Session de cours de 10 séances, les vendredis de 13h30 à 15h20,
du 11 avril au 20 juin 2014, à l’Institut français du Japon – Tokyo.
Roman publié en 1945 avec succès (32 rééditions en 2 ans et traduction en 12 langues), écrit entre octobre 1941 (après L’invitée) et mai 1943, en grande partie au Café de Flore (alors chauffé et sans Allemands). Il a été catalogué un peu trop rapidement comme « roman sur la résistance » alors que l’intrigue commence dans les années 30 et avance progressivement jusqu’au milieu de la guerre. Il offre donc un panorama historique plus large.
Pour Beauvoir, son livre était en effet « le premier qui parlât, à ciel ouvert, de la résistance » (La Force des choses, p. 49). Cependant, le thème principal en était « le paradoxe de cette existence vécue par moi comme ma liberté et saisie comme objet par ceux qui m’approchent » (ibid.).
Philosophique et existentiel, le roman montre l’engagement (politique, syndical, guerrier) comme un conflit permanent entre l’individualisme et la solidarité. Sa construction tout en flashbacks souligne le remords, la culpabilité, révèle le sens autrefois ignoré des choses, à la façon de Proust ou de Faulkner.
Les deux personnages principaux s’opposent en presque tout : Jean réfléchit et pèse chaque acte, il veut être responsable de sa vie, alors qu’Hélène, plus jeune que lui, est impulsive, velléitaire, provocante (un peu sur le modèle de Nathalie Sorokine, élève et amie de Beauvoir). Leurs relations sont difficiles, complexes, et évoluent dans un sens imprévu après le début de la Seconde Guerre mondiale.
Roman plus qu’existentiel : existentialiste. Formule de Merleau-Ponty, peut-être inspirée par ce livre : optimisme + pessimisme = existentialisme. (Cf. E. de Saint-Aubert dans la bibliographie ci-bas.) S’y trouve également développé, le thème de la liberté. Alors que le proverbe dit que « la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres », Beauvoir écrit que la liberté de l’un empiète toujours sur celle de quelqu’un d’autre : « il n’est pas un pouce de ma route qui n’empiète sur celle de quelqu’un d’autre ». On peut résumer cela par : J’existe, donc j’empiète.
L’intrigue repose en grande partie sur le ralliement de Jean, fils d’un imprimeur, qui faisait donc partie de la classe bourgeoise, à la cause des ouvriers de l’imprimerie et de la classe ouvrière en général. Il renie sa condition et fait un apprentissage professionnel pour partager le sort des ouvriers et devenir un syndicaliste. Cette intrigue reproduit partiellement celle du film Metropolis (F. Lang, 1927), d’ailleurs discrètement évoqué dans le texte (p. 20-21). [Voir résumé du film et le film lui-même.]
Même si son éducation et sa volonté d’engagement l’amènent à diriger des hommes et à prendre des décisions, il ne veut pas engager le sang des autres : doutant du pacifisme comme du bellicisme, il hésite sur la conduite à tenir lorsque le danger du nazisme devient évident (Anschluss, Tchécoslovaquie, etc.), ce qui sera parfois perçu comme un scrupule petit-bourgeois (p. 169) – il finit par s’engager totalement dans la Résistance car il n’y a, selon lui, pas d’autre moyen : « tous les moyens sont mauvais » mais « tout vaut mieux que le fascisme » (p. 245).
Par ailleurs, et un en puissant contraste que Beauvoir semble avoir appris des romanciers américains (Faulkner, Hemingway, Dos Passos…), le point de vue narratif de Jean alterne avec celui d’Hélène, jeune fille capricieuse et individualiste qui tombe amoureuse de lui et tente de l’attirer à elle. Leur projet de mariage (finalement !) est brisé par l’arrivée de la guerre (p. 203), qui les sépare (p. 226) pendant la drôle de guerre… Hélène, fiancée courageuse mais déçue, brisée et anéantie par l’exode et le retour à Paris, est un moment tentée par la collaboration… tandis que Jean s’engage dans la Résistance.
La structure de l’intrigue forme un cadre au présent narratif de Paul (1942-1943 ?) à partir duquel il se souvient des différentes étapes de son histoire avec Hélène. Les flashbacks s’organisent en chapitres chronologiques qui scandent les évolutions historiques (Front populaire, Anschluss, déclaration de guerre, etc.) et permettent l’alternance des focalisations narratives de Jean et d’Hélène.
Le thème de l’avortement est également présent dans le roman (p. 121-131). La romancière adapte ce qu’elle a vécu en 1940, lorsque son amie Olga était enceinte et s’est fait avorter clandestinement (sous Vichy, l’interdit était encore plus fort qu’auparavant et les faiseuses d’anges n’étaient pas faciles à trouver…). Rappelons que Beauvoir a fait partie des 343 femmes qui ont signé l’Appel à l’avortement libre du 5 avril 1971, dit « Manifeste des 343 salopes » (Marguerite Duras, Catherine Deneuve et Françoise Sagan en étaient également signataires) qui aboutira à la Loi Veil du 17 janvier 1975.
Ce thème, ainsi que quelques autres éléments de l’intrigue (choix de déclassement social, l’ami marxiste, etc.), permet peut-être d’expliquer la présence d’un « aspidistra » (plutôt que d’une autre plante résistante) dans l’hôtel où Hélène emmène Denise en crise (p. 187) : un roman de George Orwell, publié en 1936, est en effet intitulé Keep the Aspidistra Flying, roman dans lequel ces thèmes se trouvent également exploités. Beauvoir a-t-elle pu le lire, ou en entendre parler ? Et pourquoi faire un clin d’œil aussi crypté (sinon peut-être pour déjouer la censure) ?…
La présence de la Seconde Guerre Mondiale est problématique : Simone de Beauvoir écrivait ce roman pendant la guerre, avec l’espoir de le publier mais sans savoir quand la guerre s’achèverait. Elle prend le risque de parler de ce qui est pour elle ultra-contemporain, à l’instar de son personnage qui écrit des carnets devenant « l’objet du délit » (p. 225) entre des mains militaires ; elle ne recouvre pas son discours d’un voile d’antiquité comme l’avait fait Sartre pour faire jouer sa pièce Les mouches en 1943.
Ainsi, dès la fin du premier chapitre (p. 46), le narrateur indique la présence d’une « affiche jaune toute fraîche », peut-être, pense-t-on d’abord, comme celle imposée aux commerces appartenant à des Juifs dès l’automne 1940. Mais le fait que cette affiche soit dans le « métro » (et non sur des murs de magasins) et avec « des noms neufs » pourrait aussi être d’une autre nature, comme cette « affiche jaune » placardée dans Paris le 30 août 1941 qui indiquait qu’Honoré d’Estienne d’Orves, Maurice Barlier et Yan Doornik avaient été fusillés le 29, après leur condamnation à mort pour espionnage, ce qui correspond directement aux activités et préoccupations de Jean Blomart. Cette source d’information nous permettrait éventuellement de dater la nuit de veille d’Hélène ainsi que l’instance de narration depuis laquelle Jean évoque son passé et celui de sa compagne.
Les derniers chapitres font référence à une « affiche rouge contre les faïences blanches » qui annonce qu’ils [les Allemands] « ont fusillé douze otages » (p. 287). Les personnages du roman, maintenant bien connus du lecteur, ne sont plus des témoins impuissants mais des acteurs dans le cadre d’un réseau de Résistance dont Jean est le chef. Il est également question des messages de Radio Londres, comme « les coquelicots fleuriront sur les tombes » (en référence au poème In Flanders Fields que John MacCrae écrivit en 1915), d’une attaque à l’explosif d’un QG parisien de la Gestapo (p. 282-287) et d’une action, sans détail, dans laquelle Hélène est grièvement blessée (p. 300-303).
La fin de la guerre permettra la publication en 1945 sans que Simone de Beauvoir n’ait à s’autocensurer…
La politique, « art d’agir sur les hommes du dehors » (p. 79), est clairement opposée au syndicalisme, qui vise, selon Jean, à organiser l’humanité « du dedans d’elle-même » (ibid.). Jean a été communiste et a quitté le parti après la mort d’un camarade qu’il avait entraîné (c’est une des causes de son sentiment de culpabilité). À propos du 14 juillet 1936 (p. 80 et 84), Jean indique qu’il ne s’était pas senti aussi heureux « depuis huit ans ». Cela permet de dater le début de son engagement vers 1928. Il a donc vécu la période durant laquelle le PC était opposé à tous les autres partis et favorable à la révolution, sur le modèle soviétique. Puis, à partir de 1934, le rapprochement opéré par le PCF (devenu français), vers les socialistes et les centristes, du fait d’une part de la poussée populaire vers l’unité des travailleurs, et d’autre part de la prise en compte du danger nazi par le PC et le gouvernement soviétiques qui téléguide le PCF. Le Front populaire naît de ces rapprochements des masses, qui sont occasionnels et opportunistes pour les dirigeants politiques.
Le danger du fascisme, représenté en France par François de La Roque (p. 84) et ses Croix-de-feu, est aussi un facteur d’unité dans le mécanisme du Front populaire. Vécue par beaucoup comme une fête et une promesse de lendemains qui chantent (au singulier, expression de Paul Vaillant-Couturier en 1937, qui sera mise au pluriel dans une lettre de Gabriel Péri en 1941, voir p. 85, avec les mots de Beauvoir), cette union des partis illusionne une grande partie de la population française et cache la réalité de la montée du nazisme en Europe (voir le couple immigré Blumenfeld qui reproche aux Français de trop bien manger, ce qui les empêche de voir la misère et l’horreur qui viennent…, notamment p. 151-152).
Narration et structure du texte :
Jean, lors d’une nuit de veille auprès de son amie Hélène grièvement blessée, revoit sa vie par flashbacks successifs, depuis son enfance dans les années 1920, sa rupture avec l’univers bourgeois de sa famille, sa formation professionnelle, ses activités politiques et syndicales, puis sa participation à la Résistance vers 1941-1942. Il se sent responsable, à différents moments de sa vie, d’avoir entraîné des proches dans ses activités à risque et s’accuse de la mort de certains d’entre eux. Découvrant enfin l’amour qu’il avait d’abord refusé de voir, il se remémore les différentes rencontres avec Hélène en même temps que les principales étapes de son évolution personnelle.
Présent et flashbacks racontent tantôt à la première personne, tantôt à la troisième, selon divers points de vue et degrés de focalisation qui invitent le lecteur à une participation active dans cette tentative de restitution d’une conscience malheureuse. Plusieurs chapitres sont d’ailleurs racontés selon le point de vue d’Hélène, rompant avec la vraisemblance narrative proposée au début du livre mais offrant au lecteur une alternance de points de vue et permettant à un personnage féminin de témoigner sur la guerre et sur sa propre évolution morale.
Adaptation cinématographique :
Film de Claude Chabrol en mai 1984 (co-prod. USA-Canada et Antenne 2). Voir infos avec tournage à la Concorde et interview de Jodie Foster. Une bande-annonce en anglais.1
Émission avec Claude Chabrol, avril 1984 (vers 12’40 »),2 ou dans le site de l’INA.
Citations :
- Dans Lettres à Sartre :
- « Il [M. Ponty] m’a fait d’énormes compliments sur mon roman (la 1ère partie), il m’a dit que c’était « grand » et malgré tout ça m’a bien encouragée. » (S. de Beauvoir, Lettres à Sartre, 1940-1963, Paris, Gallimard, 1990, « Lettre 230, du 5 janvier [1941] », p. 223)
- « J’ai eu une lettre de Sorokine qui vomit Le Sang des autres mais pour des raisons très sottes, essentiellement parce que ça l’ennuie. » [Note : Écrit de 1941 à 1943, le roman ne paraîtra qu’en 1945, en raison de son thème inacceptable pour la censure.] (Ibid., « Lettre 254, [Morzine] Mercredi [Janvier 1944] », p. 251)
- Dans La force de l’âge :
- » […] mais quelle triste duperie, cette recherche indéfiniment vaine, indéfiniment recommencée où se consume l’existence ! » (S. de Beauvoir, La force de l’âge, Paris, Gallimard, 1960, p. 448, « 15 février [1940] ».)
- [Après le récit des 10-15 juin 1940, Ibid., p. 451-456] « J’ai arrêté là ce récit. J’ai à peu près raconté dans Le sang des autres, en attribuant cette expérience à Hélène, comment les journées se sont passées. Chaque jour des camions qui venaient d’Alençon, de Laigle traversaient le village. […] » (Ibid., p. 456)
- [En août 1940, après le retour d’exode…] « Je voyais souvent Lise [alias N. Sorokine] ; mal traitée par la France, elle considérait l’occupation allemande avec indifférence. Elle me fut tout de même d’un grand secours. Elle était robuste, hardie, entreprenante comme un garçon, et je m’amusais bien avec elle. Elle me fit cadeau d’une bicyclette, que j’acceptai sans scrupule, bien qu’elle se la fût très illégalement appropriée. […] Et les façons de Lise me faisaient rire ; parfois, malgré mon absence de respect humain, j’en étais tout de même un peu gênée : elle cultivait délibérément le scandale. […] Je n’aimais pas les orages, mais Lise s’y complaisait. Elle m’avoua en riant que les scènes de famille dont elle avait pris prétexte, l’année passée, pour m’attendre à la porte de mon hôtel, elle les avait le plus souvent inventées ; elle n’en estimait pas moins qu’en la consolant assidûment je lui avais donné des droits sur moi et elle les revendiquait. » (Ibid., p. 474-475)
- « Je décidai de me remettre à écrire : il me semblait que c’était un acte de foi, un acte d’espoir. Rien n’autorisait à penser que l’Allemagne serait vaincue […] Mais je fis un espèce de pari : qu’importaient les heures vainement passées à écrire, si demain tout sombrait ? Si jamais le monde, ma vie, la littérature reprenaient un sens, je me reprocherais les mois, les années perdus à ne rien faire. Donc, je m’installai au Dôme, le matin et en fin d’après-midi, pour composer les derniers chapitres de mon roman […] ce livre exprimait un moment de ma vie qui était révolu […]
[Sartre est alors prisonnier, Beauvoir a appris que Nizan était mort. Lecture de Hegel, éblouissement, mais aussi de Kierkegaard, avec passion, tout en achevant la rédaction de L’invitée.]
[…] le Système, l’Histoire ne pouvaient pas plus que le Malin Génie faire échec à la certitude vécue : « Je suis, j’existe, en ce moment, à cet endroit, moi. » Je reconnaissais dans ce conflit les hésitations de ma jeunesse […] Maintenant, j’avais appris des philosophies qui collaient à l’existence […] Je pensai à en faire le thème de mon prochain roman.
Plus j’allai, plus — sans cesser de l’admirer — je me séparai d’Hegel. Je savais à présent que, jusque dans la moelle de mes os, j’étais liée à mes contemporains ; je découvris l’envers de cette dépendance : ma responsabilité. […] Dans cette France occupée, […] cette situation qui m’était imposée, mes remords m’avaient découvert que j’avais contribué à la créer. » (Ibid., p. 482-483) - « Le jour où il [Sartre, après son évasion et son retour à Paris] alla déjeuner pour la première fois chez ses parents […] dans l’embrasure d’une porte cochère, j’aperçus Lise qui se rejeta vivement en arrière. Tout le long du trajet, elle nous suivit, se dissimulant avec maladresse derrière les piliers du métro aérien. Nous nous assîmes à la terrasse d’un café Biard et elle se planta sur le trottoir d’en face, elle nous regardait d’un air mauvais. Je lui fis signe et elle s’approcha en se dandinant d’un air mauvais […] » (Ibid., p. 494.)
- « À quelques jours de là, j’attendais Sartre au Dôme […] Avait-il eu des ennuis ? […] Il apparut, suivi de Lise qui baissait la tête. […] Elle l’avait intercepté, à la porte du Dôme : Marco était là, avait-elle raconté, il allait faire exprès de nous importuner pendant des heures ; je priais Sartre de se rendre aux Trois Mousquetaires où je le rejoindrais après m’être débarrassée de Marco. Elle l’avait accompagné, ils avaient causé. Et comme Sartre avait commencé à s’étonner de mon retard, elle avait dit tranquillement : « Elle ne viendra pas. Le rendez-vous était ailleurs. — Mais pourquoi ce mensonge ? avait demandé Sartre avec stupeur. — Je voulais vous parler ; je voulais savoir à qui j’ai affaire », dit-elle. » (Ibid., p. 494-495.)
- « Chez Lipp, désignant les murs surchargés de décorations, il [Giacometti] disait joyeusement : ‘Pas un trou, pas un vide ! La plénitude absolue !' » (Ibid., p. 502.)
- « J’avais vécu des semaines de bonheur ; et j’avais fait une expérience [grave chute de vélo] dont l’effet devait se prolonger pendant deux ou trois ans : j’avais touché la mort ; étant donné la terreur qu’elle m’avait toujours inspirée, cela compta beaucoup pour moi, de l’avoir approchée de si près. » (Ibid., p. 511)
- « Sartre mesura quels risques il eût fait courir, vainement, à nos camarades, en prolongeant l’existence de Socialisme et Liberté. Pendant tout le mois d’octobre, nous eûmes à ce propos d’interminables discussions ; à vrai dire, il discutait avec lui-même, car nous étions du même avis : se trouver responsable, par pure obstination, de la mort de quelqu’un, on ne doit pas commodément se le pardonner. » (Ibid., p. 514)
- « Il remit à Brice Parrain le manuscrit de mon roman et j’en commençai un nouveau ; j’y parlais de la Résistance et je savais qu’il ne pourrait être publié avant la fin de l’occupation. Mais nous avions décidé de vivre comme si nous avions été assurés de la victoire finale. […] » (Ibid., p. 514-515)
- « J’étais loin de soupçonner le vrai visage des camps […] » (Ibid., p. 515)
- …
Bibliographie complémentaire :
- Emmanuel de Saint-Aubert, Du lien des êtres aux éléments de l’être, Merleau-Ponty au tournant des années 1945-1951, Paris, Vrin, 2004, 361 p. (section A, ch. II, pour les pages concernant l’influence du roman sur la réflexion philosophique de Merleu-Ponty vers 1946-1947)
- Yasue Ikazaki, Simone de Beauvoir, la narration en question, Paris, L’Harmattan, 2011, 310 p. (extraits en ligne)