Versatilité sans horaire ni vergogne
À peine assis dans le shinkansen, les yeux se ferment et je repars dans ma nuit. Ayant bien dormi depuis dimanche, c’est comme si mon métabolisme voulait continuer la récupération d’un mois de sommeils rognés. Une heure après, je peux quand même renfiler une peau d’insecte jusqu’à l’arrivée en gare de Nagoya, puis dans le métro…
« […] une large banderole écarlate frappée d’une devise inscrite en blanc :
POUR UNE FOURMI, UNE AUTRE FOURMI EST UN SCARABÉE, UN GRILLON ET UNE LIBELLULE1
Le théâtre était plein et il y régnait une atmosphère solennelle et festive. On percevait les sons un peu bizarres des instruments que l’on accorde. Les femmes des autres officiers jetaient au rideau de Marina des œillades appréciatives et elle comprit avec satisfaction que sa toilette ne le cédait en rien à celles de la plupart des autres spectatrices. Bien entendu, certaines étaient plus élégantes que la sienne. Ainsi, la femme d’un général portait un rideau de velours cramoisi orné de glands dorés, mais elle était vieille et ridée. Nikolaï présenta Marina à quelques amis, des commandants roux, comme lui. À leurs regards humides, chargés d’invites, elle comprit qu’elle avait fait sur eux une sérieuse impression.
Un général âgé, aux mandibules usées par le temps, s’arrêta près de Marina, la regardant avec bienveillance. Elle pensa donc qu’elle devait parler de culture avec lui.
— Aimez-vous les films français ? demanda-t-elle.
— Non, répondit le général avec une sécheresse toute militaire. Je n’aime pas les films français. J’aime l’œuvre du réalisateur Sergueï Soloviov, et spécialement la séquence où l’on frappe quelqu’un avec une brique sur la tête et qu’il tombe d’un tabouret.» (Viktor Pelevine, La Vie des insectes, p. 77)
Du réseau post-exotique se tisse : une brique comme au début de Songes de Mevlido, et un slogan qui ne déparerait pas dans les Slogans de Maria Soudaïeva…
Après les cours, je m’interroge ce que je pourrais faire de spécial pour les 5 ans du JLR… Au cœur du projet, ce serait la liste des ouvrage lus et cités, comme un bilan. Mais cela veut dire faire défiler les 1820 et quelques jours répartis dans les 60 pages mensuelles du format permanent — juste pour relever des noms et des titres ! Et pour servir à quoi ? Puisque je ne pars pas… Il vaudrait mieux attendre que je sois à la retraite et que je fasse ça pour les 25 ans du JLR ! (Alors, ça fera 300 mois…)
Prudemment, je vais peut-être bien… ne rien faire. D’autant que ce serait du temps pris sur d’urgentes lectures qui déjà trop attendent. Les livres arrivés depuis des mois sont empilés en plusieurs points du bureau et me saluent de moins en moins poliment chaque fois que j’entre… D’ici à ce qu’ils se liguent contre moi ou se barricadent et mettent le feu, il n’y a pas loin. C’est qu’il y a de sacrées têtes brûlées, dans le lot !
Ça m’intéresserait aussi d’avoir un retour, quelques opinions et suggestions de la part de lecteurs chevronnés. Voire des critiques — toujours constructives, ajouterait Flaubert à son dictionnaire… —, sans que ça aille jusqu’aux bordées d’insultes, évidemment. Mais en fait, cinq ans d’expérience m’incitent à ne pas compter trop sur les lecteurs. À savoir que même satisfait, le lectorat tient à son anonymat et à sa volatilité, voire à sa versatilité sans horaire ni vergogne. C’est d’ailleurs ce que je revendique aussi dans mes tournées de blog. Et ce ne sont pas les classements à la louche de clics qui capteront la vraie satisfaction du littéréticulier.
Après tout, cette (fausse) liberté de mouvement webien, c’est une des dernières qui nous reste. Et même si nous savons qu’elle est fausse — en vrai, nous sommes surveillés et traqués pour nos permanents délits d’opinion et l’on viendra bientôt nous arrêter pour nous coller des arrachages de caténaires virtuels sur le dos.
Se rend-on compte que tout jeune qui passe ici, ou en quelques autres endroits du réseau, échappant aux filtres gouverne-mentaux pendant sa période de formatage sarkorthodoxe risque de choper de mauvaises idées littéraires, voire philosophiques ou politiques ? Qu’ensuite son entourage devra le lobotomiser en école de commerce ou lui laver le cerveau aux sites pornos pour en récupérer quelque chose de précaire-socialement viable ? S’en rend-on compte ?
Bah, je me donne le beau rôle ! Je me fais mousser ! Je m’attribue des vertus au-dessus de mes moyens !
(Mais si je ne le fais pas, qui le fera ? Et puis si ça me fait du bien, c’est une bonne façon de sortir d’un quinquennat — et sans plan pour la suite…)
- Parodie d’un slogan de l’époque brejnévienne : « Pour un homme, un autre homme est un ami, un camarade et un frère.» [↩]
Tags : Pelevine Viktor, Soudaïeva Maria, Volodine Antoine
Publié dans le JLR
le risque pris à lire le JLR je le prend régulièrement, mais étant incapable d’un avis pertinent je passe, sauf parfois à ma courte honte.
Lignes de fuites fête l’anniversaire, je le croyais imminent mais non encore advenu (j’aime le mot même s’il ne convient pas)
c’est que nous sommes le 19 en France, mais peut-être pas encore au Japon (le charme de ce décalage horaire contribue à celui, exotique, du JLR)
très bon anniversaire donc !
pour ce qui est de se mettre dans la peau d’un « lecteur chevronné » afin d’émettre opinions, suggestions et critiques constructives, je préfère aller dormir un peu avant …
(je note tout de même que tu parlais de « révolution » dès ton premier billet : gaffe à la police du web!)
Bon anniversaire !
Et surtout, ne change rien !
la nuit (d’ici) ayant porté conseil, je suis d’accord avec Laure et vote (à l’unanimité avec moi-même) pour un deuxième quinquennat !
Adoncque bien bonne feste! et comme a dit l’Évesque lors de son pénultième sermon (le dernier pas pu finir, s’étant desfroqué pendant) : « Fais ce que vouldras pourvu que lâches bride à ta fantaisie, aux rêve et songe déments, que nous enivrent de leur littéreticulaire hypocras… » Lou paillardou
Grand merci à vous quatre !
C’est vrai qu’avec le décalage horaire, on ne sait plus quand un anniversaire commence. En l’occurrence, ça commence au Japon huit heures avant la France. Et pour moi, ça y est, je viens de mettre en ligne le 19 — et cinq ans dans le PILF !