Journal LittéRéticulaire de Berlol
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Littéréticulaire : néol., adj. (de littéraire et réticulaire), propriété d'un texte où s'associent, aux valeurs traditionnelles et aux figures classiques du texte littéraire, les significations et effets de sens provoqués par les liens hypertextuels au sein d'un réseau (l'internet par exemple), qu'ils aient été voulus ou non par l'auteur.







Décembre 2008

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Lundi 1er décembre 2008. Une quarantaine de sources d'informations littéraires.

Matinée de ménage et de courrier qui s'achève sur un plat de pâtes, sauce tomate au thon, avant d'accompagner T. à une visite médicale à Shinjuku dont nous ne reviendrons qu'après la tombée de la nuit.
J'aurai juste pu commencer L'hôtel de la méduse de Vincent Eggericx — moi qui ai longtemps été veilleur de nuit pour payer mes études...

Parmi les courriers envoyés, celui des sélections Netvibes pour les membres de Litor.
Depuis l'annonce initiale du 7 juillet, les sélections de juillet, août, septembre, octobre et novembre se sont donc succédées, quasiment sans commentaires ni des Litoriens ni d'ailleurs. Sans que je l'aie fait exprès, le nombre d'articles retenus dans mes lectures aléatoires était respectivement, pour les mois cités, de 53, 36, 52, 52 et 50, soit un total de 243 sélections, 48 par mois en moyenne. Les principales sources privilégiées ont été : Fabula (31 sélections), Remue.net (14), Tiers Livre (14), La Revue des ressources (9), Canal Académie (9), Le Monde (9), Bibliobs (9), Lignes de fuite (8), suivies de Poezibao (6), Léo Scheer (5), Le Blog de la Quinzaine (5), Chloé Delaume (5), et de nombreuses autres pour 1 à 3 articles retenus — en tout une quarantaine de sources d'informations littéraires.

Voilà ce que je pourrais dire à Michel et à Henri quand il me demanderont mon bilan, que je n'aurai qu'à actualiser dans un mois pour avoir un semestre de fonctionnement.

« L'hôtel m'ouvrait de nouvelles perspectives, telles que le viol ou la prison, mais c'étaient des perspectives lointaines, et le reste de la semaine j'étais ramené à moi-même comme à un vieil os.» (Vincent Eggericx, L'Hôtel de la méduse, Paris : Verticales, 1998, p. 20)


Mardi 2 décembre 2008. Une éternité de veilles.

Douze et gris à Tokyo. Préparation poussive. Départ en retard. Redormi deux ou trois quarts d'heure dans un shinkansen à moitié vide. Puis lu agréablement des pages d'Eggericx, jusqu'à Nagoya où grand soleil et quinze degrés.
Deux cours passent, le second avec un seul étudiant. Où sont les autres ? Souvent les 3e et 4e année ont des activités relatives à la recherche d'emploi dont ils ne daignent même pas prévenir... Du coup conversation sur son rapport de 3e année au séminaire de cinéma, le sujet comparatif sur la situation des femmes dans Lady Oscar et Marie-Antoinette qui l'intéresse bien. Je précise l'écueil de l'anachronisme, sachant aussi qu'on ne peut éviter de parler d'où on est, lieu et temps qui constituent notre point de vue.
Revenu au bureau, j'expérimente encore un peu les outils de communication. Après avoir créé une identité Hubert de Phalèse sur Facebook, je lui fournis un groupe nommé Réseau Litor. On va voir ce qu'on peut faire avec ça. Sachant qu'il y a aussi les Flux Litor chez Netvibes... Au mieux, une nouvelle occasion de discussions litoriennes avec un média plus rapide, plus convivial et plus graphique que la liste par courrier. Au pire, une page redondante, vivotante et qui pourra disparaître comme elle est venue, en quelques clics. (On remarquera que je n'essaie pas tout, que je n'ai par exemple jamais pensé à installer un bureau Litor dans Second Life.)

« J'étais hanté par la possibilité d'un désastre, d'une vie de veilleur de nuit immergé dans l'hôtel comme dans une cave, sous la garde d'un patron tyrannique, cruel, infatigable, livré à ma solitude, et incapable d'en faire quoi que ce soit, où je mourrais par un soir misérable, victime d'un arrêt cardiaque dû à la mauvaise alimentation et à l'hypocondrie, ou pire encore, vieillirais lentement en ressassant des rêves de jeunesse ; cependant le désastre avait un côté séduisant, il pouvait après tout s'envisager comme la rançon payée par l'aventurier à l'Aventure, il supposait en outre quelque chose d'irrémédiable, en lui germait une vulgarité vers laquelle j'étais, irrésistiblement, attiré. Il était une catégorie vivante, pleine de surprises, de tensions, de personnages ; peut-être était-il le chemin pour écrire le Livre à venir, son action corrosive permettant de me débarrasser de moi-même, afin d'atteindre un état de fluidité et de transparence où les mots deviendraient des univers. Si en fait de Livre il n'y a que ce récit où je subsiste ça et là, en mares, parasitant le récit et les possibilités de fiction, dans un mouvement perpétuel dont le ressort est l'échec, le renoncement et la mythomanie, c'est peut-être que la greffe a trop bien prise et que cette fascination pour le désastre, transformée en entreprise, a fini par contaminer la forme même du livre.» (Vincent Eggericx, L'Hôtel de la méduse, p. 53-54)

Sans me comparer à son personnage, cela me rappelle des ambiances, notamment rue de Malte, près de la République, dans un hôtel où j'ai longtemps travaillé deux nuits par semaine, après Ramatuelle et Levallois-Perret. L'hiver était long et je me souviens bien que je me demandais si j'arriverais jamais à décoller un jour pour quelque chose, à défaut de quelque part. Pas de patron tyrannique, pas de prostitution dans la rue mais cette collante sensation de possible désastre qui durerait une éternité de veilles, et que ni les études ni la littérature ne m'aideraient à sortir de l'ornière des années 80 que ma fainéantise approfondissait. Et c'était tout à fait plausible.
Une seule lettre que j'écrivis — mais une lettre, justement — a tout modifié. Car on m'y avait répondu en m'invitant à candidater aux Bourses de la Chancellerie et au statut d'allocataire-moniteur qui allait naître... Ma méduse me lâcha.


Mercredi 3 décembre 2008. Avec des bois de cerf en poils fuchsia.

Pendant que je dors, certains publient et au matin je suis sidéré par ce que je lis. Loin d'Odile Noël il y a quelques jours encore, Facebook supplée la distance, et voici ce qu'elle y publie...

« Michel Bernard se lève à l’aube blanchissante. Il extrait de sa cache son biplan jaune, baptisé Isidore Ducasse, et s’arrache dans les fracas après avoir fait un clin d’œil complice à François Bon. Il s’arrête tout d’abord à Paris III pour refaire les murs et les carrelages depuis longtemps croulants. Mais en refixant les lettres de la façade, il intervertit malencontreusement les deux « o » de « Sorbonne », ce qui fait que c’est maintenant Sorbonne au lieu de Sorbonne.
Il s’envole ensuite pour Parcé (c’est par là) pour y tenir sa permanence à la mairie. Michel est déterministe, sous la houlette de CAME Léon, qui à force d’abuser des substances toxiques, finit par avoir des hallucinations : il voit des Michel partout. Michel, tel le Phoenix, ressuscite chaque matin de ses cendres, et essaye d’effacer (sans y parvenir) la trace de son péché mignon originel, la mystification. Il a créé son propre parti l’USB (Union des Succubes Brucolaques), assisté de quelques Gremlins en goguette.
Après avoir avalé quelques acides et refait le plein de son biplan, Michel décolle du toit de la Sorbonne (« o » au lieu de « o ») et s’envole vers le Mont Fuji. Il doit en effet apporter un vélo à Patrick Rebollar, qui doit rouvrir Courir en pédalant. Patrick l’attend en haut du Fujisan avec une bière Asahi pour saluer le soleil qui refuse de se lever, car même avec le décalage horaire, il n’est pas encore l’heure. Patrick a mis son anorak rouge pour que Michel le voie de loin ; il apparaît donc tel un point rouge sur fond de neige blanche sous le ciel nippon.
— Konnichiwa, dit Patrick (en magyar dans le texte).
— Je t’interdis de m’insulter !!! répond Michel.
— Mais je n’ai dit que « Ohayô gozaimasu » répond Patrick outré !
— Taiaut ! s’exclame Michel.
— Ferme ta gueule répond l’écho.
— Nanni ? questionne Patrick.
— Non, je t’assure, je ne suis pas venu avec une nana, affirme Michel.
— Après cet échange de civilités, Michel et Patrick s’embarquent, sans oublier le vélo, et dévalent à toute allure les pentes du Mont Fuji pour aller secourir Constance Krebs, qui a été mise en abyme et n’arrive pas à dévisser. Mais oh, horreur, dans la descente, le vent emporte la moustache de Michel, dont les poils s’éparpillent dans le vent frais du Mont Fuji. Il doit absolument la retrouver avant vendredi ! Qui pourra l’aider ? La situation semble désespérée, d’autant plus qu’il doit s’arrêter de ramer, il attaque la phalèse ! »

Merci, Odile ! Il faut expliquer que le premier geste de notre ami Michel arrivant sur Facebook a été de se mettre ami avec (déjà) deux de ses homonymes exacts et de nous les proposer comme amis, de sorte que, si on acceptait, on ne saurait plus quel Michel dit quoi... Geste au sens philosophique parce qu'allant directement avec grâce et simplicité aux limites du système.

Tour de vélo par grand soleil pour aller voir cette maison dans le quartier de Kawana. Pas mal, pas mal... Je fais des photos, en extérieur, dans le quartier. On verra... Y'a pas urgence.
Cours de prononciation de 2e année avec deux problèmes de calcul : dictée du problème, correction collective, puis exécution orale des calculs. J'en copierai un demain, vous verrez.
Deux heures très drôles avec une quarantaine d'étudiants qui ont organisé une fête de Noël (toujours aussi loin d'Odile), menés par une petite bande qui a préparé une quinzaine d'excellents plats à la française. On a des desserts de la Maison Kayser, on fait un bingo où je ne gagne que trois bonbons, on fait des photos, et même de moi avec des bois de cerf en poils fuchsia.
Quelques heures au bureau puis de nouveau au centre de sport, avec l'Eggericx, bien sûr. Y étant retourné trois fois ces derniers jours, j'en vois le résultat sur ma forme...

Enfin, il faudrait mettre ça en tête tellement c'est bien, mais vraiment allez-y ! Catherine Deneuve dans Ce soir ou Jamais d'hier. Presqu'une heure de conversation avec Frédéric Taddeï. Aucune actrice n'a cette classe, tout le monde le dit, mais aussi cette franchise, cette droiture sans froideur, cette affirmation de partis pris qui se passent de discours, cette façon sans coquetterie de considérer sa carrière, de revoir et commenter des extraits de ses films ou de ses apparitions publiques. Et la qualité du travail de Taddeï qui sous-tend tout ça... Un moment rare, très à part dans cette saison de l'émission.
À côté, l'émission de jeudi dernier, toute intéressante qu'elle soit, est tout de même dans l'habitude qu'on a maintenant depuis plus de deux ans (Vincent Lindon est très bien, le débat sur le pétrole est instructif, j'y découvre la parole claire et forte d'Olivier Bardolle, on y parle du centenaire de Claude Lévi-Strauss). Et, cassis sur le gâteau, j'entends Claire Diterzi pour la première fois, ce qui finit plutôt bien la journée.


Jeudi 4 décembre 2008. Je dénonce ce qui vient.

Plusieurs fois
je me suis trouvé au pied de grands murs.

Journée chaude encore, pour la saison. Bizarrement, les étudiants ne savant jamais quelle température il fait (c'est un des sujets de la leçon). On dirait qu'il ne se posent jamais la question. Ou que la question n'est pas pertinente s'il n'y a pas d'instrument de mesure. Il me semble qu'en français, nous avons toujours une idée, même fausse, de la température. On dit : « il doit faire dans les...» ; et si on se trompe : « Ah oui, quand même, j'aurais pas pensé...» Mais poser la question ou y répondre ne nous surprend pas, je crois.
C'était le coin : Anthropologie du quotidien.

Au séminaire, on décortique les premiers plans de La Marseillaise. J'essaie d'expliquer que Jean Renoir aurait voulu que 1936-38 soit comme 1789-91. C'était le fun, ils y croyaient. Malheureusement, il y a eu 1939 puis 1940, la fin des illusions.
(Quand on n'a pas bien regardé la bête en face, elle vous vient dans le dos. Un massacre.
On a beau jeu de dire ça aujourd'hui, hein !
Ceci dit, je dénonce ce qui vient depuis un bout de temps déjà, comme Vercors par exemple qui annonçait la cata dès 35. — Tout ça c'est off, entre nous, ici, je n'en ai pas parlé aux étudiants, ils ne comprendraient même pas le début du commencement du premier mot tellement leur formatage est abouti...)

Retour, vite, pour rejoindre T.
Dans le train presque désert (le jeudi n'est pas le vendredi), Eggericx s'impose. L'histoire se traîne un peu. On sent que ça se développe, ça monte, comme dans un morceau où la trompette entre après l'intro des cordes, puis la charleston arrive, et d'autres instruments encore. Mais tout ça (se) tend vers quelque chose, on ne peut pas vraiment en profiter sur le moment. Et rien de citable ne se détache. On attend. Les cymbales ou quoi ?

Vive la magie !
On parle beaucoup du discours de Sarkozy. Moi, je pense que vouloir faire de la crise une chance pour l'avenir (dixit France 2 ; et il y a 10 occurrences du mot chance dans son discours de Douai), c'est vouloir changer la merde en or. Y'en a qui ont essayé. Y'zont eu des problèmes.
C'est surtout prendre les gens pour des cons — ce qu'ils sont peut-être.
Au fond.

Sur TV5 Monde, La Vie d'artiste (Marc Fitoussi, 2007), un film très moyen, sauf l'idée de répétition presque gaguesque des échecs. Excellent (second) rôle de Jean-Pierre Kalfon en chanteur intello d'autrefois subitement devenu sénile...
Et puis la suite d'hier :

« Le vendredi, après un détour par l’Australie, Michel flotte dans les limbes du Pacifique, où il se fait remettre en grandes pompes une moustache de cérémonie par le Céroféraire. Il doit en effet procéder à l’intronisation des nouveaux membres de l’USB. Lesdits membres sont au nombre de douze, car Michel Bernard a procédé à la multiplication des Michel Bernard : il y a donc Michel Bernard, Michel Bernard, Michel Bernard, Michel Bernard, Michel Bernard, Michel Bernard, Michel Bernard, Michel Bernard, Michel Bernard, Michel Bernard, Michel Bernard et Michel Bernard, tous vêtus de la toge de lin blanc des thuriféraires.
— prenez et mangez, car ceci est un logiciel de lexicométrie, déclare solennellement Michel.
— prenez et buvez, car ceci est un lien hypertexte, poursuit-il en versant aux participants extasiés une coupe de Côtes-du-Rhône.
Tous s’inclinent et prêtent serment de consacrer leur vie à calculer des occurrences, traquer des hapax, chasser les nullax.
Les participants en transe, en train de chanter les chants de Maldoror, sont soudain interrompus par l’irruption d’une vache avec des bois de cerf en poils fuchsia, qui déboule les pieds nus et sème la panique dans l’assemblée, qui s’éparpille dans les vignes avoisinantes (vous l’aurez compris, il s’agit des Vignes du Seigneur).» (Odile Noël, La Moustache de Michel Bernard)


Vendredi 5 décembre 2008. Même étymon, différente ambiance.

On arrive à l'âge, T. et moi, des check-up et des dépistages divers. Ce matin, tôt, c'est le tour de T. à l'hôpital de l'université de médecine de Tokyo, dans le quartier de Shinjuku, par grand soleil, encore. Tout s'y passe bien. L'hôpital est facile d'accès depuis chez nous, très grand et plutôt bien organisé ; peu de temps d'attente, contrairement à tout ce qu'on dit des hôpitaux japonais. Ce qui nous amuse le plus, c'est que juste à côté de l'hôpital, on entre dans l'hôtel Hilton. Même étymon, différente ambiance. Nous installons au lounge bar pour un café et réfléchir à l'emploi du temps de la journée (le café y est à volonté).

« Quatre café pour ces messieurs-dames.
Nous attendîmes dans un silence de plomb qui menaçait de dégénérer en bastonnade générale, marchant avec précaution sur la crête d'un incident ou d'une catastrophe, économisant nos gestes et nos paroles ; nous avalâmes les cafés rapidement, avec une certaine précipitation même, sauf monsieur Garcia, qui lui prenait tout son temps, avec sur son visage la même expression quiète, narquoise, souriante. Finalement il dit aux filles d'une voix nonchalante :
— Allez travailler, il est tard. Sinon les michetons vont attendre ; tapinez ! Nous on va rester ici encore un peu à bavarder. On se verra demain !
Jade et Natacha le regardèrent avec stupéfaction ; elles ne s'attendaient pas à ça, se faire éjecter ainsi comme des malpropres... après le cynique comptage des raclettes, c'était le pompon, la timbale qu'elles avaient décrochée.» (Vincent Eggericx, L'Hôtel de la méduse, p. 132)

Parfois, il m'arrive aussi d'avoir envie d'être grossier, et pas seulement quand j'écoute les actualités. Par exemple quand certains affichent un peu trop leurs activités sur Facebook... Sais pas, il y a une façon de faire, dans l'humour. Mais parfois une ostentation directe, un moi-je et pas vous qui renvoie aux cours d'école et appelle la giclée du porte-plume. Je me retiens.
Je ne m'énerve pas et passe aux Flux Litor pour lire des vrais contenus, découvrir la superbe revue D'Ici Là dirigée par Pierre Ménard, diffusée par Publie.net.

En dînant, mettons un des dévédés que T. a rapportés de la fac : Madame Edward (Nadine Monfils, 2003). Il y a des longueurs, des numéros d'acteurs un peu éclatés mais c'est loufoque, riche dans la référence humoristique, la dérision joyeuse et le détail qui tue — le scénario, c'est vrai qu'on s'en fout un peu.


Samedi 6 décembre 2008. Trop, la pistache !

Avant-dernier cours sur Dora Bruder de Patrick Modiano. Levé à six heures, comme d'habitude, pour finir les notes (que, paradoxalement, je n'aurai pas besoin de consulter puisque je les mémorise en les écrivant).
Retour d'abord sur le long chapitre trop vite expédié la semaine dernière (p. 87-100), les personnalités de Roger Gilbert-Lecomte, Albert Sciaky — et surtout de Maurice Sachs qui appelle d'autres figures complexes de l'Occupation, dans un but en quelque sorte panoramique, même si elles ne sont pas dans le livre :  Lucien Rebatet, Robert Brasillach, Louis-Ferdinand Céline ou Sacha Guitry, chacun étant en soi une catégorie... Pour Modiano, le problème étant toujours de savoir dans quelle catégorie mettre son père. D'où la recherche des coïncidences : le 31 décembre qui est à la fois la date de l'annonce de disparition de Dora Bruder (1942), celle de la mort de Roger Gilbert-Lecomte (p. 98, en 1943), celle de la visite au Dr Ferdière (en 1968) et celle de la rédaction de cette page 100 (en 1996). Croisement étoilé des destins en effet surprenants quand Ferdière lui montre le livre de Robert Desnos qui portait le même titre que celui que venait de publier Modiano en 68, La Place de l'étoile, et que Ferdière avait publié en 1945, année de naissance de Modiano.
Le chapitre suivant revient du ciel sur la terre, pour prendre « étoile » dans le sens de la circulaire du 6 juin 1942 qui en rend le port obligatoire pour les personnes de « race » juive (p. 102-104). Ensuite, rappel de ce que fut l'UGIF de triste mémoire. Puis le transfert de Dora à la caserne des Tourelles, enfin l'évocation de quelques-unes des femmes autour d'elle, dont cette Claudette Bloch, chimiste, qui en réchappera et témoignera du Premier convoi de femmes. Ce qui fait encore beaucoup pour aujourd'hui...

C'est donc avec joie que je retrouve T., Laurent et Bill pour déjeuner au Saint-Martin, d'une brandade, ça change. Plus tard, à deux, glace chez Théobroma — Trop, la pistache !

Du côté des nouveaux médias.
Enregistrement que quelques émissions en retard sur France Culture. La plus intéressante de celles écoutées aujourd'hui, c'est avec Max Genève, pour Qui a peur de Derrida ? (Du jour au lendemain du 2 décembre) — en tout cas pas moi, ça serait même le contraire : peur depuis qu'il n'est plus là.
J'active mon invitation Mediapart — sur proposition Facebook de Sylvain Bourmeau pour un accès gratuit jusqu'à la fin du mois (j'étais le 2e inscrit).
Et aussi le plaisir de trouver Christine sur Facebook, enfin.

La 4e saison de la série Lost vient de commencer au Japon. Nous en empruntons les deux premiers épisodes et retrouvons le même étonnement qu'aux saisons précédentes, celui de ne pas comprendre pourquoi nous nous intéressons à une histoire dans laquelle les mystères s'accumulent plus vite que les éclaircissements. C'est comme la vie, on va continuer...


Dimanche 7 décembre 2008. Fluctuat nec mergitur, bordel !

Une bonne petite journée, avec grand ménage matinal, promenade des magasins de Ginza au parc de Hibiya, en passant par l'Hôtel impérial, beau soleil et dépenses très modérées. Découvrons aussi le rez-de-chaussée très luxueux de l'Hôtel Peninsula. Et puis je m'aperçois de la raison pour laquelle les photos faites avec mon téléphone portable sont toujours floues... C'est parce qu'il est réglé sur le mode macro, minuscule bouton qui se trouve sur la face arrière du téléphone...

Après notre retour à la maison, tout va bien sur le blog, je scrute les infos des sciaux-sciés sur Facebook, et les derniers enregistrements de la semaine Lévi-Strauss dans les Nouveaux Chemins de la connaissance (24-28 novembre). En dînant, on regarde un dévédé loué, Next (Lee Tamahori, 2007), d'après Philip K. Dick, bonne distraction, jusqu'à...

... ce qu'à l'occasion d'une pause (pour débarrasser la table et se rapprocher de l'écran), je regarde s'il y a de nouveaux commentaires... et que je me retrouve sur la page proposant « l'installation » de Wordpress. Idem sur mes blogs de travail et de recherche (fac, Mérimée, Mazarinades...) sauf le JLR1, paradoxalement, qui est sous Dotclear. Il me faut un peu de temps pour décider quoi faire. Et justement pas comme en août. Je décide finalement de ne rien faire, hormis une page d'index en html pour éviter qu'un lecteur ne se méprenne et initialise le blog (ce qui produit de toute façon une longue liste d'erreurs).
Mais cette fois, quelle que soit l'évolution dans les heures et les jours qui viennent, c'est le changement d'hébergeur qui va être l'objectif numéro un. Je visite en priorité le site d'Infomaniak, selon le récent conseil d'Alexandre Gefen, histoire de voir comment ça va se passer...
Donc, que l'on ne s'inquiète pas trop, Fluctuat nec mergitur, bordel !

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Les commentaires d'internautes dans le flou juridique, par Luc Vinogradoff in Le Monde du 3 décembre 2008.

« Ce qu'il convient désormais d'appeller "l'affaire de Filippis" a provoqué une levée de bouclier autant chez les journalistes que dans la sphère politique. L'interpellation et la mise en examen de Vittorio de Filippis, PDG de Libération entre juin et décembre 2006, est le résultat d'une plainte en diffamation déposée par le fondateur de Free, Xavier Niel. Pendant cette période, le quotidien consacre six articles aux démêlés judiciaires de M. Niel, reconnu coupable de recel d'abus de biens sociaux. Ce dernier porte alors plainte, non pas contre une information parue dans l'un de ces articles, mais contre un commentaire d'internaute publié sous l'un d'entre-eux. La suite est connue : la procédure pour diffamation suit son cours dans l'indifférence générale jusqu'à l'interpellation musclée et la mise en examen du journaliste, considéré comme responsable car également directeur de la publication. Depuis la loi du 29 juillet 1881 sur la presse, il existe en effet le principe d'une présomption de responsabilité pénale du directeur de la publication.
Selon la loi pour la confiance sur l'économie numérique (LCEN), en vigueur depuis 2004, il existe trois acteurs sur le Web : les fournisseurs d'accès à Internet, qui donnent l'accès et ne sont pas responsables du contenu des sites ; les hébergeurs, qui assurent la mise à disposition d'informations au public mais ne sont pas soumis à l'obligation de surveillance ; et enfin les éditeurs, professionels ou non, qui sont considérés commes responsables du contenu. Or, relève Me Eric Barbry, avocat spécialisé dans le droit sur Internet, "ce sont des définitions simples mais totalement dépassées qui ont été trouvées il y a presque dix ans". "Un environnement Web 2.0, où on laisse la possibilité aux internautes de s'exprimer, est apparu depuis, explique-t-il. On découvre un quatrième acteur, les personnes qui commentent les articles ou les blogs, et on ne sait pas où les mettre. Les réactions et les commentaires de tiers restent une zone juridique floue", explique l'avocat. Dans le cas de Libération, M. de Filippis est poursuivi en tant qu'éditeur du site du quotidien. Pourtant, aucune loi ne dit explicitement que le directeur de la publication peut être considéré comme éditeur sur Internet. Cela reste à l'appréciation des magistrats qui interprètent seuls la législation. "On peut aussi considérer que l'internaute qui a écrit le commentaire est éditeur, ce qui ferait de Libération dans ce cas précis un hébergeur. Un hébergeur n'est responsable des contenus hébergés que s'il refuse des les enlever", note Me Barbry.
Le journal a pourtant bien retiré le commentaire incriminé dès qu'il en a appris l'existence. David Corchia, responsable de la société qui s'occupe de la modération sur Libération.fr, affirme que le texte litigieux a été mis en ligne "le 22 octobre 2006, de 22 h 30 jusqu'à 9 h 15 le lendemain, lorsqu'il a été signalé aux responsables du site et retiré". M. Corchia explique ce retard par le fait que l'équipe de modérateurs travaillait de 9 heures à 22 heures. Quant à l'apparition même de ce message, elle resulte du fait qu'en 2006, sur Libération.fr, les commentaires étaient modérés après publication. Depuis, le site est passé au système de modération en amont.
L'apparition du Web communautaire a donc brouillé les pistes, rendant plus difficile la différenciation entre le statut d'hébergeur et celui d'éditeur. Cela est dû, selon plusieurs juristes, au retard de la législation dans ce secteur en France. La LCEN, et la définition des acteurs qui existent en ligne, découle directement d'une directive européenne adoptée en 2000, que certains jugent obsolète puisqu'antérieure à l'avènement des blogs et des sites participatifs. Bruxelles refuse pour l'instant de bouger et laisse très peu de marge de manœuvre aux pays, qui doivent donc trancher au cas par cas sans pouvoir se baser sur des législations solides.
Ainsi, des jugements sur des affaires presque similaires peuvent varier d'un cas à l'autre, comme dans le cas du litige qui oppose le site participatif Fuzz.fr à l'acteur Olivier Martinez. La condamnation en première instance du site, accusé d'atteinte à la vie privée pour avoir publié un lien fait par un internaute renvoyant vers un blog, a été annulée il y a quelques jours par la cour d'appel de Paris. Le statut juridique de Fuzz.fr est passé de celui d'éditeur, et donc responsable du contenu fabriqué par les internautes, à celui de simple hébergeur.
Compte tenu de sa médiatisation, la plainte de Xavier Niel contre Vittorio de Filippis et Libération, si elle aboutit, pourrait encore créer une nouvelle jurisprudence. "Si on considère que tous ceux qui permettent à des internautes de poster des commentaires sont éditeurs, il vaut mieux fermer tout de suite les zones de commentaires", estime Me Barbry. Ce dernier souligne la nécessité de créer le plus vite possible un statut juridique pour les internautes qui postent des commentaires. "A un moment, le législateur devra trancher, assure-t-il. Soit celui qui ouvre un espace de communication est responable de tout ce qui s'y dit, soit il n'est responsable que de ce qu'il écrit et n'est que l'hégergeur du contenu des autres."»


Lundi 8 décembre 2008. Ce que le calcul des possibles fait à l'identité.

« Le fait est que j'étais de plus en plus renfermé, autiste, énervé, à force de rester des nuits et des nuits enfermé dans un hôtel comme dans une cage. Maintenant la plupart du temps j'étais seul, il y avait infiniment peu de clients, exceptés les habitués. Six nuits sur sept. J'étais tout à fait asocial. Je ne pouvais plus blairer personne. Quand vous vivez à l'opposé des gens, dormant le jour et éveillé la nuit, systématiquement, vous changez de nature, vous devenez une brume perpétuelle. C'est un état qui n'est pas désagréable, on se sent à moitié assommé et en même temps plein de vigueur, de haine et de meurtre. On considère les gens dans la journée comme des objets incongrus. Affairés comme ils sont. Ça n'est pas un métier déplaisant, veilleur de nuit.
C'est un métier dangereux.» (Vincent Eggericx, L'Hôtel de la méduse, p. 173)

Des métiers dangereux, il y en a beaucoup. Journaliste dans The Hunting Party (Richard Shepard, 2007), par exemple (vu hier, oublié de le noter). J'ai l'impression que le film n'est pas sorti en France... Est-ce parce que ça ressemble trop à la traque d'un chef serbe ? Ou parce que la solution finalement adoptée n'est pas très... politiquement correcte ? Le scénario est à la fois original et basé sur une histoire vraie, ce qui ne suffit pas à en faire un grand film. En tout cas, Richard Gere vieillit bien. 
De même qu'il est dangereux d'être joueur professionnel, sorti de prison dans Revolver (Guy Ritchie, 2005), croyant n'avoir plus que trois jours à vivre et tombant dans une sombre manipulation — ligne narrative prétexte à une réflexion philosophique sur le jeu, la manipulation, et ce que le calcul des possibles fait à l'identité de l'individu. À l'instar de Hunting Party dont l'épilogue naît d'une façon de penser autrement les données, Revolver propose une fascinante, bruyante et dynamique déconstruction du temps et de l'espace... qui oblige toutefois, pour que le spectateur ne soit pas complètement largué, à une voix off un peu trop présente.
De plus, j'ai beaucoup apprécié la bande son de Nathaniel Mechaly, qui a déjà une fort belle carrière (et un site web bien fourni).

Exergue de César en anglais dans les premières images du film. Il aurait dit (forcément quelque part) que, en français : « Le plus grand ennemi se cache là où on ne l'attend pas.» ou « Le pire ennemi se cache là où on l'attend le moins.»
Fort intéressant, comme idée — en fait l'idée c'est sans doute que c'est parce qu'il est caché là où on ne s'y attend pas qu'il est notre pire ennemi. Mais je ne retrouve nulle part (cause principale du retard de ce billet) de citation approchante dans les corpus césariens (tiens ! Nisard !)... Serait-ce une parole attribuée ? Une légende ? Une pure invention ?
Y a-t-il un latiniste dans le réticule ?

Je boude la projection et les commémorations du film Hiroshima mon amour à l'Institut franco-japonais. Un, parce que j'ai déjà le film dans la dernière édition dévédé avec suppléments. Deux, parce qu'il doit y avoir un monde fou et que je ne suis pas d'humeur à parader. Trois, parce que j'ai des convictions au nom desquelles je ne veux pas revoir ni saluer Marie-Christine de Navacelle, directrice de l'Institut il y a une petite dizaine d'années. Quatre, parce que commémorer Hiroshima à Tokyo juste le lendemain de Pearl Harbor m'apparaît comme une faute de goût sinon d'éthique.

Mais le fait est...


Mardi 9 décembre 2008. Intérêt pour la flexion et la coupure.

Antépénultième retour à Nagoya de l'année. Des copies à corriger. Ah, tiens ! il pleut. Je rouvre un livre déjà beaucoup trituré depuis que je l'ai... C'est-à-dire le milieu des années 80. Dedans, il y a un ticket de pizzeria de février 2000. En revoyant la photo du restaurant, en haut de Tokyu Bunkamura, je crois me souvenir de quatre personnes, T. et moi pour dîner avec un couple d'amis et fêter le poste que je venais de décrocher ici, avant le déménagement... Habitant encore en partie un petit studio dans le quartier d'Ochiai, à l'ouest de Waseda, j'avais dû sortir ce livre de la bibliothèque pour en relire quelques passages dans le métro. Mais je ne sais plus dans quelle intention. Alors qu'aujourd'hui, c'est clair.

« Tout le monde connaît Hong-Kong, sa rade, ses jonques, ses sampans, les buildings de Kowloon, et l'étroite robe à jupe entravée, fendue sur le côté jusqu'à la cuisse, dont sont vêtues les eurasiennes, longues filles flexibles, moulées dans leur fourreau de soie noire à petit col droit et sans manche, coupé net au ras des aisselles et au cou.»

Cette feinte assurance, cet intérêt pour la flexion et la coupure, ça dit quelque chose à quelqu'un ?

Après les cours, je regarde Président (Lionel Delplanque, 2006). Hagiographie du pouvoir personnel sans doute très en dessous de l'actuel autoritarisme sarkozien. Mais hagiographie quand même parce qu'au final, le film ne combat pas le principe du pouvoir concentré dans les mains d'un seul, il l'avalise (le précède ?) et le justifie par le besoin (désir ?) de continuité. Avalez la pillule, c'est pour votre bien, au fond, même si vous n'êtes pas d'accord. Semblant dévoiler cette fatalité centripète qu'incarne très bien Albert Dupontel, il ne fait que confirmer ce dont tout le monde se doute : fichage illégal de tous les contacts, manipulation des médias, souci de l'image très supérieur à celui de l'action en profondeur, engluement (stupeur et tremblements ?) de tous ceux qui approchent le foyer d'irradiation. Et comme le film glisse vers la bluette pour que la fille du président ouvre ses ailes, même ceux qui ne sauraient pas encore tout ça ne verront pas jusqu'où ça peut mener.


Mercredi 10 décembre 2008. Pour plusieurs trucs qui merdent.

Retour du soleil, les murs sèchent. Au cours de prononciation, j'écris un problème de calcul au tableau, tout en phonétique. Une histoire d'écrivain, de pages noircies puis tirées à 200.000 et savoir combien ça lui rapporte par page de manuscrit, ou de l'heure. Ça marche très bien, aujourd'hui.
Puis au sport, mais pas avec La Maison de rendez-vousrouvert hier (et déjà deviné par Christine) ; le poche Minuit Double est un peu fatigué, il ne tiendrait pas. J'en prends un flambant neuf, dans la pile des arrivés des derniers mois. And the winner is... Didier da Silva. Et c'est parti pour trente minutes de vélo statique.

« L'avait frappé, en y mettant le pied, que tout semblait converger là. La circularité des lieux n'est pas seule en cause, le grand carrefour de Shibuya — le square n'en occupe qu'une dixième partie, d'ailleurs excentrée — ne propose rien de moins, dirait-on, que d'occulter le reste du monde. Il paraît peu probable, par exemple, qu'au-delà de cette arène de hauts immeubles high-tech se maintienne la vaste blague qu'on connaît sous le nom d'Europe. Il n'y croit plus. Ce n'est ni si enviable ni si vrai que cette tiédeur grise qu'il boit à longs traits, que l'élégance des mots, signes, lignes, partout continuée, que la grâce tranquille de milliers de personnes traversant un théâtre de verre, de fibre optique, d'acier coloré. Ernst feint de penser qu'il n'a pas de passé et la ruse fonctionne, dans ce décor infiniment urbain et très résolument moderne il ne se sent plus une contradiction, ici coexistent, pacifiés, le néon Sprite et l'idéogramme séculaire, l'hystérie consumériste et l'ambigu sourire princier d'une lycéenne translucide. Il s'éprouve quantité négligeable, paquet d'histoires mortes, témoin, enfant, idiot, c'est loin d'être désagréable.» (Didier da Silva, Hoffmann à Tokyo, Paris : Naïve, 2007, p. 16-17)

Je ne serai pas le premier à en parler, d'ailleurs je n'en parle pas aujourd'hui. Sauf à dire que le thème de la réconciliation est une sensation post-moderne bien naturelle pour un étranger au Japon, qu'il s'agisse de réconciliation des contraires du fait de la cohabitation urbaine de tous les styles ou de la réconciliation avec soi-même suite à extraction passagère de son habitus. Cependant, il faut bien voir que ce n'est qu'une sensation.

Il y a 60 ans que les « droits de l'homme » ont été universellement déclarés et, aujourd'hui même, deux ans qu'Augusto Pinochet est mort. Il a donc vécu 58 ans en contemporain de ces idées, notamment en 1973 et après, sans que ça le gêne trop, preuve s'il en est que droits de l'homme et gouvernement autoritaire, pour ne pas dire plus, ne sont pas compatibles. Mais pour Bernard Kouchner, il a fallu attendre jusqu'à ces jours-ci pour qu'il commence à s'en apercevoir ou, tout au moins, à s'en ouvrir publiquement, cisaillant dangereusement la corde qui retient la hautaine Rama Yade.
Mais quand je vois ces deux-là nous amuser et tenter d'occuper la scène, ça et le nourrisson retrouvé, voyez ce que je veux dire, je me demande ce que Sarkozy est en train de faire passer dans notre dos. En l'occurrence, la diversion pourrait valoir pour plusieurs trucs qui merdent : l'éducation, l'audio-visuel public, le secteur automobile, la justice. Voire les Droits de l'homme en France. Voire, même, les Droits de l'homme des Français.
Oh ! mais ça va pas suffire ce petit truc-là pour cacher tout ça !

Dans la guimauve médiatique lecléziolâtre et littérature-mondiste, on notera la petite pointe acide et solide de Camille de Toledo (voir le JLR du 16 mars 2007 pour le manifeste et le Rebonds de Libé).

Deux choses étonnantes dans le Ce soir ou Jamais de lundi, outre l'hypocrisie du journaliste chinois et l'intéressante discussion avec Francis Veber : d'une part, l'annonce imprévue par ce dernier du décès de Gérard Lauzier, qu'ignorait encore Frédéric Taddeï, d'où silence, émotion, hésitation bien compréhensible dans le direct, d'autre part et pour la première fois dans cette émission, l'amputation dans la version en ligne d'un des extraits de film diffusés dans le direct, en l'occurrence le Dîner de cons, remplacé par un écran de quatre ou cinq secondes indiquant brièvement cette censure juridico-commerciale. Exigence ridicule alors que le réalisateur lui-même est sur le plateau et que, comme l'indiquait Taddeï, c'est un film que presque tout le monde a déjà vu ! (Même si ce n'est quand même pas un chef-d'œuvre, hein.)


Jeudi 11 décembre 2008. La position indûment acquise.

Tête vide, le soir
comme si parler aux étudiants
les nourrir ?
m'avait vidé
nous sommes comme
vases d'énergie communicants
et c'est mon tour d'attendre
l'aliment et le repos

Reçu par ma sœur — merci ! — , via ma liste de cadeaux Amazon, un superbe coffret Fritz Lang. De quoi passer l'hiver. Ou de quoi continuer la thématique du séminaire de cinéma aujourd'hui qui était de voir comment un film met en scène un événement historique alors même qu'on ne sait pas tout de lui et qu'il advient dans un cadre fictionnel (rencontre de Lady Oscar avec Robespierre dans une taverne plusieurs années avant la Révolution, dans le film de Jacques Demy, première arrivée de Marie-Antoinette à Versailles, sa découverte de la beauté des lieux et de la lourdeur protocolaire, dans le film de Sofia Coppola). Pour des étudiants à peine formés au discernement et à la réflexion personnelle, la chose écrite par une autorité vaut pour vérité ; ils sont donc par nature (de leur culture) hautement manipulables et même revêches à l'idée qu'il pourrait en aller autrement.
L'autorité, c'est d'ailleurs le thème de Ce soir ou Jamais de mardi soir. Quand on a pu dépasser la stérile opposition entre deux intervenants sur l'âge de la pénalisation des mineurs, on accède enfin aux très beaux et très clairs propos de Daniel Sibony sur l'essence de l'autorité.
En substance de ce qui était déjà ma conviction profonde sur ce sujet, l'autorité émane en quelque sorte naturellement (même si c'est aussi un fait de culture) de celui qui a compétence et attitude. Or l'enfant ou l'apprenant, ou le citoyen, d'aujourd'hui a l'intelligence de tester s'il y a réelle compétence derrière l'attitude, ce qui est une bonne chose. Le cas échéant, il lui sera possible de reconnaître et d'accepter cette autorité, qui alors fait autorité, mais dans le cas contraire, il va pousser la fausse autorité dans sa contradiction interne, provoquer une réaction autoritaire de ladite autorité qui ne sera qu'une crispation dûe à l'incompétence qu'abrite l'attitude ou pire : la position indûment acquise. De sorte que l'autorité qui s'y croit mais ne fait pas autorité doit recourir à un arsenal répressif et dominateur pour conserver les apparences de sa situation (oripeaux) alors qu'elle est aux yeux de tous devenue illégitime. Ainsi du prof d'Entre les murs (extrait non coupé durant l'émission) qui ne comprend pas (mauvaise foi) que son « pétasse » peut être mal reçu par ses élèves alors que la compétence de son autorité aurait dû lui faire savoir que dire le mot était déjà une erreur s'il ne construisait pas préalablement par son discours un socle pédagogique permettant de l'amener avec des pincettes. Ainsi du chef d'un état qui accumulerait mesures sécuritaires et discours musclés en s'éloignant chaque jour un peu plus de la possibilité de retisser les liens d'amour, d'amitié, d'estime réciproque et de solidarité humaine ou sociale qui permettraient un vrai retour à la cohésion en elle-même de sa nation (en fait, c'est confondre cohésion et coercition).

À propos d'amitié, j'ai vu (en fin d'après-midi) Cravate Club (Frédéric Jardin, 2002), huis clos amical entre Édouard Baer et Charles Berling qui, au lieu de me détendre, m'a foutu les jetons...
 

Vendredi 12 décembre 2008. Tous ensemble le morceau de chair rose.

Vers 10h30, je retrouve mon vélo immobile, toujours le même, le seul dont les cale-pieds restent au dernier cran, et c'est parti pour une demi-heure d'Hoffmann à Tokyo... que je reprendrai dans le train — qui mènera encore une fois Berlol à Tokyo — après une ellipse de quatre heures dans laquelle se casera le déjeuner chez Downey avec David, le rendez-vous avec une étudiante pour la préparation de son mémoire de fin d'études, le changement de réfrigérateur et la préparation de ma petite valise. Pour le réfrigérateur, c'est celui apporté de Tokyo en août que je me suis enfin résolu à brancher pour pouvoir me débarrasser bientôt du petit acheté en... 1995. Ça, c'est juste pour moi.

« Ses humeurs ? Une loterie. Son âme ? Elle aurait donné aux éponges des leçons d'hospitalité. Sans jamais vraiment savoir pourquoi tout roulait, pourquoi tout clochait, il allait au gré de ces imprévisibles riens qui font un jour, un mois, un an. Le sang-froid n'était pas son fort. Le temps dans lequel il vivait n'était qu'une série de bifurcations, l'avenir qu'une confusion de possibilités.» (Didier da Silva, Hoffmann à Tokyo, p. 40)

« Accroupi dans l'ombre au bord du vaste étang qui fait tout le prix du Koishikawa Kôraku-en, il ne comprenait plus comment il avait pu broyer du noir si longtemps. Il avait passé des heures prostré dans son lit, à s'imaginer en sortir pour aller se couper les veines ou sauter, nu, par la fenêtre. C'était toujours à poil qu'il se défenestrait, dans ces interminables ruminations, à ce point fantaisistes qu'il craignait surtout d'avoir froid. Il se chuchotait qu'il ne manquerait à personne, qu'il ne valait rien. Il aurait dû en rire. Pourquoi n'y arrivait-il pas, là-bas ? Il secoua la tête et plongea une main dans l'eau, une eau marron, sombre, immobile. À un jet de sa main, des carpes par dizaines, la plupart adultes, devenaient un instant visibles, les noires se voyaient à peine mais les rouges, les jaunes, les blanches brillaient, comme si toutes ces charmantes bestioles avaient avalé une ampoule.» (Ibid., p. 49)

Photos dédiées à Didier da Silva, réalisées avec le téléphone portable lors d'une promenade au jardin sus-cité lundi dernier, avant de lire ces lignes, évidemment... En remerciement pour le rêve qui suit et qui entrera peut-être un jour dans une version longue de l'article de Fukuoka sur Volodine...

« Ernst rêva, dans le parc d'Ueno, qu'il était dans le parc d'Ueno. Le cachalot sautait de son socle et expirait sur le gravier. Un attroupement se formait, les chrétiens se mettaient à prier pour le repos de l'âme de la bête, des enfants grimpaient sur son ventre luisant dont les soulèvements, d'abord frénétiques, se faisaient de plus en plus lents. « Sumimasen, sumimasen », répétait-il en jouant des coudes, pour s'approcher de l'œil du poisson. Il était rouge. Il aurait voulu dire un mot, avancer la main, n'y parvenait pas. Le cachalot mourait. Une armée d'hommes en tablier blanc, impertubablement sérieux malgré leurs oreilles de Mickey, entreprenaient de le découper et d'en faire des beignets, qui s'arrachaient. Ernst en sauvait un assez gros morceau et courait vers un temple. Il le passait sous l'eau d'une fontaine, heureux de voir la chair rose demeurer rose, palpiter doucement sous ses doigts. Peu à peu, des bonzes l'encerclaient, en le regardant de travers. Le plus vieux d'entre eux lui remontrait, dans un japonais limpide, qu'il commettait une grave erreur en souillant une eau sacrée, même si, personnellement, il appréciait le goût du cachalot. S'il le voulait bien, ils allaient ensevelir tous ensemble le morceau de chair rose, selon les rites de sa secte, dans un petit enclos voisin. Ils feraient ça très bien, ils avaient l'habitude, l'enseigne du musée des Sciences ne tenait jamais très longtemps. Ernst se rendait à ses raisons, la nuit tombait. Comme ils interprétaient une musique funèbre, des moines se faisaient des clins d'œil et gloussaient : « Encore un de ces gaijins sentimentaux.» » (Ibid., p. 65-66)

Lettre envoyée ce soir au magazine Books qui prétend abusivement proposer des blogs sur son site :

« Bonjour,
Sans préjuger de la qualité de vos publications, je souhaiterais attirer votre attention sur le fait que votre emploi du mot "blog" est tout à fait fautif, dans un but qui semble un tantinet malhonnête. Ce que vous prétendez être des blogs (de Jean-Claude Guédon, Jean-Louis de Montesquiou, etc.) n'en sont pas et ce au moins pour deux raisons : 1. parce que vous n'émettez pas flux RSS permettant la récupération de vos informations (tout ou partie), et 2. parce qu'il n'y a pas d'espace de commentaire. Ce qui signifie que 1. vous abusez de la terminologie pour attirer des lecteurs et que 2. vous avez peur d'accueillir la parole des lecteurs.
Tout ceci n'est pas à votre honneur, néanmoins il ne tient qu'à vous d'être réellement ce que vous prétendez être, un magazine à la page !
Meilleures salutations.»


Samedi 13 décembre 2008. Ne vous laissez pas envoyer promener.

C'est déjà dimanche soir, Radio Nova aux oreilles et on y va...

Lever à six heures pour préparer le dernier cours sur Dora Bruder. Déjà ! Outre le fait qu'elle m'a fait lever tôt dix samedis d'affilée, j'ai tout de même l'impression que nous venons de traverser sa triste vie à pas de géant, en bottes et sans trop la ménager. Pourtant, dans les méandres de l'écriture de Modiano, nous avons stagné dans tous les trous d'ignorance, dans toutes les parenthèses de fugue, disparu de perplexité dans des lignes de fuite, brisées par on ne sait qui, un milicien à l'affût du bon coup, un gendarme à cheval sur les derniers décrets de Vichy Berlin, une bête employée de l'UGIF qui croyait encore lui rendre service...
Mais avant de voir comment quitter Dora, nous devons accueillir la lettre à la fois lapidaire, longue et infinie qu'un certain Robert Tartakovsky a écrite de Drancy avant de partir pour Auschwitz dans le convoi du 22 juin 1942 (6 pages, p. 121-127). Modiano la cite intégralement après avoir dit qu'il l'avait trouvée deux mois avant ce chapitre (vers novembre 1996, donc) dans une librairie des quais. L'écriture tour à tour rassurante, impérative, familiale, professionnelle ou terre à terre, tantôt télégraphique tantôt finement articulée, d'espérance pétrie mais cisaillée de désespoir, fait de cette lettre la pièce à conviction qui contrebalance les années de questionnement et de supputations. Mais n'est-elle pas trop parfaite ? Trop bien écrite dans son fouillis ? Au point qu'on peut se demander — c'était la question d'une des participantes du cours — si elle n'a pas été écrite par Modiano lui-même. Et je n'en sais rien, sinon que Robert Tartakovsky a bien existé, on le trouvera ici à Tartakowsky (Robert), né à Odessa en 1902... Jusqu'à ce que Modiano soit contraint de montrer la pièce à conviction (et ce n'est pas moi qui le lui demanderai), je croirai pour ma part qu'elle existe vraiment. Suis-je pris au piège ? En tout cas, je le préfère. Et j'aime absolument ceci, d'une dignité inexplicable, on dirait presque Napoléon dictant à l'aide de camp :

« [...] Recommander à tous les amis d'aller, s'ils le peuvent, prendre l'air ailleurs car ici il faut laisser toute espérance. Je ne sais si nous serons dirigés sur Compiègne avant le grand départ. Je ne renvoie pas de linge, je laverai ici. La lâcheté du plus grand nombre m'effraie. Je me demande ce que cela fera quand nous serons là-bas. À l'occasion voyez Mme de Salzman, non pour lui demander quoi que ce soit mais à titre d'information. Peut-être aurai-je l'occasion de rencontrer celui que Jacqueline voulait faire libérer. Recommandez bien à ma mère la prudence, on arrête chaque jour, ici il y a de très jeunes 17, 18 et vieux, 72 ans. Jusqu'à lundi matin vous pouvez même à plusieurs reprises, envoyer ici des colis. Téléphonez à l'UGIF rue de la Bienfaisance ce n'est plus vrai ne vous laissez pas envoyer promener, les colis que vous porterez aux adresses habituelles seront acceptés. [...]» (in Patrick Modiano, Dora Bruder, p. 123-124)

Oui, vous avez bien lu : « UGIF [...] Bienfaisance ce n'est plus vrai » !
Avant que Dora ne disparaisse complètement, elle force encore le narrateur à se souvenir de ses vols de vingt ans, revendus à un brocanteur dont le destin, on s'en apercevrait quarante ans plus tard, croisait encore une fois celui de Dora et de Modiano (p. 132-135).
Enfin Dora s'évanouira avec son dernier secret, la vérité sur ses fugues à jamais inconnaissable. Elle quittera les Tourelles pour permettre à Jean Genet d'y entrer (p. 138), retrouvera son père à Drancy, y ratera sa mère qui venait d'en sortir et n'y reviendrait qu'après leur départ, tous fétus ballottés dans un océan d'horreur déchaînée. Et celui qui reste, notre Modiano, déambule dans des rues qui ont tout perdu de leur charme d'antan. Alors il recule d'un siècle encore et regrette avec Baudelaire que la forme d'une ville change plus vite, hélas ! que le cœur d'un mortel...

Déjeuner au Saint-Martin, poulet-frites, bien sûr, comme T., Laurent et Bill — pour une fois, on prend tous pareil. Bill a potassé l'étymologie de kitchen, dont on avait parlé la semaine dernière. Ça vient du latin coquina. Et sans rapport avec kitsch. Maintenant, coquine reste un problème... (On pourra aussi écouter, ajouterais-je entre parenthèse, les six émissions d'histoire du dictionnaire de l'Académie, avec Jean Pruvost.)

Hier, je ne voulais pas en rajouter après la lettre à Books (toujours sans réponse...), mais on a aussi vu La Faute à Fidel (Julie Gavras, 2008). Excellent. On dira que je vois de l'Opoponax partout mais cette réussite psychologique du passage de l'enfant égoïste et capricieuse à la petite fille qui conçoit ce que sont la mort et la revendication, c'était d'abord pour moi celle de Monique Wittig (et je n'y avais pas pensé avec Cria Cuervos).
Et ce soir, deux dévédés de Lost. D'abord, être perdu dans l'île, c'était nouveau et on avait besoin de flashbacks dans l'histoire des personnages pour consolider. Maintenant, c'est l'île qui est la référence et il y a de plus en plus de sauts dans le futur. Et ce superbe paradoxe d'un personnage qui retourne dans son passé pour téléphoner à sa fiancée, Pénélope, et lui demander, puisqu'elle devait déménager, le numéro auquel il pourrait l'appeler huit ans plus tard. Ce qu'il fait.


Dimanche 14 décembre 2008. Il fallait la mettre à genoux.

Ah ! ce François Busnel, un monsieur Prud'homme mâtinée d'Ardisson, flagorneur jovial et interrupteur vulgaire, qui a toutefois des amis à Melun et que le Figaro aime bien. Didier peut y aller, je serai toujours là pour en rajouter. Ceci dit, on peut se demander si Pierre Bergé n'était pas pire, ce soir-là, en has-been con et faussement décontract'. On a frôlé l'apoplexie. C'aurait été dommage, un si grand anthologiste de préfaces... L'émission se trouve ici, deux des meilleurs moments sont ici, pas besoin d'avoir la télé.Vive Luchini et Naulleau !

Le site du Collège de France s'est récemment enrichi d'une plateforme multimédia regroupant tous ses documents audio et vidéo. Il y a aussi un fil RSS. Il n'y manque — partout — que les dates ! Un gros oubli qui risque fort de compliquer la vie des chercheurs citeurs. (J'ai écrit au webmestre pour lui signaler la chose et mon point de vue.)

Fin de lecture de Didier da Silva. Les amateurs de propos et d'émotions tokyoïtes apprécieront aussi Le Goût de Tokyo (Paris : Mercure de France, 2008, coll. le Petit Mercure), petite anthologie concoctée par Michaël Ferrier. Et puis je commence Histoire d'O, au bain... (Sur quoi, avec Bonjour Tristesse, de Sagan, je ferai cours de janvier à mars à l'Institut franco-japonais.) J'enchaîne les trois sur l'idée des prémices.

« Un primate se met debout, il y a peut-être six millions d'années. Trente mille siècles s'écoulent sans qu'il ait rien fait de ses mains sinon cueillir des baies, étrangler un rival, gratter ses couilles. Puis il invente l'arme blanche, massacre quantité de bêtes, pris de remords les peint, ensevelit son père, entasse des cailloux au-dessus de son crâne pour se souvenir de lui. À peu près tous les dix mille ans, ce genre d'idées remarquables lui vient, c'est qu'entre manger et mourir il n'a guère le loisir de penser. C'est une chose que de s'aviser que le bois flotte, une autre de construire un navire, dans l'intervalle de satanés paquets de tremblements de terre ont le temps de faire surgir une île des eaux. Enfin on part à l'aventure, on tombe sous le charme de ce coin poissonneux, baleines et thons numérotent leurs abattis. L'épiderme des pêcheurs pâlit à l'imitation de leurs proies, leurs poils se raréfient, le Japonais est né. La domestication du riz est longtemps son principal souci. Il faut attendre 1590 pour que Tokugawa, seigneur, fasse bâtir dans le fief du Kantô un gros château, précisément dans cette localité à laquelle la famille Edo, en des temps reculés, avait laissé son nom, treize ans encore pour que, nommé shôgun, il y établisse le gouvernement. Plusieurs villes se succèdent, elles ont tendance à brûler facilement. Neuf ans avant qu'on y installe le téléphone, Edo devient Tôkyô, « capitale de l'Est », au moins sur le papier. Soixante-seize ans plus tard, c'est un champ de ruines. Soixante ans de plus et, à sept heures du soir, les fééries de l'électricité, où que l'œil se pose, démentent une nuit si longue.» (Didier da Silva, Hoffmann à Tokyo, p. 94-95)

« Quand il arrivait au niveau du réverbère, il était toujours pris de l'envie de se soulager. C'était un besoin irrépressible, naturel, ponctuel. Il urinait debout, face au canal, le visage tourné vers le ciel pour admirer la lune. [...]
Ce soir-là, comme d'habitude, il s'arrêta, leva la tête en direction de la lune qui flottait dans les nuages, défit les boutons de sa braguette et se mit à uriner lentement en entonnant une marche militaire. [...]
Comme il n'en connaissait pas toutes les paroles, il se contentait de répéter « en avant, en avant » quand, ayant posé un regard sur la surface noire de l'eau du canal, il poussa soudain un cri.
Un visage d'homme flottait dans l'eau sale.
Il sentit aussitôt ses testicules se contracter et le jet d'urine se bloquer. Un cadavre flottait dans le canal ! » (Nishimura Kyôtarô, Petits Crimes japonais, extrait cité dans Le Goût de Tokyo, op. cit., p. 68)

« Mais on avait remis à O un bandeau sur les yeux. Alors on la fit avancer, trébuchant un peu, et elle se sentit debout devant le grand feu, auprès duquel les quatre hommes étaient assis : elle sentait la chaleur, et entendait crépiter doucement les bûches dans le silence. Elle faisait face au feu. Deux mains soulevèrent sa cape, deux autres descendaient le long de ses reins après avoir vérifié l'attache de des bracelets : elles n'étaient pas gantées, et l'une la pénétra des deux parts à la fois, si brusquement qu'elle cria. Quelqu'un rit. Quelqu'un d'autre dit : « Retournez-la, qu'on voie les seins et le ventre.» On la fit tourner, et la chaleur du feu était contre ses reins. Une main lui prit un sein, une bouche saisit la pointe de l'autre. Mais, soudain elle perdit l'équilibre et bascula à la renverse, soutenue dans quels bras ? pendant qu'on lui ouvrait les jambes et qu'on lui écartait doucement les lèvres ; des cheveux effleurèrent l'intérieur de ses cuisses. Elle entendit qu'on disait qu'il fallait la mettre à genoux. Ce qu'on fit.» (Pauline Réage [pseud. de Dominique Aury], Histoire d'O, Paris : Le livre de poche, 1999 [rééd. de Paris : Pauvert, 1954], p. 31)

Après la pluie, nous sortons marcher, prendre du pain chez Kayser, découvrir une boutique de miel et de cire de Nouvelle-Zélande, là, tout près de chez nous, c'est dingue. Et puis on regarde avec un grand intérêt le dernier film que j'ai pu enregistrer avec Wizzgo avant que la justice ne passe par là, The Great Water (Ivo Trajkov, 2004, diffusé sur Arte en novembre), souvenir crépusculaire d'un mourant, son enfance martyre dans un orphelinat yougoslave à partir de 1945...


Lundi 15 décembre 2008. Ça ne tache pas les draps !

Achat et téléchargement sur le site INA d'une émission littéraire d'octobre 1994, Ah ! Quels titres, intitulée Existe-t-il encore une littérature érotique [?], contenant une interview assez longue et intéressante de Dominique Aury (à 87 ans). J'avais déjà quitté la France, l'internet balbutiait à peine, aussi n'ai-je aucune mémoire de l'existence de cette émission, du temps qu'elle a duré, rien. Pour 4 euros, j'ai une belle copie bien à moi, avec rien moins qu'Alain Rey, Philippe Sollers, Jean-Jacques Pauvert, Alina Reyes, et quelques autres. On peut maintenant compiler un ensemble d'émissions et se faire graver un dévédé, par exemple de trucs rares, formule assez pratique pour les chercheurs, j'y réfléchis...

« Ce livre, vous l'avez écrit plutôt la nuit que le jour ?
— Ah oui, délibérément la nuit. Le soir dans mon lit. Au crayon.
— Pourquoi au crayon ?
— Bah parce que comme ça, ça ne tache pas les draps ! [...]
—  On a dit que c'était un livre qui ne peut être écrit que par un homme... Quelle a été votre réaction à l'époque, quand vous avez entendu ça ?
— Le fou rire. Une femme qui écrit un érotique, c'est un scandale épouvantable. Au fond, je pense qu'il y a comme point de départ de ce jugement une estime absurde à l'égard de la moralité des femmes. Les femmes, c'est aussi immoral que les hommes. Point à la ligne. Personne n'a l'air de s'en être aperçu. Pourquoi est-ce que les femmes seraient plus morales que les hommes ? J'ai l'impression, moi personnellement, qu'elles le sont moins.»
(extrait de l'interview de Dominique Aury, en réalité Anne Desclos, par Janick Jossin)

Avec T. pour la suite du check-up médical à l'hôpital, à Shinjuku. Rien à en dire, pour l'instant, sinon que je potasse mon japonais en l'attendant, la traduction de Deux Ans de vacances, et qu'on s'envoie ensuite un bon déjeuner au lounge du Hilton, de l'autre côté de la rue avant d'aller faire des courses papetières à Ginza (c'est qu'il faut envoyer des cartes, bientôt).


Mardi 16 décembre 2008. Parataxe de ruades et de succions virtuoses.

Suzuki et Subaru se retirent de la compétition. Darcos recule dans l'hésitation nationale. Télévision déjà muselée : même sans la loi, de Carolis obéit au doigt et à l'œil. Madoff derrière les barreaux, on ignore à qui les riches pourront faire confiance. Sur la course en solitaire, la mer casse des mâts. Derrick décide de ne plus nous ennuyer. Au Parlement européen, on applaudit le départ de Sarkozy. Extension de la crise, les terroristes du Printemps manquent peut-être de détonateurs. Et la neige, la neige, toujours recommencée...

Est-ce là tout ce que je retiendrai de cette journée ?

Ou bien, que j'ai quitté T. par grand soleil et 10 degrés ce matin pour aller dormir dans un shinkansen. Que j'ai fait de rapides courses pour deux jours au Seijo Ishii de la gare de Nagoya. Que les étudiants m'ont paru s'habituer au subjonctif, à son aspect irréel, à sa subordination. Qu'un cours ayant sauté, je suis allé vers Le Goût de la vie (en anglais No Reservations, Scott Hicks, 2007), film tout de même bien fade, et qui m'a plutôt paru être sur la famille recomposée que sur la cuisine à proprement parler. Que David est venu papoter une petite demi-heure. Que j'ai regardé un Ce soir ou Jamais moyen (malgré le bref passage inaugural de Bernard Stiegler) en dînant d'une salade de carottes et d'un steak haché avec un œuf à cheval. Qu'enfin j'ai zoné un bon moment chez le diabolique Facebook avant de me dire qu'il serait temps d'aller au lit...

« Tout ne lui serait pas infligé à la fois, elle aurait le loisir de crier, de se débattre et de pleurer. On la laisserait respirer, mais quand elle aurait repris haleine, on recommencerait, jugeant du résultat non par ses cris ou ses larmes, mais par les traces plus ou moins vives ou durables, que les fouets laisseraient sur sa peau. On lui fit observer que cette manière de juger de l'efficacité du fouet, outre qu'elle était juste, et qu'elle rendait inutiles les tentatives que faisaient les victimes, en exagérant leurs gémissements, pour éveiller la pitié, permettait en outre de l'appliquer en dehors des murs du château, en plein air dans le parc, comme il arrivait souvent, ou dans n'importe quel appartement ordinaire ou n'importe quelle chambre d'hôtel, à condition d'utiliser un bâillon bien compris (comme on lui en montra un aussitôt) qui ne laisse de liberté qu'aux larmes, étouffe tous les cris, et permet à peine quelques gémissements.» (Pauline Réage, Histoire d'O, p. 33-34)

Plus de cinquante ans après sa parution, ce qui m'émeut dans ce texte, pour les pages déjà lues, ce n'est pas l'activité sexuelle (le langage, le cinéma, la publicité, l'internet aujourd'hui, en montrent beaucoup plus) mais bien la paradoxale douceur que l'on met à détailler la privation des libertés. Si la violence est exercée pour le plaisir, à donner ou à recevoir, il faut cependant que l'aménité, le cérémonial et les explications préservent la dignité — chose aujourd'hui presque disparue de la littérature dite érotique, qui n'est plus que parataxe de ruades et de succions virtuoses. Ici, aucune prétention au réalisme, au témoignage, ou à la compétition, on est dans le pur fantasme. Et si quelque chose traduit l'origine féminine de l'œuvre, c'est bien la douceur de la syntaxe.


Mercredi 17 décembre 2008. Prendre son pied dans le montage syntaxique.

Un cours, une réunion et zou, au sport !

« [...] une jeune femme allongée sur le côté gauche et se présentant de face, nue de toute évidence puisque l'on distingue nettement le bout de ses seins et la toison foncée du sexe ; ses jambes sont légèrement fléchies, surtout la gauche dont le genou pointe vers l'avant, au niveau du sol ; le pied droit se trouve ainsi croisé par-dessus l'autre, les chevilles sont réunies, liées ensemble selon de fortes présomptions, de même que les poignets ramenés dans le dos comme d'habitude, semble-t-il, car les deux bras disparaissent derrière le buste : le gauche au-dessous de l'épaule et le droit juste après le coude.
Le visage rejeté en arrière, baigne dans les flots ondulés d'une abondante chevelure de teinte très sombre, répandue en désordre sur le dallage. Les traits eux-mêmes sont peu visibles, tant à cause de la position où repose la tête que d'une large mèche de cheveux qui barre en biais le front, la ligne des yeux, une joue ; le seul détail indiscutable est la bouche généreusement ouverte, dans un long cri de souffrance ou de terreur.» (Alain Robbe-Grillet, Projet pour une révolution à New York, Paris : Minuit, 1970, p. 8)

Ici, 15 ans après Histoire d'O, le fantasme est clairement assumé — et distancié — par les modalisations verbales, généralement relativisantes (de toute évidence puisque, selon de fortes présomptions, semble-t-il, etc.) ou stéréotypiques (comme d'habitude).
Et pour cause, comme souvent chez Robbe-Grillet, l'image est... imaginaire :

« La surface du bois, tout autour, est recouverte d'un vernis brunâtre où de petites lignes plus claires, qui sont l'image peinte en faux-semblant de veines théoriques appartenant à une autre essence, jugée plus décorative, constituent des réseaux parallèles ou à peine divergents de courbes sinueuses contournant des nodosités plus sombres, aux formes rondes ou ovales et quelquefois même triangulaires, ensemble de signes changeants dans lesquels j'ai depuis longtemps repéré des figures humaines ; une jeune femme allongée [...] » (Ibid., juste avant dans la même page)

Loin de vouloir faire vivre ou revivre des scènes érotiques, ARG s'efforce de déconstruire par la phrase les fantasmes pour combiner des bribes, décevoir le lecteur en quête de jouissance diégétique (qui pourra aller vers les revues et le cinéma) pour satisfaire celui qui saura prendre son pied dans le montage syntaxique né du bris fantasmatique (nouveauté littéraire d'alors, fortement combattue, et avec une grosse dose de mauvaise foi).
Historiquement, on est sur le chemin de la récupération des matériaux (Manchette, Échenoz) et de la littérature des poubelles (Volodine)...

À tous ceux qui n'ont guère aimé le reportage consacré à Facebook dans un récent Envoyé spécial (Cf. chez André Gunthert), je conseille vivement le Ce soir ou Jamais de ce lundi 15 décembre sur ce qui caractérise les années 2000. Laissez passer Valérie Pécresse, elle ne reste pas longtemps et d'ailleurs elle ne parle pas de son ministère mais de la condition des femmes, ce qui est plutôt intéressant, ensuite vous aurez un boulevard de plus d'une heure avec un joyeux feu d'artifice de propos contrastés, dont quelques considérations sur l'internet, les blogs, Facebook ou Dailymotion auxquelles je souscris à peu près totalement.

Chacun pourrait d'ailleurs montrer ce qui symbolise pour lui — ce qui lui vient en premier à l'esprit, ce qui le fait d'emblée trépigner d'aise ou pleurer d'admiration — les années 2000 (Deerhoof, Benny Bennassi, Katerine, le web 2.0, Kill Bill et Lady Chatterley). Ou les années 1990 (Air Liquide, Muslimgauze, Jean-Louis Murat, l'internet, Nouvelle Vague et Un Air de famille). Ou les années 1980 (Magazine, Rita Mitsouko, les radios libres, Sans Toit ni loi et Mauvais Sang). Etc.
(Rien de plus intime — dans l'extime — que des liens musicaux qu'on a passé des heures à sélectionner.)


Jeudi 18 décembre 2008. Tourner les canons et brandir un drapeau blanc.

La récompense de l'enseignant de langue, c'est d'avoir une vraie conversation, même sommaire, mais avec de vrais enjeux avec des étudiants qui, en avril, ne savaient encore pas un mot de français et qui demandent ce matin, inquiets pour leur voyage de février, comment est le temps à Orléans, ce qu'il faut prévoir et d'autres choses de ce genre.
À la base, donc, nous continuons notre travail et il porte des fruits. Pendant ce temps, les annonces se multiplient, d'universités japonaises en délicatesse économique, voire judiciaire du fait de placements perdants ou de montages financiers illégaux. Certaines ont déjà d'elles-mêmes annoncé des pertes, pour que la vertu de l'aveu les médiatise positivement. Mais on pense raisonnablement que les pires révélations sont à venir, que des fermetures suivront.
Il faut dire qu'au Japon les universités sont de véritables entreprises privées et que beaucoup d'entre elles n'ont jamais essayé de cacher leur soif de rentabilité derrière des critères pédagogiques. J'ai même entendu certaines personnes se demander s'il y avait jamais eu des universités dans cet archipel.
Oh, tout de même !...

Au séminaire de cinéma, nous étudions comment finissent les films Lady Oscar (Demy) et La Marseillaise (Renoir). Des situations très différentes, mais une même intention conclusive qui se manifeste par ce que j'appellerai ellipse complexe (je ne sais pas s'il existe un terme spécifique). Exemple, dans Lady Oscar, j'explique. Les mouvements de foule du 14 juillet 1789 séparent Oscar et son ami André ; dans une rue, des soldats prennent position, tirent, André, touché dans le dos, s'effondre, il est mort, le spectateur le sait ; dans une autre rue, Oscar le cherche, la caméra l'isole pendant qu'elle crie son nom et que des Parisiens courent autour d'elle en tous sens ; un autre plan montre un premier soldat qui tombe, abattu par la foule armée, et les autres qui font demi-tour, c'est la bascule historique qui mène, selon le film, à la prise de la Bastille ; pendant que la Bastille est prise, ce qui est signifié par le fait de tourner les canons et brandir un drapeau blanc, Oscar est de plus en plus isolée, ne trouvant André nulle part et ne pouvant participer à la liesse populaire ; un travelling arrière et surplombant signifie la distanciation finale pendant qu'on entend en voix off et avec de l'écho une parole qu'André avait dite pour exhorter Oscar au courage.
Ce que j'appelle ici ellipse complexe permet de superposer dans une même séquence le présent (Oscar cherche André — mais ne sait pas qu'il est mort) et le futur (quand Oscar saura qu'il est mort, dans une heure ou deux, par exemple, et son émotion immense), en demandant à l'actrice d'exagérer son jeu (une crainte, un pressentiment joués comme si elle savait en direct, comme le spectateur, la mort d'André) et en ajoutant des effets de son et d'image pour que le spectateur admette la distorsion chrono-sémantique. Ce n'est sans doute pas Demy qui a inventé ce procédé, des cinéphiles m'en remontreront, mais pour les étudiants c'est une vrai découverte méthodologique dont le but est la densité dramatique finalisante (cathartique ?) — et l'économie de pellicule.

Dans le shinkansen, je dors, je dîne (un excellent bento acheté au sous-sol du Takashimaya de la gare) et je fais du japonais (une brochure sur la toux et la prophylaxie de la contagion, histoire d'acquérir du vocabulaire). Dans Kagurazaka, la foule touristique des périodes de fête. C'est presque comme si on habitait à Montmartre. Sur TV5 Monde, pendant que T. dîne avec des amies, je revois La Discrète (Christian Vincent, 1990), du libertinage littéraire à la petite semaine, et qui vieillit méchamment.


Vendredi 19 décembre 2008. Et finir longuement dans les bains.

Grasse matinée jusqu'à 8h45. Enfin, je trouve le temps de reprendre le troisième épisode des Aventures de Michel Bernard par Odile Noël, suite des 3 et 4 décembre. Les inscrits à Facebook peuvent suivre cela en direct...

« C’est officiel ! Le pape de la littérature numérique, de l'informatique littéraire se marie !!! L’heureuse élue est Zizi de la Phalèse ! Michel Bernard a enfin quitté les péquenots — qu’il avait dans le Percot Lateur — en sautant ses humeurs pour aller pécher sur Fesse Book !
Après avoir beaucoup vibrionné ensemble (en tenant compte des périodes de Zizi bien sûr), Zizi et Michel ont enfin franchi le pas !
Les deux époux, vêtus de latex, s’avancent vers la nef. La demoiselle d’honneur, Lafée Lation, tient la traîne de la mariée de sa délicate veuve poignet.
Les témoins, Ju Dah Iscariote et Sam Lescasse, attendent avec impatience l’heure de la pendaison (de crémaillère).
Michel, qui était né en 1933, renaît en 1977 à la suite de cet évènement !!
Après la cérémonie, les invités se retrouvent Chez Bernard à 7h du mat, pour un pti confit de canard à 8 euros, arrosé d’une bouteille de blanc à 6 Euros.
Mais qui va payer l’ardoise naturelle ? Ca crée des schistes entre les invités !!!
Heureusement, Patrick Rebollar est arrivéééé !!! sans se  presser ééé !!!, en effet (héhé) son vélo était immobile, et quand, se rendant compte enfin qu’il n’avait pas dépassé Ginza, il a voulu enfourcher son destrier, celui-ci a malencontreusement freiné des quatre fers…
Il a demandé à Zizi, qui se caressait les fesses devant le feu, de se mettre à genoux pour une dernière oraison, avant de demander à tous les participants de se défenestrer à poil, pour échapper à un complot planétaire.»

Voilà bien longtemps que je n'étais pas passé à Yamaya, après avoir marché dans la superbe lumière des après-midis de décembre à Shinjuku. Il y a toujours du café moulu Pelé à moins de 200 yens les 250 g. De la mousse de foie en boîte dans les 450 yens. D'excellentes olives. Aujourd'hui je ne prends que ça, je reviendrai pour les liquides...

Et puis T. et moi partons au centre de sport de Shibuya. Une bonne occasion de pédaler en compagnie de Robbe-Grillet, avant d'aller tirer pousser tourner des poids. Et finir longuement dans les bains, comme s'il était possible de capitaliser cette délicieuse chaleur humide...
Les a-t-on bien mérités, les sushis de ce soir ? Tant que la question se pose, ils n'en sont que meilleurs. Surtout venant d'une de nos trois ou quatre sushi-ya préférées. Aux œufs de saumon, je me pâme ; au thon rouge, j'exulte. Et le thé un peu amer fait longtemps ressortir le doux sucre du riz.

« Un peu de sang bien rouge, en tout cas, tache le creux de sa paume levée, et aussi, à mieux regarder, un de ses genoux, celui qui se trouve fléchi. Cette teinte vermeille est exactement identique à celle qui colore les lèvres, ainsi que la très petite surface de jupe visible sur l'image. Au-dessous, l'adolescente est vêtue d'un mince pull-over bleu pâle qui moule sa jeune poitrine, fait d'une matière brillante, mais dont l'encolure semble déchirée. On ne lui remarque ni boucle d'oreille, ni collier, ni bracelet, ni alliance ; seule la main gauche porte une grosse bague d'argent, dessinée avec tant de soin qu'elle doit jouer un rôle important dans l'histoire.
L'affiche bariolée se reproduit à plusieurs dizaines d'exemplaires, collés côte à côte tout au long du couloir de correspondance. Le titre de la pièce est : « Le sang des rêves».» (Alain Robbe-Grillet, Projet pour une révolution à New York, p. 28-29)

Pendant qu'on était de sortie, s'est enregistrée Où boivent les vaches, pièce de Roland Dubillard de 1970 (Fiction FC du 14 décembre), même année que le roman de Robbe-Grillet...


Samedi 20 décembre 2008. On n'a pas cédé aux sirènes.

Pas de cours trois samedis, j'en profite pour sortir chercher des croissants et du pain chez Kayser, qui ouvre à 8 heures. Après le petit déjeuner, j'écoute plus que je ne regarde Ce soir ou Jamais de mardi, une revue très moyenne des gens de presse, avec Paul Virilio en apothéose. Mais depuis longtemps, Virilio ne m'impressionne plus du tout. Il refuse le catastrophisme et sans doute ne l'est-il pas tant qu'il le voudrait. Coquetterie d'un Cassandre qui s'en défend. Voilà un homme qui se permet de publier sur l'accélération de l'information et la tyrannie des images mais qui n'a plus la télévision depuis plus de dix ans. Il vous dit ça tranquillement, avec le mépris de qui a tout compris, n'éprouve pas le besoin de se mettre à l'épreuve — mais n'a pas la célébrité qu'il voudrait, c'est son talon d'Achille. On l'écoute, il dit des choses intéressantes, croit-on d'abord. Quelques bons mots tombent bien, trop bien, la puce vient à l'oreille. Puis on s'aperçoit qu'il renfonce en fait les cinq ou six mêmes portes, les deux ou trois mêmes thèses, alimentées de nouveaux chiffres, toujours sans propositions — à la différence de Bernard Stiegler, par exemple, qui tente d'élaborer des stratégies, de définir des actions à mener, des combats.

« Croyez-vous, comme certains, que le capitalisme touche à sa fin ?
— Je pense plutôt que c'est la fin qui touche le capitalisme. Je suis urbaniste. Le krach montre que la terre est trop petite pour le progrès, pour la vitesse de l'Histoire. D'où les accidents à répétition. Nous vivions dans la conviction que nous avions un passé et un futur. Or le passé ne passe pas, il est devenu monstrueux, au point que nous n'y faisons plus référence. Quant au futur, il est limité par la question écologique, la fin programmée des ressources naturelles, comme le pétrole. Il reste donc le présent à habiter. Mais l'écrivain Octavio Paz disait : "L'instant est inhabitable, comme le futur." Nous sommes en train de vivre cela, y compris les banquiers.
C'est ici et maintenant que cela se joue. Un nouveau relief se crée. Ce n'est pas triste la finitude, c'est la réalité. Il faut l'accepter. Ce krach nous apprend qu'il faut vivre dans sa grandeur propre, dans un monde achevé. Nous avons une obligation d'intelligence.» (Paul Virilio, extrait de « Le krach actuel représente l'accident intégral par excellence », entretien avec Gérard Courtois et Michel Guérin, in Le Monde du 19/10/2008.)

Puis j'enregistre — il faut absolument écouter cela — deux Surpris par la nuit, de mercredi et de jeudi, intitulés Après la Dernière Bande, sur Beckett bien sûr.

Déjeuner au Saint-Martin avec Bill, Laurent et T., qui arrive en retard. En venant, j'avais déjà visualisé ce que je voulais manger, c'est rare, c'était du poulet en sauce aux champignons avec des tagliatelles. Et il y en a. J'explique à Laurent le principe de l'ellipse complexe (voir sur Lady Oscar, hier). Je compte sur sa grande connaissance cinématographique pour m'en trouver d'autres exemples, notamment dans le cinéma russe, qu'il fréquente beaucoup. De même que je recherche des plans-séquences avec foule dans laquelle la caméra cadre, suit, focalise et isole un individu — et ce au tournage et non au montage.

Grand jour pour T. Je l'accompagne à Ginza, chez Ars Nova, minuscule boutique de chaussures sur mesure, pour un dernier essai des bottes qu'elle y a commandées. C'est impeccable, ajusté, du kangourou, peau traitée en Italie, on fait un tour de bloc, pas plus pour le premier jour. Mais rien à y retoucher, on peut payer (c'est son cadeau), emporter, reprendre la promenade, d'abord dans la foule des rues commerçantes, puis vers les trottoirs tranquilles qui mènent à la gare de Tokyo, côté Yaesu, encore très en travaux. Dîner de sobas et tempuras dans une des deux nouvelles tours (on n'a pas cédé aux sirènes de Paul Bocuse qui propose un menu à 2600 yens — à ce prix-là, ça ne peut être que de l'industriel réchauffé). En redescendant par les escalators du grand magasin Daimaru, tombons sur une caverne d'Ali Baba du pyjama, un plus grand choix de modèles que partout ailleurs, et des soldes. Pour l'hiver c'est bien, et laisser passer les catastrophes, au lit, en lisant Réage, Robbe-Grillet, Sagan, et même Virilio.


Dimanche 21 décembre 2008. Malgré ce bizarre vent du sud.

Rattrapant mon retard, j'enregistre Duchamp à Buenos Aires (Surpris par la nuit du 16), et pendant que j'y suis l'amusant Abécédaire de la désobéissance (Surpris par la nuit du 19). Je voulais aussi Olivia Rosenthal, bien sûr, mais le DJAL n'est pas en ligne comme il devrait l'être...
Je me contenterai des mémoires de François Sagan.

« [...] je décidai que quoi qu'il m'arrivât par la suite, j'opposerais toujours au destin, quels que soient ses coups ou ses caresses, un visage souriant, voire affable. De même que mes numéros préférés, cette attitude n'a pas changé d'un iota. J'ai même été félicitée pour mon flegme par des Anglais plus que flegmatiques, et j'avoue en tirer plus de vanité que des quelques autres vertus que j'ai pu ou cru déployer dans mon existence.» (Françoise Sagan, Avec mon meilleur Souvenir, Paris : Gallimard, 1984, p. 35)

Yukie nous avait informés que le Saint-Martin serait exceptionnellement ouvert ce dimanche. Ça nous arrange bien parce qu'après le ménage, faut qu'on s'aère. On y retrouve des connaissances du quartier. On se partage une salade niçoise et une brandade de morue.

Nous pensions n'avoir qu'à aller au cimetière pour nettoyer la concession familiale. On se demandait même si on n'irait pas en vélo malgré ce bizarre vent du sud qui venait de se lever, quand un ami de T. l'informe à l'instant par téléphone qu'une de ses relations professionnelles doit fermer dans quelques semaines sa boutique de bagages (une histoire d'héritage et d'impôts, si j'ai bien compris) et qu'avant fermeture tous les prix seront divisés par deux sans indication en devanture ou sur les étiquettes pour éviter ruée et litiges avec d'autres commerçants... On décide évidemment d'y passer après le cimetière où tout se passe bien puisqu'il y a encore grand soleil et plus de 15 degrés.

T. pourra-t-elle enfin acquérir la Rimowa aluminium de ses rêves ? La réponse est oui ! Et moi, un petit cartable en cuir noir. Le tout pour le prix d'une vulgaire Rimowa en matière souple. Encore un coup du père Noël !
(Les lecteurs tokyoïtes qui seraient intéressés peuvent me contacter...)

Dans la gare de Shibuya, depuis novembre, une toile d'Okamoto Taro a été installée (il est surtout connu pour sa Tour du soleil) dans un lieu très passant. Cette toile, qui mesure 30 mètres sur 5 et demi, faite de plusieurs bout à bout et intitulée Le Mythe de demain (Ashita no shinwa), a été réalisée en 1968, sur commande mexicaine... Arrivé au Mexique, le tableau s'est perdu (?)... et n'a été retrouvé que trente ans après. Récemment restaurée, cette représentation de l'explosion atomique est revenue comme un boomerang au noyau d'espace qui lui donne tout son sens.

Je prépare un poulet à la cocotte, sauce olive, vin et céleri. Et puis, fait assez rare pour que je (me) le signale, on ouvre un Château la Croix de l'Espérance 2002, tout simplement enchanteur. En regardant (Bienvenue à) Gattaca (Andrew Niccol, 1997), science-fiction qui vient du passé, dans laquelle l'eugénisme normalisé ressemble fort à du nazisme arrondi aux angles, et où il est quand même possible qu'un petit grain de sable vienne enrayer la belle machine — espoir, quand tu nous tenais...


Lundi 22 décembre 2008. Du côté des débris.

J'avais raté ça ! le 3 décembre d'Éric Chevillard ! Et c'est justement là qu'il assaisonnait... Comme quoi, on fait toujours bien de réviser ses classiques. Faut dire que depuis quelques semaines, j'ai eu de sérieux trous dans les lectures continues. C'est que c'est un vrai boulot, la littérature en ligne, au jour le jour...

« Il m’est arrivé trois ou quatre fois de me trouver acculé, par livre interposé, dans l’impasse pisseuse et sombre d’un studio de radio et, là, de me faire tabasser par les critiques de Panorama ou du Masque et la plume, s’exonérant les uns les autres de cette violence collective et s’en donnant à cœur joie avec l’innocence des vraies brutes, pour le seul plaisir de cogner : à quoi bon argumenter quand on a des petits poings si durs et les mâchoires si bien huilées ? Je n’ai jamais pu tirer le moindre enseignement ou profit de leurs aboiements. Comment dès lors faire mieux au deuxième trimestre ? Je m’extirpais finalement de ces confuses mêlées et je retournais à mes écritures tandis que les chiens dans l’impasse s’acharnaient toujours sur ma veste.» (Éric Chevillard, L'Autofictif, n° 405, 3/12/2008)

Au lounge du Hilton, excellent plat de bar grillé, sauce petits pois et riz au fromage. Et café à volonté. On en profite pour avancer nos livres. Et observer les populations qui se croisent ici, étonnamment. Il y a des rendez-vous d'affaires, on voit des dossiers sortir, des salutations, des distributions de cartes, sans doute est-ce plus chic que dans les bureaux ; il y a des clients de l'hôtel, les plus furtifs, parfois hagards, attendant quelqu'un, qui ne mangent pas là ; des groupes de femmes, toujours trois ou quatre, indifféremment jeunes ou âgées, qui viennent pour le buffet à volonté de gâteaux, s'en servent deux ou trois assiettes à la file avant de passer aux bouchées chinoises, salées, parfois en même temps, une horreur ; enfin les échappés de l'hôpital voisin qui viennent se changer les idées, buller.

« En 1953, j'écrivis Bonjour tristesse, qui parut en France en 1954 et fit scandale. Scandale auquel je ne compris d'abord rien et auquel aujourd'hui je ne peux donner que deux raisons absurdes. On ne tolérait pas qu'une jeune fille de dix-sept ou dix-huit ans fît l'amour, sans être amoureuse, avec un garçon de son âge et n'en fût pas punie. L'inacceptable étant qu'elle n'en tombât pas éperdument amoureuse et n'en fût pas enceinte à la fin de l'été. Bref, qu'une jeune fille de cette époque-là pût disposer de son corps, y prendre du plaisir, sans que cela méritât ou obligeât à une sanction, jusqu'ici considérée comme inexorable. L'inacceptable était ensuite que cette jeune fille fût au courant des amours de son père, lui en parlât et acquît de ce chef avec lui une complicité sur des sujets inabordables jusque-là entre parents et enfants. Le reste, ma foi, n'avait rien de bien répréhensible, tout au moins si je considère notre époque actuelle, trente ans plus tard, où, par un retournement dérisoire et presque cruel, il est devenu indécent ou ridicule de ne pas faire l'amour quand on en a l'âge et où les parents et les enfants sont séparés à jamais par une complicité que tous deux sentent et éprouvent comme définitivement fausse mais miment malgré eux.» (Françoise Sagan, Avec mon meilleur Souvenir, p. 57-58)

Elle n'évoque pas la possibilité que ce soit mal écrit. Son avis là-dessus, ailleurs, va toujours dans le sens du don et jamais dans celui du travail, ou très peu. L'inspiration romanesque et romantique, c'est ce qui la placera du côté des débris des Hussards et loin du Nouveau Roman sur l'échiquier de l'époque. Pour ce qui est des contenus, elle a bien raison. Il faut d'ailleurs y ajouter qu'aujourd'hui, vingt-quatre ans après la publication de ces (bribes de) mémoires, un autre « retournement dérisoire et presque cruel » semble reprendre aux femmes (et aux hommes) la liberté sexuelle acquise dans les années 70-80...
Et je me demande si, dans quelques années, Éric laissera Agathe vivre sa vie.

Quand on sort, le temps a changé. Le vent du sud a compris qu'il était hors-saison et laisse place à un sérieux plafond de nuages qui tournera bientôt à l'orage. De dix-sept degrés ce matin, on redescend à douze ou dix. Il est temps de rentrer. En passant par Kayser pour avoir le pain et par le vidéo-club pour le dévédé 4 de la saison 4 de Lost. Dépaysant, forcément (où l'on retrouve un personnage disparu depuis des dizaines d'épisodes...).
Enfin, pour continuer réfléxions et débats sur les questions d'identité virtuelles et de législation, assez bonne approche d'Olivier Iteanu, reçu par Monique Canto-Sperber dans Questions d'éthique de samedi. Mais aucun des deux n'a de profil Facebook...


Mardi 23 décembre 2008. Les têtes sur des piques.

Jour de l'anniversaire de l'empereur, 75 ans. Et toujours aussi inutile. Ce théâtre, tellement vide de pouvoir, se redouble maintenant d'un autre théâtre du pouvoir, celui du politique, lui aussi vidé de sa substance pour ne garder que les simagrées — voyez les Sarkozy au Brésil ! Derrière ces deux scènes de pantomime, colorées comme du kabuki et décorées comme des arbres de Noël, le vrai pouvoir, toujours plus puissant et toujours plus vrai, se cache dans des bunkers invisibles, se déploie sur la surface terrestre, enserre tout et tous dans la crainte comme dans l'avènement de la pauvreté — la pauvreté, ce cancer de l'argent, métastasé dans tous les coins du corps social en précarité, flexibilité, emploi partiel, chômage technique, sans emploi, délocalisation, globalisation, immigration économique, spéculation, krach et curée : Kerviel & Madoff, trimbalés dans les rues, les têtes sur des piques parce que le bon peuple l'opinion publique a besoin qu'on lui désigne des coupables...

Ce matin, j'essaie de comprendre les origines et le mécanisme de la crise, ou Lakriz, selon le résumé par épisodes qu'en fait Léo Scheer. Plus tard, je décortique Tarnac, avec les vidéos de chez Médiapart et les articles du Jura Libertaire.
Pendant ce temps, enregistrement de trois Captives de l'ENSAD, sur le canal des Sentiers de la création, avec Pierre Alferi (28/10/2008), Claire Denis sur Jean-Luc Nancy (9/12/2008) et le dernier, avec Rodolphe Burger (aujourd'hui).

« J'écrivis donc Château en Suède en trois semaines, échangeant avec [André] Barsacq des coups de téléphone éperdus et parfois hilares.  Je découvrais non pas les difficultés mais les facilités du théâtre. Ses rails vous pilotent de force : l'unité de temps, l'unité de lieu, cette impossibilité de quitter l'action sous peine d'ennuyer le public, cette nécessité d'être rapide et de courir vers un dénouement au lieu de s'abîmer dans des rêveries sentimentales ; cet impérieux besoin d'être nerveux et convaincant, tout cela me paraissait correspondre parfaitement à certaine ambition de mon tempérament d'écrivain. Les nouvelles et les pièces ont toujours été considérées, semble-t-il, comme plus difficiles que le roman : relevant, pour les premières, d'un art plus subtil, et pour les secondes d'un métier plus précis. Or personnellement, il m'a toujours semblé que les nouvelles correspondaient chez moi à un manque de souffle, et les pièces, à une facilité de dialogue. Les nouvelles et les pièces partent de caractères que l'on expose tout de suite, ces caractères entraînent une action que l'on déroule très vite aussi et qui arrive à un dénouement tout aussi inévitable et prévu dès les premières répliques. Le roman, lui, va d'incertitudes en incertitudes, de suggestions en suggestions, de changements de caractère en changements de caractère. Bref, le roman a toutes les libertés périlleuses et si fatalement séduisantes, les dérivations, les vagabondages, que l'on doit écarter automatiquement d'un bref récit ou d'un déroulement dramatique. Disons que les nouvelles et le théâtre sont des axiomes, et que le roman, lui, est un immense et complexe théorème.» (Françoise Sagan, Avec mon meilleur Souvenir, p. 119-120)

Quel tissu de banalités ! Quand je lis ça, je me souviens de ce que je lisais tout à l'heure... Attendez que je le retrouve...

« Paradoxalement, j'aime la compagnie des gens qui ne lisent pas. Je les envie presque : comme ce doit être reposant de se foutre de la littérature ! » (Stéphane Beau, « Contingences 11 », in Le Grognard, n° 8, décembre 2008)

Vaut mieux finir et lire un autre Stéphane — ou s'éclater avec le dévédé 5 de Lost 4 : Ben en Irak, Ben à New York...

Oh ! Ça y est ! Olivia est à sa place, pour Viande froide et Les Lois de l'hospitalité... Et encore un peu en 2003...


Mercredi 24 décembre 2008. Quand un taureau saute la fracture numérique...

Ce matin, grisaille. Mais qu'à cela ne tienne.
Enregistrement de Penthésilée (Heinrich von Kleist, 1808, pièce jouée à la Comédie française cette année) et sortie des pinceaux, de la pierre à encre, des papiers à calligraphie, concentration en délayant une infime partie du bâtonnet d'encre, entraînement sur une dizaine de longueurs et c'est parti pour cinquante cartes à tête de taureau, selon deux des plus rustiques idéogrammes proposés par la planche postale.
Fini avant midi. Quelques photos, dont une qui se retrouve dans mon profil Facebook — ou : quand un taureau saute la fracture numérique...

Après le déjeuner, la promenade et les courses (T. marche plus de deux kilomètres avec ses nouvelles bottes, sort de nouveau pour voir des gens du quartier), je regarde la première partie du Napoléon de Sacha Guitry (1955) que je n'avais jamais vu. Très impressionnant. Daniel Gélin jeune me fait une grosse impression. Et beaucoup d'autres. C'est vraiment très prenant. Moi qui craignais de m'ennuyer... Comme quoi les grandes figures ne sont jamais si barbantes que l'on croit.

« Il disait aussi : « Vous commencez à me couper des morceaux de steak beaucoup trop gros. Est-ce que le respect se perd ? » Et comme je m'affairais sur son assiette, il se mettait à rire. « Vous êtes quelqu'un de très gentil, non ? C'est bon signe. Les gens intelligents sont toujours gentils. Je n'ai connu qu'un type intelligent et méchant, mais il était pédéraste et il vivait dans le désert.» Il en avait assez aussi des hommes, de ces anciens jeunes hommes, de ces garçons, de ces anciens garçons qui le réclamaient comme père, lui qui n'aimait et n'avait jamais aimé que la compagnie des femmes, « Ah, mais ils me fatiguent ! disait-il ; c'est ma faute, Hiroshima..., c'est ma faute, Staline, c'est ma faute leur prétention, c'est ma faute leur bêtise...» Et il riait de tous les détours de tous ces faux orphelins intellectuels qui le voulaient comme père. Père, Sartre ? Quelle idée ! Mari, Sartre ? Non plus ! Amant, peut-être. Cette aisance, cette chaleur que même aveugle et à demi paralysé il montrait envers une femme était révélatrice.» (Françoise Sagan, Avec mon meilleur Souvenir, p. 190-191)

En dînant d'un excellent nabé de Noël, regardons Two Days in Paris (Deux Jours à Paris, film de Julie Delpy, 2007), original, joyeux et très instructif, même quand on connaît déjà les problèmes du couple interculturel. Un peu comme une rencontre improbable — et donc belle — entre Cédric Klapisch et Woody Allen.
Conclusion sur les taxis parisiens, un sur cinq fait l'affaire.


Jeudi 25 décembre 2008. Un cadeau nommé soulagement.

Je serai bref, pour Noël — c'est mon cadeau ! Urbi et Ordi.

Nous on a eu le nôtre, un cadeau nommé soulagement, quand le spécialiste a annoncé à T. qu'elle ne mourrait pas de ce qu'elle a. C'est déjà ça.
Même si je ne dis pas quoi, tout le monde comprend. C'est ça, l'intime dans l'extime.

Après ces heures de déshydratation dans les salles d'attente moyennement hospitalières, l'excellente soupe chinoise du Hilton Dynasty est un bienfait des dieux.
Passage par la mairie de Shinjuku-ku, pour des formalités. Puis par Isetan, dans un rayon où le père Noël avait caché — je ne m'explique pas les choses autrement, et T. l'a trouvé tout de suite, c'est miraculeux — mon cadeau prosaïque, une robe de chambre. (Ça paraît ringard, dit comme ça, mais vu l'isolation des maisons au Japon, c'est d'abord un très beau cadeau.)
Pour le soir, j'irai chercher des gâteaux chez Théobroma, du cantal et du Selles-sur-Cher chez Alpage, un Gevrey-Chambertin 2002 chez Kimuraya. Et ça le fera.
En revanche, je me couche avant la fin d'Astérix et les Viking (sur TV5 Monde), tellement c'est pas bon. Déjà que le dernier Ce soir ou Jamais (du jeudi 18) n'était pas fameux... On va dire que je dis du mal des croulants. N'était leur optimisme. Mais non, Olivier Todd est très bien. C'est surtout le vieux Jeanneney (Jean-Marcel) qui fait peine à entendre.


Vendredi 26 décembre 2008. Le sauna ne donne pas envie.

Ai bullé en robe de chambre. La grande classe. Calé dans le temps mort entre la naissance du Christ et la mienne.
La lecture de Jules Verne en japonais avance, je dégage maintenant le vocabulaire du premier chapitre — à la maison, dans des trains ou des salles d'attente, c'est pareil, je sors le livre, le dictionnaire, et les lunettes parce que les furiganas sont très petits.
Dernier déjeuner de l'année au Saint-Martin, qui fermera pour une dizaine de jours. Petite choucroute en regardant dans la rue comment les gens des bureaux grelottent en rigolant de conserve. Ils ont des manteaux, là-haut, mais pour le déjeuner, c'est comme un concours de virilité, ils sortent en veston et cravate, sans écharpe. Le premier qui se couvrirait passerait pour une mauviette, un gringalet. Une ou deux cuites nocturnes là-dessus et ils iront alimenter les fabricants de mouchoirs et la queue chez le docteur.
À ce propos, T. a remarqué qu'à l'hôpital, la plupart des femmes viennent consulter seules tandis que les hommes sont généralement accompagnés de leur femme... Sans commentaire.

Incroyable ! France Culture truque ses archives ! Je constate cette semaine une série des Nouveaux Chemins de la connaissance, animée par Raphaël Enthoven, intitulée « La vie est un songe », avec des invités comme Édouard Mehl ou Pierre Pachet. Les pages web ne précisent pas que c'est une rediffusion, comme ça se fait couramment. Or, je me souviens très bien les avoir enregistrées et écoutées il y a quelques mois. Je regarde les archives, pas de traces. Je regarde dans mes enregistrements, c'était début septembre 2008, le 1er pour Mehl et le 5 pour Pachet. Je retourne dans la liste archivée en ligne... Eh bien, dans la liste des archives, il n'y a plus rien entre le 29 août et le 15 septembre ! Comme s'il n'y avait pas eu d'émissions pendant deux semaines. Effacées ! Ou alors comme si quelqu'un avait fait un copier-coller de septembre à décembre, puis changé les dates... Là, faudra qu'on m'explique. Bien sûr, on dira que c'est une erreur de manipulation.

En dînant, Eastern Promises (Les Promesses de l'ombre, D. Cronenberg, 2007) nous offre quelques aspects de la mafia russe de Londres, dévoilés par une méga-naïve qui a la chance de tomber sur un infiltré et un fils à papa. Décevant sur l'intrigue mais quelques bonnes scènes, même si le sauna ne donne pas envie...

« Vous êtes ici au service de vos maîtres. le jour durant, vous ferez telle corvée qu'on vous confiera pour la tenue de la maison, comme de balayer, ou de ranger les livres ou de disposer les fleurs, ou de servir à table. Il n'y en a pas de plus dures. Mais vous abandonnerez toujours au premier mot de qui vous l'enjoindra, ou au premier signe, ce que vous faites, pour votre seul véritable service, qui est de vous prêter. Vos mains ne sont pas à vous, ni vos seins, ni tout particulièrement aucun des orifices de votre corps, que nous pouvons fouiller et dans lesquels nous pouvons nous enfoncer à notre gré.» (Pauline Réage, Histoire d'O, p. 36-37)


Samedi 27 décembre 2008. En guise de littérature, nos menus.

On oublie facilement pourquoi l'on écrit. Des chimères nous fascinent, un style à soi, l'admiration de lecteurs, un numéro dans une liste, l'argent parfois — voyez les blogs bardés de clignotants publicitaires. Aussi vaut-il parfois que je remette ma pendule à l'heure. Car ceci ne concerne que moi. Si j'écris ici depuis cinq ans, et donne à lire, c'est d'abord pour moi-même, après avoir regretté, pendant plus de vingt ans, la mauvaise mémoire que Dame Nature m'a donnée — et parce que j'ai compris, après d'infructueux essais, que c'était seulement en m'exposant à d'autres, et sans souci d'éditeur, que j'aurais le courage et la vanité de continuer plus d'une semaine.
Par conséquent, qu'on juge comme on voudra mais je continuerai à inscrire, quand ça me paraîtra l'important, mes menus, chics ou banals, les mauvais films qui nous distraient ou les naïfs commentaires politiques qui me passent par la tête. En cas d'ennui, la librairie est tellement vaste maintenant qu'on n'aura aucun mal à trouver autre chose ailleurs. Ce n'est pas à mon âge que je vais commencer à me laisser mener.

Déjeuner chez Beige Alain Ducasse à Ginza, pour célébrer mon passage de la cote 47. Entrée discrète par la ruelle, ascenseur jusqu'au 10e étage, design raffiné et hauts plafonds, salle pour une vingtaine de tables, vue surplombante sur l'avenue principale, le grand carrefour de Ginza. Service évidemment très soigné. On attaque avec un cocktail au champagne et un autre au saké. La carte n'est pas trop compliquée.
Voici, en guise de littérature, nos menus.
Pour T., à la carte :

DÉLICAT VELOUTÉ DE CHÂTAIGNES, médaillons d'une langoustine rôtie
HOMARD BRETON mijoté aux pommes de terre, jus de la presse truffé

Pour moi — ne pas croire que j'ai mangé comme un ogre, ce sont de petits plats — un menu végétal / terre / mer :

VOL-AU-VENT de coquillages et crustacés, sauce Normande
LÉGUMES ET FRUITS D'HIVER cuits et crus, vinaigrette à la truffe noire
CABILLAUD en croûte de sésame, potirons/châtaignes et lard fumé, jus de rôti
DÉLICAT VELOUTÉ DE TOPINAMBOURS, trompettes de la mort et céleris fondants
JOUE DE BOEUF braisée au vin rouge, gnocchi tendres de pommes de terre
RAVIOLES FOURRÉES D'HERBES AMÈRES, champignons des bois liés d'un beurre d'escargot

Et en dessert, respectivement : un Carré Chanel fait de chocolats ton sur ton et un baba à la crème sur lit de compote. Après ça, même si ça ne nous pèse pas spécialement, il faut marcher. Nous passons chez monsieur Noguchi, le chausseur, à deux pas de là, pour lui montrer comment T. supporte déjà très bien ses bottes plusieurs heures. Il leur passe un coup et nous déambulons tant qu'il y a du soleil dans les rues de Ginza.
Après être rentrés à la maison, nous recevons et passons quelques coups de téléphone.
Pour dîner, une simple salade tomates, basilic et mozarella. Ça nous suffit.
Et puis un film, certes de fantaisie, mais plus intéressant, ou tout du moins plus agréable que ce que j'avais imaginé : The Golden Compass (Chris Weitz, 2007). Pas d'exagération dans les monstres, les effets spéciaux, un scénario bien ficelé et une belle idée, poétiquement exprimée, sur les mondes parallèles.


Dimanche 28 décembre 2008. Se protéger des miasmes de la promiscuité.

On doit écrire les cartes de nouvel an, j'ai deux articles à finir, la correction des brouillons d'étudiants qui s'accumulent, et le retard de lectures qui s'empile, mais comme il fait toujours très beau, nous nous défilons après le petit déjeuner, plongeons sous terre et en débouchons à Omote-Sando, sous prétexte — il nous en faut toujours un — d'acheter du mochi de Niigata dans la boutique régionale. Puis à pied, plein sud, jusqu'à Roppongi Hills, histoire de faire nos 10.000 pas de la journée.
Peu avant d'y arriver, découvrons dans une ruelle une pâtisserie traditionnelle japonaise — si le mot pâtisserie peut convenir... Les plaques de mochi juste formées sèchent sur des planches, dans la rue. L'air affairé, le patron vient de les sortir.
En vitrine, deux des affichettes verticales proposent des manjus nommés respectivement Yves Montand et Juliette Gréco, en katakanas. La patronne nous explique qu'ils ont dans les soixante-quinze ans, qu'après la guerre la chanson les Feuilles mortes (Kosma & Prévert) les avait tellement marqués qu'ils avaient créé le manju au nom du chanteur alors très populaire au Japon. Et en effet, la petite pâtisserie blanche et ovale est comme gravée d'un motif de feuille morte beige foncé. Quelques années plus tard, c'est le créateur Issey Miyake qui leur avait suggéré d'en créer un autre, son pendant, du nom de la chanteuse phare de Saint-Germain-des-Prés. Depuis, à côté des articles traditionnels, ce sont leurs spécialités.

Dans le dédale des couloirs commerçants et plutôt tranquilles de la tour de Roppongi, nous élisons un restaurant de sushis. Puis marchons encore avant de rentrer. Là aussi, pas trop de monde, pas besoin de mettre un masque en tissu pour se protéger des miasmes de la promiscuité.
Après ma sœur aînée hier, c'est au tour de ma mère et de ma sœur cadette de m'appeler ce soir. Ils ont bien reçu les cadeaux envoyés via Amazon. Mais une épidémie de grippe passe sur la famille, tous sont au lit, courbattus, sans appétit, nez et gorge bouchés ou coulants, depuis plusieurs jours déjà. Ils ont dû jeter une bonne partie des victuailles du réveillon, gâché leurs fêtes. La cata. Nous compatissons et je leur souhaite de vite se rétablir pour profiter tout de même du réveillon du nouvel an. De notre côté, les assurons que nous faisons tout notre possible pour ne rien choper — mot que T. avait appris de mon père il y a quelques années. Heureusement que leurs virus ne passent pas par le téléphone !

Dînons en compagnie de Ben Affleck et d'Uma Thurman, dans Paycheck (John Woo, 2003), fort occupés à empêcher un futur vu et oublié. Par les temps qui courent, ça devrait plaire, ce concept de l'ingénieur qui vend son travail en même temps que l'effacement de sa mémoire en fin de contrat pour protéger le secret industriel. Mais c'est surtout le puzzle hitchcockien qui nous tient éveillés jusqu'aux suppléments et aux scènes coupées.


Lundi 29 décembre 2008. Renouveler le stock d'huile d'olive.

À peine levé, sortir chercher du pain. Ce geste si naturel quand je suis en France, si ancré dans l'histoire de mes premières décennies doit bien faire un peu partie de l'identité nationale — cette expression qui ne veut rien dire. Chez ma grand-mère, à Choisy-le-Roi, la boulangerie était au pied de l'immeuble. Plus loin encore dans le passé, à Garges-lès-Gonesse, j'en voyais la queue de ma fenêtre le dimanche matin, ce qui me permettait de prévoir combien de temps il faudrait attendre. Dans la plupart des campings, en vacances, il y avait un dépôt de pain. Où que je me souvienne avoir dormi, je peux dire la direction et la distance de la première boulangerie. Jusqu'en Corse, où nous n'avons pas hésité à faire plusieurs kilomètres à pied... Mais au Japon, il avait fallu y renoncer. Depuis 1992, j'y ai toujours trouvé du pain, bien sûr. Mais pas le matin, pas du pain frais — c'est-à-dire encore chaud — pour le petit déjeuner. Il fallait attendre onze heures l'ouverture des magasins. Ou acheter des horreurs de pain de mie carré dont même un Anglais ne voudrait pas. C'était donc presque toujours du pain de la veille, ou de l'avant-veille, que j'avais le matin. Je ne m'en plains pas. Mais depuis l'ouverture de la boulangerie Kayser de Kagurazaka, j'ai enfin pu retrouver cette corvée qui est en même temps un plaisir.

Enfin, un peu de temps pour lire, tranquillement...

« L'inconnu s'était assis sur le rebord du lit, il avait saisi et lentement ouvert, en tirant sur la toison, les lèvres qui protégeaient le creux du ventre. René la poussa en avant, pour qu'elle fût mieux à portée, quand il comprit ce qu'on désirait d'elle, et son bras droit glissa autour de sa taille, ce qui lui donnait plus de prise. Cette caresse qu'elle n'acceptait jamais sans se débattre et sans être comblée de honte, et à laquelle elle se dérobait aussi vite qu'elle pouvait, si vite qu'elle avait à peine le temps d'en être atteinte, et qui lui semblait sacrilège, parce qu'il lui semblait sacrilège que son amant fût à ses genoux, alors qu'elle devait être aux siens, elle sentit soudain qu'elle n'y échapperait pas, et se vit perdue. Car elle gémit quand les lèvres étrangères, qui appuyaient sur le renflement de chair d'où part la corolle intérieure, l'enflammèrent brusquement, le quittèrent pour laisser la pointe chaude de la langue l'enflammer davantage ; elle gémit plus fort quand les lèvres la reprirent ; elle sentit durcir et se dresser la pointe cachée, qu'entre les dents et les lèvres une longue morsure aspirait et ne lâchait plus, une longue et douce morsure, sous laquelle elle haletait ; le pied lui manqua, elle se retrouva étendue sur le dos, la bouche de René sur sa bouche ; ses deux mains lui plaquaient les épaules sur le lit, cependant que deux autres mains sous ses jarrets lui ouvraient et lui relevaient les jambes. Ses mains à elle, qui étaient sous ses reins (car au moment où René l'avait poussée vers l'inconnu, il lui avait lié les poignets en joignant les anneaux des bracelets), ses mains furent effleurées par le sexe de l'homme qui se caressait au sillon de ses reins, remontait et alla frapper au fond de la gaine de son ventre. Au premier coup elle cria, comme sous le fouet, puis à chaque coup, et son amant lui mordit la bouche. L'homme la quitta d'un brusque arrachement, rejetté à terre comme par une foudre, et lui aussi cria. René défit les mains d'O, la remonta, la coucha sous la couverture. L'homme se relevait, il alla avec lui vers la porte. Dans un éclair, O. se vit délivrée, anéantie, maudite. Elle avait gémi sous les lèvres de l'étranger comme jamais son amant ne l'avait fait gémir, crié sous le choc du membre de l'étranger comme jamais son amant ne l'avait fait crier. Elle était profanée et coupable. S'il la quittait, ce serait juste. Mais non, la porte se refermait, il restait avec elle, revenait, se couchait le long d'elle, sous la couverture, se glissait dans son ventre humide et brûlant, et la tenant embrassée, lui disait : « Je t'aime. Quand je t'aurai donnée aussi aux valets, je viendrai une nuit te faire fouetter jusqu'au sang.» Le soleil avait percé la brume et inondait la chambre. Mais seule la sonnerie de midi les réveilla.» (Pauline Réage, Histoire d'O, p. 51-52)

Tranquillement, disais-je, — mine de liens — en éloignant et en historicisant notre point de vue, nos partis pris d'aujourd'hui from this book (extraits en japonais)... Pensons que c'est de 1954, partiellement écrit dès 1951. Quelques années après la guerre, l'épuration, les rationnements, le droit de vote aux femmes. Avant les combats féministes. Avant la liberté sexuelle...
Du sexe, du sexe, oui, je sais, on en avait déjà écrit et lu. Surtout du point de vue masculin, surtout sous le manteau, et tirant plus souvent vers la soldatesque que vers la philosophie.
Mais le point de vue féminin, le fantasme féminin, l'aveu de la dépendance, de la soumission, de la jouissance dans la honte ? Et tout cela qui devient célèbre, accessible au public ?... Et ce point-virgule que la phrase titille et qui nous tient en haleine ?...

Bon, revenons au XXIe siècle, même si ce n'est pas bien drôle.
Rapide aller-retour à la boutique de bagages bradés moitié prix... Nous avons eu la faiblesse de penser que ces valises solides seraient peut-être nos dernières. Occasion, en passant, de renouveler le stock d'huile d'olive.
Sur TV5 Monde, ce soir, Versailles, le rêve d'un roi (Thierry Binisti, 2007). Bon panorama sur la construction et la relation au pouvoir. Très hagiographique, tout de même... Ou très peu critique, ce qui revient au même.


Mardi 30 décembre 2008. Tous les postiches proposés ici.

Beaucoup de monde, en cette fin de matinée, au centre de sport. Et même l'ami culturiste avec lequel on déjeunera après. Mais peu de jolies filles, me dis-je, émoustillé par mes actuelles lectures... Pour l'heure, je m'astreint à mes 3600 révolutions de pédalier (2/s.×30 min.) en replongeant dans des fantasmes douteux. Douteux parce qu'ils ne sont pas sains, c'est le cas de le dire ; douteux aussi parce qu'ils mettent en doute, du fait de leur construction, leur possibilité d'existence réelle, leur vraisemblance en tant que fantasmes — attitude saine par rapport à celle qui considère le fantasme comme une sorte d'intouchable mystérieux, sacré, quasi-religieux, y compris en littérature.

« Les perruques — des deux sexes, mais surtout pour dames — sont placées à la partie supérieure de la vitrine ; au milieu, une longue chevelure blonde retombe en boucles soyeuses jusque sur le front d'un des présidents. Enfin, tout en bas, accouplés par paire sur une bande de velours noir posée à plat, des faux seins de jeunes femmes (de toutes les tailles, galbes et coloris, avec des aréoles et mamelons variés) sont offerts pour — à ce qu'il semble — au moins deux utilisations. En effet, un petit tableau latéral en expose le mode de fixation sur la poitrine (avec une variante pour les torses masculins), ainsi que la manière d'en faire passer inaperçu le pourtour, car seul ce point délicat peut trahir l'artifice, tant par ailleurs l'imitation de la matière charnelle comme du grain de la peau est parfaite. Et d'autre part, pourtant, l'un de ces objets — qui appartient également à une paire, dont le deuxième sein est intact — a été criblé de multiples aiguilles de diverses grosseurs, pour montrer que l'on peut s'en servir aussi comme pelote à épingles. Tous les postiches proposés ici ont une telle vraisemblance que l'on s'étonne de ne pas voir perler, à la surface nacrée de ce dernier, de fines gouttes de rubis.
Les mains, elles, se promènent éparses à travers toute la devanture. Quelques-unes sont posées, de manière à former des éléments d'anecdote en liaison avec un autre article : une main de femme sur la bouche du vieil « artiste d'avant-garde », deux mains entrouvrant une masse de cheveux roux, une main d'homme très noire déformant un sein rose pâle, deux mains puissantes crispées autour du cou de la « starlette de cinéma ». Mais les plus nombreuses volent un peu partout dans les airs, agiles et diaphanes. Il me semble même qu'il y en a beaucoup plus, ce soir, que les autres jours. Elles se déplacent avec grâce, suspendues à des fils invisibles ; elles ouvrent les doigts, se renversent, se tournent, se referment. On dirait vraiment que ce sont des mains de jolies femmes fraîchement coupées. Plusieurs d'entre elles ont d'ailleurs du sang qui s'écoule encore du poignet, tranché net sur le billot d'un coup de hache bien aiguisée.
Et les têtes décapitées, elles aussi — je ne l'avais pas remarqué tout d'abord — saignent abondamment, celles des présidents assassinés, mais toutes les autres encore plus : celle de l'avocat, celle du psychanalyste, celle du vendeur de voitures, celle de Johnson, celle de la barmaid, celle de Ben Saïd, celle du trompettiste qui joue cette semaine au « Vieux Joe » et celle de l'infirmière sophistiquée qui reçoit les clients du docteur Morgan, dans les couloirs de correspondance de la station du chemin de fer métropolitain, par lequel je rentre ensuite jusque chez moi.» (Alain Robbe-Grillet, Projet pour une révolution à New York, p. 53-55)

Aux machines, entretien musculaire, histoire de garder un corps articulé, moi. Puis aux bains, détente humide et tiède. Avec T. et cet ami, déjeuner au restaurant chinois Panda. Il faut ensuite que je fasse un saut au magasin d'électro-ménager voisin pour une bombe de lubrifiant nettoyant pour rasoir électrique, le mien m'ayant bien abimé le cou ce matin. Enfin, tout aussi rapidement, des gâteaux chez Quatre, dans Foodshow, où la foule commence à être dense, pour notre heure du thé, et la tranquillité du logis retrouvé...

Enregistrements du jour : Fantasio, d'Alfred de Musset, à la Comédie-Française, et La Vraie Fiancée d'Olivier Py, d'après les Grimm. Profitons du vrai théâtre ! Parce qu'ailleurs, sur les théâtres du monde, c'est insupportable. SDF morts de froid, chômage à la pelle, Zimbabwe, Gaza, etc., une fin d'année très pénible et qui augure très mal de la suivante.


Mercredi 31 décembre 2008. 2009, un taureau dans un neuf !

« Vous donnez des ailes au péché, mais il vole mal...»

Cette phrase est extraite du début de Blanche-Neige de Robert Walser, diffusée en Fiction le 27 dans le cadre du Réveillon chez les Grimm.
Vers 11h30, je vais chez Kayser, où il y a une queue modérée, mais une queue quand même. Je prends divers pains et des croissants aux amandes, leur meilleur article à mes yeux papilles (en revanche, leur chausson aux pommes n'est pas un vrai, il contient un morceau de pomme cuite à la canelle, et non une simple compote légèrement vanillée).

On finit les cartes de vœux dans l'après-midi. J'ai déjà fait les taureaux mercredi dernier, T. s'occupe des adresses, puis, ensemble, des tampons et hankos rituels. Pour certains, j'ajoute le petit nonasyllabe que tout le monde m'envie déjà : « 2009, un taureau dans un neuf ! »
Nous sortirons à la nuit tombante pour les aller toutes poster au bureau principal de Kagurazaka. Quarante-neuf taureaux exactement. Nous n'en avons gardé qu'un, l'asymétrique en chef.

Je change de sujet mais... Quand je repense au chômage qui galope sans entraves, je me dis que la grande victoire du patronat mondialisé, financiarisé et bunkerisé, c'est d'avoir détruit, ringardisé l'idée même du syndicalisme, et ce en médiatisant systématiquement depuis au moins vingt ans tout ce que les dits dirigeants syndicaux avaient de plus ringard.
À la télé, dans les journaux, il est surtout question de cette classe moyenne qui barre en quenouille. Outre la conjoncture, elle est avant tout victime de son absence totale d'organisation solidaire. Et vous pouvez encore les écouter, tous pris un par un, en interview : ils se plaignent mais n'ont aucun regret, aucune conscience même d'une possible entraide.
Eh bien, qu'elle crève, cette classe moyenne ! On verra bien ce qui en sortira. (Et qu'on ne vienne pas me dire que j'en fais partie. Non, définitivement.)

« J'ai déjà raconté comment fonctionne ce bureau. Il s'agit en principe d'un office de placement qui appartiendrait à l'église manichéiste unifiée. Mais, en fait, les domestiques au mois, dames de compagnie ou esclaves diverses, les secrétaires volantes à la journée, les étudiantes faisant du baby-sitting pour la nuit, les call-girls payées à l'heure, etc., sont autant d'agents de renseignement, de rackett ou de propagande, que nous introduisons ainsi dans la société en place. Les réseaux de call-girls, putains de luxe et concubines constituent évidemment nos meilleures affaires, puisque nous en retirons à la fois d'irremplaçables contacts avec les hommes au pouvoir et la plus grande partie de nos ressources financières, même sans compter les chantages éventuels.» (Alain Robbe-Grillet, Projet pour une révolution à New York, p. 56 — Cf. « Onirisme et voyeurisme dans Projet pour une révolution à New York d'Alain Robbe-Grillet » par Ginette Kryssing-Berg, in Revue Romane, 1980 ; voir aussi, librement inspiré de Robbe-Grillet, La Révolution a eu lieu à New York de Grégory Chatonsky, œuvre e-littéraire bilingue de 2002-2003)

Au menu de notre réveillon : champagne Bollinger, bloc de foie gras Rougié (acheté en mai à l'aéroport), salade tomate concombre basilic (achetés tout à l'heure), soupe de légume au poulet, fromage de Brie, clémentines.
En regardant A History of Violence (D. Cronenberg, 2005)...
 
© Berlol, 2008.