse noirâtre gorgée d'eau piétinement innombrable dans un bruit de succion empreintes des bottes des fers des chevaux au fond desquelles sourd peu à peu une eau boueuse ciels détrempés boueux eux aussi pour ainsi dire peints dans une pâte épaisse nuages aux ventres marron un ou deux rayons de soleil perçant parfois ici ou là par une déchirure divergents étincelant sur la flèche de quelque clocher un beffroi minuscules de loin en loin comme la pointe d'un clou là-bas sur l'horizon plat puis s'éteignant

bouts de nichons rose abricot dans la lumière géranium

gare de Rosendaal verrière sale wagons verts aux vitres sales épaisses puanteur de cigare dans la compartiment fumeurs Usgang Toiletten chef de train à la haute casquette marron et sacoche de cuir noeud ferroviaire Quai N°1 Berg-op-Zoom Goes Middelburg N°2 Dordrecht Rotterdam N°3 Breda Capitulation de Grille de lances hachant le paysage bleuté dans le fond où s'étirent obliques les fumées des villages incendiés chapeaux à plumes encore armures d'acier noir étincelant décorées de bronze aux cuissards annelés comme des abdomens de hannetons les deux capitaines ennemis s'avançant l'un vers l'autre chapeau bas mains tendues loyaux sourires Tas de cadavres ici et là dans la plaine fumante et les dernières charges d'escadrons pas avertis sans doute sabrant les fuyards morts additionnels honneurs de la guerre

je suis venu pour apporter non la paix mais l'épée

JESUS KOMT ! en grandes lettres noires irrégulières baveuses sur le flanc jaune d'un hangar en planches toit de goudron noir à côté d'une ferme en briques rouge violacé Allée d'arbres dépouillés penchés par le vent Etroits et longs pâturages séparés par des fossés où l'eau reflète la lumière métallique du ciel Bateau qui s'avance au milieu des vaches plus haut que les maisons

vaporeux palais de carton rose bombon... cette mère tendre aussi respectable que la mienne prévit des difficultés à cause de la différence des cultes mais uniquement préoccupée du bonheur de sa fille et croyant remarquer dans mes qualités personnelles tout ce qu'elle imaginait pouvoir la rendre heureuse reçut avec bonté la déclaration de mes sentiments et ne me dissimula pas quelle trouverait chez son mari des préjugés difficiles à vaincre, mais je sens que de cette femme dépend mon bonheur

le même vingt ans plus tard empâté visage léonin engoncé dans son haut col bleu brodé de dorures à parements rouges d'artilleur. Inconsolable triste vallon du Callepe et antique érable. Factures de joalliers néanmoins. Tempérament sanguin toujours tourmenté de la braguette. Livré par la cour de Naples à un corsaire barbaresque (captivité dorée au demeurant, reçu par le bey, promené en voiture) s'enquiert aussitôt des possibilités de bonnes fortunes. Turqueries pour de bon cette fois. Prose :
j'ai su d'un Renégat qui avait été gardien des Capucins à Naples qu'il est plus facile pour un musulman d'en avoir qu'il ne l'est en Europe pour un homme à succès. Je demandai fi les chretiens avaient les mêmes facilités, mon renégat me rapporta alors qu'un Capitaine Marchand hollandais fut accosté par un Juif qui l'introduisit dans une maison où se trouvait une jeune Turque. Malheureusement la populace qui l'avait vu rentrer s'attroupe et cerne la Maison, on faisit le Capitaine, le Juif et la femme, leur procès f'instruit et Malgré toutes les démarches du Consul Batave on apprit un matin que la Musulmane avait été noyée dans un fac, le Juif brûlé et le hollandais coupé en morceaux par le Peuple

conservé de sa période jacobine l'habitude d'écrire Peuple avec une majuscule

Une paire de boucles et pendeloques de 6 roses et 36 brillants montés à jour pesant, etc. A Madame Demarais Actrice célèbre. Autre occasion de couplets

Capitaine Marchand hollandais parti des eaux grises et des ciels gris

s'éloignant peu à peu comme tiré en arrière repoussé par les remous de bave gris vert du sillage l'embarcadère sur l'autre rive. Bout du monde. Langue de terre basse où poussent de longues herbes jaunes courbées par le vent. Trois maisons de briques dont l'une porte une enseigne ronde mi-partie rouge et blanche Amstel Beer, et les pulsations de la machine poussive qui font trembler la vieille carcasse de bois. Personne d'autre que le type aux yeux bleu faïence et fixes et la paysanne aux bras rose vif

rose : diamant taillé à facettes par-dessus et plat en dessous. Pendentifs et vers accompagnés sans doute de friandises enrubannées. Boîte de bombons rangées de sucreries (comment s'appellent ces boules où la crème solidifiée s'étire en pointe au sommet ?) vert pâle et roses dans collerettes de papier plissé

le fond de la salle était transformé en loges où des dames, dans le plus charmant négligé, mangeaient des oranges et des glaces, buvaient des liqueurs. On allait les saluer et l'on revenait. Les huissiers, du côté de la Montagne, faisaient le rôle d'ouvreuses de loges d'opéra. Quoique l'on eût défendu tout signe d'approbation, néanmoins, de ce côté, la mère duchesse, l'amazone des bandes jacobines, quand elle n'entendait pas résonner fortement le mot mort, faisaient de longs : Ah ! ah !

s'éloignant aussi les mouettes à têtes noires perchées sur les pilotis noirs. Un chat tigré regarde par la fenêtre de l'habitat d'une péniche au flanc noir, l'encadrement de la fenêtre peint d'un vert cru

JESUS KOMT rangées de nichons sucrés

en même temps que le crépuscule la nuit commença à tomber délayant encore le paysage détrempé. Quelque chose où pas terminée encore la séparation des éléments eau terre et air. Brune impalpables gouttelettes s'affalant lentement sur la terre imbibée d'eau, terre en suspension dans l'eau boueuse des canaux et des fleuves

Rose tamisé dans la nuit mouillée. En contrebas du niveau de la rue pour la plupart. Vue plongeante sur les cretonnes et les tièdes intérieurs abricot. Estrade surélevée quelquefois à une fenêtre sur l'un des côtés : une assise dans un fauteuil de cuir genre cabinet de dentiste, cigarette, bottes de cuir lacées, jambes croisées de sorte que vue en contre-plongée sur le dessous marbré des cuisses et un peu de broussaille (ou de dentelle ?) noire

chope d'étain d'une main jambes étalées en V hautes bottes de cuir souple à revers éperons l'autre main fourrageant sous la jupe de la servante dépoitraillée. Nez tavelé d'ivrognes violacés burinés à l'eau-forte même technique du cuivre que pour l'écorce des vieux chênes crevasses bourrelets de chair indiqués à l'aide de petits traits nerveux courbes comme des griffes des virgules broussaille noire con ténébreux largement fendu au bas du ventre accroupie ombre d'encre pissant jet dru bruit comme une jument. La même posant ventre adipeux lard jaune huileux à demi soulevée appuyée sur un coude parmi les draps moites défaits Danaë

supputant la pluie d'or. Dames hollandaises de condition résidant à Neuchâtel venues pour un soir écouter l'opéra. Vacillante rampe de quinquets éclairant les chanteurs par en dessous ombres inversées sur les visages Eurydice organe de bronze des ténors soprano tonneau montée sur roulettes à la voix comme des paraphes calligraphiés boucles aux tendres inflexions revenant sur elles-mêmes s'entrelaçant, pleins et déliés

Régiment Toute Artillerie. Bouches à feu. Couleuvrines de bronze patine verte aux gueules béantes de lions ou de chimères aux crinières également de bronze aux poignées ouvragées

vieux lion à la crinière blanchie et au visage couperosé froissant nichons roses contre les épaisses broderies d'or de sa tunique bleu roi. Gouverneur militaire d'une ville conquise pièces à signer rapports sur le bureau (acajou décoré de sphinges aux mamelles dorées) feuilletant distraitement les bulletins de victoire « ... un mois d'investissement, quinze jours de tranchée ouverte, trois jours de feu et deux assauts sanglants ont...» et les rapports de police puis, l'aide de camp sorti de la pièce, il retourne l'un des feuillets et griffonne au dos un quatrain galant

immensité spongieuse où piétinaient les légions soldatesque de toute époque lansquenets du Saint Empire Reîtres Gardes suisses Régiments des lances Infanterie castillane aux cuirasses en forme de proues éperons boueux et rouillés cheminant dans un bruit multiple de succion exténués porteurs d'étendards à la soie alourdie par l'eau pendant en courbes flasques comme des voiles repliées ou que parfois le vent de mer déploie ondulant avec leurs animaux héraldiques griffus bicéphales noirs sur fond vert vif rouges sur fond jaune bavures sombres dans la soie détrempée presque noires dans le vert marron dans le jaune

presque nuit maintenant. Bruine toujours diluant unifiant ciel et terre l'ensemble s'assombrissant gris bleuté. Lumières des grands cargos allumées depuis un moment déjà glissant sur le fond indistinct d'eau et de ciel ardoise. Plus espacés toutefois. Dernière éclusée sans doute de la journée : s'élevant de nouveau lentement pomme du mât fanal allumé flamme triangulaire pavillon carré vert bordé d'une bande rouge, presque noire dans le crépuscule. Poudroiement argenté de la bruine au-dessous du lampadaire de l'écluse.

taquinait aussi la peinture et le dessin. Paysannes napolitaines (aquarelle rehaussée d'encre de Chine) Montreur de marmotte (mine de plomb) Tombeau arabe (fusain), les vers sur le triste vallon et l'antique érable encadrant une aquarelle qui représente un mausolée de style antique (cube aux coins cornus) : IDILE (sic) sur la mort de marianne h....r. Larmes détrempant le papier ou plus probablement le pinceau maladroit trop chargé d'eau. Tons terreux. Rehaussé aussi d'encre de Chine : hachures rouillées par les ombres.

sirène rauque basse longuement comme ces boeufs la nuit garés sur les voies de triage

ici combien de fois en devançant le jour
respirant du matin la douceur bienfaisante
sur tes lèvres de feu je respirai l'amour

mausolée donc là-même où il la baisait dans la rosée du matin. Décor et vers délavés trace inconsistante et pâle de

plus rien que leurs feux de position là-bas suspendus sans pesanteur ni ciel ni mer glissant

sperme et sang bite au gland congestionné cramoisi furieuse fourrageant dans broussaille noirs profonds au burin teint de roses et de lys tyrans assoiffés Déesse Raison en péplum montée sur roulettes homme Raisonable qui cherche le bonheur transports d'un amant

« Ajoutons ici un détail de quelque intérêt. Un employé hébertiste et des bureaux de Carnot voyant le blessé si souffrant mais en pleine connaissance s'aperçut que par moments il se baissait avec effort et portait ses mains au jarret. Il approcha et lui détacha les boucles de jarretière de sa culotte et abattit quelque peu ses bas sur ses mollets. Robespierre, à ce service, fit un effort pour parler, et dit encore d'une voix douce :« Je vous remercie, Monsieur.» Ce retour au langage du vieux passé fut-il instinctif chez l'homme qui en avait gardé les formes ? ou bien crut-il la Révolution finie avec lui, la République en lui morte ? »

la direction de l'hôtel*** à Goës (prononcer Rhhououze) affirme que le futur roi de Rome y fut conçu, dans une chambre que l'on montre encore, par un nain corse coiffé d'un bicorne de gendarme (bite pas plus grosse qu'un petit doigt, dit-on) rebondissant sur le ventre blanc d'une princesse autrichienne Impératrice des Français (croyez-moi, rien ne vaut ces Allemandes !)

les premiers parvenus sans doute maintenant à la mer libre les vagues obscures commençant à les attaquer leurs étraves se soulevant et s'abaissant avec lenteur leurs routes se séparant divergeant perdant peu à peu de vue leurs lumières chacun seul bientôt dans la vaste nuit la rumeur liquide : tout entier rouge framboise superstructures blanches cheminée rouge framboise à bande blanche, noir château bleu cobalt, gris allongé superstructures blanches cheminée et mâts jaunes, vert amande château blanc, le dernier roi, rouge au-dessous de la ligne de flottaison château blanc mâts de charges ocres en V, chocs sourds des lames de la mer du Nord montant à l'assaut en lignes parallèles noires crêtées de bave phosphorescente à perte de vue remplaçant le clapotis de l'Escaut

les murs du salon de l'hôtel à l'épais tapis vert rouge et ocre sont revêtus de carreaux de faïence brillante représentant chacun dessiné en bleu d'un pinceau souple un soldat, un cavalier, un arquebusier, un lansquenet, les uns montés sur leurs chevaux aux lourdes croupes, cabrés, les autres déchargeant leurs armes, courant, la pique en avant, leurs visages pourvus d'une courte barbe impassibles sans le casque saladier : ils s'alignent en rangées superposées, enfermés dans leurs petits carrés quelquefois couverts d'un fin réseau de craquelures brunes comme un filet ou de la boue séchée, une jambe ployée coup de pointe en avant et à droite, coup d'estoc, coup de pointe à un ennemi couché, cuisses pressant les flancs bombés des montures...

sucre rose

goût pour le spectacle celui-là aussi et les actrices en dépit de son petit zizi Mademoiselle Georges superbes nichons rochers de chair bleus dans le clair de lune (crayon gras rehaussé de gouache sur ingres pervenche) nonchalamment étendue lac du nombril emportée par des chérubins ailés le front ceint d'un ruban

vent de mer noir humide se ruant dehors sur l'étendue plate sans obstacles noire piétinement multiple spongieux d'armées mortes errantes dans les ténèbres ciel noir chevaux animaux bicéphales noirs sur soies noires seul bruits aciers entrechoqués parfois et succion guide peut-être en tête pataugeant porteur d'une lanterne à la flamme vacillante les cinq ou six premiers derrière lui extirpés de la nuit visages éclairés par en dessous comme au théâtre lumières posées en touches grasses empâtées huileuses comme une boue dorée éclat sur le fer d'une pique

... chacun des petits soldats bleu faïence bataillant pour son propre compte à l'intérieur de sa case comme à l'entraînement régulièrement répartis sur le champ de manoeuvre indifférent au voisin à gauche à droite au-dessus au-dessous à droite et en haut à droite et en bas à gauche et en haut à gauche et en bas, neuf ainsi, puis, à mesure qu'on recule, les détails des vêtements, des armures se fondant, les craquelures s'estompant, le champ de vision s'agrandissant, les petites silhouettes figées dans des attitudes de meurtre se multipliant selon les lois du carré c'est-à-dire 1+8+16+24, etc.


"Progression dans un paysage enneigé"

"Progression dans un paysage enneigé", Études Littéraires, IX-1, avril 1976, p.217-221.
(Repris dans Les Géorgiques).

I

Il s'enfonce au petit trot dans le bois. Sans presque qu'il ait à la guider sa monture se faufile entre les troncs noirs des arbres. De temps en temps il est obligé de se pencher sur l'encolure pour éviter une branche basse. Deux petits nuages de vapeur fusent des naseaux de la jument. Ses sabots s'enfoncent en silence dans la neige. Les seuls bruits que l'on entende sont ceux du souffle de l'animal, parfois coupé par une expiration plus violente comme un éternuement, un tintement d'acier (le mors et le filet mâchonnés, le fourreau du sabre contre l'étrier) ou le craquement assourdi d'une branche morte que la jument écrase au passage. Parfois le déplacement de l'air, ou peut-être les imperceptibles vibrations du sol frappé par les sabots, font se détacher d'une branche un paquet de neige qui glisse lui aussi sans bruit. Il perçoit seulement un choc léger sur son chapeau ou une épaule, comme celui d'une main qui se poserait doucement. A la cadence du trot les paillettes brillantes glissent par saccades, poudrant le rabat d'une sacoche, le drap de sa culotte au genou. Elles ne fondent même pas au contact de l'étoffe et s'éparpillent peu à peu. Toutefois quelques fines traînées restent accumulées le long des coutures, dans les fronces du cuir et les plis du vaste manteau dont il a rejeté un pan par-dessus son épaule. Le ciel est gris, bas, d'une couleur de fer. Quand au sortir du taillis il met la jument au galop, le souffle de celle-ci se fait plus rapide. A chaque foulée l'air chassé par les poumons fait claquer rapidement l'une contre l'autre les lèvres molles.

II

C'est tout juste s'il a besoin de déplacer légèrement sa main pour infléchir la course de la jument qui se dirige au petit trot vers la lisière du bois, se faufilant entre les troncs des arbres. Sur la blancheur de la neige les troncs semblent d'un noir uniforme. De près l'écorce des bouleaux apparaît pourtant d'un gris argenté, rosé par endroits, parsemée de fentes horizontales et charbonneuses, comme les lèvres de blessures. Les pins ont d'épaisses écailles d'un brun rougeâtre. Les sommets des écailles retiennent de minuscules entablements de neige accumulée. Deux fuseaux de vapeur bleuâtre s'échappent régulièrement des naseaux du cheval. Chassés d'abord vers le bas, ils s'élèvent lentement dans l'air glacé où ils se dissolvent. Malgré la protection du gant un étau douloureux écrase l'extrémité des doigts de la main qui tient les rênes. Autour de lui les troncs verticaux passent les uns derrière les autres comme les barreaux de grilles animées d'un lent mouvement horizontal, à des vitesses qui varient selon la distance. Les sabots s'enfoncent sans bruit dans la neige où ils laissent l'empreinte des fers. Parfois la neige accumulée force la jument à ralentir et elle n'avance plus qu'au pas, levant haut ses jambes de devant, comme si elle piaffait, dégageant son arrière-train par de petites croupades et laissant derrière elle dans la neige un profond sillon coupé d'éboulis. Son souffle alors s'accélère. Dans les bottes durcies par le gel, les pieds semblent faire bloc avec le cuir. Le ciel bas a une couleur métallique légèrement cuivrée. La jument donne de musculeux coups de reins pour se dégager des congères. Il l'aide à prendre appui sur le mors en élevant la main qui tient les rênes et serre les cuisses pour se maintenir en selle. Secoués par les efforts vigoureux de l'animal, le fourreau du sabre et un étrier s'entrechoquent avec un tintement clair dans le silence qui l'absorbe aussitôt. Aucun vent n'agite la cime des arbres. Parfois, sans raison apparente, sans que rien n'ait bougé dans les taillis, sans qu'il ait vu s'envoler un oiseau, des paquets de neige se détachent, glissent de rameau en rameau, entraînant d'autres paquets en une petite avalanche qui se pulvérise sur une branche basse, et la vitesse plaque sur son visage une poudre de paillettes scintillantes qui ne fondent même pas à la chaleur de la peau, restent attachées aux barbes du drap et s'accumulent peu à peu, au rythme du trot, dans les plis drapés de son manteau. Il tient toujours haut les rênes, prêt à relever la tête du cheval s'il butait contre un obstacle, une des branches mortes, invisibles sous la neige, et que l'on entend parfois craquer avec un bruit assourdi.

III

Le froid enserre ses pieds dans des bottes de fer. Il peut le sentir gagner lentement de proche en proche et remonter le long de ses jambes. De petits amas de neige retenus par de faibles aspérités font paraître plus sombres les troncs argentés des bouleaux dont l'écorce, d'un rose délicat par endroits, se crevasse d'entailles horizontales, comme des bouches noires aux lèvres éclatées. Il y a aussi de la neige gelée sur les fûts écailleux des pins, d'un gris mauve, dont les saillies offrent des rugosités où elle s'accroche, recouvrant parfois complètement d'un côté sous sa couche grumeleuse les troncs entre lesquels se faufile le cheval au petit trot à peine guidé par les infimes déplacements de la main. Bientôt une légère vapeur s'élève autour du poitrail et des épaules du cheval qui parfois ralentit, prend le pas et peine pour se dégager d'une congère, arrachant ses jambes l'une après l'autre, balançant son encolure et s'aidant de coups de reins nerveux, en proie à un léger affolement que le cavalier calme de la voix, obligé toutefois de serrer les genoux et de se pencher en arrière pour amortir les soubresauts du grand corps musculeux. Le ciel est sombre, décoloré, les masses étirées des nuages immobilisées en une succession de bandes faiblement boursouflées formant un plafond continu, sans une fissure, modelées ton sur ton à la mine de plomb dans un dégradé de gris métalliques, presque noirs devant lequel s'entrecroisent les extrémités fourchues des branches. Il lui semble qu'un clou de glace est enfoncé sous chacun des ongles de la main qu'il élève maintenant à hauteur de sa poitrine, tendant les rênes pour permettre au cheval de prendre appui sur le mors, l'aider à se dégager des congères et l'empêcher de trébucher s'il s'embarrassait les jambes dans une branche morte invisible sous la neige. Le silence semble absorber aussitôt tous les bruits. Comme si la calotte striée des nuages bas, étroitement soudée à l'horizon de la plaine enneigée, enfermait la forêt, le paysage tout entier, sous un couvercle d'acier qu'aucun son ne parvient à traverser. On n'entend pas un seul oiseau dans le bois. Même pas le froissement furtif d'une petite bête surprise, s'enfuyant dans les fourrés. Pas un chant, pas un appel. Pourtant, tout à l'heure, alors que le cheval peinait, enfoncé jusqu'au poitrail, il a pu voir les empreintes délicates laissées sur la neige par des pattes en forme de trident : un chapelet de minuscules éventails dessinant des arabesques paresseuses, sans but apparent, revenant parfois sur elles-mêmes, se recoupant, traçant des boucles. Par endroits les effets du vent, les tourbillons entre les arbres, ont modelé la neige en forme de vagues et sous les épaisses crêtes d'écume solidifiée on peut voir les herbes courbées par leur poids, solidifiées aussi, gelées et jaunies, nécrosées. Ses pieds lui semblent pris dans des étriers de froid. Dès qu'il s'est dégagé de la congère il remet le cheval au trot. Toutefois le mouvement n'amène aucun réchauffement. Souvent il est obligé d'incliner son buste en avant ou sur le côté pour éviter d'être griffé par une branche basse ou passer au-dessous, ou encore il sort sa main gauche de sous son manteau pour écarter un rameau. Parfois aussi il sent soudain sur son chapeau ou sur son épaule un poids léger qu'aucun bruit n'a annoncé, et le paquet de neige glisse en se brisant dans les plis du manteau. D'autres fois c'est comme un brouillard de paillettes impalpables qu'il reçoit sur le visage. Elles pénètrent dans son nez, ses yeux et sa bouche où elles fondent rapidement. Elles ont une saveur métallique, comme des particules de fer, de la limaille, pas désagréable. Celles qui restent accrochées à ses sourcils ne fondent pas et en levant les yeux il peut voir une frange blanchâtre et floue. Malgré le pan du manteau qu'il a rejeté sur une épaule et dans lequel s'engonce son menton quelques cristaux s'infiltrent sous sa cravate dans le col de sa chemise. Le fourreau de son sabre tinte à chaque foulée du cheval contre l'étrier droit et avec le souffle de la bête c'est le seul bruit que l'on entende, insolite, énorme, dans la chape de silence. Il arrive aussi que lorsqu'ils passent sous une branche lourdement chargée, les trépidations pourtant imperceptibles du sol, ou encore le déplacement de l'air, déclenchent la chute d'un gros paquet de neige qui tombe avec un faible chuintement, comme une cascade, un rideau blanc, juste après leur passage, s'affalant sur le sol avec un bruit mou, poudrant quelquefois la croupe du cheval sur laquelle les cristaux scintillent un instant avant de s'éteindre. De la vapeur s'élève du pelage mouillé. La robe acajou du cheval est teintée de sombre par la neige fondue et la sueur : de petites taches d'abord, ocellée, puis des pans entiers, presque noirs. Le cou aussi commence à s'humecter de sombre sur les côtés. Se détachant sur le blanc absolu de la neige, les parties où le poil est encore sec semblent presque rouges. De petits glaçons restent pris dans la crinière noire. Au sortir des derniers taillis, dans la plaine, la neige balayée par le vent est moins épaisse et l'on peut même voir les extrémités des chaumes qui crèvent la croûte gelée. Pendant quelques instants il continue au trot et il peut maintenant entendre la mince couche de glace qui craque sous les sabots. A la fin il serre un peu les jambes et met le cheval au galop.


"Le Régicide"

"Le Régicide", La Nouvelle Critique, juin-juil. 1977, p.45-46.
(repris dans Les Géorgiques).

L'ambassade à Naples. Sa solitude. Son arrivée de nuit, au milieu des feux de joie pour Aboukir. Le lendemain, en ouvrant ses fenêtres sur le quai de la Chiaia, il découvre la flotte anglaise mouillée dans la rade. La surface de la mer aux molles ondulations de glycérine, pâle, décolorée par l'excès de lumière, comme poussiéreuse, comme recouverte d'une pellicule d'infinitésimales et scintillantes particules de marbre.

(comme si les îles aux roches blanchies, les statues brisées, les colonnes, etc...)

Obligés d'entrer dans le détail curieux il est vrai, mais malpropre, de la diplomatie (anglaise et européenne), dans l'intérieur triste et sale de cette cuisine politique, on doit prier le lecteur de résister au dégoût. Omnia munda mundis. Il faut... etc., etc. pénétrer dans les lieux les plus immondes.

La poisseuse puanteur suspendue dans la chaleur de septembre, l'été épuisé : légumes pourris, melons, choux, huile rance, merde. Noires nuées de mouches. Détritus, épluchures, ventres blêmes de poissons morts, ordures qui flottent, montent et descendent mollement sur l'eau le long du quai. Les énormes navires de guerre, noirs aussi, dans le poudroiement lumineux, immobiles, avec leurs rangées de sabords peints en blanc. Les mêmes sans doute à travers lesquels il a dû s'enfuir en Corse. Leurs noms de monstres, de héros, de déesses et de muses (l'Alexander, le Goliath, l'Audacious, le Minotaurus, le Colossus, Thétis, Terpsichore) empruntés à l'Antiquité de même que les toilettes des femmes, les longues robes nouées sous les seins et surmontées des masques craquelés et vermillonés des vieilles reines et des vieilles duchesses coiffées d'aigrettes, de plumes, au regards écarquillés (écaillés) d'oiseaux.

Pitt y régnait sans conteste : sur le royaume, le palais, la reine, la chambre à coucher et le lit royal. Caroline, soeur de Marie-Antoinette, était gouvernée absolument par un intrigant irlandais, son ministre Acton, et une effrontée galloise, Emma Hamilton, qu'elle aimait éperdument. Pourquoi ces honteux détails ! Le voici. Cette fille d'une beauté puissante et quasi virile, à la tête sensuelle et basse...

Et Nelson auquel il a enlevé un oeil au siège de Calvi. Plus la racaille d'émigrés, de favoris, de conseillers, de bravis, de généraux tudesques. Lui là-dedans. Talleyrand qui ne répond pas à ses lettres, fait le mort. Sa harangue au roi. Debout, colossal dans son uniforme bleu à parements rouges d'artilleur. Sa stature d'Hercule (un mètre quatre-vingt-neuf), son visage puissant, son épaisse crinière rejetée en arrière. Il lit les phrases maladroites dont il a laborieusement refait et raturé plusieurs fois le brouillon.

(Ratures : passage de son Journal où les mots biffés, les surcharges chaotiques, semblent superposer sur la page les strates de lave, les cités rayées d'un trait, les couches accumulées de temps, d'ossements, de ruines :

«_j'ai été voir portici et pompeya dans la» étaient

même journée pompeya et herculanum furent

deux villes de lempire romain elles

recouvertes par une éruption du vésuve enlan

de ces deux

79 de l'ère chrétienne la première fut le par

villes couvertes

des Cendres la feconde par la lave la première

le fut d'une croute peu épaisse la feconde fut

enfevelie a plus de 60 pieds de profondeur

dernière épaisfe

cette ville a été détruite par la lave qui est

formée par une fusion dont le résultat donne

qui fit corps avec les maisons

une pierre trez dure, le hazard a fait décou-

portici

vrir toutes les deux villes est bâti sur Hercu-

lanum, etc.»

...cette Sybille, cette bacchante, cette Vénus, était un espion... etc. Elle déshonora Nelson. L'amiral borgne et manchot accorda aux caresses effrontées d'Emma ce qu'...

Il tient les feuillets à la main. Son écriture rapide, à la fois disciplinée et impulsivement bousculée, l'encre brune, , les lettres scintillant parfois encore de ces paillettes aux reflets mordorés (éclats verts) dont on saupoudrait les pages pour les sécher, la plume accrochant le papier pelucheux, s'écrasant, bavant les boucles des lettres bouchées par des empâtements, la page étoilée çà et là par ces bavures, ces surcharges hâtives. A côté du fauteuil de Ferdinand, celui de la reine ostensiblement vide. Il lit toujours.

...ce qu'il eût refusé à la reine. Non content de violer la capitulation qu'il venait de signer, il employa ses mâts victorieux à pendre...

Les lignes souvent si pâles, l'encre diaphane, transparente, rose : avec leurs festons irréguliers de jambages, d'entrelacs, de ratures, d'arabesques, de paraphes, elle s'étirent sur les feuillets jaunis comme de minces bandes de ces dentelles déchiquetées et fanées qu'on trouve au fond des vieilles malles, comme un fantôme évanescent de parole, de pensée, d'histoire...

...ses mâts victorieux à pendre les chefs prisonniers de la République de Naples... Elle exigea, obtint du dogue hébété que la pavillon britannique servît de potence. Et sous ces gibets, devant ces martyrs, une bacchanale effrénée eut lieu, dont purent rougir...

Derrière le trône, dans le fond (on se hausse pour le voir, on se pousse du coude, parfois peut-être un ricanement), le chatoiement ombreux des uniformes aux couleurs éclatantes ou suaves : ivoire, prune, amarante, réséda, amande, grenat, bronze, jonquille, noisette, azur. Croix d'or et de diamants constellant les poitrines. Le peintre les fait scintiller au moyen d'enpâtements nerveux, brefs, négligents.



"Parenthèse"

"Parenthèse", Revue de la Bibliothèque Nationale, printemps 1985, p.3-6, ill. coul. (accompagné de photo d'oeuvres de Rauschenberg).
Annoncé comme à paraître dans un "ouvrage en cours intitulé Complément d'information".

...de même que les cousins et la joyeuse bande d'amis l'adoptèrent aussi, non seulement par affection pour elle (poussés peut-être par une certaine curiosité, un certain respect et une certaine admiration pour celui qui avait su triompher de cette imprenable forteresse d'inertie), mais encore avec cet inconditionnel enthousiasme d'une jeunesse oisive et dorée pour tout ce qui peut apparaître comme marginal, excentrique, à l'exemple du juif-turc et du violoneux de brasserie, comme ils auraient de même adopté d'enthousiasme dans ce même rôle de séducteur de l'inaccessible et paresseuse Sultane un baryton toulousain ou un comte polonais, sans compter qu'un homme qui ne devait sa situation ni à sa naissance, ni à sa fortune, ni à quelque hasard ou chance, constituait sans doute à leurs yeux un spécimen particulièrement étonnant et attractif, eux dont le seul à porter un uniforme (et le seul uniforme concevable dans leur milieu, c'est-à-dire celui de la cavalerie) ne devait ses galons qu'à la puissante et sénatoriale influence paternelle : un jeune homme un peu gras (il partageait avec sa cousine une même tendance à l'indolence et à l'embonpoint) pour lequel, de l'avis de tous (à commencer par le sien), le concours d'entrée à Saint-Cyr représentait un obstacle aussi évidemment insurmontable qu'il avait finalement été engagé de force aurait-on pu dire si sa répugnance à tout effort ne lui avait pas aussi interdit de s'opposer à une décision prise pour lui, puis hissé (toujours de force : force dîners, force cigares, force lettres à force généraux et ministres) de la condition de simple cavalier à celle de lieutenant de Dragons après, pour la forme, un passage à Saumur où, comme ailleurs, il s'était contenté d'attendre passivement, comme ces gamins que l'on voit assis dans les salons d'attente des dentistes (avec cette différence qu'il était assis sur un cheval et qu'au lieu de feuilleter des revues écornées il offrait le champagne à ses camarades), tandis que la Toute-Puissance paternelle continuait par voie parlementaire à remplacer les galons de brigadier par ceux de maréchal des logis, puis d'aspirant, puis de sous-lieutenant, les regardant se succéder sur les manches de ses tuniques avec la même indifférence que pour l'argent dont il payait les bouteilles de champagne et les pensionnaires des bordels de luxe où sa répugnance à tout effort (par paresse sans doute, il était l'un des rares à n'avoir jamais dédié à sa cousine quelque galanterie rimée : peut-être, à défaut d'esprit, était-ce lui qui avait envoyé sans signature la petite femme en culotte et bas noirs qui faisait des ronds de fumée ?) lui avait fait trouver la solution la moins fatigante à ses problèmes de jeune étalon, placidement assis sur quelque banquette capitonnée, laissant avec la même placidité d'enfant un peu gras élevé par des gouvernantes les filles assises sur ses genoux dégrafer en riant le col de sa tunique, puis faire sauter un à un les boutons de cuivre doré et dégager enfin de ses linges soyeux cette tige sortie de lui, à la peau transparente et veinée de bleu, ce bourgeon gonflé et rose qu'il contemplait avec le même placide et passif émerveillement, une naïve satisfaction, renversé sur les coussins, humectant de champagne sa fine moustache blonde, le regardant se gonfler encore au milieu des rires sous quelque langue experte, disparaître enfin, englouti, tandis que sa main libre se crispait un peu dans le flot d'une chevelure brune, blonde ou rousse qui s'abaissait et s'élevait avec lenteur : le même fragile bourgeon, plus tard, le même organe, et aussi la même phallique et rituelle bouteille au col enrobé de papier doré (comme si, pour lui, l'un et l'autre incarnaient complémentairement les viriles vertus dont il avait fait son credo : la seconde (la bouteille de champagne) à titre d'obligatoire accessoire de tout cérémonial, le premier, selon son état et la nature du liquide expulsé, priapique ou flasque, injurieusement exhibé alors de ce geste ignominieux ordinairement reflété par les parois vernissées des urinoirs)... le même organe donc, mais rétracté, recroquevillé, difficilement extrait de l'élégante culotte de cheval par sa main dégantée, aux doigts gourds, gelés, tandis que le visage empreint de la même impénétrable placidité, de la même animale et puérile satisfaction, le corps aux trois quarts sorti de l'étroite carlingue de toile et de bois, cramponné d'une main à quelque hauban ou quelque longeron, la paire de jumelles pendant sur sa poitrine, il regardait le chapelet de gouttelettes dorées emportées par le vent de l'hélice s'égrener et disparaître parmi les flocons noirs des explosions, fêtant le soir sa première mission et l'exploit accompli (l'acte non de bravoure mais de calme fureur) devant la ou plutôt les sacramentelles bouteilles (il en avait, à l'avance, fait mettre au frais une caisse accompagnée de la mention : « A boire quand même si je ne reviens pas »), avec cette différence que les cols enrobés d'or sortaient d'un seau de ferme apporté par un mécano aux ongles cassés et noirs etqu'au lieu d'être douillettement renversé sur une banquette de velours il se tenait maintenant sur un banc de bois (au mieux une chaise dépaillée) devant une table grossière, la fine moustache blonde de nouveau humectée de perles sur lesquelles scintillait la lueur des bougies, son monocle de nouveau vissé dans l'oeil, les lèvres gourmandes de nouveau placidement étirées par le même vague sourire de satisfaction et d'euphorie, sauf que dans le joyeux tapage et les hurlements de rire qui saluaient le récit du pilote, son regard, ses yeux de chien ou plutôt d'éléphant de mer étaient maintenant voilés par quelque chose que plus jamais aucune langue experte, aucune habile main parfumée, ne pourrait effacer, comme s'il était à la fois présent et absent dans ce mess enfumé, assis sur cette vieille chaise ou peut-être une simple caisse retournée, avec ses bottes veuves d'éperons, son élégante culotte sur mesure, sa tunique de dragon qu'il n'avait pas encore eu le temps de remplacer, son pachydermique embonpoint, arrivé là une fois de plus par recommandation sénatoriale sauf encore (au cours d'une brève permission il n'avait eu avec son père en vêtements de deuil qu'il court entretien à la suite duquel le sénateur effondré avait de nouveau écrit les lettres nécessaires)... sauf, donc, qu'il ne s'agissait plus cette fois d'ajouter un galon à ceux qui ornaient les manches de sa tunique mais, là où il se portait alors, agrafé sur les anciennes tenues de cavaliers, d'artilleurs ou de fantassins, l'insigne pourvu d'ailes dont le port équivalait à peu près un aller simple pour la mort. Comme si quelque chose que l'on n'aurait jamais pu soupçonner chez le placide gros garçon habitué des maisons closes, quelque chose qui, après tout, avait peut-être aussi son siège dans cette partie érectile de son corps, cet organe en quelque sorte à tout usage et fonctions (si après tout il est permis de considérer la haine et l'exécration comme une fonction du corps), lui avait fait dicter à son père la ou les puissantes lettres et, un peu plus tard, acheter cette carte postale, non pas de celles, coloriées, patriotiques et sentimentales que le commerce fabriquait à l'époque, mais choisie (non pas tellement encore par goût ‑ en fait de beautés celles qu'il trouvait dans les maisons de rendez-vous suffisaient à ses besoins ‑ que parce que c'était le genre de cartes postales qu'il savait qu'elle était habituée à recevoir ‑ ou peut-être encore plus simplement parce que le camp d'entraînement où il apprenait son nouveau métier d'observateur (il était déjà trop âgé pour faire un pilote) se trouvait dans la région, reproduisant en sépia le célèbre et angélique sourire d'une cathédrale mutilée au dos duquel il écrivit le nom et l'adresse de sa cousine et, dans la partie gauche réservée à la correspondance les simples mots : « Je les vengerai. Je t'embrasse.», suivis de sa signature.

Car si finalement la mort ne voulut pas de lui (tant bien que mal son pilote réussit à poser dans un champ, criblé d'éclats, l'espèce de cerf-volant ou si l'on prefère de libellule apparemment fabriqué à l'aide de fils de laiton et de percale sur lequel (on pouvait à peine dire « dans ») il allait chaque jour, armé de jumelles et d'un revolver, se promener parmi les explosions de shrapnells ‑ s'arrangeant encore pour y mettre le feu avant que n'arrive la patrouille de la feld-gendarmerie)... si la mort ne voulut pas de lui (par une de ces facéties du Destin, il ne devait mourir ‑ ou plutôt lentement agoniser, lentement étranglé ‑ que vingt ans plus tard, solitaire, plus éléphant de mer et plus imperturbable que jamais, un élégant foulard dissimulant le monstrueux oedème qui distendait son cou, secoué de quintes de toux semblables à des rugissements, cachant sa déchéance physique dans la vieille maison familiale entourée de magnolias au sein de la petite ville où les gens pouvaient le voir passer, coiffé comme son grand-père d'un feutre gris perle, vêtu de complets coupés par un maître tailleur aux mesures de cette obésité héritée sans doute du colossal général d'Empire, maniant lestement une canne au pommeau d'ivoire et courant jusqu'à la veille de sa mort les salons de thé ou les patisseries dans l'arrière-salle desquels les complaisantes serveuses agenouillées (ou les vieilles patronnes) rendaient à cet organe phallique qui avait constitué pour ainsi dire le pivot de son existence leurs hommages mercenaires et buccaux tandis que tassé dans quelque bergère et fourrageant d'une main sous une jupe il s'efforçait douloureusement de faire descendre à petits coups de Porto dans so gosier martyrisé des gâteaux à la crème)... si donc la mort ne voulut pas alors de lui, sur les trois de la famille qui étaient partis, deux avaient déjà été tués, et à moins d'un mois d'intervalle, le premier par une belle journée d'août tandis que peu après une autre balle traversait la carotide du député poète, lequel, à vrai dire, depuis quelques années déjà, n'était plus député, n'avait pas été réélu (n'avait au demeurant rien fait pour l'être, laissant s'entasser autour de son bureau les lettres des solliciteurs et se contentant d'applaudir le sénateur qui parlait pour lui dans les réunions publiques), employant sa liberté retrouvée à écrire des vers, escalader le Mont-Blanc, visiter New-York, hiverner à Majorque, peindre des aquarelles et continuer à envoyer d'un peu partout ces cartes postales au dos desquelles, au contraire de son frère, du gros garçon au pudique laconisme militaire et aux bouteilles de champagne, il s'appliquait (peut-être en souvenir du temps où la capricieuse jeune fille lui imposait ‑ le mettait au défi ‑ de la faire rire chaque matin par correspondance, peut-être aussi par l'effet d'une autre sorte de pudeur) à maintenir jusque sous l'ombre menaçante qui les enveloppait déjà tous ce ton d'insouciante légèreté qu'affectionnait la bande des faux rapins montmartrois et des aimables fils de famille, écrivant au verso d'une carte où l'on pouvait voir une caserne devant laquelle la garde et quelques gamins posaient complaisamment pour le photographe : « Magnac-Laval, le 18 avril 1914 ‑ Mon capitaine, J'ai l'honneur de porter à votre connaissance qu'éprouvant le plus vif désir de retrouver mon régiment dont je vous envoie ci-contre une vue magnifique, je viens de rengager comme adjudant. J'espère que nous allons entrer en guerre et que j'aurai l'occasion de mourir pour le drapeau. Respect. Dévouement. Adjudant C... », la carte rapidement lue, puis tendue avec un joyeux (trop joyeux ?) éclat de rire au-dessus de la table par l'homme au visage tanné, à la barbe carrée, dont l'éclatante tunique de toile blanche s'ornait aux épaules de pattes dorées et en face duquel elle prenait maintenant ses petits déjeuners servis par la jeune négresse à qui, en même temps qu'elle l'affublait de tabliers empesés, elle avait appris à faire cet épais chocolat à l'espagnole qu'elle continuait à boire imperturbablement chaque matin, de même qu'elle continuait imperturbablement à porter sous les soleils tropicaux les ahurissants chapeaux en forme d'abat-jour ou d'exposition florale et les sévères guimpes qui lui engonçaient le cou, la salla à manger aux volets déjà clos en dépit de l'heure matinale comme pour empêcher de pénétrer, endiguer, contenir la poussée extérieure de quelque chose de compact, solide et incandescent qui se glissait par les fentes des jalousies sous la forme de plaques laminées, rigides, où tournoyaient avec lenteur d'impalpables atomes de lumière, la photo au dos de laquelle figuraient les explications à l'usage de la vieille dame (« ...en bas la fenêtre de la salle à manger, puis la balustrade qui borde la terrasse, enfin plus à gauche la fenêtre fermée du petit salon où je t'écris et... ») comme dévorée elle-même de lumière, décolorée, pâle, d'une uniforme couleur soufre ou safran, comme si une implacable couche de poussière, une poussiéreuse et jaune épaisseur de temps ensevelissait la maison, le morceau de jardin entrevu, la terrasse d'où maintenant, appuyée à la balustrade de briques, elle suivait des yeux la tunique de toile blanche qui traversait le jardin, passait derrière le bouquet de bambous, hachée par les découpures des petites feuilles effilées, sèches, poussiéreuses, et disparaissait ‑ la carte toujours entre ses mains, le visage soudain pensif, tendu, pouvant entendre le frémissement des feuilles de bambou faiblement agitées, un moment froissées avec un bruit de papier, palpitant, puis reprenant leur immobilité.

Ou peut-être pas. Continuant peut-être à flotter, invulnérable, hors d'atteinte, dans cette espèce de léthargie, de tiède nirvana, cet orgastique état de végétal épanouissement, ce monde vaguement fabuleux, comme à l'écart pour ainsi dire de l'autre, et où les bruits d'armes, les rumeurs de guerre ne lui parvenaient qu'assourdis, lointains, incrédibles. Plus tard elle raconta que là-bas les gens avaient coutume d'entretenir un boa dans leur jardin, comme en Europe on...



[1] entre crochets : imprimé à l'envers, c'est-à-dire en tournant la feuille de 180° à plat.

* : graphie ancienne du "s" en forme de "f", dans les paragraphes en italique.