Journal LittéRéticulaire de Berlol
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Littéréticulaire : néol., adj. (de littéraire et réticulaire), propriété d'un texte où s'associent, aux valeurs traditionnelles et aux figures classiques du texte littéraire, les significations et effets de sens provoqués par les liens hypertextuels au sein d'un réseau (l'internet par exemple), qu'ils aient été voulus ou non par l'auteur.







Mars 2009

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Dimanche 1er mars 2009. Sus aux boulons !

Dormir jusqu’à neuf heures, feignasser jusqu’à midi, bruncher chez George Sand avant un grand tour à pied, puis chercher en ligne un lit pour la nouvelle chambre… Voilà l’essentiel de la journée.

Enregistrements de France Culture : des Tout Arrive, dont celui consacré à Barthes le 24, que j’écouterai un autre jour. Rédaction des vendredi et samedi pour finir le JLR de février. Préparation de la sélection des Flux Litor à envoyer aux membres de la liste.

« Avec nos camarades d’enfance et d’adolescence, nous avons vraiment vécu. Avec nos amis, plus tard, nous ne savons que parler et boire.» (Éric Chevillard, in L’Autofictif n°492, le 28 février 2009)

— Maaah, je l’ai pensé, ça, moi aussi. C’est d’un enjoliveur ! Sus aux boulons !

Et en plus, il ne fait même pas beau. Ah si ! J’ai eu mon père au téléphone, il vient de fêter ses 77 ans. Il s’apprête à relire tout Tintin. Après, ça lui sera interdit.



Lundi 2 mars 2009. Des isthmes s'étirent.

Surf en matinée, quelques éléments retenus pour les Flux Litor. Avec T., on commence à réfléchir aux vacances d'été. Faire un bon tour en France, depuis le temps qu'on y pense. Après tout, la crise la crise... On ne sait même pas jusqu'à quand les avions voleront et leurs prix nous seront accessibles. Sans parler de nous-mêmes, notre mobilité.

Poème retrouvé dans un dossier de février 2007...

L'aise avec l'âge
Sous le pied la terre
Vient à manquer
Fragile

Nous parlions nous parlions
Nous avions des continents
Rien ne pressait
Je n'écrivais presque pas
C'est pour dire

Plus j'écris plus j'écris
Des isthmes s'étirent
Devant derrière
Autrefois des avenues
Que toréaient les pluies
Aujourd'hui ru
Serpentin
Dans du sable

J'accompagne T. à Shinjuku, dans un café de l'hôtel Keio Plaza où elle reçoit officiellement d'une responsable de l'entreprise Micro Service Center les dévédés définitifs de la numérisation indexée, selon nos directives et avec une subvention du ministère de l'éducation et de la recherche japonais, de la collection des Mazarinades dite de la Bibliothèque de l'Université de Tokyo.
Le chou à la crème est excellent, ici.

Nos soirées ne se ressemblent pas. Hier, un film qui nous a beaucoup intrigués, The Prestige (Christopher Nolan, 2006), histoire de jumeaux et même de clones parmi les magiciens de Londres à la fin du XIXe siècle... Ce soir, en revanche, L'Homme au masque de fer (Randall Wallace, 1998), salade historique pleine de stars du box office, mais qui ne passe pas, mais alors pas du tout. Peut-être un problème de sauce. Et puis l'acteur choisi pour jouer d'Artagnan (Gabriel Byrne) ne convient pas au rôle, trop intériorisé et tourmenté — et il a de quoi puisque dans ce film, il ne serait rien moins que le père de Louis XIV. Sans parler du fadasse DiCaprio qui a d'ailleurs reçu un prix de nullité pour ce rôle.
Enfin bref, on aurait mieux fait de lire nos livres : je suis loin d'avoir fini Le Chercheur d'or et T. est suspendue au Pendule de Foucault (Umberto Eco).


Mardi 3 mars 2009. Encore des deux-chevaux et des 404.

Et c'est reparti... Écoute dans le shinkansen des Mardis littéraires de la semaine dernière, Philippe Vasset (Cf. les nombreuses références précédentes dans le JLR), Alban Lefranc et Georges-Arthur Goldschmidt. Pas trop mal. Le Vasset, je l'ai déjà, mais ça m'a donné envie de lire Peter Weiss. Et puis ça m'a fait très plaisir et je n'ai pas été étonné d'entendre Philippe Vasset donner avec précision des références robbe-grilletiennes.
Mais faudrait vraiment que Pascale Casanova apprenne à parler ; c'est fou ce qu'elle peut bafouiller, et en croyant dire des choses intelligentes. Pour les invités, ça doit être assez fatigant, j'imagine. D'ailleurs, pour les auditeurs, c'est assez pénible aussi.
Pour l'émission d'aujourd'hui, j'apprendrai plus tard, avant même de l'écouter, par un courrier, que Pascale Casanova ne savait même pas que L'Autofictif était mis à jour quotidiennement... C'est dire à quel point cette personne n'est plus du tout au top dans son propre domaine, la littérature, dans la mesure où celui-ci a été modifié par l'importance croissante des réseaux et qu'elle n'a pas suivi ou qu'elle a décidé d'ignorer ce changement radical, c'est-à-dire d'en mépriser les acteurs et les pratiques... Après l'avoir écoutée, j'ajouterai que c'est idem pour Jean-Baptiste Harang qui dit ignorer ce qu'est un blog et se demande s'il se mettra à l'ordinateur un jour... Et il se dit pas mal de conneries dans la vingtaine de minutes consacrée à Chevillard : l'impression de prétendus spécialistes de l'automobile qui chroniqueraient encore des deux-chevaux et des 404... Et sans aucune conscience de leur retard... Je citerai peut-être un autre jour.]

Au bureau pour finir de préparer les documents relatifs à mes dépenses de recherches de l'année. À préparer avec soin si je veux être remboursé. Joindre les factures et les relevés bancaires. C'est comme pour tout, maintenant : les abus de quelques-uns ont fait que tout le monde est astreint à ces procédures lourdes...

Il pleut, je ne vais pas déclarer mon changement d'adresse aujourd'hui.

Ai emprunté à l'Institut un coffret de deux films dits de yakusas. Le premier que je regarde, Okita le pourfendeur, yakuza moderne (Kinji Fukasaku, 1972), me déçoit un peu...
J'aimerais plutôt voir United Red Army, de Koji Wakamatsu... Mais faudra attendre un peu.

D'ailleurs ce soir, rien en ligne. Je m'entraîne à la vie sans connexion, pour voir comment c'est. Ou plutôt comment c'était, comment on vivait, ressentait le monde... Je me passe des disques. Et je range des cartons. Faut réfléchir. [D'où le retard de trois jours...]

*   *
*

"Journal intime d'un marchand de canons", de Philippe Vasset : en quête de réel, par Aurélie Djian, dans Le Monde des Livres du 26/02/2009

Les lecteurs d'Un livre blanc (Fayard, 2007) connaissent la méfiance de Philippe Vasset à l'égard du roman : une forme molle comme la guimauve des sitcoms, une musique d'ascenseur qui suscite un désir réflexe "semblable à celui de la salivation activée par l'odeur des frites et du hamburger encore chaud". En doutant des pouvoirs de résistance du roman face au monde tel qu'il est, Vasset rejoue le procédé de l'oeil neuf cher aux Lumières : déplacer les habitudes de lecture et d'écriture.
"Tous mes livres sont à la lettre écrits avec les pieds", disait récemment Vasset sur France Culture. Autrement dit, écrire en marchant, lier les phrases au paysage, en lieu et place de la fiction ex nihilo. Se mettre en mouvement, aller voir sur place l'envers du décor, les zones blanches dans la ville, les errants qui y circulent, noter précisément les petits détails saillants du réel.
Au commencement de Journal intime d'un marchand de canons, écrit Vasset, il y a "l'écart sans cesse grandissant entre les fictions dont on nous abreuve ad nauseam et un réel presque invisible, comme relégué à la périphérie du champ de vision". On consomme de la fiction comme des corn-flakes, dit-il, il est temps de réveiller le récit avec des histoires bien réelles, celles par exemple des flux mondiaux, tels qu'ils s'éprouvent à hauteur d'homme. D'où un projet de série qui se poursuivra avec Journal intime d'un affameur, Journal intime d'un manipulateur, etc.
Au seuil du premier volume, l'auteur expose sa méthode et notamment son parti pris de véracité : "Chaque épisode se propose de décrire le fonctionnement d'un pan de l'économie mondialisée habituellement soustrait aux regards. Rien n'y sera inventé : les événements relatés (...) auront effectivement eu lieu, les noms seront les vrais, tout comme les dates." Pour autant, et c'est là que ça se complique, il y a marqué "roman" sur la couverture : ceci n'est pas une enquête journalistique, nul souci d'exhaustivité, le narrateur n'existe pas, il a été inventé "pour ménager un point de vue interne dans un système mondial habituellement appréhendé de l'extérieur".
C'est donc l'histoire vraisemblable, fabuleuse vue de loin, d'un agent de l'armement mondial, mais racontée, pour ainsi dire, au ras des pâquerettes. Aussi la première phrase du livre - "Je me suis toujours beaucoup préoccupé du degré de romanesque de ma vie" - fonctionne comme un leurre. "C'est un roman portes ouvertes, précise Philippe Vasset. J'ai voulu faire l'inverse d'un roman à clés." Entendez : il n'y a aucun scoop, on se coltine humblement le réel (les faits, les situations). On articule dans la fiction le mythe du cow-boy - qui colle malgré tout au marchand de canons - avec l'extrême banalité de son quotidien : les mêmes intrigues prosaïques (à Bagdad, Delhi, Caracas, Riyad, Pretoria, Tbilissi ou Alger) renvoient aux mêmes enjeux politiques et économiques majeurs. Le basculement de perspective s'incarne par un jeu de contraste entre le narrateur, VRP figurant de l'armement qui passe l'essentiel de son temps à attendre dans des halls d'hôtels ou à s'ennuyer en réunion, et un personnage nommé "X" qui, lui, fera carrière de héros flamboyant et assumera un rôle actif dans l'Histoire de l'armement mondial.
Si Vasset persiste à écrire des romans, c'est précisément pour ça : "Ecrire des romans qui n'en sont pas, rendre compte sans afféterie des bouleversements du monde réel." C'est là peut-être le territoire sensible du roman contemporain : être attentif à ce qui n'a pas toujours la belle figure qu'on voudrait, aller à la découverte de ce qu'on ne connaît pas. Tout sauf l'imagination minutieuse d'une cathédrale de papier, tout sauf la figure de l'auteur tout-puissant, bien à l'abri derrière son écran, une tasse de thé brûlant à la main, tout sauf des personnages légendaires.
Le narrateur, ex-marchand de canons revenu de tout, ne dit pas autre chose : "Pour me vider l'esprit, j'entreprends des tâches physiques épuisantes, j'abats des arbres, je fauche l'herbe, je draine les étangs... Mon jardinier me regarde faire, mi-amusé, mi-inquiet. Au bout d'une semaine, sans doute lassé de me voir endommager les allées et défigurer la forêt, il m'invite à chasser. Après toute une vie passée à vendre des systèmes d'armes sophistiqués, j'erre parmi les fougères avec, sous le bras, une pétoire vieille de vingt ans. Nous marchons toute la journée : je manque presque tout ce que je tire."


Mercredi 4 mars 2009. Aucun de ces trop laids luminaires.

Deux réunions, importantes, paraît-il, à la cheville entre deux années universitaires. On distribue le calendrier des cours, des réunions et des congés annuels. Report dans mon agenda.
Comme il n'est pas encore 14 heures, je profite qu'il ne pleut pas pour aller en vélo jusqu'à la mairie d'arrondissement déclarer mon changement d'adresse et le faire inscrire sur ma carte de séjour. Simple, rapide. Même formalité à la poste, à l'autre bout du quartier, juste derrière mon ancienne adresse. Troisième coup de pédale, jusqu'au Jusco, grand supermarché où, malgré mon intention, je n'achète aucun de ces trop laids luminaires.
De retour au bureau, dernier pensum de l'année : la correction des résumés des mémoires des étudiants de 4e année. Après ça, trop tard pour aller au sport, pas envie de me retrouver coincé entre les sueurs d'après 20 heures. Je reste au bureau et me visionne tranquillement un des derniers Ce Soir ou Jamais (vu que l'appartement n'a pas encore de connexion), celui a priori répugnant d'avant-hier avec Éric Besson. Très propre sur lui, très respectueux, inattaquable... D'ailleurs, personne n'ose se salir, les accusations restent gentilles, le débat n'aura pas lieu malgré les bonnes intentions de Vincent Lindon ou d'Éric-Emmanuel Schmitt. Contre tous les témoignages, Besson continue à nier les maltraitances policières et le comportement massivement raciste de la force publique ; c'est couvrir, voire vouloir. Il suffit.

Mes principaux instruments de cuisine ayant retrouvé l'air libre, je mange des carottes râpées (une seule, grosse) en regardant le second film de yakusas, excellent celui-ci. Il s'agit de Guerre des gangs à Okinawa (Kinji Fukasaku, 1971), avec de vrais-faux morceaux de documentaires dedans, sur Okinawa fin des années 60, sous administration américaine.

Encore cinq ou six cartons vidés, affaires rangées dans différents placards. Dont l'ensemble des CD, enfin réunis... avec l'objectif de me débarrasser de la moitié. Méthode : écouter, et si pas enthousiasme après trois morceaux, direct poubelle des non combustibles.


Jeudi 5 mars 2009. Belle écriture qui fait dormir.

Soleil matinal. Première machine à laver (pas de fuite dans la réinstallation de la machine) et séchage sur le balcon. Belle vue sur le centre-ville, au loin les tours de la gare (photo, un jour).

À pied au centre de sport en trois minutes. Je pédale dans le Chercheur d'or, plusieurs effets d'annonce de la fin d'une époque, et puis ça continue. Je me languis, je pédale, un homme meurt jeté dans le feu, et les 30 minutes sont passées... Trop d'effets d'annonce, trop d'attente, finalement pour moi c'est du texte délayé.

« Il y a une histoire que j'aime surtout, c'est celle de la Reine de Saba. Je ne sais pas pourquoi je l'aime, mais à force d'en parler, je suis arrivé à la faire aimer de Laure aussi. Mam sait cela, et parfois, avec un sourire, elle ouvre le gros livre rouge sur ce chapitre, et elle commence à lire. Je connais chaque phrase par cœur, aujourd'hui encore : "Après que Salomon eut bâti à Dieu [...]" [...] » (J.-M. G. Le Clézio, Le Chercheur d'or, p. 31 — d'accord, c'est censé être un petit garçon de huit ans qui parle, mais je dis non ! C'est du délayage !)

« Moi aussi, j'ai vu Alcor, ou plutôt, je rêve que je l'ai aperçue, fine comme une poussière de feu au-dessus du timon du Grand Chariot. Et de l'avoir vue, cela efface tous les mauvais souvenirs, toutes les inquiétudes.
C'est mon père qui nous a appris à aimer la nuit. Parfois, le soir, quand il ne travaille pas dans son bureau, il nous prend par la main, Laure à sa droite et moi à gauche, et il nous conduit le long de l'allée qui traverse le jardin jusqu'en bas [...] » (Ibid., p. 49 — de la belle écriture qui fait dormir ; j'en peux plus... Même Maurice Leblanc savait mieux faire travailler Alcor...)

Retour à 35° 42' N × 139° 44' 40" E, comme annoncé dans Facebook, soit mon quartier tokyoïte de Kagurazaka (en provenance de 35° 10' N × 136° 58' E). Dîner avec T., infos de France 2 que je n'ai pas vues pendant trois jours, et lecture de blogs (inertie du manque, nommée rattrapage avec la bonne excuse des Flux Litor).


Vendredi 6 mars 2009. Les petits oiseaux dans la lucarne.

Quelques titres de spams — à me tordre :
On correctement payer moins ! Programmes
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Night forest trip with these girls
Soyez le bon An - logiciel
This Spanish wants to talk to you
Sommes-nous Pour connaitre nos prix - Top Service

Qu'est-ce qu'il me veut, cet Espagnol ?
Mal de tête, sans raison connue... Juste pour m'em... Ne suis pas d'attaque pour le voyage de nuit en forêt...
T., elle, n'a aucun problème, sort sous la pluie battante pour ses activités. Quand elle téléphone de Shinjuku, j'entends les gouttes battre son parapluie. Br...

J'enregistre quand même quelques émissions. La seconde partie du Tout Arrive de lundi, avec Philippe Vasset et Xavier Tresvaux. Puis Du jour au lendemain, le 4 avec Tanguy Viel.
Et surtout, de mon lit, une poche de gel refroidissant sur le crâne, je visionne avec la délectation d'un condamné à mort qui lorgne les petits oiseaux dans la lucarne les deux Ce soir ou Jamais de mardi et de mercredi, l'un sur la crise et l'autre sur... la crise — mais pas la même, donc : l'un sur la course à la catastrophe, excellent malgré la présence d'Alain Minc, et l'autre sur le conflit en Martinique et en Guadeloupe, excellent aussi malgré la présence d'Yves Jégo (où il paraît de plus en plus clair que la départementalisation des territoires d'outre-mer n'a été qu'une sournoise continuation du colonialisme...).

En fin d'après-midi, la barrière frontale se lève enfin, disparaît et je peux reprendre une vie normale. Celle de quelqu'un qui a un cours à préparer pour le lendemain matin et qui va essayer de rassembler ses idées pour ne pas ennuyer tout le monde avec une énième analyse bateau de quelques pages centrales de Bonjour tristesse. Trouver des choses pertinentes et originales à dire sur une œuvre très connue, qui plus est en allant à contre-courant de la doxa universitaire qui la considère comme sans grande valeur littéraire, tout juste document estampillé 1954, témoignant d'une époque, de la toquade du public et des médias. Alors qu'en fait, c'est beaucoup mieux écrit que du Beauvoir, par exemple — dont les Mandarins obtiennent le Goncourt la même année.

Et P.J. sur TV5 Monde... Oui, je sais, c'est mal. Mais ça m'amuse et comme je suis loin de France de façon permanente (ce que mes lecteurs n'ont peut-être pas toujours en tête), c'est un peu une façon d'y être, de baigner dans une certaine ambiance que les grands films ne donnent pas toujours...


Samedi 7 mars 2009. À quoi la notation manuelle convient mieux.

Lever à 6 heures pour finir mes notes de cours. Habitude reprise d'écrire ça au stylo-plume tandis que l'ordinateur sert aux recherches terminologiques...  Pas la même écriture d'ailleurs que pour une communication ou un article. Ici, c'est l'urgence du cours oral, dans deux heures, qui prime, et à quoi la notation manuelle convient mieux (cours que j'enregistre en MP3 et qui pourra servir à une autre rédaction — après la retraite, si j'ai du temps, peut-être).

La première partie de Bonjour tristesse s'achevait sur les mots : « comme si j'avais été sûre de la vaincre.» (p.67), certitude et victoire qui seront des thèmes essentiels de la seconde partie, mais en quoi s'amalgament subtilement le personnage et la narratrice. Car en effet, ni certitude ni victoire n'ont le même sens pour la jeune Cécile qui, frustrée de son premier amour, veut détacher son père d'une froide marâtre, d'une part, et d'autre part, plus d'un an après, pour celle qui écrit tout cela, se sentant quand même un peu coupable de la mort d'Anne.
L'issue fatale étant déjà annoncée, même au primo-lecteur, c'est avec ce hiatus sémantique en tête que s'ouvre la seconde partie, précisément consacrée à la naissance de la conscience réflexive, à l'embarras du libre-arbitre et au surcroît d'isolement qui en résulte. Ce qui nous donne trois belles pages sur la tergiversation (71-73) et la fragilité des premiers avis. Sans aide ni conseil, les velléités libertaires font peur et l'on souhaite n'être « plus infestée de ces sentiments acides et déprimants » (75) — jusqu'à ce qu'une nouvelle blessure d'amour-propre soit infligée par la despotique quadra qui préfèrerait le père sans la fille, toujours sur ce thème capital... : « vous qui n'avez pas de tête, vous devenez cérébrale et triste » (76).
À l'inverse de la tête, qui ne faisait que penser, le thème de la main est d'abord doux et agréable, lié à l'instinct, au geste spontané. C'est sur l'émouvante évocation de celle du père que s'achève ce premier chapitre, avec « cette main qui ne pouvait plus rien pour moi » (p. 76), alors que c'est sur celle, « tremblante », qui cherchera le futur fiancé, que finit le chapitre II (p. 86). Entre-temps, dans ce chapitre II, Cécile a commencé à manipuler Elsa (p. 79-81) — une main dans l'engrenage, effrayée de son pouvoir, prête à tout avouer (p. 84), mais encore sûre de tout pouvoir arrêter... d'un geste de la main.
Avec le chapitre III, une surprise troublante vient déranger Cécile : la demande en mariage. Une main qui vient... trop tôt à son goût. Et puis, la tête reprend dangereusement le dessus...

« Je parlai longtemps, je leur expliquai mon plan. Ils me présentaient les mêmes objections que je m'étais posées la veille et j'éprouvais à les détruire un plaisir aigu. C'était gratuit mais à force de vouloir les convaincre, je me passionnais à mon tour. Je leur démontrai que c'était possible. Il me restait à leur montrer qu'il ne fallait pas le faire mais je ne trouvai pas d'arguments aussi logiques.» (Françoise Sagan, Bonjour tristesse, p. 91)

Déjeuner au Saint-Martin. Il fait à peu près beau. Ce qui ne m'empêche pas d'aller ensuite me recoucher une heure.
Enregistrement et écoute simultanée — tellement c'est bon — des deux Surpris par la nuit intitulés « Emma et le babouin » (Aurélie Djian, par ailleurs auteur de l'article cité mardi sur Philippe Vasset — comme quoi, hein...).

Film du soir : Eagle Eye (L'Œil du mal, D.J. Caruso, 2008), nouvelle version du Big Brother, incarné cette fois, si l'on peut dire, par un descendant d'Al, l'ordinateur de 2001 l'Odyssée de l'espace, qui parlerait d'une belle voix féminine. Mais même centralisant toutes les données des téléphones, des médias, des caméras de surveillance, ou analysant les vibrations d'un liquide pour écouter des voix, il manque encore beaucoup de psychologie à l'ordinateur...


Dimanche 8 mars 2009. Le pompon du navet séché.

Enregistrements du jour : Une Vie une œuvre d'hier consacré à Tennessee Williams, les extraits du Carnet de voyage en Chine de Roland Barthes, également diffusés hier en Fiction, suivis de Mauvais Genres sur l'uchronie, avec Éric Henriet.
Vraie phase de repli. Il y a un film à l'Institut suivi d'une conférence avec Juliette Binoche et je n'y cours pas...

Quand T. a fini de préparer ses abattements fiscaux (c'est la période), sortie en métro jusqu'au Mitsukoshi de Nihombashi pour voir des lits. Mais rien de bien intéressant, ou beaucoup trop cher. On achète des serviettes de toilette emballées séparément et marquées à mon nom (sur l'emballage) pour servir de petit cadeau aux nouveaux voisins — c'est une coutume nippone ni mauvaise.
Un petit quatre-heures au café West, dans le même grand magasin. T. m'apprend que ce café (pas exactement ici, mais la même enseigne) était un des premiers du Japon moderne, après-guerre, et que des générations entières de bonnes familles tokyoïtes se sont envoyé des petits gâteaux de cette maison... On en profite pour adresser un petit paquet à mon agent immobilier, qui m'a tant aidé ces dernières semaines.

« La lumière du trésor de Rodrigues m'éblouit, et fait pâlir toutes les autres. Mon père parle longuement, cet après-midi-là, marchant de long en large dans la chambre étroite, soulevant des papiers pour les regarder, puis les reposant sans même me les montrer, tandis que je reste debout près de sa table, sans bouger, regardant furtivement la carte de l'île Rodrigues épinglée sur le mur à côté du plan du ciel. C'est peut-être pour cela que, plus tard, je garderai cette impression que tout ce qui est arrivé par la suite, cette aventure, cette quête, étaient dans les contrées du ciel et non pas sur la terre réelle, et que j'avais commencé mon voyage à bord du navire Argo.» (J.-M. G. Le Clézio, Le Chercheur d'or, p. 63-64)

Argo. Les Argonautes. Jason. Ça me rappelle mes premières chroniques webiennes...

Statistiquement, il faut bien qu'on visionne parfois un film vraiment nul. Ce soir, c'est The Happening (Phénomènes, M. Night Shyamalan, 2008) qui remporte le pompon du navet séché. Vague de suicides sur la côte Est des États-Unis. Fuite et décimation de masses, mais à l'économie, pas de grands effets spéciaux, ni de déballage de chars militaires, des personnages qui semblent avoir des choses à se dire mais ne parviennent pas à nous intéresser à leur cas, la pendémie qui attaque des groupes de plus en plus réduits, etc.
Ce que j'en retiens :
— des gens utilisent leur téléphone portable pour s'envoyer des scènes de suicide
— il existe un bled nommé Filbert
— les États-Unis n'en finissent plus de nous abreuver de films dans lesquels ils se font attaquer de toutes les façons possibles — et je ne connais pas d'autre pays qui se victimise autant dans son cinéma : entre le goût de se faire peur et le masochisme inhérent aux cathos, il y a place pour y voir l'expression d'un inconscient collectif, celui d'une irrationnelle mais bien profonde culpabilité consécutive aux agressions américaines dans le monde entier ; s'exportant partout, le principe et les dangers s'universalisent, mais ça ne fait pas aimer plus les Américains...


Lundi 9 mars 2009. Une fleurette du féminisme.

L'honneur aux femmes, c'était hier. Aujourd'hui, c'est Barbie, un fleuron, une fleurette du féminisme, qui fête ses 50 ans. Il paraît qu'on peut en voir une collection à l'Hôtel Impérial de Tokyo...
Le journal de France 2 montrait à quel point, d'une façon générale, il n'y a pas d'égalité salariale entre hommes et femmes, sauf en de très rares entreprises ou endroits. Qui servent d'exemples. Que personne ne suit.
Pendant qu'on est dans le rose, T. vient de découvrir que notre géranium dont nous aimons beaucoup les fleurs n'a plus de racines. Toutes bouffées par des larves. Encore un coup de l'hiver trop doux.

Suis sur un glossaire du Chercheur d'or. Par ailleurs, des courriers de préparation des vacances d'été. Mais rien de notable.


Mardi 10 mars 2009. Sois content du strapontin qu'on t'assigne.

Qu'est-ce que j'ai fait hier ?... Enfin, je veux dire aujourd'hui, ce 10 mars. Comme j'écris le lendemain, n'ayant toujours pas de connexion à la maison le soir... D'ailleurs, il y a assez à faire avec les cartons à vider, l'aménagement de l'espace libéré au fur et à mesure. En dînant puis réfléchissant à l'accès aux plats, assiettes, bols, tasses, casseroles, poêles, etc., en fonction des onze portes des trois placards de la cuisine, je me suis repassé Le Rôle de sa vie (François Favrat, 2003), pour avoir de la compagnie — mais pas juste pour ça. Je me suis rappelé une interview d'Agnès Jaoui que j'avais dû entendre bien après ce film et dans laquelle elle disait que tous ses rôles exploraient les blessures infligées par les rapports de classes, de groupes, de cultures. Je ne crois pas qu'elle le disait comme cela, mais c'est cette idée dont je me souviens. Et c'est bien le cas ici. À mon commentaire de juin 2005, j'ajouterai que tout repose sur des expressions furtives captées sur un visage au moment où il ne fallait pas, et plus encore sur des propos presque insignifiants, qui trahissent plus que de grands discours. Ainsi la vedette que joue Jaoui n'est-elle pas tant blessée parce qu'un grand nombre de personnes imprévues débarquent soudain dans un dîner qui devient un traquenard, que par la petite phrase, la petite familiarité au sujet des clopes qu'elle taperait toutes les deux minutes. Exploration verbale et gestuelle plutôt que construction scénaristique : on est en fait tout près des tropismes sarrautiens, façon Pour un Oui ou pour un non, et c'est ce qu'Agnès Jaoui et Karine Viard jouent excellemment.

Allons bon, j'ai commencé par la fin. Ceci dit, la matinée était consacrée au voyage en shinkansen, mi-lecture mi-somme, pour arriver à la fac pour une réunion à 12h30. Compte-tenu de l'horaire, on nous fournit une boîte-déjeuner de chez Downey avec des sandwiches au poulet au curry. Pas mauvais du tout. Quant à la réunion, c'était la dernière du comité des langues étrangères, juste pour un petit bilan.
À la sortie, un collègue m'aborde avec des pincettes, pour savoir si on ne pourrait pas solliciter quelque étudiant de 4e année pour mettre un créneau hebdomadaire de conversation en français dans cette sorte de club qui a été créé pour les langues étrangères, en marge des cours. Il sait que j'ai été contre ce projet dès le début parce qu'il a été mis en place par les anglophones sans nous demander notre avis (il y a quand même quatre autres départements de langue), créant un cadre anglo-américain a prori, toujours géré par les mêmes et d'ailleurs attenant à leurs bureaux, dans lequel il est possible de demander à causer avec quelqu'un en espagnol, chinois, indonésien, allemand ou français...
Suis-je trop susceptible ? Un, on te bâtit ce bazar sans te demander ton avis, deux, on veut que tu y entres et sois content du strapontin qu'on t'assigne, et trois, on vient te reprocher gentiment de n'y avoir pas mis les pieds. Ceci dit, si on trouve un ou une étudiant(e) que ça amuse, pourquoi pas !

Comme j'ai remis la main sur mon carnet de chèques (quelque part dans un carton...), je peux enfin payer nos cotisations de Cerisy pour 2008 (honteusement en retard) et 2009. Je vais même illico à la poste en vélo, malgré les vents contraires, pour que ça parte tout de suite.

« D'un seul coup le vent froid arrive sur moi, bousculant les feuillages. Je vois les vagues courir sur les champs de canne. Le vent tourbillonne, m'enveloppe, avec des rafales qui m'obligent à m'accroupir sur le rocher pour ne pas être renversé. Du côté de la Rivière Noire, je vois la même chose : le grand rideau sombre qui galope vers moi, recouvre la mer et la terre. Alors je comprends qu'il faut m'en aller, très vite.» (J.-M. G. Le Clézio, Le Chercheur d'or, p. 79)


Mercredi 11 mars 2009. La sinistrabilité des entreprises allait augmenter.

Préparation d'annulation du contrat Yahoo BB (connexion internet ADSL de 2004 — qui avait déjà valu son pesant de cacahuètes, Cf. 10 et 23 novembre). Ai enfin reçu les papiers. Il y a une carte-réponse à remplir et une boîte à préparer pour leur rendre modem, câble et alimentation.
À la fac, dernière réunion puis déjeuner avec Andreas chez Rhubarbe. Ça faisait bien longtemps que je n'avais pas mangé une galette complète ! Et une crêpe au caramel salé ! Nous parlons de nos déménagements, nouveaux environnements, voyages. Du film La Vie des autres, aussi, qu'il m'avait recommandé il y a fort longtemps et que j'ai vu le mois dernier.
Retour au bureau pour le JLR d'hier et du courrier. Je rêve de m'installer sur le canapé, à deux mètres, et de lire un livre d'une des piles qui m'entourent, affalé, n'importe lequel, des heures, de voir le jour décliner sur le parc en mordillant un crayon, en quête d'une note marginale, et d'avoir le même horizon pour le lendemain. Mais je reste devant l'écran avec d'autres choses à faire.
Ces frustrations quotidiennes sont peu — et surtout pas de quoi se plaindre — dans la tempête économique et les drames humains qui agitent partout la planète, et dont je jure que je ne suis pas responsable, même si les médias s'efforcent insidieusement de me le faire croire, comme à tout un chacun, mais ces frustrations quotidiennes forment néanmoins le boulet sisyphéen qu'il me faut toujours pousser alors que je voudrais simplement jouir du paysage du haut de la colline — et voir ma petite boulette s'écraser au fond du ravin...

De l'intérêt de bloguer, de laisser trace de son quotidien, même quand il n'y paraît pas. Ce foudroyant court-circuit entre mon 23 nov. 2004 et notre aujourd'hui :

« Entendu sur France Info : une étude internationale à indiqué que la sinistrabilité des entreprises allait augmenter dans le monde. Sans doute pour expliquer à l'avance et en termes technocratiques des milliers d'emplois perdus et de vies brisées...»

Retour tôt à l'appartement pour aller présenter mes salutations à mes voisins horizontaux et verticaux. En leur donnant rituellement les petites serviettes de Mitsukoshi, emballées, avec mon nom autour. Tenez ! vous vous essuirez les mains ou autre chose en pensant à moi !... Drôle de tradition...
D'abord, chez la fille du propriétaire, qui fait office de concierge, et qui est bien contente d'enfin me voir, c'est réciproque — et de voir que je n'ai rien d'un barbare qui va jeter ses ordures n'importe quand ou garer son vélo n'importe où. En-dessous de chez moi, il n'y a personne. Au même étage, je rencontre une jeune voisine, enseignante elle aussi, souriante et d'apparence sympathique. Au-dessus, une vieille dame m'entrouvre finalement sa porte pour mieux comprendre ce que j'essaie de lui dire, me sourit finalement. C'est sa machine à laver que j'entends essorer à pas d'heure...

Dîner avec Les Temps qui changent(André Téchiné, 2004). Je craignais un truc plan-plan et ça commence un peu comme ça. Mais Depardieu fait vraiment peur, dans son rôle de tristus. Outre la double histoire de fidélité (les jeunes en échos aux quinquas, finalement), l'intensité lente de la composition, il y a des passages d'images de chantier et de machines d'une violence prémonitoire, pellicule et bande son traitées façon scratching et BD à très fort contrastes, très étonnants.


Jeudi 12 mars 2009. Pas passé fort dans la syntaxe...

Un jour... Oui, un jour, je réussirai à me débarrasser de la corvée des impôts. Mais pas cette année... En plus, T. m'a préparé un paquet de factures médicales à faire déduire et m'a demandé d'essayer d'avoir un autre abattement pour le transport. Bon, c'est raisonnable. Un collègue m'accompagne — et m'emmène en voiture. Ça nous permet de parler boutique dans la queue, et comme ce sont les derniers jours de la saison fiscale, il y a foule. Et finalement, beaucoup moins d'ordinateurs que l'an dernier. Quand on était venu, avec David, on avait pensé que le virage était pris, que l'e-taxation était généralisée. Il semblerait que ça n'ait pas été si performant que ça et l'organisation du hall a repris la forme d'avant, avec juste un coin d'ordinateurs. En revanche, il est possible qu'à l'instar de mon collègue, un plus grand nombre de gens aient tout fait de chez eux en ligne.

On revient quand même à la fac à une heure décente pour déjeuner à quatre, de pâtes, avec mon collègue et Andreas, en accueillant notre future collègue à temps partiel qui n'est autre que... Sophie, transfuge d'une université concurrente. Ayant aussi préparé mon paquet, je passe à la poste pour renvoi du modem Yahoo BB — Ça y est ! Et puis je pars...

« Cela dure longtemps, et nous tombons à travers le ciel déchiré, à travers la terre ouverte. J'entends la mer comme jamais je ne l'ai entendue jusqu'alors. Elle a franchi les barrières de corail et elle remonte l'estuaire des rivières, poussant devant elle les torrents qui débordent. J'entends la mer dans le vent, je ne peux plus bouger : tout est fini pour nous. Laure, elle, se bouche les oreilles avec ses mains, appuyée contre Mam, sans parler. Mam fixe de ses yeux agrandis l'espace sombre de la fenêtre, comme pour maintenir au loin la fureur des éléments. Notre pauvre maison est secouée de fond en comble. Une partie du toit a été arrachée sur la façade sud. Les trombes d'eau et le vent saccagent les pièces éventrées. La cloison de bois du bureau craque, elle aussi. Tout à l'heure, par le trou fait par l'arbre, j'ai vu la cabane de capt'n Cook s'envoler en l'air, comme un jouet. J'ai vu aussi la grande haie de bambous se plier jusqu'au sol comme si une main invisible appuyait sur elle. J'entends au loin le vent qui cogne contre le rempart des montagnes, avec un grondement de tonnerre, qui se joint au bruit de la mer déchaînée qui remonte les fleuves.» (J.-M. G. Le Clézio, Le Chercheur d'or, p. 86-87 — enfin, quelques pages intenses quand le cyclone passe, même s'il n'est hélas pas passé fort dans la syntaxe...)

Retour à Tokyo, pour deux semaines. Il fallait que je prenne des livres, notamment pour préparer les cours... Tant d'affaires et de documents déplacés ces derniers jours, d'un sac à un autre, d'une table à un fauteuil à un tiroir que, dans le shinkansen, ayant délaissé Le Clézio pour la fraîcheur du Matricule des anges n° 100, emprunté à l'Institut lundi, le doute s'immisce doucement... Je subodore un oubli majeur, je vérifie et... pas de doute : j'ai oublié ma carte de sécurité sociale. Toujours avec moi d'habitude, qui n'a pas servi depuis des mois, et dont j'aurais justement eu besoin dans quelques jours pour une nouvelle coloscopie... Acte manqué. Poil au nez — on va bien trouver une solution...

« C'est un besoin que j'ai de triturer, d'autant plus qu'en tant que lectrice, le roman traditionnel m'ennuie. Je n'ai pas de satisfaction à construire une fiction classique comme je n'en ai pas à en lire.
Mon idée, c'est d'avoir comme un laboratoire de sorcières, avec plein d'ingrédients, plein d'éléments et d'essayer de faire une petite soupe bizarre avec.» (Chloé Delaume, sous l'œil du chat Temesta, répond aux questions de Thierry Guichard dans « Laboratoire de génétique textuelle », Le Matricule des anges, n°100, p. 22 — dommage que TG ne soit pas plus à son blog...)


Vendredi 13 mars 2009. Échoués et éméchés.

Repos. Pas de salon du livre, par ici. Mais des lectures. Et de l'écoute : les Mardis littéraires du 10 avec Stéphane Audeguy, un peu dans toutes les émissions ces temps-ci, et Patrick Deville, plus rare.

« [...] quand on travaille de la façon dont je travaille, j'ai de plus en plus l'impression que la différence avec la sculpture sur marbre c'est que nous, il nous faut produire le marbre, déjà. C'est-à-dire écrire des centaines et des centaines de pages, enfin dans mon cas, pour avoir du matériau, et qu'ensuite il faut tailler là-dedans, enlever énormément et extraire de tout cela une forme. Et ce qui est romanesque, c'est la forme, me semble-t-il.» (Patrick Deville, 33e minute de l'émission)

« [...] Ce moment de la fin du XIXe siècle, qui n'a pas duré très longtemps finalement, parce qu'ensuite c'est la 1ère Guerre Mondiale, ce moment où l'Europe a été pendant peu de temps absolument convaincue que ses valeurs avaient vocation à être universelles et définitivement acceptées par l'ensemble de la planète, qu'il suffisait d'attendre un peu, à certains endroits ça allait plus vite, la colonisation peut-être pouvait avancer... Cette croyance, puisque c'est une croyance, dans les sciences, les techniques, la démocratie, etc. : il suffisait d'attendre et tout cela allait envelopper la planète.» (Id., 38e minute)

« [...] Encore une fois déterrer Brazza [...] », dit-il aussi, à propos d'Equatoria. Je regrette seulement qu'à propos de Brazza, ni Audeguy, ni Deville, ni Casanova, ni Harang n'aient pensé à signaler que Colonie de Frédérique Clémençon l'avaient déjà déterré en 2003...

Sortie pour une course avec T. et Bonjour tristesse dans ma poche, pour cerner la forme que je vais donner au dernier cours, demain matin. J'hésite encore. Commenter au fil des derniers chapitres ? S'occuper du chapitre essentiel (X) avant d'en étudier l'amont et l'aval ? Focaliser les thèmes, les symboles, l'onomastique ?
J'essaie un thé à la pêche et des chocolats à l'abricot, c'est pas terrible.

T. découvre enfin le film 27 Dresses (Anne Fletcher, 2008). Elle trouve l'ensemble intelligent et piquant — ce qui est un tour de force pour un film américain sur le mariage — même si elle ne s'entiche pas comme moi de la scène de Benny and the Jets (retirée de Youtube par demande de la Fox, il n'en reste qu'une version plus trash... alors que le clip elton-johnien cumule près de 3000 commentaires).
Je savais que Jane et Kevin, échoués et éméchés, s'amusaient à déformer les paroles de la chanson (j'en ai déjà parlé) mais je découvre maintenant que les vidéos de paroles (lyrics) et de karaoke ne sont pas toutes d'accord sur les paroles originales... Je me demande bien par exemple la différence entre they're so spaced out et they're so phased out ? Mouais... Allez, à votre tour !


Samedi 14 mars 2009. Harceler les vices littéraires.

Lever à 5 heures pour (nous) délivrer (de) Cécile. Finalement, j'opte pour une lecture intégrale du chapitre X, qui fait apparaître que la scène doublement cruciale, c'est-à-dire quand le père retrouve Elsa dans les bois, surmontée de la déception d'Anne les apercevant, n'est pas racontée. Et que l'économie que Sagan en fait fonde le trou noir du mystère, le mystère de la mort d'Anne, tout en accélérant formidablement le récit, à tel point que soudain c'est fini, qu'on est huit ou neuf mois plus tard à voir comment boucler la boucle du doute et du remord en découvrant enfin, comme une délivrance, le sens du mot tristesse.
Entre temps, je serai remonté jusqu'aux Webb (ch. VII), aux vibrations que cette soirée a données aux fils tendus du piège de Cécile, ainsi qu'aux subreptices annonces morbides : en voiture, à l'aller, « soumis au même plaisir de la vitesse et du vent, peut-être à une même mort » (p. 118), et au retour, quand il est question de lâcher le volant, « Non, pas en conduisant sur une corniche » (p. 123).
Et c'est du haut de cette corniche que je saluerai mes auditeurs et les inviterai à une prochaine chasse au trésor dans l'Océan indien...

Déjeuner au Saint-Martin, où T. est déjà pour finir tôt et s'en aller à une conférence sur les contes populaires.
Moi, je rentre dormir, digérer mon poulet-frites, puis lire, écouter. Tellement de retard... Heureusement, le canal Sentiers de la création ne ferme ses vannes que très tard, je peux encore y enregistrer différentes parties des Enjeux de la création III, par exemple la première, notamment avec Yves Ravey et Jacques Serena.

« On trouve toujours des arguments plus ou moins croustillants — ironiquement croustillants — pour justifier la critique. Certains sont moraux, d'autres esthétiques. Je m'en bats l'œil, je ne leur accorde plus foi — question d'expérience. Je ne crois plus qu'au détachement et à l'attention. J'écris donc de la critique pour lire attentivement. C'est avec la marche, le commerce de contemporains fraternels (dont l'esprit peut être un manteau aux cent poches), le fruit des bricolages variés de mes doigts à l'usage sybarite de mes sens (le sexe, la bagarre, le danger et l'ivresse, l'estomac), l'une des activités pour lesquelles je ne parviens pas à décourager un inextinguible intérêt.» (Éric Dussert, « Pourquoi écrivez-vous de la critique littéraire ? », Le Matricule des anges, n°100, p. 8)

Ai reçu les informations utiles pour le colloque d'Ottawa. Ne me reste plus qu'à harceler les vices littéraires de l'ARG.


Dimanche 15 mars 2009. Manger un sandwich ou vandaliser les stèles.

À grand soleil, grande promenade. D'abord au cimetière d'Aoyama, pour le nettoyage de la concession familiale. Quand T. est partie acheter des fleurs et que je suis assis dans la petite enceinte de granit à ramasser quelques brindilles envoyées par le pin de son arrière-grand-père, je vois bien que de leurs voitures immobilisées par l'affluence dans les parkings les conducteurs japonais se demandent ce qu'un étranger fait là. Là !
Leur surprise n'est pas hostile, comme elle le serait s'ils me voyaient manger un sandwich ou vandaliser les stèles, mais c'est une incompréhension véritable qui va, selon les voitures qui s'écoulent une à une, de l'hébétude à l'amusement. Quand T. revient, me parle et reprend son nettoyage du marbre, j'en vois qui sont comme soulagés que l'honorable étranger soit en fait encadré et pris en main. Ouf ! Il ne peut rien se passer qui oblige à s'improviser une attitude, on revient dans l'ensemble des choses codées.

Excellent restaurant italien, Il Desiderio, à Aoyama. Pendant notre menu Piacere, T. dit que la sauce des pâtes arrive au niveau de la mienne...
Suite, toujours à pied jusqu'à Harajuku presque puis retour à Aoyama-itchome.
Pause-thé au café F.O.B. en face du soleil couchant. Je me rappelle que j'ai un appareil-photo. T. en profite.

David au téléphone. Il commence à s'inquiéter fortement et à raison pour le retour du groupe d'étudiants au Japon le 19, jour d'un mouvement social qui s'annonce plutôt musclé. Si je ne peux pas regretter qu'il y ait grève, voire grève dure, pour la France, je partage l'inquiétude de mon collègue et lui envoie ensuite par courriel quelques idées dont celle de garder l'autocar 24 heures de plus, de faire préparer des sandwiches aux familles d'accueil avant le départ, d'avoir des gants et des hokarons.

Moi qui disais vendredi que Patrick Deville était plutôt rare dans les médias, voilà-t-il pas que je le retrouve dans Thalassa sur TV5 Monde (c'est l'émission du 27 février qui passait ce soir), à Saint-Nazaire évidemment, sur les quais et dans son bureau de la MEET.

Ce genre de grands voyageurs me fait immanquablement penser à Bashung...

Parcours sans faute
sortie de route parfaite
— Certes déchirant
mais tellement plus élégant
qu'un croulant de 85 ans
s'essayant encore au vertige
de l'amour... Non ?


Lundi 16 mars 2009. Plus enfumé de la tête tu meurs.

Pas fait grand chose.

Enregistré Antoine Compagnon « en public et en direct du Salon du Livre : l'universalité des Lettres françaises sous la IIIe République : un monde disparu ? » dans Concordance des temps d'avant-hier. Pas sûr que l'approche compagnonienne, qui commence à être connue, m'intéresse encore... On verra. Un autre jour.

Dans le genre plus enfumé de la tête tu meurs, je me suis farci les deux tiers de Parlons net, également d'avant-hier avec Éric Naulleau et Gilles Cohen-Solal, deux grandes gueules réacs et polysimplifiantes qui éclipsent tous les autres invités. Pour une fois, je suis d'accord avec Alexandra de Café Livres (en fait, ça arrive de temps en temps, et je reprends certains de ses postes dans les sélections des Flux Litor). Je crois que David Abiker s'amuse bien, ces temps-ci. Mais il devrait faire son travail de journaliste un peu plus sérieusement, valoriser la parole des autres intervenants et freiner les poids-lourds plutôt que les laisser le mener où ils veulent, là où il n'y a plus rien qui nous intéresse.


Mardi 17 mars 2009. Beaucoup d'espace en bas.

Aux aurores à l'hôpital Toranomon pour une consultation en vue de ma deuxième coloscopie, programmée pour le... 1er avril ! La caméranalyse sous le signe de la blague... Espérons que ce sera au sens propre, c'est-à-dire sans rien trouver de grave...

Visionnage de deux Ce soir ou Jamais, celui de jeudi 12 sur l'OTAN, et celui d'hier sur les nanotechnologies. Le premier plus que moyen, le sujet ne me passionnant d'ailleurs pas, et que Philippe Vasset n'arrive pas à vraiment sauver, du point de vue littéraire ou culturel, alors qu'il ouvre des perspectives intéressantes sur le commerce des armes... Perspectives que les autres referment bien rapidement. Comme quoi ça reste un sujet explosif...
Le second, les nanotechnologies donc, bien meilleur, les invités représentant et livrant un vrai panorama d'approches sur le sujet, et où j'ai le plaisir de revoir Éric Sadin qui m'avait d'ailleurs informé par courriel. Que de chemin de son côté aussi depuis décembre 2005 !

« Il y a beaucoup d'espace en bas.» (Richard Feynman, 1959) — Le problème est, comme d'habitude, comment on l'occupe, ou : retour à l'ontologie du lieu.

Autre lieu (qui sera dans mon programme du séminaire de cinéma) : j'en arrive à la critique poésie du Matricule des anges n°100, où il est question (p. 43) des Poèmes de la bombe atomique de Toge Sankichi qui viennent d'être traduits en français par Ono Masatsugu et Claude Mouchard. L'article s'achève sur cette citation qu'aurait voulu connaître Jean-Christophe Bailly pour être accompagné au fond de l'empreinte du flash (Cf. L'Instant et son ombre, reçu de Philippe, lu et commenté en mai et juin 2008) :

« ce matin-là
un éclair de dix mille degrés
a imprimé sur une épaisse dalle de granit
les hanches de quelqu'un »

... !

Sur TV5 Monde, Violence des échanges en milieu tempéré (Jean-Marc Moutout, 2003), film que je trouve très intéressant — et programmé au bon moment... m'a rappelé Ressources humaines (Laurent Cantet, 2000) puisque c'est mêmement un jeune diplômé qui se retrouve devant les choix compromettants que ses aînés considèrent comme rites de passage. Sauf que le choix effectué par le héros n'est pas le même...


Mercredi 18 mars 2009. Les tuyaux remplacent la fleur.

Tentative de travailler, mais je rame... Je sais ce que j'ai à faire mais il faut attendre que ma pensée se réorganise d'elle-même pour me proposer l'apparence de la meilleure procédure, le meilleur ordre, quelque chose qui me convainque de commencer. On ne sait jamais ce que deviendra le bébé mais on s'efforce tout de même de commencer par le faire sortir par la tête...
En attendant, je m'occupe de la page Facebook d'Hubert de Phalèse. Les tuyaux remplacent la fleur naissante... Après plus de six mois d'expérience avec ma page perso, je mesure mieux le profit que les usagers pourraient tirer du concept Hub'de Phal' : y faire arriver les informations de Litor canal historique, de la page Netvibes des Flux Litor et de ses sélections, concentrer ce qui provient des acteurs du champ littérature & ordinateur qui ne sont pas litoriens en vue de redéfinir un litorianisme plus large. Il faut être réaliste, dans sa phase liste de discussion, Litor a vécu ses plus belles années avant le web 2.0 ; c'est maintenant un club de seniors des réseaux peu enclins aux échanges de courriels mais dont une bonne part doit être investie dans des activités web de recherche et d'information. Par ailleurs, plein de jeunes gens n'ont aucune notion de l'utilité d'une liste et voient directement comment profiter de Netvibes et de Facebook, par exemple. À nous de voir si nous voulons encore nous en occuper.
Plusieurs dizaines de sollicités ont rapidement accepté l'invitation de devenir ami avec Hubert de Phalèse. Une personne a décliné l'offre au motif que Facebook ne lui servait qu'en domaine perso, à quoi j'ai répondu que pour ma part je ne pouvais plus faire d'aussi nette distinction entre le professionnel et le perso. Quelqu'un s'est spontanément présenté en écrivant qu'il avait bien profité d'un des ouvrages de feu la collection Cap'Agreg — ça fera plaisir aux auteurs.

Une vraie journée de printemps. On est obligé de changer de garde-robe, un peu au dépourvu. Je rejoins T. à Shinjuku, on file se ballader d'Ichigaya à Yasukuni. On a acheté de l'eau gazeuse et des sembeis, on en grignote quelques-uns en profitant de la belle lumière d'avant printemps. Rentrons comme les petites écolières.

Enregistrement du Surpris par la nuit d'hier soir : Auteurs et éditeurs / petites histoires de l'édition française au XXe siècle, 1ère partie. Seconde partie demain.
Film moyen sur TV5 Monde. J'aurais mieux fait de lire... la suite des articles sur la critique dans le Matricule 100. Beaucoup de bonnes choses. Comparez Bergounioux (p. 15) et Stéfan (p. 18), l'un explique l'autre vilipende, faites votre choix. Sublime photo de Raymond Federman (p. 16), j'en veux un tirage ! Mais la disponibilité et l'amalgame littérature-vie, je les trouve au mieux chez Emmanuelle Pagano :

« [...] il me semble toujours que la critique doit dialoguer avec l'œuvre, et pour dialoguer il faut la rencontrer, parfois même par accident : être aux aguets, pas forcément à la recherche d'un livre ou d'une œuvre, mais disponible, lecteur, spectateur sans a priori de "quelque chose". J'attends plus de la critique en tant que lectrice qu'en tant qu'écrivain (mais chez moi je crois que c'est pareil, lire et écrire). J'attends d'elle qu'elle me fasse rencontrer des livres, parce que les livres eux me donnent le monde et l'envers du monde, les livres me font tout rencontrer. J'attends de la critique qu'elle me donne à lire des livres, qui me donneront à lire le monde. rien de moins.» (Emmanuelle Pagano, p. 20)


Jeudi 19 mars 2009. Une curiosité jusqu'à l'hébétude.

Sans cérémonie, dix-septième anniversaire de mon arrivée au Japon...
Qui ne me paraît d'ailleurs ni vrai ni compréhensible. Et je ne parle même pas (de) la langue.
Incroyable que j'aie pu quitter la ville que j'aimais le plus au monde pour n'y revenir que deux ou trois semaines par an, et seulement dans quelques rues à la va-vite ou pour des courses. Quand il m'est arrivé d'y aller seul et de n'avoir rien à y faire, il y a quatre ou cinq ans, je me suis même aperçu que je m'y ennuyais, que je n'osais pas appeler, décalage psychologique, ceux que j'y connaissais, remettant au lendemain, que je sortais pour un cinéma ou un sandwich et que je descendais la rue Monsieur-le-Prince en rasant les murs, ou que je zonais dans le Luxembourg sans même regarder passer les filles, comme si je me complaisais dans un malheur de location, une âme qui voulait être en peine et jouait à errer dans les vestiges du château longtemps après sa mort. J'étais un touriste chez moi et j'y connaissais déjà tout, sauf ce qui avait changé et qui, dans ces moments-là, ne m'intéressait pas.
En revanche, j'ai beau être ici depuis dix-sept ans, y être officiellement chez moi, je continue à me sentir en voyage, nageant dans l'étrange, évoluant entre les mirages plus qu'entre les avalanches. Et puis l'internet a mixé tout ça, je ne suis jamais tout à fait ici ou là. Sait-on d'ailleurs quand je suis à Tokyo ou à Nagoya ?
Souvent je me demande ce que serait ma vie si j'étais resté à Paris, bien sûr. Une curiosité jusqu'à l'hébétude. Et pourquoi je n'ai pas deux vies, pour essayer cette autre option — que ce soit à partir du moment où j'ai dit oui pour partir ou à partir du moment où j'ai dit non pour rentrer...

« Quand les choses vont bien, on ne se pose pas de questions sur soi. Même quand ça va mal, la plupart des gens ne pensent pas que leur être profond est à l’origine du problème. C’est pourtant ce que je crois : que c’est moi l’obstacle. Je dois trouver pourquoi ma place est celle d’un obstacle dans le monde.» (Marc Pautrel, Je suis une surprise, Éd. de l'Atelier In8, 2009, coll. Alter&Ego, p. 13 — merci à l'auteur qui m'a fait envoyer une copie pdf que j'ai enfin eu le temps d'ouvrir...)

Avec T. et une amie que nous passons chercher à l'Institut, nous allons à Ginza. Elles vont chez leur bottier, ces dames. Celui qui fabrique des chaussures sur mesure moins chères que bien des prêtes-à-porter. L'amie doit essayer un premier montage. Pendant ce temps, je marche dans le quartier de Yurakucho en observant les nouveaux restaurants, les perspectives urbaines, les enseignes. À la maison, j'ai laissé tourner la machine avec la seconde partie des petites histoires de l'édition française, dans Surpris par la nuit d'hier.

Retour et dîner. En regardant Les Amants du Capricorne (Under Capricorn, Alfred Hitchcock, 1949, semble être intégralement sur Youtube...). Outre les couleurs très désagréables du dévédé pas cher, on comprend les qualités du film, qui sont aussi les défauts : ceux qui s'aiment ne sont pas séparés. Hitchcock a évité un à un les pièges conventionnels auxquels on pense étape par étape, untel va tuer untel, unetelle va réussir à séduire untel, etc. Eh non, on contourne et ça continue. Qu'il puisse y avoir de l'honnêteté dans l'Australie de 1830, montrée sortant à peine de la colonisation par des bagnards, explique aussi le bide commercial — alors que c'est un bon film.


Vendredi 20 mars 2009. L'avenir propre des réseaux.

Petite création gentiment poétique au début d'un courrier envoyé ce matin.
Seule la destinataire sait pourquoi.

— mascaret —

Quand on est un petit cours d'eau
toujours penché vers l'aval
on sait que parfois la mer remonte les fleuves
mais un jour
on est quand même surpris de voir arriver
la vague

J'y ajoute, en l'élargissant, ce soir :

mascaret serait le nom d'une vague d'informations qui remonterait au lieu de toujours descendre
mascaret serait le nom même du contre-courant
mascaret serait la parole du peuple qui enfin s'exprime sans les mystificateurs du contrôle social
mascaret serait l'avenir propre des réseaux

Sortie matinale pour aller aux soldes du magasin Sun Motoyama. Je cherche une veste sans basque, fermée derrière, T. une jupe. Finalement, elle aura une chemise et un petit pull, et moi deux pantalons à taille basse. Affamés, nous déjeunons rapidement au Toh-Ten-Koh, en haut du Tokyo International Forum.
Ces pantalons ouvrent une nouvelle ère, on m'a rarement vu en jean.

« En moi tellement de morceaux me sont étrangers. Des bouts épars, des bords perdus se sont collés à moi, venus de je ne sais où, comme des feuilles mortes humides que le vent accroche au premier obstacle venu, et la carcasse s’est constituée ainsi, en écailles multiples et si diverses qu’elles ne me relient à rien de connu sur la Terre, à aucune espèce animale. En dehors de mon nom je n’ai aucune identité, pas de lieu de naissance et pas de lieu d’enfance, je ne suis pas français, pas européen, pas bordelais ou vénitien, pas vraiment terrien non plus (personne ne me prouvera jamais que je ne suis pas extra-terrestre). On dit parfois qu’il est impossible d’être fort sans racine, mais ça n’a aucun sens, seuls les arbres ont des racines, les oiseaux n’en ont pas. Un bon arbre est un arbre qui peut un jour se déraciner de lui-même et se transformer en oiseau, utiliser ses branches et ses feuilles comme des ailes et ses racines comme une queue. Sauf que moi, des racines je pense n’en avoir jamais eu.» (Marc Pautrel, Je suis une surprise, p. 24-25)

Retour. Sieste. Lecture. Réseau (j'enregistre les Mardis littéraires du Salon, avec Alain Nadaud et Richard Morgiève, et suis sidéré par la basse récupération casanovienne de Bashung — alors qu'elle n'a même pas appris le nom de l'album qu'elle cite...). Dîner à quatre au Loisir, avec un couple d'amis du sport. Je m'exprime en japonais, deviens sociable, allège la tâche de T... Excellent (mas)carré d'agneau.


Samedi 21 mars 2009. PRIER TUE.

Glisser seul dans d'infinies étendues de poudreuse
réticulaire
j'hume le fond des nuées et m'élance
à portée de jumelles sur d'autres pentes solitaires
je suis les amis et leurs traces sur le vif
ils fendent dans le code et dans la langue
tandis qu'en bas les hordes suivent tout ce qui brille
emplissent d'ombre les vallées proprettes

Au cours de la nuit qui a suivi l'équinoxe, quelques branches du cerisier référent de Yasukuni se sont entendues pour fleurir avec un peu d'avance. D'où annonce nationale, photo à l'appui, dans l'édition de soirée de l'Asahi.

57 % des Français disent aujourd'hui avoir une mauvaise opinion du Pape actuel.
100 % de moi dit depuis toujours avoir une très mauvaise opinion du Pape, quel qu'il soit.
Je voudrais que la loi inscrive sur toutes les boîtes de Pape : PRIER TUE.

Après le déjeuner au Saint-Martin (brandade), je suis passé à l'Institut où la Fête de la Francophonie battait son plein. Mais en moi, cette année, la fête bat surtout son vide mercantile. J'en avais d'ailleurs oublié l'existence et la date malgré les programmes en effet reçus. Je ne fais que passer, donc, à la Médiathèque, emprunter des Le Clézio du début — les miens, annotés dans les années 80, sont sur une étagère chez ma grand-mère à Choisy-le-Roi...
Histoire de voir depuis quand son « je » unit hallucinatoirement passé et présent. Par exemple dans ce passage où, par ailleurs, je ne peux pas m'empêcher de voir cette année une communauté d'écriture avec celle d'Antoine Volodine (que j'ai également ressentie et écartée de mon esprit dans certaines pages du Chercheur d'or, comme si c'était quelque chose d'inconvenant, d'impossible, mais à quoi je commence cependant à m'habituer et que je souhaiterais comprendre — n'est-ce pas précisément la mission (et la vraie liberté) du chercheur...) :

« Elle était seule, pareille à un jouet mécanique, et se fondait vers la fin de la rue ; quelque chose d'indicible l'aspirait vers l'anéantissement. Les masses monolithiques des maisons l'entouraient, la conduisaient, traçaient pour elle la route dont on ne s'échappe pas. Toute déviation aurait arraché sa peau et sa chair, aurait tordu ses ongles, brisé ses os. Sur le pan gris des parois, un peu de sang de cheveux et de cervelle aurait marqué sa révolte. Fendant l'air sur son vélomoteur, la jeune fille avança vers la fin de sa route. Une pellicule humide voilait ses yeux. Ses lèvres entrouvertes avaient l'air de boire un breuvage invisible, et la plaque de verre du phare brillait. C'est ainsi qu'elle traversa tout, franchit les séries de ponts et de barrières, les couches de sons, d'odeurs, de fumée et de glace. Elle les franchit, à cheval sur la corde unique du bruit sciant, puis elle alla s'évanouir au fond de la rue. À la seconde même ou je, où nous vîmes cette espèce de porte qui s'ouvrait pour elle entre deux pâtés de maisons, la sirène cessa. Il n'y eut plus que le silence. Et rien, rien, pas même un souvenir vivant ne resta dans nos esprits. Depuis ce jour, tout a pourri. Je, François Besson, vois la mort partout.» (J.-M. G. Le Clézio, Le Déluge, Paris : Gallimard, 1966, coll. L'imaginaire, n° 309, p. 21)

K. est venue discuter un moment, tandis que je parcours les rayons. Elle lit La Vie devant soi, s'interroge sur la différence stylistique ou stratégique entre Ajar et Gary, se demande pourquoi il a eu le Goncourt. On en discute quelques minutes. Je lui propose une copie du film. Puis j'emprunte mes trois livres, retraverse les tablées de barbecues et de flons-flons pour retourner à la maison où l'enregistrement d'Éric Sadin chez Veinstein est terminé — un nouveau courriel de lui est d'ailleurs arrivé avec une copie pdf du Libération bloqué par les NMPP et dans lequel Frédérique Roussel chronique son livre et celui de Xavier Malbreil (Cf. ci-dessous, pour archives).

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« L'ère du Net ambigu et du traçage continu », par Frédérique Roussel, in Libération du 21/03/2009

Michel Foucault a rappelé, dans Surveiller et Punir (1975), l’ingénieux dispositif imaginé par le philosophe anglais Jeremy Bentham à la fin du XVIIIe siècle. Le panopticon permet à un individu, dans une tour centrale, d’observer sans répit tous les prisonniers enfermés dans des cellules individuelles autour de la tour. Le philosophe transcendait alors la fonctionnalité carcérale pour l’élargir à toute société disciplinaire. L’écrivain Philip K. Dick a imaginé, dans sa nouvelle Minority Report, située en 2054, que la justice pouvait arrêter les assassins avant leur passage à l’acte grâce à des extralucides capables de prédire les meurtres à venir. La surveillance doublée d’une prémonition du comportement humain…
Les deux idées traversent l’essai de l’artiste et écrivain Éric Sadin, organisateur d’un colloque sur ce thème en avril dernier au Palais de Tokyo, la Globale Paranoïa. À son sens, l’humanité fonce aujourd’hui vers ce point de convergence extrême : être vu dans l’espace et dans le temps — y compris virtuellement — et être anticipé, soupesé, envisagé comme un coupable ou un pigeon potentiel.

Maillage. La surveillance est immanente aux États soucieux de tenir leurs populations. « L’histoire de la surveillance remonte à des temps très lointains, elle apparaît indissociable des rapports de force qui peuvent s’établir entre nations, pouvoirs, individus », écrit Éric Sadin. Mais elle n’a jamais été aussi aiguisée, bénéficiant aujourd’hui de « la prolifération des technologies qui favorisent quantité de nouvelles applications, renforcent leur efficacité et rapidité, facilitent la mise en place de dispositifs de contrôle automatisés, et autorisent une sorte de maillage continu des corps et des objets ». Les techniques du présent sont des plus indolores et des plus raffinées qui soient. Elles permettent une interconnexion généralisée, dont Internet serait le nœud et l’échangeur. L’interconnexion est indissociable de la géolocalisation, qui permet de situer les individus où qu’ils soient grâce à une « couverture satellitaire globale ». « Le corps s’expose désormais comme une donnée, identifiée et traitée en continu sur des cartographies virtuelles, dont les pratiques ne restent plus repliées à la vie privée de chacun, mais produisent des séries de codes stockées sur des serveurs et gérées par des puissances de calcul toujours plus aptes à affiner et à exploiter la somme des informations recueillies.»
La vidéosurveillance participe au contrôle justifié, comme le reste, par les menaces terroristes. « On estime que chaque citoyen britannique serait filmé, selon différents "angles", à trois cents reprises quotidiennement.» Et cette visibilité permanente « contribue insidieusement à développer une forme d’intériorisation de formes permanentes de surveillance dans les consciences ». La biométrie, qui cherche à transformer des signes corporels (doigt, visage, iris…) en empreinte numérique, les nanotechnologies, les puces RFID introduites dans les objets quotidiens complètent la panoplie de traçabilité.
Mais la forme la plus sournoise de surveillance contemporaine se trouve, selon Sadin, dans la constitution de bases de données comportementales. La traçabilité des individus vise à pressentir le dessein des consciences, bien utile au marketing. Ainsi, paradoxalement, la liberté offerte par la technologie revient à s’enfermer soi-même dans le panoptique.
Avec Surveillance globale, Sadin mène une réflexion dense et solidement argumentée sur ces fers invisibles qui nous cernent bien plus diaboliquement que des barreaux. Ne faut-il pas s’interroger sur sa propre servitude volontaire ?

Cauchemar. Le même souci d’une posture critique vis-à-vis de l’existant guide le livre bien plus léger de Xavier Malbreil. Cet essayiste et auteur multimédia a réalisé une enquête de plus d’un an dans « les bas-fonds du Web », se promenant dans les coursives et les sites borgnes. Qu’en est-il des réseaux sociaux, des canulars, des sectes et des escrocs de grand chemin en ligne ? Sous les grandes idées, l’émulsion du moi, la profusion et la confusion entre la liberté d’expression et la marchandisation, les scénarios peuvent parfois toucher au cauchemar, rappelle Malbreil. Son propos n’est pas de faire la leçon mais de rappeler à renforts d’historiettes vraies le revers du réseau. Entre les grottes satanistes et les scams 419 (plus connus sous le nom d’escroquerie à la nigériane) qui descendent en ligne droite des filouteries de l’époque de Vidocq, il prône simplement de regarder le Web en face, tel qu’il est. « Si une chose doit changer, c’est notre regard sur le Net et sur son trafic d’information et de connaissance. Il est certainement temps de prendre enfin le réseau pour ce qu’il est, c’est-à-dire pour l’écosystème majeur de l’information de ce début de XXIe siècle.»



Dimanche 22 mars 2009. Un ectoplasme entièrement concentré.

Ma fête de la francophonie, elle est plutôt ce matin en visionnant le Ce soir ou Jamais de mardi dernier, avec Maryse Condé, Dai Sijie, Tahar Ben Jelloun et Carlos Fuentes. Rien de nouveau ni d'exceptionnel dans leurs propos mais un véritable plaisir de les voir assemblés, d'écouter le dialogue affleurant des cultures, l'intelligence des échanges.

Un vent de tempête s'est levé.
Je pense aux fleurettes à peine nées des cerisiers,
comme elles doivent se geler le pistil
et s'en vouloir d'avoir éclot d'instinct.

T. fait un aller retour au temple et au cimetière pour remplacer des stèles de bois. On a appris que la petite école de bouddhisme dont sa famille faisait partie fêtait cette année ses 800 ans et le temple lui-même ses 500 ans. Voilà une convergence historique qu'on n'est pas près de revoir... (Et qu'importe ! ajouterais-je...)
Moi, je ne fais rien qu'une petite sortie pour quelques courses. Je rêve de sortir mon vélo ou d'aller au centre de sport, mais c'est tout à fait impossible, pas le temps. Durant ces semaines, je deviens un ectoplasme entièrement concentré sur des lectures et des écoutes, baignant dans la littérature et rattaché au monde dans ma langue par quelques fibres optiques qui délivrent indifféremment (pour elles) France Info, Ce soir ou Jamais, TV5 Monde, Deezer, Facebook, Youtube, Google et quelques courriels, dont très peu me sont adressés personnellement.

Lecture de Le Clézio pour le travail. Ça va mieux, l'estime du texte est remontée. Mais à cette vitesse, mon cours sera prêt dans trois mois — alors qu'il commence dans une dizaine de jours... Robbe-Grillet est momentanément sur la touche. Et puis un peu de japonais, et des lectures contemporaines, pour plaisir et connivence. Il en faut.

« Je me souviens de tout, mais tout est faux. Je ne parviens pas à me faire à l’idée d’avoir oublié tellement de moments pourtant vécus : pourquoi quelques uns seulement surnageraient et pourquoi m’appartiendraient-ils ? Je doute de moi, je doute de ce passé-là. Je sais qu’au fil des années, à tous ces souvenirs j’ai ajouté des rêves faits pendant mes nuits, et sans doute aussi des images aperçues ailleurs, en photographie, au cinéma, les paysages se mêlant. Il aurait fallu tout noter au fur et à mesure.
Seules certitudes : les dates et les lieux, le tout délimité par les documents administratifs, livrets scolaires, licences de club sportif, certificats de vaccination. Ceux d’un autre. Quelques photographies, celles d’un autre. Comment a-t-il pu devenir ce que je suis, lui que tout prédestinait à être un autre ? Il était prévisible, il allait devenir un individu utile à la société, un homme franc et apprécié, sûr de lui-même et comblé, confiant dans le futur et connaissant son but dans la vie. Mais quelque chose s’est passé, qu’il est impossible de saisir, il leur a échappé, il leur a glissé entre les doigts, comme le sable, comme l’eau qui ne demeure nulle part stagnante, s’agite, s’évapore ou se solidifie.» (Marc Pautrel, Je suis une surprise, p. 35-36)


Lundi 23 mars 2009. Douceurs amandines et chocolatées.

Paiements importants aujourd'hui : mon premier loyer du nouvel appartement à Nagoya, mon reliquat d'impôts (en retard, comme l'an dernier, mais sans amende), un acompte pour les billets d'avion de cet été en France.
Reçu un petit colis de l'aînée de mes deux sœurs avec quelques tubes médicamenteux précieux parce qu'indisponibles au Japon (grand merci).

Restaurant Umi, pas loin de chez nous, pour un plateau déjeuner très moyen malgré un abord positif. Le sawara, dont c'est la saison, selon T., qui est aussi déçue que moi, est un peu sec et sa couverture de miso séché franchement peu goûteuse, de plus servi avec une salade de spaghetti à l'oignon et des brocolis — hélas pour moi !
On va vite oublier ça en allant prendre un café chez Tully's. Pleut, pleut pas, c'est variable, gibouleux comme à Paris — parfois certaines lumières, certains coups de vent m'y font penser, presque m'y croire. Après le départ de T., je passe chez Kayser pour quelques douceurs amandines et chocolatées. J'en mange tout de suite et j'en garde pour ce soir et pour demain.

J'avance dans mon glossaire mauricien pour Le Chercheur d'or. Pas vite, mais j'avance. En enregistrant (et écoutant partiellement) le pénible Jean-Robert Pitte chez Finkielkraut avant-hier (malaise dans l'Université, que c'est titré), avec Olivier Beaud qui a un peu de mal à se faire entendre devant la faconde de l'autre. Et Jeux d'épreuves du même jour où l'on chronique rien moins que Chloé Delaume, Jane Sautière et Éric Chevillard (entre autres). Encore: Du grain à moudre du 13 sur Montaigne en VF et Hugo en abrégé, avec Danielle Sallenave et quelques autres personnes que je ne connais pas, puis À plus d'un titre du 17 avec Bégaudeau, pour voir s'il a tant baissé qu'on le dit ici ou là, ce qui est aussi l'impression que j'ai eue dernièrement.
Je sais que ce soir il y aura Claude Louis-Combet dans Du jour au lendemain. Sans doute sera-ce de bonne tenue... Je l'enregistrerai demain ou après.


Mardi 24 mars 2009. Blogs qui te paraissent merdiques.

— Alors, il faut que tu écrives quelque chose, dit la conscience.
— Je ne vois rien à dire, laisse-moi tranquille, dit la flemme.
— Mais quand même, t'as fait des choses...
— Oh si peu ! tu parles ! lire, sortir faire des courses, déjeuner au Saint-Martin. Et puis, qui ça intéresse ces listes d'émissions enregistrées ? ces bouts de livres en cours de lecture ? Et mes avis tâtonnants, sur tout ou rien.
— Tiens ! avant tu n'avais pas de ces arguments !... Je me souviens d'une époque où tu feignais de mépriser ton public, de te foutre du fait même d'être lu. T'as perdu la vocation ?
— Oui, alors ça, non : ça n'a pas changé. Je m'en fous complètement, du public. Ce qui m'intéressait surtout, c'était la discussion, l'ouverture sur un débat sincère et argumenté autour de contenus littéraires. T'as bien vu, l'époque où ça a existé, un peu, dans ce genre de site perso, c'est complètement passé. Maintenant, il n'y a presque plus de commentaires, ici. Juste quelques amis, qui laissent de temps en temps un petit coucou sympathique. Je les remercie, bien sûr, c'est toujours agréable. Mais pas de discussion. D'une part, on juge inutile d'abonder, et je suis d'accord, d'autre part, on craint d'être mal compris, même si on argumente, et en plus on risque d'être descendu par un tiers de passage. Parce qu'il y a des snipers, dans les blogs. Des gens qui se font une spécialité, anonymement la plupart du temps, de te laisser une belle bouse bien dégueulasse que tous les moteurs vont ramasser.
— Eh oui, mais c'est parce que t'es empêtré dans le piège de ta prétendue honnêteté intellectuelle... Respect de la parole de l'autre, et c'est pour ça que les bouses arrivent, comme tu dis... t'as vu, dans les autres blogs, ils effacent tous les commentaires qui leur déplaisent, ça les empêche pas de dormir... Mais bon, passons. D'ailleurs, c'est une minorité.
— Oui, justement. Les autres, dans leur immense majorité, se désintéressent complètement du débat pour lui-même, je veux dire dans un lieu qui n'est pas tenu par une personnalité médiatique. Tu penses ! Pour eux, c'est beaucoup mieux d'aller commenter dans des blogs de journalistes et d'écrivains patentés ! Ça aide à leur image et à leur visibilité, ça leur donne l'impression d'appartenir à une famille. T'as qu'à voir le succès des « amis » sur Facebook, et comment ça contribue aux carrières, ou en tout cas c'est ce qu'on fait mine de croire en ce moment. On verra si ça dure.
— Dis donc, t'es remonté, ce soir ! Un peu amer, on dirait, non ? P't-être parce que t'as pas percé comme d'autres, finalement... Et tu l'as mauvaise, quand même, de voir des blogs qui te paraissent merdiques avoir de l'audience — même dans le « domaine littéraire ». Ou en tout cas, qui le prétendent... Et pis, ton ranking Wikio se casse la gueule, j'ai vu... T'as pas la cote, Coco, et t'en veux à la Terre entière ! C'est ça, hein ? D'ailleurs, tu y es aussi, sur Facebook ! Et t'y vas aussi de tes petits commentaires à la noix. Quand tu laisses un truc mi-figue mi-raisin à David Abiker, t'es content d'être lu par deux mille personnes ! C'est quand même une autre chambre d'écho que ton pauv' JLR...
— Oh la ! Oh ! Tu t'calmes, s'te plaît. OK je suis sur Facebook et j'essaie de voir comment ça communique. Ça permet quand même de ramasser pas mal d'infos littéraires. Et puis, si je dis ce que je pense à Abiker, c'est parce qu'il s'est inscrit et exposé de cette façon. Ça veut dire aussi que j'ai une certaine appréciation de ce qu'il fait ou faisait. Je ne suis ni ami ni commentateur de tout un tas de journalistes sur Facebook. Par ailleurs, j'ai beau avoir un poil dans la main, j'essaie quand même de m'impliquer, de suivre, et notamment de faire que ça serve à Hubert de Phalèse.
— Ouais, ça, c'est pour ta bonne conscience...
— Ouais, pour toi, quoi... Tu pourrais me remercier de justifier ton existence !
— À peine. D'ailleurs, mine de rien, t'as quand même pondu quelque chose. Et tu crois que quelqu'un va lire ton pseudo-dialogue jusque là ?
— Si tu savais ce que je m'en tape !... Allez, je te laisse, j'ai une soupe à faire. Céleri, carotte, pomme de terre... Y'a des trucs à éplucher. Ça te dit ? T. va bientôt rentrer de son rendez-vous chez un éditeur...
— Euh... Attends, j'ai des trucs à lire sur Netvibes. J'suis pas à jour...
— Feignasse...


Mercredi 25 mars 2009. Surtout dans cinq mille ans.

Prouesse du jour : n'être sorti qu'entre 21h23 et 21h27 pour aller jeter à deux rues d'ici trois bouteilles de plastique et deux pots de verre.

Merci à celles et ceux qui ont répondu au billet d'hier. Merci à celles et ceux qui me lisent régulièrement et qui n'estiment pas nécessaire de répondre, ou qui se trouvent trop timides ou pas légitimés pour le faire. Merci à celles et ceux qui ne peuvent répondre parce qu'ils sont trop connus et que cela créerait un précédent gênant à l'avenir,ou qui auraient honte d'afficher avoir de telles lectures. Merci à celles et ceux qui détestent ce que j'écris, depuis longtemps ou depuis hier, et qui lisent tout de même parce que quelque part ils ont peur de manquer quelque chose (et je me demande bien quoi, mais je crois tout de même que cette catégorie existe). Merci surtout à toutes celles et à tous ceux qui ne me lisent pas, qui ne m'ont jamais lu et ne me liront jamais parce qu'aucun lien aucune recherche par moteur ne les a jamais menés chez moi parce qu'ils n'ont aucune affinité avec moi et qu'ainsi je peux faire l'économie d'eux. Merci à celles et ceux qui liront plus tard, dans une semaine ou dans cinq mille ans — surtout dans cinq mille ans : je serais curieux de vous connaître.

Suite à des recherches de documents et de vidéos sur Hiroshima, en vue du séminaire avec le film de Resnais, ai installé VEOH et, de fil en aiguille, été amené, tout en continuant mes lectures, à accepter de télécharger des films, dont certains qui n'ont d'ailleurs rien à voir avec la bombe atomique, comme L'An 01 (Doillon, Gébé, Resnais, Rouch, 1973), L'Œuf du serpent (Bergman, 1977) ou Soigne ta droite (Godard, 1987), sans pour autant avoir reçu un quelconque message relatif à une interdiction, une législation, des droits — dont on ne sait d'ailleurs s'ils seraient valables dans tel ou tel pays, s'ils s'appliqueraient à des copies de médiocre qualité, comme c'est le cas, ou s'ils émanent ou appartiennent à des créateurs ou des exploitants.
Il se dit même dans les médias et jusque dans la bouche de quelques responsables politiques que si d'aventure je faisais découvrir ces chefs-d'œuvre à mes étudiants, histoire de les faire réfléchir et de leur donner le goût de s'en payer plus tard, je deviendrais un dangereux criminel à qui il faudrait couper la connexion.
On marche sur la tête, non ?

Mais qui veut tout cet argent tout le temps ? Et où est-ce qu'ils comptent l'emporter ?

« J’ai oublié quelque chose. Je sais bien que j’ai oublié quelque chose mais je ne parviens pas à trouver quoi. Je devine sans les voir les limites de ce lieu auquel je n’ai plus accès, mais je ne parviens ni à le nommer ni à identifier ce qu’il contient, comme lorsque je me retrouve, parfois, incapable de prononcer ou seulement voir en pensée les lettres identifiant une personne, que j’ai son nom sur le bout de la langue.
Il s’est passé quelque chose dont j’ai égaré la trace, ou au contraire une chose qui aurait dû se passer ne s’est pas passée, mais à présent un disque parfait a été dessiné, un cercle immense s’est tracé et je tourne sans cesse autour, m’éloignant puis me rapprochant comme attiré, décrivant une ellipse, toujours la même au fil des années.» (Marc Pautrel, Je suis une surprise, p. 114-115)


Jeudi 26 mars 2009. Du génie, dans tous les compartiments.

Que TV5 Monde pouvait réduire le 20 Heures de France 2 en fonction de sa grille horaire, je l'avais subodoré et je n'en trouvais pas le principe choquant. Mais ce qui est arrivé ce matin est quand même plus grave. À 8h30, heure de Tokyo, David Pujadas donne les titres parmi lesquels je retiens, pour la fin, sans y faire attention plus que ça : la charia au Pakistan, Le Pen réitère ses propos, puis les dix ans du PACS. Mais arrivé là, on passe directement du Pakistan au PACS, puis le journal s'achève, un peu brusquement. Étonné, j'ouvre le site du 20 Heures de France 2 pour le revoir. Et là, quel n'est pas mon étonnement : il y a bien un sujet sur Le Pen, et de plus, après le PACS, il y a aussi un sujet sur l'exposition des graffitis au Grand-Palais. Ce qui veut dire que, pour ses besoins horaires, TV5 Monde a décidé de couper deux sujets d'actualité pourtant pas politiquement négligeables, Le Pen et les grapheurs, et de conserver un sujet, les 10 ans du PACS, qui est plus une actualité commémorative qu'une véritable actualité. Il y avait peut-être moyen de raccourcir la charia ou le PACS pour faire une petite place à Le Pen et aux graffitis...
Mais au-delà de ces choix de coupeurs de cheveux en quatre, c'est l'intégrité d'une équipe journalistique et le respect du public qui ont été piétinés par l'intermédiaire indélicat.
Toujours est-il que ce que j'ai appris sur le site de France 2 et que je n'aurais pas su en restant sur TV5, c'est que Le Pen a trouvé moyen de redire mot pour mot son détail des chambres à gaz, et devant l'Assemblée européenne cette fois. Et il n'a pas fait que le redire, il a ajouté que c'était une évidence, qu'il avait été condamné pour cela, injustement à son avis, et que c'était là l'état actuel de la liberté d'expression. Il a donc 1. assumé une nouvelle fois ses propos, 2. refusé toute idée de faute ou d'erreur et 3. contesté le tribunal qui l'avait condamné.

Lecture de Le Clézio, des heures dans un café. Au moins, ça, ça ne trompe pas.
J'ai appris tout à l'heure qu'il ne viendrait pas au Japon en avril, comme cela avait été précédemment annoncé — il est vrai, sous réserve. Depuis plus de dix ans, j'ai entendu plusieurs fois des responsables institutionnels parler d'une possible venue de Le Clézio au Japon. Et ça ne s'est jamais fait. La raison que j'ai entendue, il y a plus de dix ans, c'est qu'il exigeait l'avion en première pour deux (lui et sa femme, je suppose). Était-ce la même chose cette année, maintenant qu'il est prix Nobel ? Nous ne le saurons probablement jamais.
(Avec les budgets actuels, j'imagine que même un supplément d'oreiller serait impossible...)
(Ceci dit, pour un grand voyageur, ça la fout mal...)

« Nous descendons dans la cale par l'échelle. Au fond du bateau, la chaleur est étouffante, et l'air est chargé des odeurs de cuisine et de marchandises. Malgré les écoutilles ouvertes, il fait sombre. L'intérieur du bateau n'est qu'une seule grande cale, dont la partie centrale est occupée par les caisses et les ballots de marchandises, et l'arrière par les matelas à même le sol où dorment les marins. Sous l'écoutille avant, le cuisinier chinois est occupé à distribuer les rations de riz-cari qu'il a fait cuire sur un vieux réchaud à alcool, et à verser le thé d'une grande bouilloire en étain.
Bradmer s'accroupit à l'indienne, le dos appuyé contre une poutre, et je fais comme lui. Ici, à fond de cale, le bateau roule terriblement. Le cuisinier nous donne des assiettes émaillées pleines de riz, et deux quarts de thé brûlant.
Nous mangeons sans parler. Dans la pénombre, je distingue les marins indiens accroupis eux aussi, en train de boire leur thé. Bradmer mange rapidement, en se servant de la cuiller cabossée comme d'une baguette, poussant le riz dans sa bouche. Le riz est huileux, imprégné de sauce de poisson, mais le cari est si fort qu'on sent à peine le goût. Le thé brûle mes lèvres et ma gorge, mais cela désaltère après le riz pimenté.» (Jean-Marie Gustave Le Clézio, Le Chercheur d'or, p. 128)

Parmi les films téléchargés, Outland (Peter Hyams, 1981) et Blade Runner (Ridley Scott, 1982). Entre les deux, un immense fossé, celui du génie, dans tous les compartiments possibles. J'y reviendrai.


Vendredi 27 mars 2009. Époque de clics et d'emporte-pièce.

J'enregistre, toujours sans avoir le temps d'écouter rien. Que ce soit les Mardis littéraires du 24 (sur Christa Wolf puis avec Pierre Bergounioux) ou Du Jour au lendemain du 23 avec Claude Louis-Combet...
Pour écouter tout ce que j'engrange, il faudrait que je marche sans but dans les rues et que je prenne des trains sans arrêt pendant des semaines. Ça serait une vie intéressante, peut-être. Mais ce n'est pas le choix que j'ai fait, ou qui s'est fait pour cet hiver. Me restent les bains et les cafés, et bientôt quand je retournerai au centre de sport. Le Marc Pautrel s'achève comme il a commencé, dans un grand étonnement, le mien, celui du narrateur lui-même, mais aussi celui de son écriture précise, détaillée, narrative, et dont le sens pourtant se dissout au fur et à mesure, comme si l'identité elle-même était un tonneau, non de vin des villes à vin où le narrateur a vécu, ni de criminelles Danaïdes condamnées puisque le Marc Pautrel personnage est sans tache, sans attaches ((on pourrait même ajouter sans moustache, sans pistache — qui donc a écrit : « Elle était pour son mari plus charmante que jamais, lui faisait des crèmes à la pistache et jouait des valses après dîner.»)), mais un tonneau toujours alimenté par un Sisyphe qui s'ignore, et toujours mystérieusement vidé par le fond invisible d'un monde sans édification, à l'image de ce dîner peut-être sublime et dont il ne reste rien.

« Deux fois, je suis invité dans un célèbre restaurant de la ville que les guides gastronomiques ont distingué d’une étoile. Nous sommes assis au milieu d’un décor Belle-Époque, entourés par la rocaille, éclairés par un puits de lumière descendant du plafond comme si nous étions assis au ciel. Nous nous préparons à déguster un excellent déjeuner, et soudain, les plats à peine entamés, sans rien pouvoir faire pour résister, nous sommes emportés par une tornade de plaisirs et nous perdons conscience, et plus tard il ne nous reste rien de ce repas, si ce n’est la certitude que quelque chose est arrivé.» (Marc Pautrel, Je suis une surprise, p. 120)

Rien à voir, donc, avec le Chercheur d'or — et c'est ce miracle de la littérature qui toujours me comble parce que même très différentes, même contraires, des œuvres peuvent me plaire — pas toujours — et me dévoiler par les mots quelque aspect du monde et de moi-même, dont je ne sais jamais s'il m'est utile, inutile, nuisible ou les trois à la fois.
Et pour Le Clézio aussi, urgence de séparer l'homme et l'œuvre. Des livres, que j'ai lus, et celui en cours de lecture, j'ai souvent ressenti une sorte d'énervement, aux débuts surtout, au point d'envisager l'abandon, le jugement hâtif, qui fait plaisir, et d'ailleurs tout à fait exploitable dans les conversations, puis cela s'impose petit à petit, la qualité, une profondeur sur laquelle les yeux accommoderaient en dépassant la visibilité matérielle du texte, quelque chose que la signifiance du texte conquiert elle-même en se constituant, en luttant contre mes résistances, mes défenses, mes préférences, pour en arriver à une véritable estime, une véritable volonté, même, d'approfondir encore le personnage, l'histoire, les symboles, les détails cachés. À notre époque de clics et d'emporte-pièce quels lecteurs, quels critiques avouent cela ? Quels chercheurs ?
Cette fois, pour la première fois peut-être dans l'histoire de la lecture et de la critique de Le Clézio, il y a un suivi par Google Maps, une vérification des indications géographiques, cartographiques, que ce soit à l'Île Maurice (délimitant ainsi fiction et réalité), à Agalega, à Mahé, à Saint-Brandon ou à l'Île Rodrigues, bien sûr, où j'ai rapidement identifié la zone des recherches.


Samedi 28 mars 2009. Prenant des balles dans le dos.

Merci, Cécile ! de m'avoir recommandé Ce soir ou Jamais de jeudi, avec ce complexe débat sur la notion à la fois économique, éthique et sociale de low cost. Au fond, c'est vrai que je suis resté ontologiquement attaché à la notion de valeur intrinsèque d'une marchandise. Pourquoi faudrait-il en changer alors que ce qu'on me propose d'autre me paraît proprement inhumain ? (Parce que purement mathématique.)

Déjeuner au Saint-Martin, avec les B., un couple d'amis et leur fille. C'est ici même que nous les avons vus et revus de nombreuses fois durant plusieurs années, nous saluant avec distance, comme nous le faisons toujours, avant que je sois un jour, par hasard, dans le même shinkansen que F. Nos relations, devenues cordiales, se limitaient depuis au partage de bribes de conversation d'une table à l'autre. Il y a quelques jours, les B. rencontrés par hasard dans la rue Kagurazaka, j'avais émis, plaisantant à demi, la proposition de déjeuner ensemble, ce qui, la surprise passée, avait été accepté. Pour aujourd'hui. C'est dire, des deux côtés, la réserve et les précautions. Car nous avons en commun (le savions déjà) la détestation des vaines mondanités, d'une part, et de l'attitude hautaine et méprisante des expats, d'autre part. Cependant, ayant une fille, ils se trouvent par force obligés de fréquenter les parents d'autres élèves du lycée franco-japonais de Tokyo, ce qui n'est pas horrible dans tous les cas. Mais tout de même...
Ici ou là, et même en France, certains lecteurs qui partagent ce destin me comprendront.

« Le caractère de l'ego est difficile à circonscrire.
C'est ce que j'ai fini par comprendre. Pré carré sans queue ni tête. Ruines circulaires. Épaisseur collante et qui ne cesse d'épaissir et de coller. Comédie pour soi et alentour. Grand falbala. C'est une question assez vaine, en somme. les contours se dessinent d'eux-mêmes.
On préférera un regard corrosif, celui qui distingue les couleurs, avec nuances. Je cours. Et le costume choisi est trop grand, trop lourd. Et j'ai un point de côté de courir ddans plus grand, plus lourd que moi. Piètre déchirement. Défaut sur la dépouille vivante. Les écailles se détachent, en instantanés de moi. Et moi je me dissous, sous les écailles qui se détachent.» (Laure Limongi, Le Travail de rivière, Chaumont : Éd. Dissonances / Pôle graphisme de la ville de Chaumont, 2008, [n. p.], p. [12])

« Sous les écailles » me fait souvenir d'une des réplicantes abattue par Deckard dans Blade Runner. La façon étonnamment mélancolique qu'a eue Ridley Scott de la faire mourir, au ralenti, prenant des balles dans le dos, traversant des vitrines.

Avons regardé Youth without Youth (L'Homme sans âge, F. F. Coppola, 2007, d'après Mircea Eliade). Je trouve ça à la fois bien et emmerdant. Bien dans le sens du spectacle, si on a deux heures à perdre en approfondissant pour soi les possibilités intellectuelles de la recherche d'une langue originelle, des suites para-normales d'un foudroiement, ou du rêve de Tchouang-Tseu. Mais emmerdant dans le sens qu'un film qui essaie de mixer ensemble ces trop riches éléments conceptuels ne peut être qu'une informe — ou difforme — succession de séquences mal mises bout à bout, parce qu'il faut délayer sur une quarantaine d'années tout en raccourcissant à deux ou trois époques principales, accorder trop peu à des épisodes qui mériteraient à eux seuls un film entier (de l'hypermnésie à la science infuse, la transe au service de la science, etc.), voire déraper dans de l'ésotérisme de bazar. En bref, qui trop embrasse mal étreint.

Finalement, je ne sais pas comment j'ai fait, de clip en clip, je suis encore retombé sur Un soir, un chien des Rita Mitsouko en Inde. Je suis les volutes, les faiblesses de la voix, et je me dissous, moi aussi...


Dimanche 29 mars 2009. Quelqu'un saura-t-il lire dans mon marc de macha ?

Relâche ensoleillée. Grande promenade à pied jusqu'au parc Chinzanso de l'hôtel Four Seasons, bien changé depuis mon précédent passage. Je ne suis plus entouré de Laurent, Jean-Philippe, Alexandre et al., mais accompagné de la seule T. — qui les vaut tous.
Les cerisiers ont commencé leur cinéma, le même chaque année. Je me demande si ce sont aussi les mêmes pétales qui repoussent — je veux dire génétiquement.... Ils sont à 20 ou 30 % dans le barème national, et ça fait sortir les bâches bleues, aux emplacements déjà réservés de longue date, les glacières et quelques barbecues. Sur les étroites pelouses du sentier au bord du canal, dans les petits parcs que bordent les toilettes publiques, des dizaines de groupes s'affalent et baffrent proprement dans la bonne humeur et les relents. En accord avec le rose pâle des pétales, c'est exquis.

Heureusement, dans l'enceinte du parc de l'hôtel, rien de tout cela. Mais des mariages, un ou deux par heure, et pas des pauvres ! De belles toilettes, japonaises ou occidentales. Avancez, propose la guide au couple et aux familles, sur ce balcon pour des photos, près de la pagode, devant la cascade, voilà entrez là-dedans, patientez quelques minutes, et hop, direction votre banquet, dans ce salon. Les mêmes qu'on reconnaîtra trois heures plus tard à leur sac cadeau de remerciement des mariés, empourprés et hagards sur un quai de métro, la cravate de travers. Là-dedans, c'est aussi un large salon de thé traditionnel où nous sommes venus en prendre un.

Quelqu'un saura-t-il lire dans mon marc de macha ?

« C'est le reverdissage, un air de printemps, le début de résurrection. On hydrate, on enlève les poils, on attaque de chaux et d'orpin avant de rincer. La mise en confit au plus profond d'une soupe atroce transformera la charogne en pelure de luxe, bientôt brodée. Dans de grandes cuves, elles sont ainsi touillées au bâton, peu à peu dégraissées, lovées les unes contre les autres en ce concert puant. Rassérénées à nouveau par un mélange turbulent de farine, d'alun, de sel, de jaune d'œuf qui les nourrit et les assouplit. L'essoreuse dégoutte et une marée de Suize revient, d'un courant de Léthé, faire son travail d'oubli. On n'imagine pas ce qu'ont vécu les peaux qui crissent sur la fermeture d'un sac, qui glissent, doucement retirées. » (Laure Limongi, Le Travail de rivière, p. [19-20])

Moi qui adorais déjà le cuir ! (pas nécessairement des grandes marques.)

Ce soir, avec le pot-au-feu de T., on regarde Wanted (Choisis ton destin, Timur Bekmambetov, 2008) et on est beaucoup plus content qu'hier soir. Mise en scène et trucages virtuels superbes, quelques bonnes idées (même si on sait qu'elles viennent d'une BD) : le fusil à très longue distance, le tir courbe digne des grands gestes tennistiques, les rats porteurs de charges explosives. Etc.


Lundi 30 mars 2009. En tongues, sans corde de rappel.

Le Clézio et T. me pompent littéralement tout mon temps... Et le premier, parfois, aussi, l'air... Style bateau, propos creux... Mais que vais-je faire dans cette galère ?

« Peut-être qu'ainsi j'apprendrai à ne plus poser de questions. Est-ce qu'on interroge la mer ? Est-ce qu'on demande des comptes à l'horizon ? Seuls sont vrais le vent qui nous chasse, la vague qui glisse, et quand vient la nuit, les étoiles immobiles, qui nous guident.» (Jean-Marie Gustave Le Clézio, Le Chercheur d'or, p. 161)

« Vous voulez dire que vous ne croyez pas à l'existence de ce trésor ?
Il secoue la tête.
— Je ne crois pas que dans cette partie du monde — il montre d'un geste circulaire l'horizon — il y ait eu d'autre fortune que celle que les hommes ont arrachée à la terre et à la mer au prix de la vie de leurs semblables.» (Ibid., p. 164)

« Cela m'est égal. Ici, la mer est si belle que personne ne peut longtemps penser aux autres. Peut-être que l'on devient pareil à l'eau et au ciel, lisses, sans pensée. Peut-être qu'on n'a plus ni raison, ni temps, ni lieu. Chaque jour est semblable à l'autre, chaque nuit se recommence. Dans le ciel nu, le soleil brûlant, les dessins figés des constellations.» (Ibid., p. 164)

Voici bien longtemps que je ne m'étais pas promené tout seul dans le quartier de Shinjuku, ne serait-ce qu'une heure. D'abord pour voir les nouveaux ordinateurs portables à Yodobashi Camera. Puis dans des ruelles, à la recherche de restaurants, d'angles insolites.
Déjeuner à trois, avec Christine et T., dans un restaurant de sobas du Shinjuku Keio Hotel.
Temps parfait, frais mais ensoleillé, en accord avec notre pleine jeunesse — d'esprit...
Courses au retour, pour le dîner. Je fais un poulet à la cocotte, avec un jus long et parfumé qui sera demain de la gelée. Et on regarde les trois premiers épisodes de la saison 1 de Grey's Anatomy. Sur ce coup-là, on a du retard. Et l'intempestivité n'est pas mauvaise.

Côté web, des lignes de fuite convergent : quand lire ensemble ce qui concerne l'agrégation, le contenu (un certain type) et le travail d'analyse. Merci, Christine !
Ma catégorie serait celle des — forcément littéréticulaires — zibaldonesques journaux, dont le contenu aspire au respire le littéraire, tout en n'étant pas spécialisé en critique, journalisme, fiche de lecture, libraire, édition, etc.
En revanche, voilà bien de quoi illustrer mes propos répétés sur l'instinct grégaire des gogos, avec ce billet Amis / Ennemis de Léo Scheer samedi — qui figurera assurément un jour parmi les plus stupides de l'année 2009.
Voyez comment le commentaire y est dru et vain. Mérité, aussi.
Aidé d'amis fidèles, j'ai pu ces derniers jours réviser mes positions sur les commentaires, leur nombre, leur qualité, l'historicité du truc...

Si on veut continuer à descendre, vers l'image du lectorat et des fortunes — ou des faillites — littéraires, on peut aussi lire les commentaires à ce Top 5 des livres difficiles mais qu'on peut lire quand même, sur Fluctuat le 27. Il ne s'agit pas de juger ou de mépriser mais juste de prendre la mesure de la difficulté de certains livres que la doxa prétend géniaux, incontournables. De voir aussi que bien des gens ont fait de méritoires tentatives, de sincères efforts, et ne sont pas parvenus à s'accrocher. Leur bonne volonté, leur souci de se cultiver se sont heurtés à leur impréparation et à leur manque d'outillage — et ce, le plus souvent, parce qu'« on » — qui ? — leur a dit que c'était faisable...
Oui, lire La Vie mode d'emploi de Georges Perec ou Finnegans Wake de James Joyce s'apparente, pour bien des gens, à l'ascension du Mont-Blanc en tongues, sans corde de rappel. Ce n'est pas parce que les montagnards et les alpinistes patentés prennent leur air goguenard pour dire que c'est pas plus dur que ça qu'ils se sentent aidés — bien au contraire...


Mardi 31 mars 2009. Sur le front de cette ministre butée.

« Plus tard, j'ai compris pourquoi Bradmer a fait escale à Saint Brandon. La pirogue est mise à la mer, avec six hommes de l'équipage. Le capitaine est à la barre, et le timonier debout à l'avant, un harpon à la main. La pirogue glisse sans bruit sur l'eau du lagon, vers Perle. Penché à l'avant de la pirogue, près du timonier, j'aperçois bientôt les taches sombres des tortues, près de la plage. Nous approchons d'elles en silence. Quand la pirogue arrive sur elles, elles nous aperçoivent, mais il est trop tard. D'un geste vif, le timonier lance le harpon qui traverse en crissant la carapace, et le sang jaillit. Aussitôt, avec un cri sauvage, les hommes souquent et la pirogue file vers le rivage de l'île, entraînant la tortue. Quand la pirogue est près de la plage, deux marins sautent à l'eau, décrochent la tortue et la renversent sur la plage.
Déjà, nous repartons vers le lagon, où les autres tortues attendent sans crainte. Plusieurs fois, le harpon du timonier transperce les carapaces des tortues. Sur la plage de sable blanc, le sang coule en ruisseaux, trouble la mer. Il faut faire vite avant que l'odeur du sang n'attire les requins, qui chasseront les tortues vers les hauts fonds. Sur la plage blanche, les tortues achèvent de mourir. Il y en a dix. À coups de sabre d'abattage, les marins les dépècent, alignent sur le sable les quartiers de viande. Les morceaux sont embarqués dans la pirogue pour être fumés à bord du navire, parce qu'il n'y a pas de bois dans les îles. Ici, la terre est stérile, un lieu où viennent mourir les créatures de la mer.
Quand la boucherie est terminée, tout le monde embarque dans la pirogue, les mains ruisselantes de sang.» (Jean-Marie Gustave Le Clézio, Le Chercheur d'or, p. 179-180)

En ce moment même, l'inique loi Hadopi est en discussion, si on peut appeler ça comme ça.. Les minutes de l'Assemblée sont édifiantes — quand le direct fonctionne — et nous devrons les inscrire, les graver au fer rouge de la honte sur le front de cette ministre butée et de tous ceux qui se cachent derrière pour nous dépecer.

Rien d'autre à dire.

© Berlol, 2009.