Prendre son pied dans le montage syntaxique
Un cours, une réunion et zou, au sport !
« […] une jeune femme allongée sur le côté gauche et se présentant de face, nue de toute évidence puisque l’on distingue nettement le bout de ses seins et la toison foncée du sexe ; ses jambes sont légèrement fléchies, surtout la gauche dont le genou pointe vers l’avant, au niveau du sol ; le pied droit se trouve ainsi croisé par-dessus l’autre, les chevilles sont réunies, liées ensemble selon de fortes présomptions, de même que les poignets ramenés dans le dos comme d’habitude, semble-t-il, car les deux bras disparaissent derrière le buste : le gauche au-dessous de l’épaule et le droit juste après le coude.
Le visage rejeté en arrière, baigne dans les flots ondulés d’une abondante chevelure de teinte très sombre, répandue en désordre sur le dallage. Les traits eux-mêmes sont peu visibles, tant à cause de la position où repose la tête que d’une large mèche de cheveux qui barre en biais le front, la ligne des yeux, une joue ; le seul détail indiscutable est la bouche généreusement ouverte, dans un long cri de souffrance ou de terreur.» (Alain Robbe-Grillet, Projet pour une révolution à New York, Paris : Minuit, 1970, p. 8.)
Ici, 15 ans après Histoire d’O, le fantasme est clairement assumé — et distancié — par les modalisations verbales, généralement relativisantes (de toute évidence puisque, selon de fortes présomptions, semble-t-il, etc.) ou stéréotypiques (comme d’habitude).
Et pour cause, comme souvent chez Robbe-Grillet, l’image est… imaginaire :
« La surface du bois, tout autour, est recouverte d’un vernis brunâtre où de petites lignes plus claires, qui sont l’image peinte en faux-semblant de veines théoriques appartenant à une autre essence, jugée plus décorative, constituent des réseaux parallèles ou à peine divergents de courbes sinueuses contournant des nodosités plus sombres, aux formes rondes ou ovales et quelquefois même triangulaires, ensemble de signes changeants dans lesquels j’ai depuis longtemps repéré des figures humaines ; une jeune femme allongée […] » (Ibid., juste avant dans la même page)
Loin de vouloir faire vivre ou revivre des scènes érotiques, ARG s’efforce de déconstruire par la phrase les fantasmes pour combiner des bribes, décevoir le lecteur en quête de jouissance diégétique (qui pourra aller vers les revues et le cinéma) pour satisfaire celui qui saura prendre son pied dans le montage syntaxique né du bris fantasmatique (nouveauté littéraire d’alors, fortement combattue, et avec une grosse dose de mauvaise foi).
Historiquement, on est sur le chemin de la récupération des matériaux (Manchette, Échenoz) et de la littérature des poubelles (Volodine)…
À tous ceux qui n’ont guère aimé le reportage consacré à Facebook dans un récent Envoyé spécial (Cf. chez André Gunthert), je conseille vivement le Ce soir ou Jamais de ce lundi 15 décembre sur ce qui caractérise les années 2000. Laissez passer Valérie Pécresse, elle ne reste pas longtemps et d’ailleurs elle ne parle pas de son ministère mais de la condition des femmes, ce qui est plutôt intéressant, ensuite vous aurez un boulevard de plus d’une heure avec un joyeux feu d’artifice de propos contrastés, dont quelques considérations sur l’internet, les blogs, Facebook ou Dailymotion auxquelles je souscris à peu près totalement.
Chacun pourrait d’ailleurs montrer ce qui symbolise pour lui — ce qui lui vient en premier à l’esprit, ce qui le fait d’emblée trépigner d’aise ou pleurer d’admiration — les années 2000 (Deerhoof, Benny Bennassi, Katerine, le web 2.0, Kill Bill et Lady Chatterley). Ou les années 1990 (Air Liquide, Muslimgauze, Jean-Louis Murat, l’internet, Nouvelle Vague et Un Air de famille). Ou les années 1980 (Magazine, Rita Mitsouko, les radios libres, Sans Toit ni loi et Mauvais Sang). Etc.
(Rien de plus intime — dans l’extime — que des liens musicaux qu’on a passé des heures à sélectionner.)
Tags : Échenoz Jean, Gunthert André, Manchette Jean-Patrick, Pécresse Valérie, Réage Pauline, Robbe-Grillet Alain, Volodine Antoine
Publié dans le JLR
et avec l’âge on n’a plus ces repères – je n’arrive pas à trouver depuis les années 60