Journal littéréticulaire
version non expurgée
 
Littéréticulaire : adj. (de littéraire et réticulaire), propriété d'un texte où s'associent, aux valeurs traditionnelles et aux figures classiques du texte littéraire, les significations et effets de sens provoqués par les liens hypertextuels au sein d'un réseau (l'internet par exemple), qu'ils aient été voulus ou non par l'auteur.
Janvier 2004
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Pour tout commentaire, on peut m'écrire à "berlol" chez "inter.net".

Jeudi 1er janvier

"Et, pour célébrer le premier jour de l'an, il l'embrassa sur le front." (Balzac, Eugénie Grandet).

Dans l'après-midi, je me consacre à la confection des cartes de voeux. Matériel de calligraphie déballé, lente préparation de l'encre pour se concentrer, quelques feuilles d'entraînement pour styliser les caractères chinois classiques du singe, et c'est parti : une quarantaine de cartes postales que l'on met à sécher un peu partout. Selon son souhait, T. calligraphie la dizaine de cartes qui restent et met des tampons sur les 50. Après quoi, il restera à les adresser à qui l'on voudra... un autre jour.


 
Vendredi 2 janvier

Avec A., notre voisin de palier, à Ikebukuro, pour chercher une galette des rois. On fait toutes les pâtisseries de Tobu (Peltier, Hédiard, Théobroma, Andersen, j'en passe et des meilleures), pas l'ombre d'une galette. Passage à Yamaya pour une bouteille de Volnay et une de Moët et Chandon, puis au sous-sol de Seibu : belles galettes chez Lenôtre (1200 yens, pas cher !). Retour à la maison et dîner.
Je continue à envoyer des mails de voeux, en joignant le montage photo finalisé la veille ; ça prend des heures... Pendant ce temps, j'écoute des pièces de Tchekhov sur France Culture -- un peu comme s'éloigner de la Terre à grande vitesse vers le cosmos...


 
Samedi 3 janvier

Matin, plan de cours pour Colomba de Mérimée. Tant de passages intéressants qu'il est difficile d'en isoler 10 pour les cours de l'Institut, qui commencent dans une semaine...
C'est bien aussi que le Ministère ait enfin réussi à sortir son site, beaucoup d'informations sur le personnage historique, sur son travail pour les Monuments historiques, mais encore aucune notice ni aucun texte d'oeuvre... Symptomatique de quoi ? A votre avis ?

RV devant Dalloyau, à Ginza, 12h30 pour retrouver T. et Kyoko après les soldes chez Longchamp. On déjeune gentiment. On n'achète pas la galette des rois de Dalloyau, trop chère et sur laquelle ils ont mis des morceaux de sucre rose ridicules et dans laquelle ils ont mis un parfum ou des morceaux de fruits, enfin du n'importe quoi ! Là, franchement, je dis non !
Du coup, au sous-sol de Matsuya, dans la foule dense des soldeuses, on trouve une galette chez Fauchon, raisonnable (1800 yens) et classique, emballée à la caisse comme un vulgaire pain de 4 livres...
On ramène tout ça dans notre tanière (après avoir fait d'autres courses à Shibuya) et on prépare le dîner (salade tomate-mozzarella, soupe de légumes, galette des rois). On écoute "Mon Roi" de Michaux, dit par Pierre Brasseur sur le CD "Poèmes grinçants" (EMI Music, 1997), je pète à la figure de mon roi... et pourtant c'est mon roi, et je gagne la fève (ayant dans ma part le morceaux de badiane que j'y avais glissé car on nous avait prévenu que compte tenu des problèmes que cela pose à la clientèle japonaise il n'y avait pas de fève dans la galette...).
On raccompagne Kyoko à la gare JR d'Iidabashi, elle doit penser qu'on est vraiment cinglés...


 
Dimanche 4 janvier

Journée passée à rédiger Noël en pur Perth, à sauvegarder les programmes Tchekhov enregistrés sur France Culture (un beau cadeau), à envoyer des courriels avec un photo-montage en guise de carte de voeux et à rédiger un dossier technique pour le boulot.

Ce soir, à la télévision japonaise (NHK3) et doublé en japonais, quatrième épisode des Misérables, série en 4 épisodes produite par TF1. Enfin Javert est mort...

Se plaît à répéter la phrase d'un certain Baudelaire : "Javert m'apparaît comme l'Ennemi absolu". Or, renseignements pris, il apparaît que le Javert en cause, personnage d'un roman célèbre, n'est rien moins qu'un honnête policier dont l'unique délit est son zèle au devoir (sans commentaire !). (Lydie Salvayre, Passage à l'ennemie, Ed. du Seuil, 2003, p. 38).

Pour le fainéant qui gère ce site,* je signale que j'ai essayé pour ce journal des commandes comme "center", "tab" ou "font color="#993300"", qui sont normales en HTML mais qui ne fonctionnent pas ici. Donc je m'excuse auprès de mes nombreux lecteurs, mais on ne peut pas avoir de texte centré ou coloré, ni d'indentation en début de ligne à cause de cette indigence webizarre. Faudrait peut-être que j'aille tenir mon journal ailleurs... drainant tous mes lecteurs hors de ce site... ça, ça va faire réfléchir mon Schwarzy !

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* C'était alors France-Japon.net qui accueillait ce journal, avant qu'il ne soit repris dans ces compilations mensuelles. (note du 11/03/2004)


 
Lundi 5 janvier

Enfin, les banques rouvrent – elles étaient fermées depuis notre retour d'Australie – et je peux aller retirer du pognon. Car on a une vie matérielle et des dépenses régulières. Et ce n'est pas nouveau, si j'en crois le centenaire littéraire que nous propose aujourd'hui Michel Bernard : "Il n'y a rien qui donne de l'assurance, et je dirais presque de l'esprit, et l'aplomb de ses propres idées, comme mille francs dans sa poche et à soi." (Paul Léautaud)
Il se pourrait aussi que l'hiver, enfin, arrive (on a su qu'il avait un peu neigé pendant qu'on se dorait la couenne mais ça n'avait pas l'air terrible) : un vent frisquet souffle en continu. À la recherche d'introuvables pastas, on se rabat (judicieusement, je crois) sur le UN de Kagurazaka (ambiance tamisée, cuisine légère et rafinée, de la rue on n'imagine pas du tout comment ça peut être dedans). J'espère que Jeanneton aura remarqué que j'ai accentué la majuscule initiale de la phrase précédente.
Plus tard, je poste nos cartes de voeux... Voilà une bonne chose de faite !

Un peu plus tard encore, je finis de rédiger le journal du 26 décembre et je le rends public.


 
Mardi 6 janvier

Ai pas mal parlé d'aujourd'hui dans la rédaction du 27 décembre dernier.

Ce matin, alors que je reprenais mes leçons de japonais, un copain m'envoie un mail avec l'adresse de ça : désopilant ! Du loufoque, mais qui cache du vrai...

Incroyable ! Il y a 500 ans :
Le 6 janvier 1504, le sire Binot Paulmier de Gonneville prend possesion au nom du roi de France de la future Australie. Comme tous les navires de cette époque, il quitte le port de Honfleur pour les Indes, mais découvre par hasard, après une longue dérive d'un mois à la suite d'un violent orage, une vaste terre quasi-paradisiaque dans l'hémisphère Sud, qu'on appelera la "France Australe". Mais l'ennui est que Gonneville ne peut indiquer avec précision la direction de sa dérive. On cherche mais sans trouver... (suite...)
Sur cet autre site, c'est au Brésil que Gonneville serait arrivé ce 6 janvier 1504...
Le dédoublement, c'est aussi par dérive... alcoolique, non ? Il doit y avoir un des deux sites qui est fautif. On peut lire ici que le problème est encore loin d'être résolu...
Si quelqu'un en sait plus, les commentaires sont bienvenus !


 
Mercredi 7 janvier

Pendant que je pédale pour transpirer, au centre XAX, je lis ceci : Elle me dit qu'elle est chercheuse d'or. Elle collecte la poussière d'or des dentistes ; elle travaille pour le compte d'un type un peu louche qui revend l'or à elle ne sait pas qui. Elle se promène en France, dans le Sud surtout, elle sillonne la Provence en voiture de location : étrange existence en dérive. [...] Dans la voiture, elle écoute de la littérature, des kilomètres de littérature, dit-elle. Elle a une mallette pleine de cassettes, un vrai magot de phrases enregistrées : des voix d'acteurs, Trintignant lisant Proust ("J'ai écouté la Recherche entièrement, de la première à la dernière phrase en sinuant dans les Alpes"), Lonsdale lisant Beckett, Huppert lisant Sarraute. C'est ce que dit la Mara de Yannick Haenel (Évoluer parmi les avalanches, Gallimard, coll. L'Infini, 2003, p. 64). Elle ajoute bretonesquement : "chercher de l'or, c'est aussi ne rien faire". Ça me fait vraiment plaisir qu'on parle d'écouter de la littérature. C'est aussi ce que je fais dans les transports en commun, dans les shinkansens ou les avions. Je me souviens d'un voyage Tokyo-Paris l'an dernier en écoutant les entretiens de Robbe-Grillet sur France-Culture, en août je crois, je les avais enregistrés par internet avec Total Recorder et les écoutais sur le premier modèle d'I-River, jamais ces onze heures ne m'avaient paru aussi courtes ! Cela fait plus de cinq ans maintenant que j'écoute de la littérature, des lectures, des entretiens, des débats, des conférences. Mais j'en entends si peu parler ailleurs ; c'est comme si en écouter était moins bien que de lire de la littérature. Il y a un snobisme/terrorisme de ceux qui ne jurent que par la Trinité fauteuil-livre-crayon. Si je dis que j'écoute au lieu de lire, il y a une moue de l'autre, dénigrement, puis sourire d'amusement hautain, condescendant de celui qui se sait supérieur. Ce sont d'ailleurs souvent les mêmes qui voient d'un mauvais oeil qu'un "intellectuel" aille dans un centre de sport pour entretenir son corps, transpirer gros en destressant, soulever des poids en soufflant ; ils ont collé une fois pour toutes une image de nazi sur toute personne qui veut éviter de se laisser décrépir comme eux...
Vous en connaissez peut-être ?

Oui, tiens, au fait, mes lecteurs, là, vous pourriez poster quelques commentaires de temps en temps. Dire ce que vous pensez de mes vannes niaises, des liens que je mets dans le texte, de la barre "veille-lendemain" que j'ai bidouillée ci-dessus pendant que l'autre fainéant de gestionnaire de site ne fait que répondre à côté de mes questions...


 
Jeudi 8 janvier

Moi qui adore le mimosa depuis toujours et qui viens par ailleurs de découvrir l'Australie, j'apprends aujourd'hui sur France Info qu'il en est originaire ! qu'il n'était en France que depuis moins de deux siècles !
Bien sûr, j'aimerais voir l'expo "Le mimosa au Sénat", les 10 et 11 janvier, ce week-end donc, mais je dois commencer ce satané cours sur "Colomba", la cinglée corse qui force son frère à venger leur père à l'ancienne, la rusée qui sait aussi séduire la snob anglaise, tellement snob, je saute quelques années, qu'aujourd'hui la reine inaugure le Queen Mary II, dans son costume à pois jaunes, en appuyant sur un bouton (d'abord elle ne voulait même pas venir du fait que le bateau n'avait pas été fabriqué sur le sol britannique...). 

Faudrait que je me fasse la Route du mimosa, un de ces quatre. Des fois, on en voit à Tokyo, ou un truc qui y ressemble, mais qui n'a aucune odeur. C'est chaque fois la même déception.
Faudrait pouvoir mettre un code source qui diffuse on mouse over les ondes puissantes de son parfum et en recevoir la MIraculeuse MOmentanée SAtisfaction... Éh! Ponge !... on se fout qu'il y ait mima dans mimosa !

Par contre, les poussins d'or, là, je vous l'avoue, vous m'avez touché, Monsieur Ponge !...


 
Vendredi 9 janvier

"Qu'est-ce qui se joue ici ?...", me dis-je en transpirant. Dans cette expérience de journal... Est-ce pur amusement ? Est-ce pour prouver quelque chose ? Parce que je manque d'affection, de gens à qui parler ?

"Ces questions ne sont pas anodines", acquiescé-je en écartant quelques gouttes accrochées à mes sourcils. Si je me les pose, c'est qu'elles se posent... Et d'autres doivent se les poser aussi, soit à mon égard en lisant ces pages, soit pour eux-mêmes en composant leur journal.

"Et journal... journal... de quoi parle-t-on ?..." Bon, ça fait 10 minutes, je sors du sauna en ayant déjà bien dégagé le problème. La séance de sport terminée, il faut maintenant que j'aille prendre le shinkansen pour Tokyo...

Quelques heures plus tard...
Me suis chopé un mal de tête... Difficile de réfléchir maintenant. Pourtant le voyage s'est bien passé, en relisant Colomba, encore une fois. La connivence que Mérimée essaie d'avoir avec des lecteurs de son temps (1840), par exemple en reprenant les clichés de bizarrerie des insulaires (corses, anglais), est-elle similaire à celle que je suppose avec "mes" lecteurs ? La connivence... une dimension littéraire souvent négligée... à double tranchant : elle inclut quelques-uns et elle rejette les autres... Y a-t-il une connivence non-élitaire ? Hugo était-il connivent ? Ou bien est-ce une faiblesse de celui qui ne croit pas assez en lui-même et qui cherche le soutien des autres ?, qui scrute l'accord dans les yeux de son public parce qu'il doute d'avoir réussi ?... Bon, on va attendre que le crâne soit dégagé... Mañana sera un otro dìa...


 
Samedi 10 janvier

Le froid devient plus piquant, mais toujours avec du soleil. On peut s'habiller comme on veut.

À l'Institut franco-japonais, j'ai tout de même une dizaine d'étudiants pour démarrer Colomba dès 9h30. Comme un acteur qui n'est pas tout à fait prêt pour la générale, mon texte sort un peu dans le désordre, puis j'essaie de revenir à plus de méthode dans l'approche du texte, tout en ajoutant des digressions pour que l'on se figure l'époque, les relations Mérimée-Stendhal, la nouveauté du tourisme. À Marseille, il y avait déjà l'hôtel Beauvau, mais pas encore de bateaux à vapeur pour faire la liaison régulière avec la Corse. Mais bon, je ne vais pas le refaire ici... Si ça vous intéresse, les inscriptions sont encore ouvertes !
J'ai aussi annoncé que le prochain trimestre serait consacré à La Route des Flandres de Claude Simon. Passage par ma "spécialité", comme on dit ici (ce qui ne veut pas dire que ça va marcher !...)

Mes cogitations d'hier m'ont fait souvenir que j'avais déjà un peu abordé le sujet du statut de ce journal. Je revois quelques entrées et je trouve que c'est en date du 20 décembre...
... comme j'écris directement et que ce que j'écris vient de ce que je sais être instantanément lisible, ce n'est pas la même chose qu'écrire à l'avance pour ensuite en faire un copier-coller, autrement dit, il y a une littérarité nouvelle qui aurait une certaine similarité avec l'improvisation en concert et qui provient identiquement du jeu en public, devenu ici l'écriture "en ligne"... écrivais-je.
Je propose aujourd'hui d'appeler cela un journal réticulaire.

Avec T. et un couple d'amis français, elle Beaux-arts et Archi, lui crash-tester, on a déjeuné au Saint-Martin. Eux aussi sont heureux de trouver à Tokyo, à deux pas de l'Institut, cette cuisine simple et efficace de petite brasserie française. Notre petit ornithorynque de 7cm fait fureur (une miniature en plastique achetée à Perth). Il va même tremper son bec dans mon verre de bordeaux... C'est dire l'ambiance !

Après la sieste... j'écoute la dernière émission d'À Voix nue avec Serge Doubrovsky. Même si mon projet n'est pas le sien et si ce journal réticulaire n'a (presque) rien d'intime, il y a quand même à se référer à lui ! Comme ça peut aussi intéresser mes collègues, j'envoie un petit message à la liste Litor.

Première aporie :
Quelle que soit la police
Celui qui écrit "je"
N'est pas celui que "je" écrit.


 
Dimanche 11 janvier

Comme un imbécile, j'ai écrit hier "première aporie". Maintenant, va falloir que j'en trouve d'autres... (heureusement, je n'ai pas dit quand...)

Ping-pong, ce matin. On n'a pas eu notre table habituelle, déjà occupée. Du coup, j'étais gêné dans mes mouvements par la présence de murs plus proches que ceux de "notre" table. Manu était désolé de mes scores. Même nos piques récurrentes sur la nullité de nos voisins ou sur les poses érotiques que les mouvements pingpongesques des filles offrent à nos libidineuses pulsions étaient émoussées (déjà avec Bikun, on aimait bien regarder les filles et commenter grassement ; pulsion scopique partagée, plus pour l'amitié que pour tromper nos belles). Après une heure à jouer petit-bras malgré mes rubbers Butterfly, on plie bagages sans même avoir transpiré !

Le soir, T. veut manger de l'anguille grillée (unagi ga tabetaï, dit-elle) – parce que ça réchauffe. On retourne au restaurant, en bas de Kagurazaka, où l'on était allés le dernier soir avec Olivier Rolin (en juin dernier – là, ce n'était pas pour se réchauffer mais parce qu'ici il n'y avait que ça de typiquement japonais et ouvert le dimanche soir). C'est toujours aussi bon. Le patron ne semble pas se rappeler de nous... il avait offert à Olivier Rolin un petit tableau composé de papiers multicolores découpés et collés représentant une femme en kimono.

Ça me fait penser que des filles en kimono, on pourra en voir tant qu'on voudra demain !


 
Lundi 12 janvier

Jour férié. Fête des vingt ans. La majorité : voter, fumer, boire.

Toutes celles et tous ceux qui ont vingt ans dans l'année sont censés participer à des cérémonies en habits traditionnels, généralement dans leurs établissements scolaires, universitaires ou municipaux. Comme il fait bien froid, les kimonos rivalisent de couleurs joyeuses (voir les excellentes photos de Bikun en 2002) et sont rehaussés de cols de fourrure, de manchons. Certaines descendent de limousines louées pour l'occasion, en s'empêtrant les pieds par manque d'habitude (c'est parfois la première fois qu'elles mettent un kimono, "mettre" étant ici l'ellipse de deux ou trois heures d'efforts : coiffure, maquillage, noeud de ceinture, etc.). De leur côté, les garçons, qui peuvent maintenant fumer et boire en public, s'habillent en cadres moyens, en petites frappes, en "hostos", et rivalisent de vulgarité...

Pour nous, c'est repos. Sont loin, nos vingt ans...


 
Mardi 13 janvier

La nature réticulaire du journal réticulaire, qui est d'être à la fois hypermédia, instantané et réactif, produit un effet logique chez son auteur : il souhaiterait compulsivement savoir combien sont ses lecteurs et il attend impatiemment leurs réactions en ligne. Au point de souhaiter l'implémentation d'un compteur de passages. Au point de les provoquer verbalement pour qu'ils se manifestent. Il y a donc un risque d'addiction. Mais aussi un risque de dérive générique car le propre du littéraire (puisque l'on veut que le journal réticulaire soit littéraire) est d'exprimer prioritairement par soi ce qui vient de soi, quand bien même il s'agit du rapport à l'autre, au monde.
Donc, je vais me soigner et ne pas demander de compteur au webmestre.

Seconde aporie :
Le réseau centripète
Trop exploité étouffe le cri
De celui qui s'écrit dans le réseau.

Ce soir, suis allé écouter Emmanuel Todd à l'Institut franco-japonais. J'en reviens. Beaucoup de monde. Propos très intéressants (surtout pour ceux qui n'auraient pas lu "Aprèsl'empire", ce qui n'est pas mon cas) et personnalité très agréable, malgré les flatteurs qui l'entourent et pour lesquels il est complaisant avec humour. Mais, comme disait, Vauvenargues, "si les hommes ne se flattaient pas les uns les autres, il n'y aurait guère de société".
Il commence d'ailleurs en rappelant le paradoxe médiatique qui fait qu'il est connu et invité pour un livre qui lui a pris moins de six mois et sur un sujet connexe à ses principaux travaux, qui sont, eux, peu connus et rarement motifs d'invitation...
Dans sa présentation d'E. Todd, après avoir rappelé son lien filial à Olivier et familial à Paul Nizan, le Pr Ishizaki (Univ. Aoyama Gakuin, Tokyo) qui est aussi son traducteur en japonais (chez Fujiwara Shoten), a souligné que les prophéties de Todd se réalisaient de plus en plus rapidement (quinze ans pour la chute de l'URSS, quelques mois pour l'élection de Chirac – dont il n'est pas l'ami, a jugé bon de rappeler Todd), au point qu'il se pourrait maintenant que les hommes politiques lui obéissent sans attendre.
Autre préambule, Todd a rappelé qu'il n'était pas anti-américain, que sa désapprobation de la politique américaine datait de moins de dix ans, que les propos négatifs qu'il tient sur les États-Unis résultent des différents constats que tout un chacun peut faire, économiquement, stratégiquement, démographiquement, etc.
Il fait état d'un certain nombre de renversements ou paradoxes récents : alors qu'il était difficile de faire intervenir militairement les États-Unis (Ière et IIème Guerre Mondiale – il nous a communiqué avec émotion, et en s'excusant auprès des Japonais, la sorte de joie que sa famille réfugiée aux États-Unis avait éprouvée juste après l'attaque de Pearl Harbor du fait que les États-Unis allaient être obligés d'entrer dans la guerre et "qu'on allait pouvoir rentrer à la maison !"), ils y vont maintenant contre l'avis de tout le monde (ou presque); alors que les États-Unis n'avaient pas besoin des autres pays quand ces pays étaient dépendants des États-Unis, c'est maintenant le contraire ; tandis que les afflux de capitaux mondiaux venaient avec confiance fructifier dans l'économie américaine, il y a maintenant chez les riches du monde une réticence à y investir et un véritable défaut de confiance (les riches ne savent plus où investir leur argent !); ou encore que l'actuelle transition démocratique des pays musulmans fait infiniment moins de morts que n'en a provoqué la transition démocratique de l'Europe (révolutions anglaise et française, colonisations-décolonisations, guerres mondiales, etc.). Par conséquent, la politique de l'actuel gouvernement américain, après une calamiteuse aventure militaire en Irak (qui n'a rien à voir avec la réussite que fut le Koweit, financée après-coup par les alliés) et qui semble déjà épuiser les capacités militaires américaines, semble destinée à prouver au monde et à se prouver à soi-même que les États-Unis sont encore nécessaires au monde.
Bref, tout ce qui est dans le livre... Il souhaitait parler plus amplement de ce qui s'est produit après la publication de son livre (dont il avoue, sourire en coin, qu'il était une sorte de pastiche inversé du Grand Échiquier de Zbigniew Brzezinski), mais il n'est resté que peu de temps pour cela. Tout de même : alors qu'il était anti-Maastricht, il constate que l'euro est une monnaie stable qui fonctionne bien (et sur laquelle l'Europe devrait tabler plus fortement); alors que l'Allemagne était un allié muet des États-Unis, elle a dit NON pour l'Irak, ce qui a été plus important encore que le NON de la France pour consolider la position de l'Europe et pour accélérer l'amélioration de l'image de l'Europe aux yeux du monde ; alors que la plupart des médias, "Le Monde" en tête, diabolisent la Russie de Poutine, E. Todd fait remarquer que ce pays se transforme difficilement et pacifiquement depuis dix ans, se désinvestissant militairement de ses satellites (et que la probable réélection de Poutine consacre surtout l'échec des stupides et malhonnêtes tentatives de réforme des libéraux); et pour revenir à son domaine de prédilection : les structures familiales traditionnellement égalitaristes de la Russie constituent un plus grand espoir pour l'avenir, malgré les incertitudes politiques, que l'éclatement familial et l'atavique violence sociale inhérente au système américain.
À l'occasion des questions qui lui sont posées, on apprend que malgré toutes ses études et lectures, la France reste un pays atypique et pour lui incompréhensible, tant par la mosaïque de systèmes familiaux qui le composent que par sa survie millénaire nonobstant les conflits internes qu'elle a connus, et que le Japon, quelque courageux qu'il soit, ne pourra pas à lui seul soutenir le système américain si celui-ci vient à s'effondrer...
(Résumé imparfait, mais bon... Fallait y venir !)

Ajouté le lendemain :
Après avoir réécouté l'enregistrement, je ne peux omettre les intéressantes remarques de Todd sur la nature et l'état actuel du capitalisme. Quoique de tradition de gauche, le capitalisme lui paraît être le meilleur système économique, mais un système toujours imparfait et souffrant de défauts structurels, le plus important étant l'insuffisance de la demande qui entraîne la surproduction. Or, la mondialisation (qui se fait d'ailleurs surtout par l'augmentation des échanges des pays contigus, d'où la force de l'Europe, par exemple), renforçant les "régions" (du vocabulaire américain), tend à faire actuellement diminuer cette possibilité de demande de biens de consommation du fait de la concurrence accrue pour obtenir les plus bas coûts de production, et notamment les plus bas salaires. Cette globalisation des baisses de salaires, ou des alignements sur les pays aux salaires les plus bas, déjà partiellement cause selon Todd de la crise de 1929, représente le plus grand danger que court actuellement le système capitaliste mondialisé.
En ce qui concerne les États-Unis, cette situation de l'emploi et des salaires cause une baisse de consommation, mais plus encore d'investissements intérieurs, déséquilibrant le système dès lors que les flux de capitaux qui venaient de l'étranger (et qui finançaient depuis un bon moment l'économie américaine) n'arrivent plus, ou arrivent moins facilement. Du coup, la "politique" du dollar faible n'est pas volontaire ; le gouvernement américain et les économistes pro-Bush font mine de l'orchestrer pour donner le change et ne pas laisser apparaître ce qui pourtant est de plus en plus visible : que le roi est nu.


 
Mercredi 14 janvier

Journée presque entièrement perdue en réunions où je ne suis d'aucune utilité.
 

se sentir inutile

DOIT être un bienfait

l'ORgueil s'y . . . . . . . . . . . . . . . . . . . déGONfle

et naissent alors les images d'AILLEURS improbables

LibeLLuLes moirées . . . . . . . . . . . & . . . . . . . . . . inutiles

parteRRes de crocUS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .inutiles

RAUque voix de Garbo . . . . all the living creatures . . . . . . . . inutile

et inutiles aussi = TOUS les millions des banques...

sers-moi un verre et trinquons... à demain !

(et range ton revolver romantique)


 
Jeudi 15 janvier

M'est arrivé un vache de truc, hier soir ! (Et je ne dis pas ça pour faire plaisir à Pinklady, que je salue-t-au passage ! et qui, j'espère, continuera...). J'avais déjà bouclé ce journal et j'ai allumé le chauffage dans ma chambre. Je finissais de me laver les dents quand les plombs ont sauté. Plus de son, plus de lumière et... plus de chaleur ! Bon, ça m'est déjà arrivé... je me dirige vers le panneau électrique, dans l'entrée... dans le noir, j'essaie de trouver le levier du compteur... l'ayant, je le relève... et là... rien ! Je le refais deux ou trois fois : rien, rien, rien... 
Tout d'abord, j'ai eu un bug. Que faire ? Comment faire ?... Allez, allez, faut se secouer, sinon je vais me geler... Toujours dans le noir, évidemment, je tâtonne vers le canapé où il y a une couverture d'appoint que je me mets sur les épaules par-dessus le pyjama. Puis j'essaie de retrouver la petite lampe de poche que j'ai dû laisser sur un petit bureau plein de fouillis... La voilà ! Lumière !... Dans un tiroir, j'ai deux bougies, que je sors, mais pas d'allumettes et plus de briquet (j'ai arrêté de fumer il y a plus de deux ans)... Bon, j'allume le gaz dans la cuisine, l'une des bougies, l'autre. Voilà déjà une chose de faite. De retour au panneau électrique, je vérifie les autres boutons (il y a des leviers pour chaque partie de l'appartement et un levier central, total : 30 Ampères) : tout est "ON" !... Casse-tête... Va falloir dormir dans cette situation, pourquoi pas, et régler le problème demain en appelant la compagnie... 
Mais, c'est pas logique ! Y'a rien de grillé, tout est en place, et y'a pas de courant ?... Doit y avoir un autre compteur... Dehors ! 
J'enfile un pantalon (sur mon pyjama, allez, on n'est plus à ça près), ma parka, une paire de gants (doit faire dans les 0°C, dehors...) et je descends mes deux étages en inspectant tous les recoins avec ma lampe. Il est minuit et demi et un type louche agite une lampe électrique dans l'escalier... Si y'a des flics qui me voient, je suis bon pour un sacré quiproquo ! En bas, près des boîtes aux lettres, il y a effectivement un placard... tiens, ouvert d'ailleurs... des boutons on/off... tous sur "on"... avec des numéros d'appartement... pour le mien, je passe le bouton sur "off" puis le ramène sur "on"... rien de spécial... Bon, tant pis... Je remonte et je rallume le compteur dans l'appartement... Ça marche ! 
C'est pas très logique non plus ! Mais cette fois, ça ne m'empêchera pas de dormir ! Non, ce qui m'agite, quelques minutes plus tard, bien au chaud sous mon futon, dans le noir de ma chambre, et qui m'empêche de dormir, c'est de penser que n'importe qui peut venir devant cet immeuble, ouvrir ce placard électrique, couper le courant de quelqu'un et l'attendre à la porte d'entrée avec un gourdin... 

Ce midi, suis allé au resto avec David et Alex. Il m'ont parlé de jeunes profs qu'ils connaissent ici. L'un d'eux est au Japon depuis quelques mois, en stage de formation, si j'ai bien compris. S'est acheté une voiture de sport, a été arrêté sur l'autoroute 100km/h au-dessus de la vitesse autorisée, permis retiré, procès, peine de prison avec sursis, s'est fait voler sa voiture et, son permis récupéré, a racheté la même voiture parce qu'il avait déjà les pneus-neige spéciaux, veut maintenant la revendre, etc., etc. 
Finissant mes spaghettis, j'étais fatigué pour lui. Y'a vraiment des gens qui vivent des choses fantastiques ! J'ai l'air de quoi, moi, avec mon histoire de compteur électrique... Du coup, je ne la leur ai pas racontée.


 
Vendredi 16 janvier

Ce matin, un peu de navigation, magnifiques Seigneurs ! Dans L'album universel du 16 janvier 1904, j'admire la mise en page : aux rivières ajourées et à la triple jupe des belles de l'époque répond la recette des harengs frais sauce moutarde dont on n'a malheureusement pas le détail sur cette photo... 

Il y a 200 ans, c'était nettement moins drôle, si l'on en croit la comtesse de Boigne : "Nous savions qu’on préparait en France un bouleversement et que Pichegru avait été placé à la tête du complot... L’assassinat pour raisons politiques se présentait alors à tous les esprits comme de droit naturel... Pichegru se conduisait avec prudence et adresse. Ce n’est pas de sa part que venaient les indiscrétions. Malheureusement Messieurs de Polignac agirent différemment. Ils firent cent visites d’adieux, prirent congé de tout le monde, en se chargeant de commissions pour Paris... Armand était aussi bête que Jules était sot..." C'est justement ce 16 janvier que, pour augmenter les chances de réussite du complot, Pitt et Artois envoyèrent en renfort le général Pichegru, le marquis de Rivière et les frères Armand et Jules de Polignac à la tête d’une trentaine d’émigrés choisis pour leur habileté et leur dévouement au roi.
Tous les conspirateurs furent arrêtés et condamnés. 

De la tricentenaire note de Puisieux relative à la frontière du canton de Vaud, je ne retiendrai que l'adresse servie à mon lecteur ci-dessus. Moi aussi, je vais redessiner mon emploi du temps et écrire aux autorités du Château en les appelant "Magnifiques Seigneurs !". 

Important ce jour. En fond d'écran de son téléphone portable, T. a mis une photo de Johnny Depp qu'une amie lui a envoyée. De plus, ce soir, elle a fait un misoshiru au watarigani (traduction : soupe à la purée de soja fermenté et au crabe très bon mais qui pue). Voilà ce que les historiens du siècle prochain auront à se mettre sous la dent !


 
Samedi 17 janvier

Aujourd'hui, je donne la parole à celui que je viens de lire et qui exprime une des choses les plus sensées de notre époque (l'audience de mon journal étant bien supérieure à celle du Monde...). J'ajoute que j'ai moi-même récemment été empêché par T. d'aller participer à un colloque aux États-Unis pour des raisons du même ordre que celles que vous allez lire ci-dessous. Allez, vas-y Giorgio !

Voir ci-dessous, le lien vers l'article paru dans le Monde.
Voir l'article du journal Le Monde

Non au tatouage biopolitique, par GiorgioAgamben

LE MONDE | 10.01.04 
Les journaux ne laissent aucun doute : qui voudra désormais se rendre aux Etats-Unis avec un visa sera fiché et devra laisser ses empreintes digitales en entrant dans le pays. Personnellement, je n'ai aucune intention de me soumettre à de telles procédures, et c'est pourquoi j'ai annulé sans attendre le cours que je devais faire en mars à l'université de New York. 

Je voudrais expliquer ici la raison de ce refus, c'est-à-dire pourquoi, malgré la sympathie qui me lie depuis de nombreuses années à mes collègues américains ainsi qu'à leurs étudiants, je considère que cette décision est à la fois nécessaire et sans appel et combien je tiendrais à ce qu'elle soit partagée par d'autres intellectuels et d'autres enseignants européens. 

Il ne s'agit pas seulement d'une réaction épidermique face à une procédure qui a longtemps été imposée à des criminels et à des accusés politiques. S'il ne s'agissait que de cela, nous pourrions bien sûr accepter moralement de partager, par solidarité, les conditions humiliantes auxquelles sont soumis aujourd'hui tant d'êtres humains. 

L'essentiel n'est pas là. Le problème excède les limites de la sensibilité personnelle et concerne tout simplement le statut juridico-politique (il serait peut-être plus simple de dire biopolitique) des citoyens dans les Etats prétendus démocratiques où nous vivons. 

On essaie, depuis quelques années, de nous convaincre d'accepter comme les dimensions humaines et normales de notre existence des pratiques de contrôle qui avaient toujours été considérées comme exceptionnelles et proprement inhumaines. 

Nul n'ignore ainsi que le contrôle exercé par l'Etat sur les individus à travers l'usage de dispositifs électroniques, comme les cartes de crédit ou les téléphones portables, a atteint des limites naguère insoupçonnables. 

On ne saurait pourtant dépasser certains seuils dans le contrôle et dans la manipulation des corps sans pénétrer dans une nouvelle ère biopolitique, sans franchir un pas de plus dans ce que Michel Foucault appelait une animalisation progressive de l'homme mise en œuvre à travers les techniques les plus sophistiquées. 

Le fichage électronique des empreintes digitales et de la rétine, le tatouage sous-cutané ainsi que d'autres pratiques du même genre sont des éléments qui contribuent à définir ce seuil. Les raisons de sécurité qui sont invoquées pour les justifier ne doivent pas nous impressionner : elles ne font rien à l'affaire. L'histoire nous apprend combien les pratiques qui ont d'abord été réservées aux étrangers se trouvent ensuite appliquées à l'ensemble des citoyens. 

Ce qui est en jeu ici n'est rien de moins que la nouvelle relation biopolitique "normale" entre les citoyens et l'Etat. Cette relation n'a plus rien à voir avec la participation libre et active à la sphère publique, mais concerne l'inscription et le fichage de l'élément le plus privé et le plus incommunicable de la subjectivité : je veux parler de la vie biologique des corps. 

Aux dispositifs médiatiques qui contrôlent et manipulent la parole publique correspondent donc les dispositifs technologiques qui inscrivent et identifient la vie nue : entre ces deux extrêmes d'une parole sans corps et d'un corps sans parole, l'espace de ce que nous appelions autrefois la politique est toujours plus réduit et plus exigu. 

Ainsi, en appliquant au citoyen, ou plutôt à l'être humain comme tel, les techniques et les dispositifs qu'ils avaient inventés pour les classes dangereuses, les Etats, qui devraient constituer le lieu même de la vie politique, ont fait de lui le suspect par excellence, au point que c'est l'humanité elle-même qui est devenue la classe dangereuse. 

Il y a quelques années, j'avais écrit que le paradigme politique de l'Occident n'était plus la cité, mais le camp de concentration, et que nous étions passés d'Athènes à Auschwitz. Il s'agissait évidemment d'une thèse philosophique, et non pas d'un récit historique, car on ne saurait confondre des phénomènes qu'il convient au contraire de distinguer. 

Je voudrais suggérer que le tatouage était sans doute apparu à Auschwitz comme la manière la plus normale et la plus économique de régler l'inscription et l'enregistrement des déportés dans les camps de concentration. Le tatouage biopolitique que nous imposent maintenant les Etats-Unis pour pénétrer sur leur territoire pourrait bien être le signe avant-coureur de ce que l'on nous demandera plus tard d'accepter comme l'inscription normale de l'identité du bon citoyen dans les mécanismes et les engrenages de l'Etat. C'est pourquoi il faut s'y opposer. 

Traduit de l'italien par Martin Rueff 

Giorgio Agamben est philosophe, professeur à l'université de Venise et à l'université de New York. 


 
Dimanche 18 janvier

Inadmissible !
Il est inadmissible qu'un gestionnaire de site, un boutiquier, au nom de je ne sais quelle législation, censure (voir page d'hier) un créateur, un penseur comme moi qui a pensé à reproduire intégralement un article du Monde, journal de plus en plus torchonesque et qui devrait être bien heureux que je consente à en reproduire quoi que soit !
Donc, comme annoncé hier en commentaire, je republie l'article de Giorgio Agamben intitulé "Non au tatouage biopolitique" (du 10/01/2004, publié dans l'édition du 11/01/2004) sur mon site perso et vous invite à l'aller lire urgemment (avec deux autres liens pour plus d'informations).
Pourquoi le reproduire, me direz-vous, puisqu'il suffit d'aller voir dans les pages du journal Le Monde ? Tout simplement parce que les pages du premier quotidien français ne sont disponibles qu'un mois, qu'ensuite c'est un accès payant. Or je sais qu'à moins d'être très motivés ou de savoir déjà la valeur de ce qu'il y a dedans, la plupart d'entre vous n'irez pas payer pour les voir, et donc ne pourrez pas être avertis des dangers qui nous guettent ! 

Sinon aujourd'hui, rien de spécial. Dimanche à buller avec des copains, écouter de la musique (quelques disques récents de Muslimgauze, si, si !) et le soir, malgré le froid, aller dîner à Shibuya, entre Spain-dori et Tokyu Hands, dans un resto abusivement français mais bon tout de même, avec service très soigné : Les Vosges. On a interrogé un serveur sur le nom du restaurant, la cuisine ne nous paraissant pas particulièrement vosgienne. Il nous a dit que le patron s'appelait Mori (forêt, en japonais, et qu'il y en avait beaucoup dans les Vosges...). À quoi ça tient, hein ! 
On a pris du vin Penfold, australien de la région d'Adelaïde, parce que les vins français étaient trop chers (depuis mon voyage, je suis spécialiste de l'Australie... le serveur me dit que c'est un vin d'Australie, je lui demande d'où, il me dit d'Australie... comme si c'était grand comme le bordelais... je n'ai pas insisté). 

Le temps passe
Ah, si on pouvait le regarder passer !
Mais, hélas, on passe avec lui.
P.-J. Toulet.


 
Lundi 19 janvier

Après plusieurs années de bons et loyaux services, notre bouilloire a rendu l'âme ; l'élément qui permettait d'en attraper le couvercle s'est désoudé sans raison, par fatigue sans doute. On est allés en chercher une autre, mais pas une qui siffle parce que c'est stressant (celle qui vient de finir son service ne sifflait pas non plus ; je pensais à une autre, d'avant). Cela n'a sans doute aucun intérêt pour vous, mais pour nous si.

Je me suis rendu compte qu'à trop penser au lecteur et à ce qui pourrait l'intéresser, on finit par ne plus rien (avoir à) dire, ou qu'on ne dit que des choses convenues auxquelles (on croit qu')il s'attend et qui d'ailleurs vite ne l'intéressent plus puisqu'il les connaît déjà... télescopage par lequel la présence fantasmatique des lecteurs, précédant l'écriture, la conditionnerait, la dicterait... ou la paralyserait.
L'actualisation des lectures potentielles dans la pensée réticulaire de l'auteur nuirait ainsi à l'originalité de l'acte d'écrire.

Mais ce raisonnement ne porte que sur le fantasme d'être lu par une pluralité d'inconnus. Qu'en est-il dans le cadre de France-Japon.net ? Dans un premier temps, je dois avouer par exemple que tous les commentaires qui ont été ajoutés à des pages de ce journal me paraissaient être l'oeuvre du seul webmestre (sauf Bikun, que je connais bien dans la vie réelle). Pour donner l'illusion du traffic sur son site, il aurait pris des dizaines de pseudos, créé des dizaines de comptes dont il tiendrait un carnet de mots de passe. Ainsi Jeanneton, ce serait lui, Pinklady aussi, et Olivier, SuperDupont, Schwarzy, etc. Dans ma méfiance paranoïde, l'anonymat des membres ne s'expliquerait que par l'hyperactivité malhonnête d'un seul. 
J'en suis revenu, récemment, en me disant qu'il vallait mieux me concentrer sur ce que j'avais à dire...

Troisième aporie :
Tête-à-queue sur le réseau ;
trop vouloir savoir qui t'y lit
t'en lie tout dire stérilement.


 
Mardi 20 janvier

Je suis retourné
nuitamment
dans le placard électrique de l'immeuble
je dormai debout
avec des gants
j'ai tout éteint
et suis remonté me coucher
à mon réveil tout marchait
normalement
et je ne sus si c'était moi qui avait rêvé
ou si quelqu'un était allé rallumer
sans rien dire...
(la suite au prochain épisode)

Dans un exercice d'examen aujourd'hui avec mes étudiants, il s'agissait de faire des questions polies avec un mot composé, histoire de réutiliser du vocabulaire appris en classe et de savoir formuler une demande en toute occasion. J'ai obtenu quelques phrases poétiques comme :
Pourriez-vous me passer le casse-pied ?
Auriez-vous rangé votre garde-malade ?
Seriez-vous appuie-tête ?

Encourageant, non ?


 
Mercredi 21 janvier

Aux aurores, du fait du décalage horaire, j'ai écouté sur France Info la première de l'émission France Europe Info, en partenariat avec France 3. On y recevait pour débattre des prochaines élections MM. Jean-François Copé et Jean-Marie Le Pen. Copé habile volubile, brisant une à une les vieilles armes du Pen. Le cyclope plumé glissant dans la grotte de ses vieux discours sans trouver l'homme aux mille tours de phrase qui, lui, traverse le débat sans écoper sa barque. À les écouter, je me demande tout de même si les amateurs de bons gros slogans qui tachent que sont les électeurs FN comprendront cette tentative de mise au rancart, ou s'ils ne vont pas mieux encore se mobiliser pour sauver leur baleine échouée. 

Après un autre examen de mes étudiants, je reçois, comme en cadeau des fées, ma dernière commande de librairie, avec notamment le double DVD collector de Peau d'âne, film de Jacques Demy qui, si je ne me trompe, n'était jamais sorti en vidéo ; sublimes, Catherine Deneuve, Jean Marais et Jacques Perrin. Lorsque j'avais dit à T., grande lectrice des contes de Perrault, que ça allait sortir en DVD, en décembre dernier, après l'avoir entendu à la radio, elle avait voulu qu'on le commande tout de suite. Pendant qu'il fait bien froid dehors, ce sera un régal de nous le regarder... 

J'informe celles et ceux qui auraient lu le journal d'hier avant que je n'y mette les liens qu'il est maintenant disponible dans sa version achevée. Il m'arrive d'ouvrir l'accès alors que je ne suis pas tout à fait satisfait (si l'on peut parler de satisfaction...), ou quand j'ai trop sommeil pour continuer, en me disant que la nuit portera conseil.
La valeur textuelle, voire littéréticulaire à mes yeux, est bien différente lorsqu'elle me semble achevée ; elle devient en quelque sorte indépendante, s'envole sans moi dans le réseau, atterrit chez vous qui ne me connaissez pas, pour la plupart (et c'est très bien comme ça ; en voyant les portraits d'écrivains que s'entêtent à publier les magazines littéraires, je perds parfois toute envie de lire leurs livres...).

Par ailleurs, à la métaphore, la litote, l'oxymore, et toutes les autres figures de style, il faudra ajouter et décrire les différents tropes que constituent les liens insérés dans le texte : si l'on pointe une image ou un texte, si la relation est pertinente ou impertinente, si le document visé est court ou long (le temps de le lire étant un retardement pour lire la suite de la page de départ), etc. Je nous laisse y réfléchir.


 
Jeudi 22 janvier

Au pays du Solvant, 
tout se dissout
l'oeil entre tes doigts
et le soleil dans l'arbre. 

Ce matin, j'ai écouté Le Masque et la Plume du 18 janvier sur France Inter. Bonne ambiance, ton plus sympa que bien des débats littéraires de France Culture (sauf le défunt et regretté Panorama). On découvre (enfin) le petit côté réac de Makine... la nullité globale de Ruffin... et combien Delerm est brave comme l'ami Ricorée... ça fait plaisir ! (mais ça ne les empêchera pas de vendre des 200.000 ou 500.000 exemplaires... où est le bug ?) 

Sur mon petit vélo immobile, dans la salle de sport, j'ai repris la lecture de Yannick Haenel et suis tombé sur des phrases qui me concernent autant que ceux que je viens de citer (tour de force) :
La plupart de ceux qui publient leurs phrases s'abstiennent d'écrire comment elles changent leur vie. Peut-être ne changent-elles précisément rien : c'est pourquoi ils négligent tellement de faire savoir comment ils vivent. (Évoluer parmi les avalanches, p. 97-98)
Il ne s'agit pas de raconter sa vie ; on reconnaît à ça les ahuris, ainsi que les caniches. (p. 99) 

Si Évoluer parmi les avalanches consiste à passer d'un espace vide à un autre, sinon périr, Haenel se prend quand même quelques gamelles, ainsi des scènes d'amour qu'il tente de rendre cubistes en mélangeant des mots ; mais pour moi, ça ne rend rien. Cependant, je suis maintenant bien accroché aux phrases, puisqu'il veut que ce soit ça l'essentiel de la littérature. Et je vais le finir à la maison, plutôt qu'au sport (c'est une promotion, chez moi, pour un livre).


 
Vendredi 23 janvier

François Bon n'est pas arrivé à Tokyo hier, comme prévu, suite à un incident qui l'a retardé, mais il arrivera cet après-midi... Il doit intervenir ce soir à l'université Waseda. 

En attendant, il faut penser au quotidien. Suis allé faire des courses ce matin. Si quelqu'un veut connaître les prix des choses de base, en voici :
- camembert Le Châtelain : 790 yens
- beurre, 250 g : 328 yens
- 5 yaourts LG : 590 yens
- fraises, petite barquette : 380 yens
- tomates, une livre : 298 yens
- jus de tomate, 1 litre (le fameux "sang de vierge"): 268 yens
- patates, 1 kg : 168 yens
- ail, 3 têtes : 98 yens
Taux de change : avec les 100 yens à 75 centimes d'euro, vous pouvez compter ! 

Mais comme chacun prenait sa place à table, on vit entrer une vieille Fée qu'on n'avait point priée parce qu'il y avait plus de cinquante ans qu'elle n'était sortie d'une Tour, et qu'on la croyait morte, ou enchantée. Le Roi lui fit donner un couvert, mais il n'y eut pas moyen de lui donner un étui d'or massif, comme aux autres, parce que l'on n'en avait fait faire que sept pour les sept Fées. La vieille crut qu'on la méprisait, et grommela quelques menaces entre ses dents. (Charles Perrault, La Belle au bois dormant

Négligence ! Coupable négligence ! On a omis de m'inviter pour la conférence de François Bon, de sorte que même si j'avais voulu y aller, je ne savais pas où elle se tenait. Je croyais être en bons termes avec les organisateurs mais, soit que l'on n'a pas jugé ma présence utile (voire souhaitable), soit qu'on a été désorganisés par le retard d'une journée, on n'a finalement pas répondu à mon dernier mail.
D'un point de vue général, il est regrettable qu'avec les moyens d'informations que nous avons aujourd'hui au Japon, les responsables d'événements culturels ne sachent pas faire savoir ce qu'ils organisent (à moins qu'une sombre volonté de se garder les invités anime certains organisateurs, particulièrement dans les universités). D'un point de vue personnel, je suis outré d'avoir été oublié alors que l'on sait mes relations avec FB. Enfin, et c'est le plus grave, pour l'invité lui-même : qu'est-ce que ça veut dire d'être invité à 11.000 km pour faire une conférence devant 15 personnes ? Encore, s'il n'y avait que 15 intéressés dans tout le pays, ça irait très bien ! Mais en l'occurrence, on peut tabler qu'à Tokyo une bonne cinquantaine de personnes auraient pu s'y intéresser. Il faut savoir qu'après chaque passage d'écrivain, on entend pendant des mois la complainte des collègues qui, par hasard de surcroît, n'ont été informés qu'APRÈS !
Bon, puisque je pue des pieds, je vais me rabattre sur le camembert...


 
Samedi 24 janvier

Cours sur Colomba, à l'Institut ; aujourd'hui, explication du début du chapitre 3, là où Mérimée a logé une véritable encyclopédie des discours rapportés : le discours direct (dialogue, quasi-théâtral), le discours indirect simple (comme appris à l'école, fidèle), la traduction recopiée de paroles de chansons, la note de bas de page extra-diégétique qui rapporte un savoir dictionnairique, et plusieurs types de discours indirect libre (le rapport de rapport de résumé de bribes, si, si ! quand la femme de chambre revient dire à Lydia la fin de la complainte programmatique du matelot ; puis le résumé de dialogues condensés, etc.). Montrant une habileté stylistique qui préfigure Flaubert, Mérimée fixe le seuil discursif au niveau de la doxa du "matelot au gouvernail", celui qui dit la vérité crue ; par exemple, à propos de Lydia, après que celle-ci est redescendue dans sa cabine : Belle fille, par le sang de la Madone ! (...) si toutes les puces de mon lit lui ressemblaient, je ne me plaindrais pas d'en être mordu !

Déjeuner avec T. et une amie, au Saint-Martin (incroyable ragoût de chevreuil, ce midi !). On raconte l'autre grosse déception d'hier : Vodaphone. Informés par un ami qu'il existe un contrat familial assez avantageux, nous sommes allés, T. et moi, dans une agence Vodaphone à Shinjuku. Là, on nous a tout simplement jetés ! Je résume : le contrat proposé porte le mot "famille" (kazoku, en japonais) mais les conditions exactes du contrat sont d'avoir le même nom ou le même domicile. Or dans notre cas, T. et moi n'avons ni le même nom ni le même domicile officiel, pour des raisons professionnelles. N'en sommes-nous pas mariés pour autant devant les lois japonaise et française ? Si ! Mais Vodaphone s'arroge le droit de ne pas reconnaître cette loi et de restreindre le concept de famille à une vision traditionnelle en totale contradiction avec ses propres intérêts ; en effet, des personnes de la même famille, séparées régulièrement par le travail, ont plus de chance de consommer du téléphone ! 
Mais est-ce vraiment une "vision" restrictive, voire extrême-droitiste, de la loi ? Ou simplement la bêtise ignare et simplificatrice de cadres japonais réglés en bataillon par une compagnie globale (comme elle s'intitule) pour la conquête d'un marché japonais bien juteux, et qui ont mis "famille" comme ils auraient mis "squatteur" ou "immigrés clandestins" si ça pouvait rapporter... Car avoir le même nom... il y a des tas de gens qui ont le même nom, sans être de la même famille, comme il y a des tas de gens qui habitent au même endroit sans former une famille... alors ceux-là vont chez Vodaphone et ils peuvent faire un contrat "famille" !?
T. a passé une partie de l'après-midi d'hier à essayer de téléphoner à des cadres de Vodaphone pour leur demander des explications. Elle n'a eu affaire qu'à des employées polies payées pour intercepter les problèmes et dire qu'elles vont les rapporter à leur chef dont elles n'ont pas la possibilité de dire le nom ; un nouveau type de discours rapporté : le post-it balancé à la poubelle dès qu'on raccroche.
Puis elle a cherché dans l'internet et elle a trouvé d'autres personnes, dans des forums (en japonais) ou des sites persos, qui se plaignent de n'avoir pas pu obtenir ce contrat pour des motifs similaires aux nôtres.
Dites, Monsieur Vodaphone, C'est quoi la famille (en japonais), pour vous ?

Élevons-nous ! Si vous aimez lire Pierre Michon, si vous avez aimé son passage à Tokyo en mai dernier, si vous avez été sensible au personnage fébrile, vous aimerez ce dossier que nous offrent les librairies Initiales. Et si vous ne le connaissez pas encore, allez-y voir !


 
Dimanche 25 janvier

Encore une séance de ping-pong peu glorieuse pour moi, ce matin. Tout avait pourtant bien commencé, les accélérations et les amorties avaient l'air de bien venir. Mais vite je me suis senti comme retenu, le poignet crispé, avec une petite douleur dans la main qui date de ma valise trop longtemps portée au retour de Perth. Faut dire aussi que Manu me faisait des services de nul, de la balle molle dont on ne peut rien faire !
Quatre sets à un : y'a pas photo ! 

Y'a pas photo non plus pour François Bon, hélas ! Après une petite séance de préparation de sa lecture-conférence de jeudi prochain à l'Institut franco-japonais avec C., il s'est aperçu qu'il avait perdu son appareil photo numérique... dans le taxi. Glissé de la poche... Avec quelques dizaines de clichés réalisés ce matin, durant la promenade qu'il a faite à Shibuya, par beau soleil. Rageant !
Quelque attente qu'il ait pu avoir de la copie que je lui apportai du Mumyoushou* de Kamo no Choumei (1154-1216) en anglais** (puisqu'il n'y a pas (encore) de traduction en français), je crains que ce jour ne reste marqué d'un mauvais signe. Pas un jour à dompter les démons...
Prenons un café dans Kagurazaka, discussion sérieuse avec son traducteur (sans moi). Puis sommes allés tous les deux, vicieux comme je suis, à Akihabara, quartier surnommé Electric Town, avec des magasins d'électronique à perte de vue, débordants de caméras vidéo, d'appareils-photo, d'encodeurs MP3, de lecteurs de minidiscs, de montres à calculette, de jeux vidéo, d'appareils d'alarme, de crocodiles... 
Après une instructive promenade dans une dizaine de magasins, assortie de commentaires vociférés par dessus les appels des marchands (Ira'shaimase, ira'shaï ira'shaï !, style criée du port), repus de la féérie des enseignes multicolores quand tombe la nuit, nous sommes allés à la gare centrale de Tokyo (construite de 1906 à 1914 sur le modèle de celle d'Amsterdam, détruite en 1945 et reconstruite en 1947) pour un dîner de tempura au restaurant Tenmaru du Marunouchi Building, bâtiment emblématique du quartier d'affaire portant le même nom (signifiant "dans l'enceinte du Palais"). Bien sûr on ne savait rien de tout cela, c'est T. qui vient de me l'apprendre, et on a parlé de tout autre chose... 
 

Notes _______________________________________

* Prononcez les "ou" de transcription comme des "o" longs (et pas comme des "ou" de chou, hibou, caillou en français). Sauf dans "Marunouchi", qui est en fait "maru" (rond comme chou), "no" et "uchi" (jeté comme un éternuement). 

** Traduit par Hilda Katou [ca1962], réédition par le Department of Asian Studies, University of British Columbia (Vancouver, Canada) de l'édition dans la revue Monumenta Nipponica, XXIII, 3-4, oct. 1968.


 
Lundi 26 janvier

Tout à l'heure, une collègue japonaise m'a appelé pour me demander si la conférence de François Bon à Waseda était bien ce mercredi. Elle le tenait d'un autre collègue de Waseda qui le lui avait affirmé le matin même... Hum, hum... ça circule bien, l'information... 
Je l'ai remise sur le bon chemin : mercredi, c'est à l'université Gakushuin et jeudi à l'Institut franco-japonais. Vendredi, atelier d'écriture à l'Institut encore. Je crois que c'est tout... 

Cet après-midi, au GRAAL, dernière séance consacrée Au Piano d'Échenoz. L'une des choses les plus étonnantes, me semble-t-il, est que Max puisse tout de même être reconnu par Bernie (p. 199-200). Cela confirme, selon notre ami Laurent H., le malin plaisir qu'Échenoz prend à contredire, à un moment ou à un autre, ce qui a préalablement été établi (ici : que la chirurgie esthétique effectuée au Centre, après la mort et avant le renvoi sur Terre, empêcherait absolument d'être reconnu par qui que ce soit). Du coup, les autres failles du système post-mortem, qui semblait d'abord si sérieux et sophistiqué (mais qui boîtait déjà, car qu'avaient à y faire Doris Day et Dean Martin ?!), nous étonnent moins : la dépression de Béliard, sa convalescence aux bons soins de Max lui-même, et qu'il enlève Rose quand Max allait enfin la rencontrer : 
"Attendez un instant, dit Max. Excusez-moi mais, cette personne, je crois que c'est moi qui devais absolument la retrouver. Oui, dit Béliard avec un sourire froid, je sais. Je le sais parfaitement mais c'est moi qui pars avec elle. C'est comme ça, voyez-vous, la section urbaine. Ça consiste en ça. C'est ce que vous autres appelez l'enfer, en quelque sorte. Alors nous sommes bien d'accord ? enchaîna-t-il en se retournant vers Rose, je vous ramène au parc ? Mon cher Paul, je vous dis à plus tard." (p. 222)
Béliard et Rose disparaissent dans la rue de Rome (p. 223) comme Max et Bernie en étaient venus (p. 9). Unique objet de son ressentiment, la rue qui l'a vu textuellement naître est loin d'être un simple exercice de style... 


 
Mardi 27 janvier

Le restaurant Futabazushi de Kagurazaka ne paie pas de mine, caché dans une étroite ruelle juste au-dessus d'un Royal Host. T. m'en parlait depuis des années mais à chaque fois que l'on y passait pour déjeuner, c'était trop tard ou férié. 
Aujourd'hui, lendemain de notre anniversaire de mariage, on a réussi ! C'est le seul restaurant que j'ai vu dans lequel on paie avant de manger ; pour 1500 yens la caissière donne un jeton vert correspondant, je pense, au barachirashi demandé et on va s'asseoir en attendant... qu'arrive un grand bol... contenu superbe (plus sophistiqué que sur cette photo), mélange de morceaux de thon rouge, beaucoup d'oeufs de saumon, d'autres oeufs de poisson, des morceaux d'omelette au bouillon, des copeaux de gingembre et de la sauce soja. D'où le nom de "chirashi" (sorte de sushi avec plusieurs ingrédients posés sur le riz dans un bol) précédé de "bara", "mélangé", avec un sens agréable.
Autour de nous, toutes les dames (il n'y a que des dames) mangent ça avec une cuillère laquée, comme les enfants. Nous, on s'y met aux baguettes. Excellent ! 

Un peu par hasard, plus haut dans Kagurazaka, on a poussé la porte d'une agence de téléphone portable AU (prononcer "éillou"). Précautionneusement, on a avisé une conseillère, souriante et calme, pour discuter des modèles, des couleurs, des nouvelles fonctions (radio FM, guidage GPS, etc.). De fil en aiguille, on en vient aux contrats avec réduction de famille, oui, oui, il y en a, bien sûr, et quand on n'a pas la même adresse, bien sûr, c'est possible, cela arrive souvent, et quand on n'a pas le même nom, si vous avez un certificat de mariage, ça n'a pas d'importance, et quand il reste moins de trois mois de visa, vous avez un permis de conduire ? Oui ? permis gold jusqu'en Heisei 20 (2008 après J. C.), pas de problème... Pas de problème !!
Là, on a eu un temps d'arrêt. Et un soulagement. Un poids s'est envolé. Alors on n'était pas hors-la-loi ! Comme Vodaphone voulait nous le faire croire !
On l'aurait bien embrassée, la conseillère, calme et souriante ! On s'est retenus. On est partis en lui disant qu'on allait réfléchir au type de contrat à prendre... 

À 18h30, à l'Institut franco-japonais, il y avait deux films liés aux oeuvres de François Bon : Paysage fer et La douceur dans l'abîme. Le premier, pas de problème, ça se suit comme du petit lait, surtout pour quelqu'un qui prend des trains comme moi, on voit défiler les paysages de Paris à Nancy, on se pose des questions sur ce qu'on voit et revoit, sur un voir répétitif et variable, et c'est bien, le ton juste, de temps en temps on y va, dans le film, discuter avec des gens, relever leur identité, alors que dans mon cas, je n'y vais pas, donc chez FB comme si c'était un fantasme de mes voyages, mais souvent et un peu trop, ça finit sur le définitif de ce qu'il n'y a plus, ce qui meurt et le presque rien qui en reste, l'accentuation du côté sombre de la transformation actuelle du monde, comme si elle n'était pas permanente et continue, comme si c'était la dernière et qu'elle ne laissait derrière elle que dévastation... Mais on comprend que pour une ou deux générations, c'est la vie et la mémoire collective qui fout le camp.
Le second film, c'est pas pareil. Là, on est scotché, on se fait tout petit. Des sans-logis, errants, jeunes et vieux, souvent physiquement abîmés, plein écran, filmés et photographiés en noir et blanc, assis à une table et appuyant sur le bouton d'une sono d'où sort alors la lecture de leur texte par un acteur, chacun ou chacune à son tour acquiescant, ou fumant, ou souriant, ou tournant la tête, ponctuant de gestes l'écoute de ce qu'il a dû difficilement écrire grâce au travail de préparation de François, de temps en temps des images d'extérieur et pas de visage vivant pour un texte dont l'auteur ne peut plus se présenter devant la caméra, imagine-t-on. Juste, une ou deux fois, subrepticement et malgré tout le respect, du fait de l'installation, et on s'en excuse, on a pensé aux Deschiens (et ce n'est pas sans rapport...).


 
Mercredi 28 janvier

Pas grand chose à dire aujourd'hui... Pendant mon voyage en train, comparant mon défilé mi-urbain mi-rural mi-côtier avec celui du film "Paysage fer", j'écoutai une série d'émissions de France Culture sur l'histoire de la mondialisation (Chemins de la connaissance, du 12 au 16 janvier)... et ça m'a plombé le moral. 

"La mondialisation, pour les entreprises de mon groupe, c'est la liberté d'investir quand elles veulent et où elles veulent, de produire ce qu'elles veulent, d'acheter et de vendre où elles veulent et d'avoir à souffrir du moins de restrictions possible en termes de législation du travail et de conventions sociales" (Percy Barnevik, ancien dirigeant d'ABB, cité par Susan George). 

Une telle sauvagerie, dans ces propos. L'apologie de la loi de la jungle... Est-ce vraiment à ça que doit servir l'intelligence humaine ? Combien sont-ils, comme celui-ci ? De quelle planète sont-ils venus ? Ne peut-on vraiment rien contre eux ? 

"Mais voilà que cet ami du peuple et des petites gens s'est octroyé une retraite de 88 millions de dollars en quittant la direction du groupe en 1996. C'est ce qu'on apprend au début de cette année. L'opinion est d'autant plus choquée que Percy Barnevik a toujours assorti son travail de restructurateur d'une mission morale. 
Circonstance aggravante, le titre ABB a dégringolé de presque 60% ces dix derniers mois. Ceux qui encensaient Percy Barnevik dans les années 90 remettent maintenant en question son héritage industriel. 
Sous sa direction, ABB a multiplié les acquisitions de sociétés. Barnevik était connu pour se décider vite. Il apparaît qu'il décidait aussi souvent n'importe quoi. Et qu'il ne s'est jamais occupé de coordonner les unités. A son départ, la division automation s'est retrouvée avec 576 différents systèmes informatiques, rapporte Fortune." (Kapital, 13 mai 2002

576, je sais que ça va faire plaisir à Manu et Bikun !


 
Jeudi 29 janvier

C'est au coeur invisible du gyroscope que le boomerang trouve la force de revenir. Si, lanceur, je veux me soustraire à son retour, le bout me rangue dans le dos. Le boomerang suppose la confiance en son retour. Sinon, il vous poursuit de toute sa portance. Certaines courbes peuvent s'étirer durant plusieurs minutes. Ulysse était un boomerang qui tourna pendant vingt ans. 

François Bon nous est revenu de Kyoto en pleine forme (on l'y avait lancé pour deux jours). Ce soir, à l'Institut franco-japonais de Tokyo, après avoir été présenté par son traducteur, M. Toshihiro Kokubu, il nous a proposé trois beaux moments de lecture : le début de Parking, puis, accompagnés de photos, l'ouverture de Mécanique et un extrait de son Rolling Stones, une biographie. Entre les lectures, des commentaires presque improvisés sur les premiers livres et leur impact, le début, à 15 ans, d'une valorisation du littéraire, sur sa façon d'envisager l'écriture, non pas autofiction mais nécessité de dire quelque chose du monde passé par soi, puis sur un projet qui mit près de 20 ans à se réaliser car il fallait revisiter ses propres années 60 et 70 au prisme des rock stars... 

Moi, je n'aurais jamais choisi les Rolling Stones ! Ils m'ont intéressé mais ne m'ont pas fait vibrer. Question de génération, mais aussi de sensibilité : leurs mines dans les magazines, leurs états d'âme plastifiés, les foules (en/dé)chaînées au déhanchement de Mick le glabre, trop peu pour moi.
Led Zeppelin m'a bien plus fasciné. En écoutantKashmir... Ah, ça me revient, souvenir qui boom ! et rang !, ma "découverte" de la "musique", de quelque chose qui vous prend le corps et vous subjugue la pensée, et érotique avec ça, le vrai "déhanchement", dans ma tête, ce fut avec The Crunge dans l'album Houses of the Holy (1973). Et vous ?


 
Vendredi 30 janvier

Atelier d'écriture avec François Bon. Grande première à l'IFJT

Donc, ça commençait doucettement ce vendredi matin. Une dizaine de personnes étaient volontaires pour une expérience encore jamais tentée dans l'Institut franco-japonais de Tokyo. Chacun se présente brièvement et François Bon propose d'abord un exercice d'écriture sur le modèle pérecquien des chambres dans lesquelles on a dormi (Cf. Espèces d'espaces). Une demie-heure d'écriture, chacun dans son coin, à sa guise, qui resté bien calé mais sans table dans les fauteuils de la salle de cinéma où l'atelier se déroule, qui passé dans la médiathèque en position studieuse, qui descendu dans le hall d'entrée près de la grande télé qui diffuse TV5... 
FB demande ensuite à chacun de venir près de la scène lire son texte, quelques lignes. On écoute, lectures poussives à voix pâle, hésitante, avec moult fautes, mais FB relève l'essentiel : un contraste, un enchaînement bien senti, une focalisation que pique le vécu, et donne deux trois brefs conseils, pas plus, enlever un peu par ici, là prendre plus de distance, accentuer des sonorités. Allez, on relit ? En faisant sortir la voix ! Et ça sort ! Satisfactions retenues... L'un après l'autre. François, concentré, sait que chaque texte recèle un trésor ; qu'il ne le trouvera pas, lui ; ce n'est pas son rôle ; mais qu'il ira sur le chemin, avec son apprenti, pour revoir le geste, améliorer l'approche, poser la voix dans la ligne de force du texte.
C'était le tour de chauffe (voir mes phrases niaises ci-bas, improvisées entre deux photos et non lues en public). Second exercice, basé sur Artaud (Le Pèse-nerfs) : transcrire une sensation, réelle ou inventée, mais sans la contextualiser, au contraire : l'incorporer (in corpore), écrire avec du corps. Chacun retourne écrire dans son coin... et revient pour la lecture et les commentaires. Je n'entre pas dans le détail mais chacun semble sentir qu'il atteint des compétences d'écriture qu'il ne pensait pas avoir... parce qu'on ne lui avait jamais demandé de les aller chercher (au contraire – là c'est mon commentaire perso – on évite le plus souvent de faire en sorte que les personnes sachent de quoi elles sont capables, afin de les cantonner à un usage social simple et jetable ; l'homme socio-jetable est né du mariage de la mondialisation néo-libérale et du post-modernisme bourgeois).
Ayant une course à faire, je m'éclipse après les lectures, laissant passer le temps du déjeuner et l'exercice de reprise basé sur Saint-John Perse. Quand je reviens, léger léger, pour écouter les dernières lectures commentées, il est 16h30 et les volontaires de l'atelier sont concentrés depuis 10 heures du matin. On voit la fatigue les tasser dans les fauteuils, on voit aussi le travail effectué, la relation moins timide avec François, les relectures qu'il effectue lui-même, donnant une autre voix aux auteurs, demandant aussi de traduire en japonais, ce qui devient parfois plus difficile à dire qu'en français, langue autre. Il s'agissait, sur le principe des cartes postales décrites dans Histoire de Claude Simon, d'évoquer des photos de famille.
Fatigués, on va se prendre un café dans le hall, on échange des adresses de courriel, on évoque les activités de chacun, car jusque-là on n'avait presque pas su qui est qui.
Pour François, c'est le dernier soir. On rejoint à Shinjuku nos amis pour dîner : Agnès Disson, grande inviteuse de poètes et lectrice aux idées nettes, Thierry Maré qui a accueilli FB à l'université Gakushuin mercredi et lui-même auteur Gallimard, et LucLang, près d'achever un séjour de trois semaines et que j'ai donc in extremis l'heureuse occasion de rencontrer.
Je ne recommanderai pas le restaurant de "nouvelle cuisine japonaise" (en français dans le texte), petites choses pas mauvaises mais un peu fades, présentation originale mais industrielle, service entièrement à revoir. Moyenne d'âge 25 ans jeunesse friquée maquillages et minauderies sacs de grandes marques ; les extracteurs sortent la fumée mais pas le bruit. Ou c'est moi qui ne supporte plus ce genre de lieux...
Mais notre conversation compensait largement l'hostilité du lieu. Les approches esthétique de LL, classique de TM, poétique de AD, critique de FB et... mutique de moi, presque, ont formé un très bel ensemble, trois heures durant. 

Là où j’ai le mieux dormi, tu vois, c’est sous la tente, sous la pluie battante, pendant les vacances d’été, à Millau, l’année de mes 18 ans. 

J’ai aussi le souvenir d’énormes couettes gonflées d’air au-dessus d’un étroit lit très haut, en Alsace, durant un hiver glacial. T’en rappelles-tu ? 

Une fois, j’ai très mal dormi sur un matelas d’eau ; les remous et la crainte de sa crevaison me faisaient venir des rêves de noyade et de chair de poule. 

Le plaisir qu’il y a à entrer dans un lit frais, aux draps bien tirés ; c’est comme l’anticipation d’un sommeil pur et profond.

Justement, c'est l'heure d'y aller...


 
Samedi 31 janvier

Cours sur Colomba, chapitre 4. Après l'étalage de discours rapportés de la semaine dernière, c'est ici un brillant exercice sur la connivence (ou son absence), le sous-entendu, l'allusion surtout. Du coup, Mérimée va chercher Molière. L'Anglaise cultivée, relevant la phrase du bel Orso ("si vous voyez quelque esprit dans ce [que le préfet] vient de dire, il faut assurément que vous l'y ayez mis"), s'étonne de la similitude, involontaire, semble-t-il, avec la célèbre scène de La Critique de l'École des femmes. Dans cette scène (III), on dispute sur la phrase suspensive d'Agnès arrivant sur scène tout essoufflée et disant : "Il m'a... pris... le..." (j'abrège, Cf. École des femmes, II, 5), afin de savoir si la suspension est ordurière (allusive) ou innocente (non allusive) : 

Uranie : – Non, vraiment. Elle ne dit pas un mot qui de soi ne soit fort honnête ; et si vous voulez entendre dessous quelque autre chose, c'est vous qui faites l'ordure, et non pas elle, puisqu'elle parle seulement d'un ruban qu'on lui a pris. 
Climène : – Ah ! Ruban tant qu'il vous plaira ; mais ce le, où elle s'arrête, n'est pas mis pour des prunes. Il vient sur ce le d'étranges pensées. Ce le scandalise furieusement ; et, quoi que vous puissiez dire, vous ne sauriez défendre l'insolence de ce le
Élise : – Il est vrai, ma cousine, je suis pour madame contre ce le. Ce le est insolent au dernier point, et vous avez tort de défendre ce le
Climène : – Il a une obscénité qui n'est pas supportable. 
Élise : – Comment dites-vous ce mot-là, madame ? 
Climène : – Obscénité, madame. 
Élise : – Ah mon Dieu ! Obscénité. Je ne sais ce que ce mot veut dire ; mais je le trouve le plus joli du monde.

Dans la pruderie du siècle de Mérimée, cette allusion est comme un rayon de soleil qui entrerait par un hublot sale.

©Berlol, 2004