EN LISANT LES ÉPIGRAPHES DE CLAUDE SIMON
par Patrick Rebollar.
Article paru dans Études
françaises (Revue de la section de littérature française),
n°3 .– Tokyo, Université Waseda, 1996 .– p.143-164.
L'épigraphe, nous enseigne
le dictionnaire, est une courte citation qu'un auteur met en tête
d'un livre ou d'un chapitre pour en indiquer l'esprit. Il s'agit donc,
tout d'abord, d'un genre établi, d'une pratique d'auteur instaurée
de longue date. Et c'est bien en tant que telle qu'elle signifie premièrement,
c'est-à-dire : avant qu'on ne lise vraiment le contenu de l'épigraphe.
Tournant les premières pages d'un ouvrage littéraire,
passant la page de titre et les éventuels avertissements, la préface
ou la dédicace, le lecteur découvre : soit le début
du texte, sous forme d'une suite de paragraphes plus ou moins serrés
qui se continue sur les pages suivantes, avec ou sans titre de chapitre
; soit un paragraphe isolé et de typographie remarquable qui précède
le début du texte ; soit une page presque vide, précédant
celle où le texte commence et qui ne contient que quelques lignes,
souvent centrées ou sur la droite, parfois en caractères
italiques, suivies ou non d'un nom d'auteur ou d'oeuvre.
Nous nous proposons ici d'analyser les effets de lecture
que cette situation épigraphique suscite chez le lecteur, en prenant
exemple des épigraphes des premières oeuvres de Claude Simon.
La pertinence de ce corpus est qu'on y voit se former une esthétique
depuis sa marge, et naître, par la bande, la spécificité
d'un auteur que la suite des ses oeuvres ne démentira point. De
plus, l'étude de toutes les épigraphes déborderait
largement du cadre imparti pour le présent article.
On sait que les informations péritextuelles que
l'on possède sur un texte, orientent assurément la lecture
que l'on va en faire. Si l'auteur est connu, réputé, si l'oeuvre
a déjà un passé critique ou historique, si elle a
été honorée d'un prix littéraire, ou si, à
l'inverse, il s'agit d'un livre inconnu d'un auteur dont on ne sait rien,
la lecture est en quelque sorte déjà commencée avant
la première ligne par les significations que prennent ces informations
pour chaque lecteur : tel qui n'aime pas les prix littéraires fronce
déjà les sourcils, tel autre qui est féru d'un auteur
apporte avec lui un lourd bagage.
"En indiquer l'esprit", comme dit le dictionnaire, est
une expression pour le moins imprécise qui pose l'existence d'un
lien vaguement analogique. Cette imprécision nous invite à
imaginer plusieurs possibilités :
-
l'épigraphe diégétique, qui propose un résumé
de la fable que contient l'oeuvre,
-
l'épigraphe morale, qui délivre une sentence liée
aux événements principaux et à la conclusion de l'oeuvre,
-
l'épigraphe thématique, centrée sur une idée,
éventuellement récurrente qui n'est peut-être pas essentielle
pour la narration,
-
l'épigraphe introductive, posant un préalable narratif, géographique,
politique ou autre, au commencement de l'histoire,
-
l'épigraphe littéraire, dont le style dévoile ou présente
celui de l'oeuvre, ou s'y oppose,
-
ou encore l'épigraphe qui explicite le titre de l'ouvrage. On pourra
bien sûr combiner ces propositions ou en ajouter d'autres.
Mais sauf exception, il faudra souvent attendre quelques dizaines
ou centaines de pages, voire la fin de l'oeuvre, pour bien comprendre la
signification et la portée de l'épigraphe (si on ne l'a pas
oubliée...) – la re-lecture de cette exergue après la fin
de l'oeuvre s'impose donc.
Parce qu'"épigrapher est toujours un geste muet
dont l'interprétation reste à la charge du lecteur"(Note
1), il n'est guère possible de fixer un code exact, ni
une typologie à laquelle les lecteurs se référeraient,
consciemment ou non. On peut d'ailleurs, comme G. Genette, soupçonner
"certains auteurs d'en placer quelques-unes au petit bonheur, persuadés
à juste titre que tout rapprochement fait sens, et que même
l'absence de sens est un effet de sens."
Comme le titre lorsqu'il est ambigu, mystérieux
ou trop général, l'épigraphe ouvre une question qui
n'aura de réponse, si elle en trouve une, qu'avec la connaissance
de la totalité de l'oeuvre : le hors-texte, l'ex-ergon ou
hors-d'oeuvre acquiert d'emblée le statut de mise en abyme proleptique...
alors qu'il n'est pas écrit par le même auteur.
[...] les épigraphes, titres aussi à leur
manière, ou sommaires denses et symboliques, proposent dans la plupart
des cas, chez un Stendhal, un Giono, de véritables énigmes,
que seule la relecture pourra élucider. (Note
2)
Mais G. Genette nous signale également une fonction
"oblique" de l'épigraphe, qui s'accorde précisément
avec l'importance que nous donnons ici à l'aspect visuel, à
la perception, dans la mesure où le nom de l'auteur ou de l'oeuvre
que l'on cite est ostensiblement isolé dans le blanc d'une marge,
c'est-à-dire parfois brandi :
[...] dans une épigraphe, l'essentiel bien souvent
n'est pas ce qu'elle dit, mais l'identité de son auteur, et l'effet
de caution indirecte que sa présence détermine à l'orée
d'un texte – caution moins coûteuse en général que
celle d'une préface, et même que d'une dédicace, puisqu'on
peut l'obtenir sans en solliciter l'autorisation. (Note
3)
L'habitude prise par les lecteurs depuis plusieurs siècles
fait d'ailleurs que même l'absence de référence pour
une épigraphe produit un effet de sens. Non seulement un mystère
naît de ce manque, voire de ce manquement aux conventions, mais de
plus on sent bien que ce qui nous est caché l'est pour une certaine
raison, qui fait elle aussi mystère, et qui vient s'ajouter au travail
herméneutique auquel le tout de la lecture va donner lieu.
On comprend ainsi qu'à ce simple frontispice sont
attachés des enjeux stratégiques dans lesquels l'auteur est
fortement investi. S'il a passé beaucoup de temps à préparer
plusieurs centaines de pages, il en passe également à aménager
l'espace inaugural. À moins qu'il ne l'aménage
pas du tout, ce qui a aussi son effet sur le lecteur, plongé soudainement,
sans ménagement, sans appui, dans le nouveau monde du texte.
On a vu que ces enjeux sont de plusieurs ordres : sémantico-narratif,
pour le rapport entre l'épigraphe et l'oeuvre ; littéraire,
pour des questions de genre ou de filiation ; mais aussi sociologique,
par un fait d'imitation des autres auteurs et de recherche d'une caution
qui n'est peut-être pas seulement littéraire. Dans les années
1930, Claude Simon a nécessairement commencé par subir ce
phénomène stratégique dans ses lectures personnelles
ou dans ses travaux scolaires ; puis, écrivant à son tour,
sa pratique de l'épigraphe vient s'inscrire dans le genre en même
temps qu'elle vaut pour chaque texte affecté. Mais de quelle façon
s'y inscrit-elle ?
Claude Simon se prête plusieurs fois à cet
exercice, soit avec une épigraphe pour l'ensemble d'un roman (dans
9 cas), soit avec une épigraphe pour chaque partie d'une oeuvre
(dans 3 cas). Seuls 6 textes sont sans épigraphe : Le Tricheur,
Femmes
et sa réédition La Chevelure de Bérénice,
Orion
aveugle, Triptyque, Leçon de choses et l'Album
d'un amateur. Cela nous permet déjà de supposer qu'il
ne considère l'épigraphe ni comme une obligation, ni comme
un texte à éviter, et donc que, ces préjugés
écartés, la présence de chacune d'entre elles est
librement consentie et déterminée par des raisons internes
à l'oeuvre ou au chapitre qu'elle précède. Nous aborderons
les oeuvres dans l'ordre chronologique afin d'observer les éventuelles
transformations de l'esthétique simonienne.
1 - Épigraphe de La Corde raide
Cependant il me semblait que tout cela méritait
une sérieuse attention, surtout pour celui qui n'est pas venu en
simple spectateur, mais se range lui-même sincèrement et de
bonne foi parmi cette racaille. Quant à mes convictions morales
intimes, elles ne sauraient naturellement trouver place ici. Je tiens à
le dire pour l'acquit de ma conscience. Je noterai toutefois que depuis
un certain temps j'éprouve une vive répugnance à appliquer
à mes actes et à mes pensées un critérium moral.
Je subis une autre impulsion...
L'absence de nom d'auteur ou d'oeuvre focalise l'attention
du lecteur sur le texte de l'épigraphe. De ce fait, il n'a pas à
situer sa lecture au sein de la culture littéraire qu'il est sensé
posséder. Il s'occupe de comprendre ce petit texte qu'il sait isolé
de son contexte, libéré de ses références.
Et de s'en souvenir pour interpréter ensuite les ellipses, les métaphores,
les prolepses de l'oeuvre, ou plus si cela est possible.
Cette citation est sur le mode du discours, plus précisément
d'un monologue intérieur tourné vers le passé. L'ici
du narrateur pourrait bien être un lieu confessionnel (l'acquit
de ma conscience), par exemple une autobiographie littéraire.
L'opposition "simple spectateur" VS "racaille" le situerait dans une normalité,
voire à un rang social inférieur, qui bousculerait quelque
peu l'autobiographisme classique (de ceux dont le destin exceptionnel justifie
l'écriture). La "sérieuse attention" devrait se tourner vers
des événements, puisqu'on exclut l'examen des convictions.
Mais la fermeté qui se dégage de ces lignes est soudain abandonnée,
pour faire part d'un doute sur la capacité de jugement, qui semblait
jusqu'alors infaillible.
Quels événements, quelles pensées
peuvent justifier un tel changement ? On ne le saura pas car, selon le
code épigraphique, l'auteur qui écrit les mots et les phrases
qui vont suivre n'est pas le même que celui de ce petit texte. Le
but du présent auteur – un Claude Simon alors inconnu du public
– est de nous dire brièvement le type de texte qu'il nous propose
et les raisons qui le poussent à écrire, sans entrer dans
le détail ici (puisque ce ne sont pas ses raisons à
lui) ; et aussi de nous montrer qu'il n'est pas le seul à avoir
été poussé par de semblables nécessités
(voilà l'analogisme épigraphique). Cela le justifie et l'autorise.
Bien sûr, il existe d'autres lecteurs. Outre celui
qui ne lit jamais les épigraphes, par conviction ou par manque d'attention
(et qui, pour le passer, doit bien voir quelque chose sur
cette page), on peut s'intéresser à celui qui ne se résoud
pas à l'absence de références. Son attention se fixe
sur ce qui manque. Il met en oeuvre d'autres opérations que celles
de la compréhension du texte.
Ce sera par exemple l'effort de remémoration, pour
tenter de savoir si ce texte a déjà été lu
par lui – donc une opération hors-texte. Ce sera aussi un travail
d'inférence, cherchant des présupposés, des horizons
possibles et limitables, des indices. C'est-à-dire une opération
focalisée sur le texte : quel type d'auteur peut employer le mot
"racaille" ? L'expression "simple spectateur", avec son apparence figée,
n'est-elle pas déjà une citation, ou un cliché ? Depuis
quand, dans l'histoire littéraire, peut-on faire sa propre introspection
et sa remise en cause sous forme de monologue intérieur ?
Enfin, ce pourrait être aussi une opération
oblique sur le texte : la recherche d'une astuce de l'auteur, et par exemple
d'un rapport direct entre le titre et l'épigraphe, se demandant
qui aurait employé l'expression "la corde raide"... L'interrogation
informatique de la banque de données textuelles Frantext (qui contient
intégralement 3000 oeuvres françaises – CNRS, INaLF) nous
fournit 14 citations, mais aucune n'est la bonne. Le roman d'Arthur Koestler
intitulé Arrow in the blue, traduit sous le titre La Corde
raide, est postérieur au texte de Simon. Aux dernières
nouvelles, selon un chercheur du Michigan qui a répondu à
la question posée sur Internet, il s'agirait d'un extrait de Dostoïevski.
Possible, car Claude Simon dit l'avoir beaucoup lu...
Le lecteur curieux doit ainsi explorer des pistes de lecture
qui le mèneront on ne sait où. Mais quel lecteur était
souhaité par Claude Simon ? Celui qui s'applique à lier l'épigraphe
avec son oeuvre à lui, ou celui qui en recherche l'origine chez
d'autres ?
2 - Épigraphe de Gulliver
Non cogitant, ergo sunt.
LICHTENBERG
L'amateur dira tout de suite qu'il s'agit d'une variation
aphoristique sur le célèbre "cogito, ergo sum" de Descartes,
traduisible en "ils ne pensent pas, donc ils sont". Il omet cependant toutes
les opérations mentales qui le mènent à cette conclusion
et qui intéressent précisément notre propos. L'épigraphe
opérant comme une sorte de balise intertextuelle, nous nous devons
de décrire ce qui se passe dans l'ordre de la perception. Le texte
est très bref et en latin ; un nom d'auteur est présent ;
le nom de l'oeuvre dont il est tiré est absent. Or, le latin lapidaire
– c'est un usage codé – a depuis très longtemps une valeur
philosophique ou morale, dont la connotation est positive ou négative
selon le type d'éducation reçue par le lecteur. Ce choix
connotatif est fait avant le déchiffrement des mots. Il a
pour effet d'isoler chronologiquement et narrativement les textes cité
et citeur.
La co-présence des mots cogitare, ergo et
du verbe être, doit ensuite aiguiller le lecteur un tant soit
peu cultivé sur la voie cartésienne. Se souvenant de la phrase
célèbre, on constate une contradiction sémantique
susceptible d'ouvrir un débat philosophique... que le roman se chargerait
de démontrer ? – C'est en tout cas ce que l'on pourrait en déduire.
"Ils ne pensent pas, donc ils sont", appliqué aux personnages du
roman de Simon qui se déroule pendant l'Épuration, à
la fin de la Seconde Guerre Mondiale, a d'ailleurs un sens ambigu :
-
En l'absence d'une pensée qui serait une conscience de soi, "ils"
ne font qu'"être", au sens végétatif, portés
par les événements ou par l'Histoire (la pensée définissant
un être humain qualitativement supérieur à l'être
végétatif qui ne pense pas ou plus) ;
-
Du fait qu'ils évitent de penser en présence de l'ennemi
(par instinct de survie, donc), "ils" peuvent continuer à vivre,
avoir la vie sauve, tandis que ceux qui ont réfléchi et qui
ont agi l'ont perdue (réellement ou symboliquement). Ces hypothèses
agitent quelques questions dont le lecteur attend maintenant la réponse
dans le roman – effet de suspense qui aurait à voir avec la visée
de l'épigrapheur :
-
qui sont ces "ils" dont parle Lichtenberg et que Claude Simon reprend à
son compte ? ;
-
comment se traduisent narrativement les verbes "penser" et "être",
de quelles aventures, attitudes, ou discussions sont-ils la prolepse suspensive
? ;
-
quel rapport peut-il y avoir entre Lichtenberg et Gulliver, autre élément
intertextuel (le personnage de Swift rencontre des peuples ("ils" ?) aux
organisations sociales et gouvernementales extravagantes mais propres à
questionner celles du lecteur de l'époque) ? Comme pour La Corde
raide, l'épigraphe joue avec le titre pour nous apporter dès
le seuil du texte quelques informations qui font mystère et conditionnent
la lecture. Loin de marquer une filiation littéraire ou de souligner
un hommage (qui existe pourtant, mais Lichtenberg n'est pas un auteur très
connu et sa caution n'entraîne aucun supplément de prestige
pour Claude Simon), la citation épigraphique fonctionne comme un
excitant lectural. D'un point de vue plus polémique, ou politique,
et avec la connaissance du contenu du roman, il nous semble qu'elle installe
un mécanisme dichotomique qui va séparer d'un côté
les lecteurs comprenant (si peu que ce soit) le latin et la référence
contradictoire à Descartes, assimilés conséquemment
à des Gulliver observateurs et critiques, et d'un autre côté
les lecteurs qui ne comprennent ni ne se questionnent, assimilés
par une identité de comportement incipital aux "ils" dont ils vont
découvrir les personnalités contestables ou méprisables
dans le roman.
3 - Épigraphes du Sacre du printemps
Malgré une structure temporelle plus complexe que dans
l'ouvrage précedent, et une étude psychologique qui laisse
plus de place à l'introspection, le Sacre du printemps est
un roman de facture conventionnelle. De même, malgré un choix
plus prestigieux des épigrapheurs, les citations en exergue respectent
les principes énoncés pour La Corde raide et Gulliver
:
-
un jeu intertextuel entre le titre et l'épigraphe qui stimule l'intérêt
par un questionnement auquel seule la lecture pourra répondre :
le titre fait signe vers l'oeuvre musicale de Stravinsky (et son caractère
novateur, violent, voire scandaleux) ; le thème de l'initiation,
du passage difficile du monde adolescent au monde adulte, exprimé
par le titre, constitue le seul rapprochement possible (et suffisant) ;
-
un choix de citations et d'auteurs qui élargissent la perspective
au-delà du monde des belles-lettres, évitant ainsi les manoeuvres
de caution et de filiation auxquelles se résument parfois le choix
d'une épigraphe.
"L'action et la passion ne laissent pas d'être toujours une même
chose qui a ces deux noms."
DESCARTES.
La phrase "empruntée à Descartes conjointement
résume l'antagonisme de surface qui s'est noué entre Bernard
et son beau-père et désigne l'irréductible écart
qui sépare le fait vécu de sa transcription"(Note
4) – c'est en tout cas ce que l'on peut en dire après
lecture du roman. Mais celui qui commence à lire ne peut ni présager
d'une telle adéquation narrative, ni penser à un éventuel
objectif double. Au mieux peut-il affirmer qu'action et passion seront
au programme et donneront lieu à des situations conflictuelles.
On doit même avouer qu'une telle épigraphe conviendrait sans
doute à la plupart des romans...
Le lecteur doit s'interroger sur cette "chose" intrinsèque
que le langage cerne mal. La phrase de Descartes recèle un principe
capable autant de justifier l'écriture que d'en décourager
quiconque : en effet, si un concept a deux noms, il pourrait aussi bien
en avoir trois ou quatre, il n'en serait pas plus défini (pas plus
que celui qui n'a qu'un nom, d'ailleurs, mais au moins fait-il illusion)
; le langage est inadéquat, ou toujours indirect, oblique. Claude
Simon pose ainsi en préalable que s'il sera question d'action et
de passion, l'important réside assurément dans les possibilités
d'expression de diverses "choses" que le langage approche sans les épuiser
ni les dire vraiment.
Simon a d'ailleurs maintes fois souligné cette
idée du langage inadéquat par essence, tant sous forme de
métadiscours (Rendre la perception confuse, multiple et simultanée
du monde, est le titre d'un entretien qu'il a accordé en 1967),
que dans le texte même, par l'emploi permanent des figures dubitatives,
hésitantes et progressives, ou par la réécriture obstinée
de quelques scènes guerrières ou amoureuses.
En allant plus loin sur la piste autotextuelle, avec l'assistance
de l'ordinateur, on établit que les mots action et passion,
singulier et pluriel confondus, sont positivement spécifiques de
ce roman : leur fréquence partielle, c'est-à-dire dans ce
roman, est très supérieure à la moyenne relative (établie
à partir de la fréquence dans l'ensemble des oeuvres). Action(s)
apparaît 11 fois sur 82 occurrences dans le corpus (moyenne = 7),
tandis que passion(s) est utilisé 12 fois sur 75 (moyenne
= 7). Même si les deux mots ne sont jamais en co-occurrence dans
un contexte restreint (comme c'est le cas de la phrase de Descartes), leur
emploi n'est pas innocent de la part de Claude Simon, comme dans la leçon
finale du roman, délivrée par le beau-père enfin découvert
et apprécié, révélant l'être sensible
et l'ancien militant derrière le masque de brocanteur méprisable
:
[...] jusqu'à ce que j'aie compris qu'une pensée,
un tableau, une équation, pouvaient être en eux-mêmes
une révolution mais que les grandes choses, les grands bouleversements,
se font non avec les idées, les théories, les mots, mais
avec les sentiments, les passions élémentaires, simples,
toujours et partout les mêmes : l'espoir, la haine, l'amour, [...]
et aussi la peur, la faim, [...] la colère, le désir... (p.265-266)
Seconde partie (p.137)
"Combien la génération actuelle a distancé les
habitudes et les états d'âme de 19..! Je comprenais fort bien,
dès lors, qu'un point de vue de moraliste humanitaire sur le processus
historique est tout ce qu'il y a de plus stérile. Mais je n'en étais
pas aux explications, je vivais un sentiment. Mon âme était
pénétrée directement, indiciblement, par le tragique
de l'histoire : impuissance devant le destin, cuisante douleur pour ces
buées de sauterelles que sont les hommes."
TROTSKY.
Le choix d'une épigraphe constituée du couple
texte/auteur induit à penser que l'homme et le propos importent
plus que l'oeuvre dont les phrases sont tirées. Par conséquent,
l'intertextualité se fonde sur la valeur et la visée intellectuelles
des citations, bien plus que sur leur importance narrative – ce qui pourrait
expliquer et motiver le recours à des auteurs non-littéraires.
Sertie au milieu du roman, et sans présumer des
épisodes à venir, la citation de Trotsky constitue une mise
en abyme. La répulsion alors à son comble de l'adolescent
du Sacre du printemps envers son beau-père manifeste ce même
écart entre les générations. La signification de sentiment,
opposé aux explications, vient conforter le couple cartésien
action/passion. Cela crée d'ailleurs une continuité d'idée
entre les épigraphes que leur genre discursif oppose pourtant :
l'intemporalité lapidaire de Descartes n'a que peu à voir
avec les mémoires plutôt pragmatiques de Trotsky. Cette continuité
est une forme d'intertextualité libre : Claude Simon démontre
ainsi que l'incongruité des genres et des auteurs n'est un obstacle
ni à la circulation des significations, ni à la liberté
associative des lecteurs.
En fait, l'énonciation à la première
personne de Trotsky, autant que le contenu générique de son
texte (la révision de sa propre histoire) peuvent être reconnus
par le lecteur : le beau-père de Bernard ne produit pas un autre
discours que celui-ci, quoique d'une façon plus amère – et
ce depuis le début du roman. Son avis sur la morale, par exemple,
est une analepse de l'épigraphe de Trotsky, et encore autrement
intertextuel puisqu'il fait allusion, très sévèrement,
à La Peste de Camus – allusion voilée et générique
qui pourrait bien concerner quelques autres "romans" :
[...] Ah oui la morale la vertu sans Dieu je suppose que
tu as trouvé ça dans une de ces histoires finement transparentes
de villes assiégées ou d'épidémies baptisées
romans pour les commodités de la vente (p.57)
La position centrale de cette épigraphe dans
Le
Sacre du printemps lui permet d'avoir au moins quatre dimensions intertextuelles
distinctes : le ricochet de l'épigraphe incipitale, la condensation
abymée de certains discours du beau-père, la reproduction
de la structure narrative basée sur les relations entre deux époques
distinctes, et l'ouverture de possibles échos dans les chapitres
suivants, que le lecteur n'a pas encore lu. Cette "impuissance devant le
destin" sera d'ailleurs illustrée par une autre occurrence du mot
passion, quelque vingt pages au-delà de la citation de Trotsky,
montrant ainsi la complexité de tout réseau intertextuel,
pour peu qu'on y pénètre suffisamment : (Note
5)
[...] assassinés, témoins et meurtriers,
[...], victimes, nom de leurs passions, de leurs instincts, mais de cette
aveugle fatalité qui frappe et tue aussi stupidement, aussi inutilement
que n'importe quel justicier avec ou sans raison. (p.158-159)
4 - Épigraphe du Vent
Deux dangers ne cessent de menacer le monde : l'ordre et
le désordre.
P. VALERY
La co-présence des références textuelle
et titulaire est conforme aux précédentes épigraphes,
tandis que le titre, contrairement à ceux des deux romans précédents,
ne fait pas signe vers un autre texte. C'est un sous-titre cette fois (tentative
de restitution d'un retable baroque), qui invoque une autre oeuvre.
Mais elle n'est désignée que par son genre et fait d'emblée
problème pour le lecteur du fait de la polysémie du mot restitution
: rendre ce qui a été spolié (par qui et comment
? le texte l'établira-t-il ?), reconstituer à partir de fragments
(sera-ce la quête d'un tout narratif ?) ou encore reproduire une
oeuve plastique sur un autre support (ici le roman), c'est-à-dire
la transposer. Au demeurant, tout cela ne sera qu'une tentative,
soulignant la difficulté, voire la vanité de l'entreprise.
Au vu de ces questions le titre du roman, dans sa brièveté
élémentaire, devient une sorte de coq-à-l'âne,
dégagé de toute préoccupation humaine, vague et fuyant.
C'est à la suite de cette association oxymorique
que le lecteur découvre l'épigraphe. Son auteur est connu,
réputé : c'est un peu rassurant, encadrant, pourrait-on
dire. Paul Valéry pose précisément un cadre, certes
menacé mais bien défini : il faudrait savoir rester dans
un entre-deux où se trouve "le monde". L'ordre et le désordre
sont des dangers pour l'être humain, tout comme l'excès de
froid ou de chaleur, de lumière ou d'obscurité. La formulation
de Valéry indique que ces dangers sont étrangers au monde
en tant que tel : ils ne sont pas constitutifs du monde.
Or, il en va tout autrement de Claude Simon, bien qu'il
ait choisi cette phrase dont la valeur provient assurément de la
promiscuité séduisante et euphonique des deux mots. Du point
de vue politique, tel qu'il l'expose dans d'autres textes, l'ordre représente
le pouvoir établi et définit le monde tel qu'il est... même
si cet ordre est injuste et donne lieu parfois à un bénéfique
désordre, comme lors de la révolution espagnole, en 1936-37
:
[...] des employés, des dockers et des conducteurs
de tramways, montés dans leurs apocalyptiques autos, essayèrent
de faire éclater un ordre qui se fout pas mal du social et
de l'économique, autrement plus implacable, autrement étouffant.
Et si la seule chose important était pour eux de conduire ce hasardeux
désordre qu'ils tentaient jusqu'à sa conclusion absurde,
essayer de dépasser avec conséquence les limites de l'inconséquence,
les limites de l'insupportable vie quotidienne et d'acclamer la mort (La
Corde raide, p.34-35)
On constate effectivement que les connotations simoniennes
de ces deux mots inversent celles de l'étymologie, au point que
le désordre peut devenir le nouvel ordre, à condition de
savoir durer :
[ce qui arrivait...] était dans l'ordre,
ou plutôt le désordre, de ce qui se passait là-bas
à cette époque. Et si cet état de choses était
un bien ou un mal, on pourra longtemps en discuter. (Le Sacre du printemps,
p.141)
On sait bien sûr ce qu'il en a été des
révolutions et de la durée des idéaux au pouvoir.
Au-delà du jeu de mots, les deux notions ne sont plus, chez Simon,
les deux faces d'un même concept qui aurait son positif et son négatif
(ce qui était le cas pour Valéry). Ce concept de l'ordre
est à rapprocher du principe de la thermodynamique (conservation
du mouvement) : il est ce qui dure parce qu'il est maintenu par des forces
conservatrices et inertielles – indépendamment des notions de bien
et de mal qui ne font pas partie des sciences. Son travail de bornage et
de surveillance législatif et policier le garantit du désordre
qui, même endémique, est toujours exorbitant. La solution
de Valéry paraît alors plus proche d'un conte voltairien que
des considérations de Claude Simon.
L'effet composite de l'exergue (titre + sous-titre + épigraphe)
est un cadrage préliminaire : prévention quant au genre du
texte (restitution...), définition d'un monde et de ce qui
le menace et désignation du vent, élément intempestif
qui devra pourtant bien avoir une valeur centrale (Note
6). Et ce cadre est rempli dès les premières lignes
par un narrateur-rapporteur, photographe de surcroît, avec un cliché
qu'on n'aura de cesse de regarder pour essayer de le comprendre, point
focal donc de la "tentative de restitution" :
Un idiot. Voilà tout. Et rien d'autre. Et tout ce
qu'on a pu raconter ou inventer, ou essayer de déduire ou d'expliquer,
ça ne fait encore que confirmer ce que n'importe qui pouvait voir
du premier coup d'oeil. (p.9)
Du coup, les notions d'ordre et de désordre deviennent
pertinentes pour la structure narrative : tenter de restituer oblige à
choisir "un" ordre des événements tandis que l'ordre privilégié,
l'ordre chronologique, est déjà bousculé et mis de
côté par le trop-plein d'informations. (note
7)
5 - Épigraphe de L'Herbe
"Personne ne fait l'histoire, on ne la voit pas, pas plus
qu'on ne voit l'herbe pousser."
Boris PASTERNAK.
Pour une unique fois dans les oeuvres de Claude Simon, le
texte de l'épigraphe contient le titre du roman. Le lecteur, friand
d'indices lorsqu'il commence un ouvrage, est alors en possession d'une
certitude thématique. Cette répétition permet d'associer
au titre l'analogie proposée par Pasternak, celle de l'histoire
:
Je vérifiai l'épigraphe, empruntée
à Pasternak, comme épigraphe-manifeste. J'étais entraîné
par une écriture, où je ne voyais pas plus l'histoire qu'on
ne voit l'herbe pousser, mais qui, cependant, saisissait les frémissements
de la végétation et qui, de frémissement en frémissement,
formait le pré, l'oeuvre. Ce développement me libérait
littéralement
(en tant qu'écrivain possible) de l'obsession de la mesure du temps
ou encore du chantage de la chronologie. (Note
8)
L'effet intertextuel est direct : on conçoit que les
aventures humaines qui vont être rapportées dans le roman
ne sont pas sous le contrôle des personnages. Le règne végétal
fait disparaître les notions de volonté et de libre-arbitre,
chères aux philosophes, et qui régissent habituellement,
dans les romans, la vie des personnages de façon visible. La psychologie
est remplacée par des mécanismes biologiques et des tropismes
que les hommes subissent au même titre que les autres corps vivants.
Le lecteur découvrira ainsi que l'agonie paisible d'une vieille
femme est aussi "l'agonie de l'été moribond" (p.124). L'herbe
est étincelante (p.30), tiède (p.214), humide
(p.250), ou fraîche (p.254), on s'y allonge ou on la piétine,
bref, on y est plutôt bien. Rien à voir avec le vent inhumain
du roman précédent, si ce n'est cette omniprésence
d'un élément qui semble conditionner les destins.
En outre le commentaire de Pierre Caminade, remarquable par sa subjectivité,
entraîne également le processus d'écriture dans le
mouvement analogique. La phrase de Pasternak, comprise dès le début
comme mise en abyme diégétique, se révèle être
aussi une expression métaphorique de l'énonciation elle-même.
L'écriture de Claude Simon ne structure pas une succession logique
de micro-événements ; elle tente plutôt de saturer
une situation complexe, non pas figée ou intemporelle, mais progressant
sans mesure lexicale et, de façon aléatoire, vers le passé
ou le futur indifféremment.
À y regarder de plus près, le roman s'écrit
par juxtaposition, ou concurrence, de deux instances narratives : une focalisation
externe qui supervise la situation diégétique – tout
en exprimant une réserve qui permet au narrateur de manifester sa
présence –, et les monologues intérieurs du personnage principal,
Louise. On doit cependant ménager une volumineuse zone discursive
intermédiaire, faite de discours indirects libres de Louise assumés
par un narrateur incertain. Or, tandis que le narrateur s'essaie à
décrire les situations, très subjectivement, à grand
renfort de participe présent pour essayer de n'omettre aucun des
paramètres d'une illusoire synchronie, Louise, dans sa quête
de vérité et de compréhension, se formule intérieurement
un discours rétrograde, traquant les présupposés en
amont de sa pensée pour essayer de la saisir pleinement. La première
occurrence de cette dubitation permanente est symptomatique puisqu'elle
est aussi l'incipit du roman :
"Mais elle n'a rien, personne, et personne ne la pleurera
(et qu'est-ce que la mort sans les pleurs ?) sinon peut-être son
frère, cet autre vieillard, et sans doute pas plus qu'elle ne se
pleurerait elle-même, c'est-à-dire ne se permettrait de se
pleurer, ne penserait qu'il est décent, qu'il est convenable de..."
(p.9)
Entre un narrateur pour lequel l'évolution est tangentielle
au présent – tangente explicitement exprimée par le T que
dessine répétitivement l'ombre des volets dans la chambre
de l'agonisante – et Louise dont le monologue progresse par digression
et régression permanentes de son contenu, le participe présent
devient la forme verbale la plus pertinente. De fait, un comptage informatique
des formes en -ant dans l'ensemble du corpus simonien fait apparaître
une progression régulière qui culmine avec La Route des
Flandres. Sur un échantillon de 20000 occurrences, et compte-tenu
des volumes respectifs de chaque oeuvre(Note
9), la liste suivante indique les pourcentages de ces formes
qui s'écartent de la moyenne théorique :
-
Le Tricheur : – 4 %
-
La Corde raide : – 1 %
-
Gulliver : – 3 %
-
Le Sacre du printemps : – 2 %
-
Le Vent : + 1 %
-
L'Herbe : + 2 %
-
La Route des Flandres : + 3 %
-
Le Palace : + 2 %
-
Histoire : + 2 %
-
oeuvres postérieures : + ou – 1 %
Si l'on considère, avec Claude Simon et de nombreux
critiques, que ses premières oeuvres sont de facture classique,
c'est-à-dire en particulier que le participe présent s'y
trouve en quantité telle qu'il n'attire pas l'attention, la moyenne
théorique dans l'ensemble du corpus simonien indique déjà
une présence de cette forme verbale très supérieure
à ce qu'elle peut être pour la majorité des autres
écrivains. Or on constate une période de progression forte
et régulière entre Le Sacre du printemps et La
Route des Flandres, entre 1954 et 1960, tandis que les oeuvres suivantes,
jusqu'à L'Acacia, restent très près de la moyenne.
Dans ces conditions, il est certain qu'un lecteur passant
du Sacre du printemps au Vent, puis à L'Herbe,
subit un phénomène textuel puissant dont le participe présent
n'est d'ailleurs qu'un élément : il s'agit de l'élaboration
progressive d'une écriture nouvelle, même si elle a subi les
influences (avouées par Simon) de Faulkner, de Joyce ou de Proust.
L'auteur ralentit et altère la chronologie diégitique, il
diversifie et relativise l'instance narrative tout en accentuant son travail
descriptif et discursif. Ces subversions accumulées eurent sans
doute pour résultat de dérouter bon nombre de lecteurs –
on peut d'ailleurs se demander si La Route des Flandres ne fut pas
un titre destiné à les guider...
La croissance de l'herbe peut alors, en plus de ce que
nous avons déjà établi, être la métaphore
du travail d'écriture où chaque mot (brin) compte et entretient
des relations intratextuelles (biologiques) avec la totalité supposée
du roman (pré), indépendamment ou presque des pieds et des
corps qui la foulent ou s'y allongent. Diverses forces agissent au sein
de l'écriture, divers discours s'y croisent et y croissent tandis
que des personnages, des actions, des intrigues essaient d'avoir lieu.
Ce que Claude Simon exprimait ainsi dans un entretien au titre fort explicite
:
[...] un événement ou une image datant de plusieurs
années peut se trouver très proche d'un souvenir d'hier -
alors que l'événement d'avant-hier, par exemple, en est beaucoup
plus éloigné. Ce qui les associe, ce sont des analogies données
par la sensibilité. (Josane Duranteau, "Claude Simon : Le roman
se fait, je le fais et il me fait", Les Lettres françaises,
1178, 13-19 avril 1967, p.3)
En résumé, l'épigraphe concentre plusieurs
mises en abyme que le lecteur attentif peut découvrir selon différentes
instances de lecture. Le tableau suivant reprend les points essentiels
de ces phénomènes successifs :
type spéculaire |
signification |
moment de compréhension du lecteur |
analogie thématique |
la diégèse du roman évoluera comme
la croissance de l'herbe (sans savoir précisément de quelle
façon...) |
dès la lecture du couple titre/épigraphe |
mise en abyme diégétique |
vérification de l'analogie : l'invisible tragédie
de la vie pour chaque personnage, l'impossibilité du libre-arbitre
de Louise, sa soumission à la force de l'herbe |
peut-être dès les premières pages
(comme hypothèse), sinon pendant la lecture du roman (ou à
la fin...) |
mise en abyme énonciative |
dialogisme énonciatif (avec deux instances narratives
et leur zones amphibologiques), mais aussi focalisations descriptives (sur
l'herbe et sur d'autres détails)... qui font disparaître les
conventions romanesques |
peut être perçu dès l'incipit, sinon
pendant la lecture du roman |
mise en abyme génétique |
radicalisation progressive de l'écriture : allongement
asyntaxique de la phrase, par digression, parenthèse, retrait de
ponctuation ; usage croissant du participe présent, etc. |
après lecture de 3 ou 4 oeuvres de Simon publiées
dans les années 50 |
Conclusion
Si marginale que soit l'épigraphe, elle constitue un
élément important de l'objet littéraire. Lorsque le
lecteur s'empare d'un volume, il franchit parfois d'incommensurables distances
d'espace et de temps – que l'on pense à une édition de l'Odyssée
d'Homère ou du Dit de Genji. Bien souvent les premières
lignes le jettent dans un trouble qui n'aura de cesse qu'après plusieurs
pages d'acclimatation et d'éventuels recours à des encyclopédies,
des histoires de la littérature ou des études sur l'oeuvre.
Mais il arrive aussi que l'auteur le ménage par une attention introductive,
ou qu'il précède son trouble et l'amplifie par l'inscription
d'un message volontairement déroutant.
L'épigraphe joue ainsi un rôle de tampon,
ou d'interface, entre le titre et le texte qui le porte. Ce corps étranger,
cette pièce rapportée et insérée là
devient un élément aux vertus imprévisibles – et l'on
peut saluer, sans la partager, la sagesse de ceux qui ne lisent jamais
les épigraphes.
L'exemple de Claude Simon a permis de dégager quelques
principes essentiels de cette entrée en lecture. Le titre et l'épigraphe
se combinent sémantiquement pour former un horizon d'attente. Mais
selon le sens de chacun de ces deux éléments, et selon la
réceptivité du lecteur, cet horizon est tantôt un programme
clairement introductif qui facilite la lecture, tantôt un casse-tête
que l'oeuvre entièrement lue ne permettra pas toujours de résoudre.
Par ailleurs, l'étude de la réception épigraphique
nous permet d'entrevoir l'évolution de la stratégie de Claude
Simon. D'oeuvre en oeuvre, l'exergue semble devenir un noeud chaque fois
plus serré d'indices qui trouveront leur corrélat dans le
texte. Loin de souhaiter des lecteurs qui ne voudraient que saluer son
érudition par la leur, Claude Simon propose un jeu d'intelligence
qui suscite ou qui attend leur lecture de plus en plus attentive, de plus
en plus bricoleuse aussi.
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Note 1 :
G. Genette, Seuils, Paris : Seuil, 1987, p.145 puis 147.
Note 2
: Michel Picard,
Lire le Temps, Paris : Minuit, 1989, p.41. Voir
aussi Michel Charles, L'Arbre et la source, Paris : Seuil, 1985,
p.185 : "La fonction de l'exergue est largement de donner à penser,
sans qu'on sache quoi".
Note 3
: G. Genette,
op. cit., p.147.
Note 4
: M. Bertrand,
op. cit., p.29.
Note 5
: Tandis que le "tragique de l'histoire" ricochera encore dans la phrase
de Pasternak qui constitue l'épigraphe de L'Herbe.
Note 6
: Le mot "vent" a 75 occurrences dans le roman (sur 384 dans l'ensemble
des oeuvres de Claude Simon), ce qui (représente 22% des emplois,
soit 15% de plus que la moyenne théorique. Ce "bon Dieu de vent"
(p.41) est presque toujours encadré de mots qui lui donnent une
valeur négative et violente, exaspérante (sauf un "vent familier",
p.37). Plus explicite encore est la co-occurrence dans une même phrase
des mots "lumière" et "vent" : elle a lieu 9 fois dans le roman
et souligne la valeur inhumaine de ces éléments lorsque leur
présence est excessive – ce qui s'accorde à ce que l'on vient
de dire de la conception valérienne du "monde". La région
est inhospitalière et "le long chuintement du vent dans les pins
[est] comme le bruit même du temps épuisé, harassé"
(p.35), ce qui n'aide pas les personnages à vivre sereinement.
Note 7
: Cette pulsion de reconstitution, minutieuse et foisonnante, n'est pas
sans faire penser à L'Emploi du temps de Michel Butor qui
paraît en 1956 (quelques mois avant Le Vent).
Note 8
: Pierre Caminade, "Déjeuner avec l'herbe", Entretiens,
1964, p.118.
Note 9
: Cet échantillon représente environ la moitié du
total des occurrences de formes lexicales finissant par -ant. Pour
ce rapide calcul effectué à l'aide d'un programme informatique
de lexicométrie, les formes n'ont pas été désambiguïsées:
par exemple les formes enfant, galant ou important
n'ont pas été écartées – néanmoins,
l'ensemble de ces mots qui ne sont pas des participes présents représente
moins de 5% du corpus et ne saurait au demeurant fausser les résultat
(sauf à admettre qu'elles puissent se trouver toutes concentrées
dans une ou deux oeuvres, ce qui est absurde).