INTERVIEW DE RÉGINE DEFORGES
En janvier 1998, Hôtel daiichi, par Patrick Rebollar et Jean-Gabriel Dupuy.
Lundi matin, nous traversons le hall de ce grand hôtel de Shimbashi (quartier de Tokyo) : malgré une acoustique de hall de gare – chacun de nos pas en témoigne –, c’est dans une atmosphère curieusement feutrée que nous parvenons au comptoir de la réception... Lorsqu’apparaît enfin Régine, tout s’humanise spontanément autour de nous, comme si nous formions désormais une tache aux contours identifiables, dans cet univers lisse et aseptisé. Cette excroissance française se dirige alors vers un petit salon cossu, au sixième étage, par un ascenseur se trouvant être la réplique miniature de l’espace précédent.
Régine est en verve et semble ravie de nous rencontrer. Son récit démarre avant même que les micros soient branchés. Ceux-ci l’ont donc saisi en plein vol…
Régine D. : ... Mais ce qui est amusant, pour vous qui êtes professeurs et moi qui étais éditeur, je pense qu’il y a un temps pour tout, pour les livres... Il y a un temps pour certaines lectures. Pourquoi il y a des livres dans lesquels on ne pénètre pas quand on a dix ans, vingt ans, trente ans etc. ? Puis tout d’un coup, le déclic se fait et on est de plain-pied avec une œuvre : ça, je crois que c’est très important.
Nous : Mais on ne sait pas pourquoi !
R. D.: On ne sait pas... Je pense que soi-même on doit changer, soit par ses lectures soit par sa vie. C’est pour ça que je ne pense pas qu’il faille brusquer les jeunes lecteurs en leur disant " qu’il faut lire cela " : il faut le lire si ils sentent que ça correspond à quelque chose.
Nous : C’est-à-dire que pour votre fille, vous n’avez pas préparé un catalogue...
R. D.: Jamais ! Mais jamais je n’ai fait ça à aucun de mes enfants. C’est comme quand de jeunes auteurs venaient me trouver... enfin des jeunes gens ou des jeunes filles qui voulaient être écrivains, et qui me disaient : " Qu’est-ce qu’il faut écrire ? Qu’est-ce qui marche en ce moment ? ", moi je n’avais qu’une envie, c’était de les foutre dehors ! Parce que... être écrivain uniquement dans le but d’être reconnu, de gagner de l’argent ou des trucs comme ça, ça vaut pas la peine, hein ! Je trouve ça très très choquant !
Nous : On peut gagner de l’argent comme ça, mais...
R. D.: Ah bien sûr ! Mais je dis que le succès et l’argent qui en découlent, c’est cadeau ! Au départ, il y a un profond désir de raconter des histoires ou de dire quelque chose, ce qui n’est pas mon cas, ou de...
Nous : Il y a tous les styles, de toute façon...
R. D.: Tout, et dans tous les domaines, tout m’intéresse. Peut-être d’une façon trop désordonnée, ce qui fait que je ne me spécialise pas, entre guillemets, mais je m’en fiche, ce n’est pas mon propos.
Nous : De toute façon vous n’êtes pas enseignante, ni quelqu’un qui a besoin de diriger quelque chose...
R. D. : Moi j’ai besoin d’aller butiner, voir à droite et à gauche à quoi ça ressemble, justement, la littérature. Alors que j’aime beaucoup la littérature japonaise que je sens bien, je crois... enfin... qui me touche beaucoup.
Nous : J’ai lu, ces jours-ci, Le Cahier Volé et je me suis demandé si ce n’était pas la genèse de votre oeuvre, ce " cahier volé "... d’abord je voudrais savoir si c’est une histoire vraie, j’ai l’impression que oui....
R. D. : Ah oui, c’est totalement vrai, authentique. C’est quelque chose qui m’a empêché d’écrire pendant plus de vingt ans. C’était un tel sentiment d’angoisse, de rejet, de peur... et même maintenant, quand j’écris, j’ai peur que l’on me prenne ce que j’écris, voyez, qu’on vienne me le dérober, alors que je ne suis pas du tout une maniaque, je ne prends pas de précautions, je ne suis pas comme certains écrivains qui ont 36 copies de leurs oeuvres. Je ne me prends pas assez au sérieux pour ça. Mais j’ai quand même ce sentiment d’angoisse et aussi l’angoisse de ne pas arriver au bout de quelque chose. C’est peut-être pour ça que je travaille autant, et que je m’obstine autant... Mais ça a été un très très grand traumatisme et il fallait que ça passe par l’écrit pour évacuer. En écrivant cela, j’ai retrouvé toute la haine, tous les sentiments de peur de cette époque, et ça n’a rien réglé ! Enfin, maintenant j’arrive à être plus apaisée, je peux en parler sans avoir envie de pleurer, et j’ai pardonné à mes parents, par exemple, qui sont toujours vivants, à ma sœur, etc. Mais j’ai encore ce sentiment d’injustice, et cette incompréhension du monde adulte, c’est quelque chose que je poursuis jusqu’à maintenant. Je me sens, en permanence, complètement à côté, complètement marginale... Mais dans mes rapports avec les autres, je suis constamment à côté de moi, en train de voir ce qui se passe, de rire de moi... la défense étant la dérision.
Nous : Et c’est ce qui vous a donné l’énergie de tous ces combats ? Moi, après un procès, j’arrêterai. Mais vous, à chaque fois, c’est reparti !
R. D. : Non, mais depuis que je suis très petite, je ne s-u-p-p-o-r-t-e pas que l’on m’interdise ce que je crois juste. Et cette affaire du cahier volé ne fait que renforcer ce sentiment d’injustice : " Comment ? Je ne peux pas être amoureuse d’une fille de mon âge ?... " La première fois que j’ai appris que l’homosexualité existait, c’est elle qui me l’a dévoilé, nous avions une quinzaine d’années, elle s’appelait Manon et m’a dit qu’elle était amoureuse d’un de ses professeurs, une institutrice : moi, je l’ai regardée et j’ai éclaté en sanglots. Je ne savais pas ! J’avais déjà lu Candide, Le blé en herbe, etc.
Nous : Mais la Claudine de Colette était bien amoureuse, un petit peu, de sa maîtresse !
R. D. : Ah oui, mais ça, je ne le savais pas ! Pour moi, tout ce qui était sexuel était lié au mâle et à la femelle. Je ne savais pas ! Et puis après, ça m’a semblé quelque chose de tout à fait normal. Mais l’attitude des adultes, en l’occurrence, dans cette affaire (le cahier volé) a été... nous n’en avons même jamais reparlé avec mes parents. Pourtant le livre est sorti et ma mère a dit à mes enfants : " nous nous sommes mal conduits avec votre mère. " Nous ne pouvons pas en parler.
Nous : L’énergie est intacte !
R. D. : L’énergie, la rage... la haine est intacte ! Mais j’étais une adolescente très " empêchée ", à la fois avec un vrai exhibitionnisme du corps, je me baladais nue sur une périssoire, enfin j’étais très provocante : le corps, j’avais compris que ça ne leur plaisait pas, aux adultes, surtout à cette époque-là.
Nous : Même la façon d’accepter les procès et de recommencer : c’est aussi une forme d’exhibitionnisme, non ?
R. D. : Ah non, non. Moi je fais partie de ces gens qui évitent les emmerdements tant que c’est possible mais, au pied du mur, je crois que je me laisserais fusiller plutôt que de demander pardon parce que c’est une question de dignité. Quand j’étais devant les tribunaux, croyez-moi, j’étais souvent à deux doigts des larmes, mais pleurer devant ces gens-là, non ! Je me serais jetée dans la Seine en sortant ! Ce procès avec les Américains, par exemple, ça me paraissait tellement absurde, tellement malhonnête de leur part... C’est vrai que je m’étais inspirée du début de Autant en emporte le vent, mais ça avait été dit, les journaux en avaient parlé, c’était un jeu, tout simplement... Le plagiat, en plus, est une chose que je méprise, que je trouve malhonnête... J’étais donc relativement sereine, j’étais sûre de gagner. Je trouve que quand on entreprend quelque chose, il faut aller jusqu’au bout.
Nous : J’avais donc cette impression que Le Cahier volé préfigurait toute votre carrière...
R. D. : Oui, de même que La Mort propagande, d’Hervé Guibert, que j’ai publié, est un livre prémonitoire. Il raconte sa vie et sa fin.
Je suis bibliophile depuis ma plus tendre enfance, j’ai une passion pour l’imprimé, pour l’écrit...
Nous : Que vous partagiez avec l’une de vos grand-mères...
R. D. : Avec ma grand-mère paysanne, Lucie qui était une " liseuse " comme dirait Dominique Ory, frénétique. Elle avait de l’instruction, pour une paysanne, elle avait eu son brevet. Pourquoi était-elle retournée à la terre ? Sans doute qu’à cette époque ça se faisait comme ça, elle avait épousé quelqu’un qui avait un peu de biens... et cette femme avait toujours des livres dans la poche de son tablier, quand elle allait aux champs. Dans le grenier, il y avait des coffres en bois remplis de ces petites publications à vingt sous, il y avait vraiment le pire et le meilleur. Moi je lisais tout. Quand un enfant aime lire, il lit n’importe quoi...
Nous : Et vous lisez encore beaucoup ?
R. D. : Ah, oui, oui. Je ne peux pas me déplacer sans... j’ai besoin de ça, ce n’est pas une coquetterie de ma part, je suis au delà de tout cela, maintenant : c’est une nourriture. Je ne comprends pas les écrivains qui disent qu’ils ne lisent pas. La littérature est vraiment un aliment pour moi. En ce moment, je lis des romans de Simenon que je ne connaissais pas, je le considère comme l’un des plus grands écrivains du vingtième siècle. Un jour on le reconnaîtra, il sera dans la Pléiade... Avec des moyens si petits, avec une telle économie (soupir admiratif), il vous donne à voir des mondes, des sentiments, des contradictions... c’est EXTRAORDINAIRE !
J’ai eu la chance de le rencontrer, il avait voulu me voir parce qu’il aimait bien ce que je faisais, il avait été très touché par l’amour, pour " L’Amour de Marie Salat ". J’avais été le voir à Lausanne, j’avais passé deux journées avec lui, le personnage n’était pas du tout sympathique, mais ... cette puissance de travail, de pensée, moi ça me...
Nous : Oh mais vous n’êtes pas en reste, vous même !
R. D. : Oh si, si ! Moi j’écris très difficilement. Ces chroniques (dans L’Humanité) pourraient être beaucoup mieux, je le sais parce que je le sens. Je ne suis pas dupe : elles me prennent un temps fou, elles me " bouffent la tête ! "
Nous : Pendant toute la semaine, vous cherchez un sujet ?
R. D. : Pratiquement. Par exemple, j’avais vu une pièce de Jean Genet et je voulais en parler. J’ai reparcouru trois livres de Jean Genet, relu deux pièces, consulté les fameuses revues sur la Palestine, etc. C’est stupide de travailler comme ça parce que je perds beaucoup de temps. En ce moment, j’écris un roman, ça fait un an et demi et j’ai presque un an de retard.
Nous: Vous avez une discipline de travail particulière ?
R. D. : J’essaie d’arriver à ma table de travail entre neuf heures et demie et dix heures : j’y reste en général jusqu’à sept heures du soir.
Nous : Vous n’écrivez pas la nuit ?
R. D. : Non, ça me fatigue trop. Vous savez, quand vous avez passé toute une journée à essayer d’écrire... Car je n’écris pas pendant toutes ces heures, hélas, je sors de là épuisée, épuisée.
Nous : Certains se lèvent très tôt, Claude Simon par exemple, se lève à cinq heures du matin...
R. D. : J’en connais même qui se lèvent beaucoup plus tôt : Jean-Jacques Pauvert se lève à deux heures et demie, Jacques Attali est insomniaque : il fait une journée jusqu’à sept heures du matin, ensuite il prend un petit déjeuner puis il recommence un autre truc. Il ne dort pratiquement pas. Moi je ne dors pas beaucoup mais malgré tout, le soir, je préfère aller dîner avec des copains, traîner...
Nous : À propos de votre premier roman, "Blanche et Lucie", est-ce qu’on peut trouver une analogie avec "Blanche ou l’oubli" ?
R. D. : Aucune ! Il se trouve que Blanche était le prénom de ma grand-mère... Je n’y avais même pas pensé. Mais c’est vrai que j’aime beaucoup l’oeuvre d’Aragon, bien qu’il n’aie pas été très gentil avec moi. Quand j’ai publié le premier livre que j’ai publié, c’était un de ses livres : Le Con d’Irène. Je lui ai donc écrit pour lui demander l’autorisation de publier ce texte : il ne m’a jamais répondu. Un de mes avocats m’a dit : " Vous pouvez le publier, ce livre est clandestin, anonyme, il appartient à celui qui met son nom dessus ".
Nous : Mais Aragon avait changé de situation entre 28 et 68 !
R. D. : Oui, mais en 28 il ne l’avait pas reconnu non plus !
Vous savez ce qu’ils ont fait, au PC, au cours d’une grande réunion ? Ils avaient polycopié et fait circuler le texte et ils l’ont distribué aux gens... (rires).
Un jour, avec mon mari, nous avons été invités au grand théâtre de l’Avenue Matignon, à une représentation autour d’Aragon. Comme nous aimons tous les deux Aragon, nous sommes collectionneurs de ses autographes, de ses éditions originales, etc., nous y allons. Nous nous trouvons alors avec tout le Parti Communiste, tous les apparatchiks du parti étaient là. Nous ne connaissions personne. On s’installe et, tout d’un coup, le rideau se lève et on voit une tête d’Aragon remplissant toute la hauteur de la scène : magnifique ! Une tête sculptée. Très Stalinien ! Et tout d’un coup, la tête s’ouvre, à l’intérieur, un décor et des comédiens : François Perrier, Daniel Mesguich, Chaumette, etc. Ils viennent à tour de rôle lire des textes d’Aragon, les uns après les autres. À un moment, c’est au tour de Daniel Mesguich et on voit rentrer, poussant une voiture d’enfant, une femme nue, énorme, suivie d’un nain nègre. Et puis la femme s’allongeait avec des grâces d’odalisque obèse, genre sumo, voyez... Je commençai à regarder autour de nous car c’était drôle de voir la tête de Marchais en train de regarder ça : glacés ! Ils étaient comme ça ! (elle mime une attitude particulièrement figée). Mais c’était magnifique.
À un moment, Daniel Mesguich entre en scène et raconte Les Aventures de Jean-Foutre la Bite, je ne sais pas si vous connaissez ce texte : " la Bite " vient au devant du joli " Petitcon " emmitouflé, qui descend du train, les mains dans son manchon, et " la Bite " est ému, etc. Tout ça, dans la langue d’Aragon. Mesguich lisait cela le plus sérieusement du monde et à un moment, il part d’un fou-rire, et moi je continue à regarder la salle, je les voyais fondre à vue d’oeil, mais le fou-rire de Mesguich a finalement détendu l’atmosphère : tout le monde s’est alors mis à rire ! C’était un spectacle magnifique, inouï d’un bout à l’autre.
Une seule représentation ; le lendemain, pas un mot dans la presse, juste un peu dans L’Humanité, et ça n’a même pas été filmé ! C’était pourtant un grand moment de théâtre, avec les drapeaux rouges, évidemment, mais on a assisté là au dernier grand spectacle communiste, après il n’y en a plus eu.