Tous ensemble le morceau de chair rose
Vers 10h30, je retrouve mon vélo immobile, toujours le même, le seul dont les cale-pieds restent au dernier cran, et c’est parti pour une demi-heure d’Hoffmann à Tokyo… que je reprendrai dans le train — qui mènera encore une fois Berlol à Tokyo — après une ellipse de quatre heures dans laquelle se casera le déjeuner chez Downey avec David, le rendez-vous avec une étudiante pour la préparation de son mémoire de fin d’études, le changement de réfrigérateur et la préparation de ma petite valise. Pour le réfrigérateur, c’est celui apporté de Tokyo en août que je me suis enfin résolu à brancher pour pouvoir me débarrasser bientôt du petit acheté en… 1995. Ça, c’est juste pour moi.
« Ses humeurs ? Une loterie. Son âme ? Elle aurait donné aux éponges des leçons d’hospitalité. Sans jamais vraiment savoir pourquoi tout roulait, pourquoi tout clochait, il allait au gré de ces imprévisibles riens qui font un jour, un mois, un an. Le sang-froid n’était pas son fort. Le temps dans lequel il vivait n’était qu’une série de bifurcations, l’avenir qu’une confusion de possibilités.» (Didier da Silva, Hoffmann à Tokyo, p. 40)
« Accroupi dans l’ombre au bord du vaste étang qui fait tout le prix du Koishikawa Kôraku-en, il ne comprenait plus comment il avait pu broyer du noir si longtemps. Il avait passé des heures prostré dans son lit, à s’imaginer en sortir pour aller se couper les veines ou sauter, nu, par la fenêtre. C’était toujours à poil qu’il se défenestrait, dans ces interminables ruminations, à ce point fantaisistes qu’il craignait surtout d’avoir froid. Il se chuchotait qu’il ne manquerait à personne, qu’il ne valait rien. Il aurait dû en rire. Pourquoi n’y arrivait-il pas, là-bas ? Il secoua la tête et plongea une main dans l’eau, une eau marron, sombre, immobile. À un jet de sa main, des carpes par dizaines, la plupart adultes, devenaient un instant visibles, les noires se voyaient à peine mais les rouges, les jaunes, les blanches brillaient, comme si toutes ces charmantes bestioles avaient avalé une ampoule.» (Ibid., p. 49)
Photos dédiées à Didier da Silva, réalisées avec le téléphone portable lors d’une promenade au jardin sus-cité lundi dernier, avant de lire ces lignes, évidemment… En remerciement pour le rêve qui suit et qui entrera peut-être un jour dans une version longue de l’article de Fukuoka sur Volodine…
« Ernst rêva, dans le parc d’Ueno, qu’il était dans le parc d’Ueno. Le cachalot sautait de son socle et expirait sur le gravier. Un attroupement se formait, les chrétiens se mettaient à prier pour le repos de l’âme de la bête, des enfants grimpaient sur son ventre luisant dont les soulèvements, d’abord frénétiques, se faisaient de plus en plus lents. « Sumimasen, sumimasen », répétait-il en jouant des coudes, pour s’approcher de l’œil du poisson. Il était rouge. Il aurait voulu dire un mot, avancer la main, n’y parvenait pas. Le cachalot mourait. Une armée d’hommes en tablier blanc, impertubablement sérieux malgré leurs oreilles de Mickey, entreprenaient de le découper et d’en faire des beignets, qui s’arrachaient. Ernst en sauvait un assez gros morceau et courait vers un temple. Il le passait sous l’eau d’une fontaine, heureux de voir la chair rose demeurer rose, palpiter doucement sous ses doigts. Peu à peu, des bonzes l’encerclaient, en le regardant de travers. Le plus vieux d’entre eux lui remontrait, dans un japonais limpide, qu’il commettait une grave erreur en souillant une eau sacrée, même si, personnellement, il appréciait le goût du cachalot. S’il le voulait bien, ils allaient ensevelir tous ensemble le morceau de chair rose, selon les rites de sa secte, dans un petit enclos voisin. Ils feraient ça très bien, ils avaient l’habitude, l’enseigne du musée des Sciences ne tenait jamais très longtemps. Ernst se rendait à ses raisons, la nuit tombait. Comme ils interprétaient une musique funèbre, des moines se faisaient des clins d’œil et gloussaient : « Encore un de ces gaijins sentimentaux.» » (Ibid., p. 65-66)
Lettre envoyée ce soir au magazine Books qui prétend abusivement proposer des blogs sur son site :
« Bonjour,
Sans préjuger de la qualité de vos publications, je souhaiterais attirer votre attention sur le fait que votre emploi du mot « blog » est tout à fait fautif, dans un but qui semble un tantinet malhonnête. Ce que vous prétendez être des blogs (de Jean-Claude Guédon, Jean-Louis de Montesquiou, etc.) n’en sont pas et ce au moins pour deux raisons : 1. parce que vous n’émettez pas flux RSS permettant la récupération de vos informations (tout ou partie), et 2. parce qu’il n’y a pas d’espace de commentaire. Ce qui signifie que 1. vous abusez de la terminologie pour attirer des lecteurs et que 2. vous avez peur d’accueillir la parole des lecteurs.
Tout ceci n’est pas à votre honneur, néanmoins il ne tient qu’à vous d’être réellement ce que vous prétendez être, un magazine à la page !
Meilleures salutations.»
Tags : da Silva Didier, Guédon Jean-Claude, Montesquiou Jean-Louis de, Volodine Antoine
Publié dans le JLR
Merci beaucoup pour ces belles photos, cher Berlol, elles nous rappellent bien des souvenirs, à Ernst et à moi-même… et pour votre choix de citations ; c’est très curieux, elles vous ressemblent (il y avait du Berlol en moi et je ne le savais pas ; c’est ce qui rend passionnant pour un auteur de découvrir ce qui a fait écho (je m’avance peut-être) chez l’autre, que je est comme on sait) (hé hé)
je me demandais (un peu seulement) si la lecture en était aussi satisfaisante (euphémisme) à Tokyo qu’à Avignon
Eh bien oui, chère Brigetoun, c’est rafraîchissant, cette vision « de passage », comme une photo « bougée ». Loin de tous ceux qui donnent des leçons de japonité après quelques temps de séjour (ce dont je me garde toujours après 16 ans de présence).
Didier, je crois que tout lecteur fait siens les livres qu’il apprécie, avec des passages en effet plus « appropriables » que d’autres.
Mais je ne sais pas s’il est bien agréable de découvrir ainsi du Berlol en vous…
Oh ! des poissons dans le ciel !
Moi qui croyais qu’on ne pouvait en voir qu’au prix de pirouettes sous-marines sous des bancs abondants (me suis donné cet été bien du mal pour en voir).
Sont même solubles dans les arbres et les tours !