Ne vous laissez pas envoyer promener
C’est déjà dimanche soir, Radio Nova aux oreilles et on y va…
Lever à six heures pour préparer le dernier cours sur Dora Bruder. Déjà ! Outre le fait qu’elle m’a fait lever tôt dix samedis d’affilée, j’ai tout de même l’impression que nous venons de traverser sa triste vie à pas de géant, en bottes et sans trop la ménager. Pourtant, dans les méandres de l’écriture de Modiano, nous avons stagné dans tous les trous d’ignorance, dans toutes les parenthèses de fugue, disparu de perplexité dans des lignes de fuite, brisées par on ne sait qui, un milicien à l’affût du bon coup, un gendarme à cheval sur les derniers décrets de Vichy Berlin, une bête employée de l’UGIF qui croyait encore lui rendre service…
Mais avant de voir comment quitter Dora, nous devons accueillir la lettre à la fois lapidaire, longue et infinie qu’un certain Robert Tartakovsky a écrite de Drancy avant de partir pour Auschwitz dans le convoi du 22 juin 1942 (6 pages, p. 121-127). Modiano la cite intégralement après avoir dit qu’il l’avait trouvée deux mois avant ce chapitre (vers novembre 1996, donc) dans une librairie des quais. L’écriture tour à tour rassurante, impérative, familiale, professionnelle ou terre à terre, tantôt télégraphique tantôt finement articulée, d’espérance pétrie mais cisaillée de désespoir, fait de cette lettre la pièce à conviction qui contrebalance les années de questionnement et de supputations. Mais n’est-elle pas trop parfaite ? Trop bien écrite dans son fouillis ? Au point qu’on peut se demander — c’était la question d’une des participantes du cours — si elle n’a pas été écrite par Modiano lui-même. Et je n’en sais rien, sinon que Robert Tartakovsky a bien existé, on le trouvera ici à Tartakowsky (Robert), né à Odessa en 1902… Jusqu’à ce que Modiano soit contraint de montrer la pièce à conviction (et ce n’est pas moi qui le lui demanderai), je croirai pour ma part qu’elle existe vraiment. Suis-je pris au piège ? En tout cas, je le préfère. Et j’aime absolument ceci, d’une dignité inexplicable, on dirait presque Napoléon dictant à l’aide de camp :
« […] Recommander à tous les amis d’aller, s’ils le peuvent, prendre l’air ailleurs car ici il faut laisser toute espérance. Je ne sais si nous serons dirigés sur Compiègne avant le grand départ. Je ne renvoie pas de linge, je laverai ici. La lâcheté du plus grand nombre m’effraie. Je me demande ce que cela fera quand nous serons là-bas. À l’occasion voyez Mme de Salzman, non pour lui demander quoi que ce soit mais à titre d’information. Peut-être aurai-je l’occasion de rencontrer celui que Jacqueline voulait faire libérer. Recommandez bien à ma mère la prudence, on arrête chaque jour, ici il y a de très jeunes 17, 18 et vieux, 72 ans. Jusqu’à lundi matin vous pouvez même à plusieurs reprises, envoyer ici des colis. Téléphonez à l’UGIF rue de la Bienfaisance ce n’est plus vrai ne vous laissez pas envoyer promener, les colis que vous porterez aux adresses habituelles seront acceptés. […]» (in Patrick Modiano, Dora Bruder, p. 123-124)
Oui, vous avez bien lu : « UGIF […] Bienfaisance ce n’est plus vrai » !
Avant que Dora ne disparaisse complètement, elle force encore le narrateur à se souvenir de ses vols de vingt ans, revendus à un brocanteur dont le destin, on s’en apercevrait quarante ans plus tard, croisait encore une fois celui de Dora et de Modiano (p. 132-135).
Enfin Dora s’évanouira avec son dernier secret, la vérité sur ses fugues à jamais inconnaissable. Elle quittera les Tourelles pour permettre à Jean Genet d’y entrer (p. 138), retrouvera son père à Drancy, y ratera sa mère qui venait d’en sortir et n’y reviendrait qu’après leur départ, tous fétus ballottés dans un océan d’horreur déchaînée. Et celui qui reste, notre Modiano, déambule dans des rues qui ont tout perdu de leur charme d’antan. Alors il recule d’un siècle encore et regrette avec Baudelaire que la forme d’une ville change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel…
Déjeuner au Saint-Martin, poulet-frites, bien sûr, comme T., Laurent et Bill — pour une fois, on prend tous pareil. Bill a potassé l’étymologie de kitchen, dont on avait parlé la semaine dernière. Ça vient du latin coquina. Et sans rapport avec kitsch. Maintenant, coquine reste un problème… (On pourra aussi écouter, ajouterais-je entre parenthèse, les six émissions d’histoire du dictionnaire de l’Académie, avec Jean Pruvost.)
Hier, je ne voulais pas en rajouter après la lettre à Books (toujours sans réponse…), mais on a aussi vu La Faute à Fidel (Julie Gavras, 2008). Excellent. On dira que je vois de l’Opoponax partout mais cette réussite psychologique du passage de l’enfant égoïste et capricieuse à la petite fille qui conçoit ce que sont la mort et la revendication, c’était d’abord pour moi celle de Monique Wittig (et je n’y avais pas pensé avec Cria Cuervos).
Et ce soir, deux dévédés de Lost. D’abord, être perdu dans l’île, c’était nouveau et on avait besoin de flashbacks dans l’histoire des personnages pour consolider. Maintenant, c’est l’île qui est la référence et il y a de plus en plus de sauts dans le futur. Et ce superbe paradoxe d’un personnage qui retourne dans son passé pour téléphoner à sa fiancée, Pénélope, et lui demander, puisqu’elle devait déménager, le numéro auquel il pourrait l’appeler huit ans plus tard. Ce qu’il fait.
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Publié dans le JLR