IFJ de Tokyo, avril-juin 2015. Le vendredi, de 13:30 à 15:20.
Pas de cours le 1er mai ni le 12 juin.
Calendrier des cours :
- 10 avril : Qu’est-ce que ce livre et pour qui est-il écrit ?
- 17 avril : textes d’introduction et chapitre 1.
- 24 avril : chapitres 2.
- 8 mai : chapitres 3-8.
- 15 mai : chapitres 9-12.
- 22 mai : chapitres 13-16.
- 29 mai : chapitres 17-20.
- 5 juin : chapitres 21-24.
- 19 juin : chapitres 25-26, échos du livre.
Le 10 avril : Qu’est-ce que ce livre et pour qui est-il écrit ?
- Distribution et étude d’un article de Roland Barthes dans Le Nouvel Observateur, 3-10/12/1964 intitulé « La cuisine du sens » (vulgarisation de la sémiologie).
- Précisions sur les 3 voyages de RB au Japon (1966-1968, et non pas en 1970, comme on le lit trop souvent). Citation de quelques articles dans les O. C.
- Lecture d’extraits de Maurice Pinguet, « Le texte Japon », article paru dans la revue Critique en août-septembre 1982 et réédité par Michaël Ferrier dans Le texte Japon, introuvables et inédits…, Paris, Seuil, 2009, p. 29-43.
- Explications sur la collection « Les sentiers de la création » chez Skira.
- À propos du titre. « L’empire », dans « l’empire des signes », est évidemment polysémique : puissance politique et/ou domination physiologique – avec un hiatus puisque « l’empereur » japonais, « tenno », n’est pas politiquement puissant (ah, si je tenais le scélérat qui le premier a traduit « tenno » par « empereur » !…) ; au final, c’est pour dire que le Japon est le pays dans lequel la population est « sous l’empire » des signes (écritures, codes, règles, etc.) plutôt que « sous l’empire du sens » ; les Japonais seraient donc guidés par des signifiants plutôt que par des signifiés – je ne suis pas certain que ça leur fasse plaisir (mais le texte ne leur était pas destiné – c’est l’un des enjeux aporétiques de ce cours…).
Le titre est forgé par Barthes à partir de l’expression classique « l’empire des sens », ou « être sous l’empire des sens » (et non « du sens » – ah, la polysémie du mot « sens » en français…), expression qui existait bien avant le film d’Oshima Nagisa (1976, dont le titre était d’ailleurs Ai no korida, « la corrida de l’amour », Ooolé !!!).
Cette expression caractérisait même une maladie très grave, la « fureur utérine », dans le jargon médical du 18e siècle… - À propos de l’image de couverture originale. Il s’agit très probablement d’une photographie de poupée représentant Murasaki Shikibu écrivant Le Dit du Genji ou son journal. C’est une icône de la culture japonaise (plutôt qu’une « mythologie »). Barthes écrit, pour la table des illustrations : » je ne sais qui est cette femme, si elle est peinte ou grimée » – no comment… Il est également possible que ce soit la poupée du temple Ishiyama-dera, dans la province de Shiga (merci à Katsunori-san pour la source), mais il apparaît que la couleur du kimono, la coiffure et la table sont différentes (l’œuvre a pu été renouvelée depuis l’époque de celle qui figurait sur la carte postale reçue par Barthes ?).
Le 17 avril : textes d’introduction et chapitre 1.
- Présentation du texte de rabat de couverture de l’édition originale (ci-dessous ou ici) :
« Pourquoi le Japon ? Parce que c’est le pays de l’écriture : de tous les pays que l’auteur a pu connaître, le Japon est celui où il a rencontré le travail du signe le plus proche de ses convictions et de ses fantasmes, ou, si l’on préfère, le plus éloigné des dégoûts, des irritations et des refus que suscite en lui la sémiocratie occidentale. Le signe japonais est fort : admirablement réglé, agencé, affiché, jamais naturalisé ou rationalisé. Le signe japonais est vide : son signifié fuit, point de dieu, de vérité, de morale au fond de ces signifiants qui règnent sans contrepartie. Et surtout, la qualité supérieure de ce signe, la noblesse de son affirmation et la grâce érotique dont il se dessine sont apposées partout, sur les objets et sur les conduites les plus futiles, celles que nous renvoyons ordinairement dans l’insignifiance ou la vulgarité. Le lieu du signe ne sera donc pas cherché ici du côté de ses domaines institutionnels : il ne sera question ni d’art, ni de folklore, ni même de « civilisation » (on n’opposera pas le Japon féodal au Japon technique). Il sera question de la ville, du magasin, du théâtre, de la politesse, des jardins, de la violence ; il sera question de quelques gestes, de quelques nourritures, de quelques poèmes ; il sera question des visages, des yeux et des pinceaux avec quoi tout cela s’écrit mais ne se peint pas. »
- Sémiocratie : mot forgé par Roland Barthes (?) = « pouvoir » du « signe ». Moyen de critiquer, en Occident (selon Barthes) la domination du signifié sur le signe, c’est-à-dire grossièrement la domination du sens, du symbole, du contenu SUR la forme textuelle ou sur le dessin des signes. Mais Barthes sous-entend sans doute qu’en Occident, le langage domine et contraint (on pourrait dire aussi formate) les individus, ou que la société est dominée par ceux qui possèdent le plus important capital symbolique, ce qui nous rapproche de l’affirmation de Barthes dans sa Leçon inaugurale au Collège de France (1977) selon laquelle « la langue est fasciste » (parce qu’elle oblige de parler selon les règles des dominants…).
Cf. aussi les commentaires d’Anne-Marie Christin, dans Poétique du blanc : vide et intervalle dans la civilisation de l’alphabet, Peeters, 2000 (rééd. Vrin, 2009, p. 195 et svtes). - Étude des premières pages et de la relation texte-image. 1. « Là-bas. » (p. 11)
Avant de lire le texte qui suit, le mot-titre se met automatiquement en relation avec la photographie en vis-à-vis. C’est donc d’abord un « ailleurs » humain, civilisationnel (et donc culturel), et non pas géographique ou naturel. Le texte confirme cela : il y est tout de suite question d’un « peuple fictif ». Comme l’image de couverture, cette photographie essentialise le Japon dans la mesure où il est directement reconnaissable puisque aucune autre population au monde ne produit de tels artefacts / costumes / maquillages.
Cette première image intérieure forme parenthèse, ou symétrie, avec la dernière, représentant le même acteur, sans doute lors de la même séance photo pour la pochette d’un disque. Sur la première photo, le visage semble inexpressif = le neutre / le signe vide (?), tandis que sur la seconde, celle qui clôt le livre, le visage est souriant, signe – sans paroles – de l’accueil, de l’amitié, de la compréhension. Un diptyque qui est l’un des plus beaux coups sémiologiques de Barthes.
Kazuo Funaki (sur ces deux photos), né en 1944, est un acteur et chanteur connu depuis les années 1960 ; on ne sait si RB l’a rencontré, ou seulement entendu ou vu dans les médias lors de ses trois séjours au Japon, sauf qu’il a conservé ces images comme des documents personnels de ses voyages… - Une nouvelle Garabagne : « Voyage en Grande Garabagne présente des peuples inventés avec des mœurs et des coutumes fantastiques. Henri Michaux ressort de ce voyage à la fois apprivoisé et effrayé. Mais ce sont le malaise et l’inadaptation qui priment malgré la fascination rencontrée auprès de ces peuples. De même, la grande sobriété de l’écriture contraste avec l’imagination et l’invention débridées de l’auteur. De ces entre-deux naît un sentiment d’étrangeté qui n’exclut pas un certain humour froid. » (source de la citation)
Lieu imaginaire, donc, emprunté à Henri Michaux (« Voyage en grande Garabagne », 1936, repris dans le recueil Ailleurs).
Michaux est l’un des très rares voyageurs dont la production textuelle n’est pas faite de récits de voyage documentaires dans lesquels l’idée de supériorité occidentale domine le discours, volontairement ou non. Barthes revendique ainsi une filiation, s’inscrit dans une certaine démarche vis-à-vis de l’Extrême-Orient – sans pour autant aller jusqu’à la position de Victor Segalen dont la réflexion sur « l’exotisme » permet d’envisager de comprendre l’Autre ou l’Ailleurs en renonçant à ses prérogatives occidentales (dans ses Stèles comme dans René Leys, Segalen réalise en partie – longtemps avant – le fantasme de Barthes). - « prélever… un certain nombre de traits », « une réserve de traits » : expressions de la démarche scientifique qui consiste à collecter des informations, effectuer des prélèvements sur un terrain pour en faire l’étude systématique.
Le 24 avril : chapitres 2 (quelques notes).
Page 15. Alors que dans le chapitre 1 (Là-bas), RB fantasme un système symbolique autre qui permettrait d’atteindre un satori, c’est-à-dire une sorte d’extase qui serait aussi une écriture vide de parole = un jeu de signifiants qui n’auraient pas de signifiés, dans le chapitre 2 (La langue inconnue), il rêve, en continuité du 1er chapitre, d’une langue qu’il connaîtrait sans la comprendre = un ensemble de {signifiants + morphologie + grammaire + syntaxe} qu’il manipulerait parfaitement mais sans produire de signification (ou sans savoir quelle signification il produirait).1
Ce jeu provoquerait dans l’esprit (ou la conscience ? la personne ?) une « secousse », un « ébranlement » (mots aussi dans le 1er chapitre, p. 14) qui aurait pour effet (ou visée finale) une sorte de déconstruction des présupposés (inconscients ou invisibles) qui structurent les langues occidentales depuis le grec ancien (le mot « déconstruction » n’est pas employé par RB, alors qu’il apparaît dans De la grammatologie de Jacques Derrida en 1967).
Dans cette langue de rêve (ici métaphore du désir), RB accumule les paradoxes et les impossibilités : éviter la superficialité, concevoir l’inconcevable ou atteindre l’intraduisible. ((Quand certains rêvent de richesses ou de voyages, de belles situations ou de la meilleure compagnie, les rêves de RB concernent les signes, leur système, leur essence : une rêverie toute intellectuelle…)
Page 16-17.
- Sapir, Edward (1884-1939), linguiste et anthropologue, selon qui le langage est un fait culturel qui peut être étudié par l’ethnologue. Il a beaucoup travaillé sur les langues amérindiennes d’Amérique du Nord et sur le yiddish. Il pense que la perception du monde et les représentations produites par chacun dépendent en grande partie du langage, donc que les catégories du langage (couleurs, formes, objets, etc.) déterminent les catégories mentales qui permettent de penser le monde autour de soi. Cette thèse a été combattue par deux anthropologues, Berlin & Kay, qui ont montré que des catégories mentales structuraient des catégories linguistiques…
- Whorf, Benjamin Lee (1897, 1941), élève de Sapir, et co-auteur de travaux avec lui. Il s’intéresse aux langues d’Amérique centrale (hopi, maya, etc.) et défend que la pensée est conditionnée par la langue.
- Granet, Marcel (1884-1940), sinologue français notamment connu pour ses ouvrages intitulés La civilisation chinoise (1929) et La pensée chinoise (1934).
- RB met en avant ces garanties scientifiques sur la dépendance entre culture et langue avant d’en venir au domaine japonais avec « tel propos d’un ami » – probablement Maurice Pinguet. La scientificité débouche toutefois sur du « romanesque intégral » et sur « un paysage » de connaissances, comme si RB restait extérieur à ces débats sur langue & culture. Il s’agissait donc d’un préambule…
- suffixes et enclitiques : Barthes ne donne pas d’exemples, il reste au niveau des idées générales. Suffixes courants en japonais : –san, pour des personnes, –sama, plus respectueux, –sensei, pour l’enseignant, –sacho, pour le patron d’entreprise, etc. Enclitiques du japonais : wa, o/wo, ga, mo, no, ni, he, de, kara, made, yori, sont les plus courants, dont la fonction est de catégoriser dans le discours l’élément auquel il est accolé ; wa suit le thème de la phrase, o/wo pour l’objet concerné par l’action ou la situation, ga pour l’acteur verbal, no pour la relation de dépendance ou d’appartenance entre deux termes, etc. (Ici, je fais exprès de ne pas dire « sujet du verbe » ou « C.O.D. » afin de rester dans le domaine du discours plutôt que dans celui de la grammaire. Voici une bonne présentation des enclitiques.)
À bien y regarder, ces suffixes et enclitiques permettent de catégoriser les éléments sémantiques afin de les structurer dans le discours ; ils créent et font entendre la syntaxe. Ils ne constituent donc pas, comme l’avance Barthes, « des précautions, des reprises, des retards » qui feraient du locuteur « une grande enveloppe vide de la parole » – sans parler de « l’hémorragie du sujet dans un langage parcellé », qui est d’une imagination proprement délirante ! - animé / inanimé : pour les verbes « être » ou verbes d’état, le japonais distingue en effet iru et aru, équivalents d’être et d’il y a, l’un pour des êtres vivants, l’autre pour des objets ou des considérations.
RB s’oppose à la désignation d’êtres de fictions comme des produits du discours – alors que c’est proprement ce qu’ils sont – en mettant en avant l’idéalisme de « notre art » (littéraire et occidental), ce qui n’est pas un grand signe d’ouverture d’esprit…
Ces étonnements de Barthes se relient à des stéréotypes qu’il n’essaie pas de combattre mais qu’il rappelle, au contraire, permettant sans doute la connivence d’une partie du lectorat. - « un verbe sans sujet, sans attribut, et cependant transitif », ce qui peut exister en japonais du fait de l’ellipse de certains éléments dans le discours, est perçu comme un énoncé proche du non-sens et devient un questionnement aporétique qui aurait son origine dans le « zen japonais » : là encore, RB fantasme sur une propriété du discours (ou de la langue japonaise). Mais il a raison lorsqu’il parle d’une différence « radicale » entre les langues française et japonaise. Que cette différence remonte au dhyana hindou (état de concentration atteint par la pratique du yoga) n’est peut-être pas crédible…
Quid de la crédibilité de Barthes ? Ou de la crédulité du lectorat de l’époque ? En 1970, les propositions de RB sont accueillies très positivement par un lectorat qui ne demande qu’à le croire : enfin, un intellectuel français nous explique quelque chose du Japon. En oubliant le préalable de RB : que ce « Japon » est un fantasme – mais c’est la faute à RB, qui n’avait qu’à nommer autrement son fantasme, ou à réellement le garder pour lui-même ; la Garabagne de Michaux, au moins, n’a abusé personne ! - « penser les limites mêmes de la langue » : l’invitation à la critique du langage et de la pensée occidentale doit se faire aussi dans la déconstruction du langage…
Page 20.
- « soupçon sur l’idéologie » : celle que la parole contient, même quand on n’y pense pas. Surtout. Fait penser à « l’ère du soupçon » (Nathalie Sarraute, 1956). Depuis la relativité et le principe d’incertitude, toutes les disciplines s’interrogent sur leurs limites, leur légitimité et leurs marges d’erreur…
8 mai : chapitres 3-8
Chapitre 3, « Sans paroles » :
- Page 21. « masse bruissante » : incompréhension isolante, bulle de tranquillité (sans danger…)
- « quel repos ! » : la fatigue venant, au pays natal, de l’excès de présence de sa propre langue et des effets de sens indésirables.
- la liste en -té : ce que RB ne supporte pas bien (on le comprend, mais sa partialité étonne : pourquoi alors rester au pays natal ? pourquoi ne pas nommer aussi les bons aspects ? RB s’adresse à ceux qui le comprennent à demi-mot, poétique du fragment et du style compact-allusif).
- la « pure signifiance » : respiration, aération, évidence d’un système de communication = souffle vital & rythme ; tout cela d’autant plus perceptible qu’il n’y a pas de compréhension de chaque parole.
- « je vis dans l’interstice » = entre le vide et le plein.
- En italiques, question posée au retour (se débrouiller avec la langue…), et son décryptage = présupposé que la communication ne serait que dans la conversation (parole) ; RB sous-entend d’autres moyens de communication (gestes, attitudes, costumes, etc.) [on peut y ajouter tout ce qu’une personne infère à partir d’éléments de signifiance dans son environnement, ce que « ça peut vouloir dire », ce que « ça doit vouloir dire », souvent vrai, avec marge d’erreur].
- Page 22. « or il se trouve » = pour répondre à la question posée ; « l’empire des signifiants » (qui a peut-être donné son titre au livre) : la puissance des formes, des codes et des règles qui encadrent le langage ou qui donnent un horizon d’attente dans l’acte de communication (d’abord entre Japonais, et plus encore avec un étranger) = « excède […] la parole »
- Cause avancée par RB : « là-bas le corps existe », « tout le corps » = l’expression par le corps lui-même n’est pas restreinte ou interdite (alors qu’en France, cela signifierait « hystérie » ou « narcissisme »), ce qui peut être perçu comme (discrètement) « érotique » – où RB laisse entrevoir sa fascination ou sa séduction pour le corps.
- Exemple proposé : « fixer un rendez-vous » prend du temps, dévoile le corps de l’autre ainsi « goûté, reçu », laisse agir la séduction (ou pas). RB finit par « son propre texte » : le corps de l’autre a écrit ce texte, qui a été lu… sans paroles.
Chapitre 4 : « L’eau et le flocon ».
- Page 23. Premier titre qui quitte explicitement le domaine du langage.
- Le plateau de repas (お膳, ozen, petite table de repas), décrit par une liste de composants (c’était encore peu connu dans les années 70) = « tableau » + définition de la peinture selon Piero della Francesca (1420? – 1492) !
- Mais tableau destiné à être défait par sa consommation = rythme, jeu (ordre libre).
- « Oh ! Célébrer le printemps par des cuisines exquises… », citation de Kikou Yamata, Les huit renommées, avec 47 dessins inédits. de Foujita, André Delpeuch, 1927, coll. « L’invitation au voyage ». (Auteur japonaise, née à Lyon en 1897, célèbre par son roman Masako, 1925, décédée en 1975).
- jusqu’à la page 26, commentaire sur la description du repas, les commentaires et le style à la fois goûteux et simple de Barthes.
- suite durant le cours…
Chapitre 6
« Le rameau de Salzbourg », titre d’un chapitre ajouté (1853) à De l’amour (1822), de Stendhal qui, ayant visité (ou pas, en 1818) une mine de sel, avait observé le phénomène de la cristallisation sur une branche et en avait proposé une analogie avec le commencement de la passion amoureuse. Donc, saisissement dans un processus qui fixe et embellit (et ôte la vie, si c’était un être vivant…).
- Un peu comme un enfant jouerait avec un jeu de construction pour le plaisir de manipuler les pièces et sans souci de la valeur ou de la signification des objets réalisés… [↩]