Toupie or not toupie
Pfff… Là, c’est vraiment la galère. Franchement, je ne peux pas dire tout le fond de ma pensée mais je suis très très déçu par cette journée de colloque. J’y suis allé tout plein de bonne volonté, avec de bonnes références sur les participants, l’admiration pour le patriarche, etc., et me suis trouvé cueilli à froid par des interventions dont je ne voyais ni le sens ni l’intérêt. Étais-je, dans ma précipitation matinale, venu sans mon cerveau ? Des circonvolutions s’étaient-elles vidées pendant la nuit ? Intérieurement, je passais en quelques demi-heures par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, tristesse, étonnement, colère, mais ne retrouvais dans les propos entendus pas une once de mes souvenirs de lecture de Butor.
J’hésite toujours à condamner mes congénères et me demande d’abord si le problème ne viendrait pas de moi — au moins jusqu’au déjeuner… Mais cela me semblait un gâchis monumental. Si cela avait pu servir, j’aurais rallumé la vieille guerre entre philologie et comparatisme. C’était inutile, cette sorte d’impressionnisme superficiel qui venait à mes oreilles est parfois le produit des meilleurs spécialistes, qui croient nous livrer ainsi la substantifique rosée de leurs milliers de nuits d’étude… alors qu’ils sont revenus sans s’en rendre compte aux enfilades de clichés et de platitudes.
J’ai tout enregistré. Je vérifierai. Mais je ne peux pas mettre ça en ligne… Ni citer des noms, je ne fais pas de procès.
Ah si ! il y avait un exposé bien, celui du traducteur, Shimizu Toru (avec traduction simultanée), qui a clairement retracé l’histoire de la traduction de Butor au Japon depuis les années 50, avec des éléments littéraires très précis sur l’évolution des œuvres, des points difficiles à l’époque et sur la nécessité pour lui de retraduire récemment La Modification.
Parenthèse déjeuner dans un restaurant indien d’Ikebukuro avec quatre connaissances de longue date, retrouvées en sortant de la salle, toutes plus déçues que moi — ce qui m’a étonné et rassuré à la fois. D’ailleurs, après le déjeuner, il n’y a qu’une personne qui est retournée avec moi dans la salle du colloque, et qui a soupiré comme moi les deux heures que je suis encore resté…
La racine de mon malaise, c’est la quasi-absence des textes, dont on parle comme s’ils étaient à dix mille mètres de nous et que nous les connaissions tous par cœur. Est-ce un mal de sortir un bouquin pour analyser un bout de texte, pour appuyer son propos sur des références un peu précises, sur des relevés de quoi que ce soit ? S’arrêter sur un titre, comme Où, et gloser dix minutes sur le ù barré, cela ne saurait suffire à mes faims de textes.
Je me souviens soudain avec gourmandise de ces dizaines d’heures d’émissions butoriennes sur France Culture !
Quand quelqu’un a parlé de toupie, j’ai écrit sur ma feuille : « toupie or not toupie.»
Et je suis allé aux toilettes.
Et puis un haïku, pour commémorer ce pathétique.
Michel Butor passe
sous les nuages d’automne
nous restons bouche bée
Encore un espoir pour demain. C’est ça, mon problème : l’espoir. L’entêtement dans l’espoir. Un camarade me dit qu’il y a renoncé, que c’est l’âge. Qu’il ferait mieux d’aller lire Butor en bibliothèque…
Moi, je reviendrai quand même demain.
Tags : Butor Michel, Shimizu Toru
Publié dans le JLR
on attend la suite, mais on sait bien que c’est le plus souvent en marge des séances de travail des colloques que les choses et les rencontres qui resteront se passent…
Peut-être que pour toi, les choses sont un peu différentes (?), je ne sais pas… mais grosso modo, tout ce que tu dis là se rapporte à mes yeux à une différence majeure, et que je fais souvent, entre ce qu’on nomme « LA RECHERCHE » (un terme que je fuis… recherche généralement universitaire. Personnellement, tout en respectant cette institution, je ne fais que « jouer » avec elle, aux limites, un peu en « ennemi du dedans ») et « LA CRITIQUE », critique non pas au sens journalistique, mais au sens des « Romantiques » ou au sens de Baudelaire, au sens aussi que lui donna Bataille en intitulant ainsi « sa » revue, « critique » généralement incarnée par des écrivains plutôt que par des universitaires (sans que les deux soient incompatibles bien sûr, mais la majorité des universitaires sont bien souvent enfermés dans leur sujet ou leur auteur, leur érudition, et se perdent dans des micro-détails de « recherche », plus ou moins académique, qui ne sont pas sans intérêt, certes, mais ne passionnent finalement que les spécialistes érudits dudit auteur et sont un peu l’arbre qui cache la forêt). A l’opposé de cette critique, pour n’en citer que deux ou trois, je tiens l’ouvrage de Gracq sur Breton ou les essais de Blanchot ou Lacoue-Labarthe comme des « modèles » de critique littéraire sur un auteur. Pour ma part, qu’elle concerne un auteur en particulier, une oeuvre ou un « thème », une problématique particulière, la critique ne m’intéresse que si, appuyée sur les textes, bien sûr (!), elle est aussi un passage, une ouverture, qu’il s’agisse de trouver, creuser, créer des liens, des passages entre des oeuvres, avec d’autres auteurs, d’autres époques, d’autres littératures (du monde), entre la littérature et le « dehors » de la littérature, entre des problèmes politiques, esthétiques, poétiques, éthiques, entre la littérature et d’autres formes d’expression (peinture, musique, cinéma, etc.), poser des questions d’ensemble d’ordre esthétique, littéraire, philosophique, etc….
… c’est bien pourquoi les interventions des colloques étant la plupart du temps davantage de l’ordre de la « recherche » que de la « critique », c’est la plupart du temps décevant… Je me rappelle que Deleuze, même s’il y sacrifia quelquefois (plutôt dans ses « débuts »), fuyait comme la peste les colloques !
… « la plupart du temps décevant »… ou ennuyeux.
Juste un bémol, et j’arrête là mon bavardage, par rapport à ce que j’ai pu dire de « la recherche ». Si, globalement, l’expression de « recherche » en littérature me fait plutôt sourire (évidemment parce que j’entends d’abord le terme dans un sens expérimental et scientifique, qui me semble assez déplacé si l’on parle de littérature… sauf à le concevoir de manière poétique, au sens proustien), je concède toutefois une certaine authenticité à l’expression quand il s’agit des travaux de génétique, sur les manuscrits ou les hypertextes… Pour le reste…
Oui, bon, si tu le vois comme ça, pourquoi pas… Mais pas d’accord.
Pour moi, ça reste essentiellement ici un problème entre philologie et comparatisme.
Auquel se double parfois (mais pas pour ce colloque) une notable différence de qualité et d’investissement entre intervention hexagonale et intervention aux antipodes…
Pour moi, « recherche » reste un mot noble. Quand je me bats avec des relevés d’occurrences dans un corpus de millions de mots, j’ai quand même la prétention de faire quelque chose de scientifique, que j’appelle recherche. Et pas critique. La critique, c’est soit ce qui vient avant, dans l’impressionnisme d’une lecture de circonstance (Cf. journaux et magazines, sauf rares exceptions, comme JD Wagneur, par exemple), soit ce qui vient après la recherche, quand on essaie d’élever les résultats de la recherche dans un autre paradigme qui pourrait être, alors, ce que tu décris à la fin de ton premier commentaire.
Oui aussi pour la « recherche » dont tu parles en matière de lexicologie… mais bon, de là à dire qu’elle est « scientifique », il y a un pas que, personnellement, je ne franchirai jamais, vu que la matière littéraire en question n’a rien de scientifique en soi…et que dès lors, c’est un peu comme lui plaquer une grille d’analyse scientifique, comme la linguistique, tenue par certains comme une science (!) (comme la pyschanalyse !), est bien souvent une anatomie, froide et plus ou moins artificielle, du langage (même un linguiste comme Meschonnic a pu dire, et grâce lui en soit rendue, il y a déjà bien longtemps, qu’un « linguiste ne peut plus cacher qu’il échoue devant la poésie »)… car une approche « scientifique » de la littérature me semble peu ou prou hors sujet.
Malgré son côté péremptoire, j’aime à citer ce mot bien connu de Breton, cité par Gracq dans son essai justement : « je veux qu’on se taise quand on cesse de ressentir. » Mais bon, c’est mon point de vue – cependant, la critique que j’apprécie, plus ou moins évoquée à travers quelques noms déjà cités (mais il y a pléthore), ne tient à mes yeux ni de l’impressionnisme, ni de « résultats » d’une recherche scientifique… je crois qu’on est bien plutôt dans un dialogue à partir de / sur / et surtout AVEC un auteur et une oeuvre, quand, de surcroît, on la considère en relation (essentielle) avec son propre « dehors ». C’est en ce sens que me fascinent avant tout les adresses (au sens large, articles, textes ou ouvrages entiers par exemple), plus ou moins critiques, littéraires, que se font certains auteurs entre eux. Le reste m’apparaît plus comme du bidouillage technique… et pseudo-scientifique…
Est-ce un fantasme ou une haine qui t’égare ?
Reprenons le sens de science, s’il te plaît. Il suffit, je crois !
Ni phantasme (quoique ? je ne renierais pas franchement cette éventualité), ni haine… et encore moins égarement ! (le serait-ce qu’il faudrait alors appliquer ce qualificatif à tout un pan, admirable me semble-t-il, de la critique littéraire, qui n’a rien d’une recherche scientifique, mais s’apparente plutôt à un dialogue infini, davantage en quête de sens que de vérité, avec des oeuvres et des auteurs, de Baudelaire à Blanchot, en passant par Breton, Benjamin, Bataille, Deleuze, Derrida, Lacoue-Labarthe, Marthe Robert, Annie Le Brun, etc. !)
mais une différence essentielle, pour moi, ayant trait à ce qui (me) parle vraiment…
Non, pas d’accord du tout, la littérature n’a pour moi rien à voir avec la science ; malgré toutes les définitions de dictionnaires (pour la littérature, le dictionnaire n’est qu’un « rêvoir », « une machine à rêver », comme disait Barthes lui-même), là-dessus, je rejoins la différence de concepts qu’a pu faire Deleuze… et d’ailleurs, comme je parlais de « critique » et tiens fortement à ce mot, pour une approche approfondie de la chose, qui n’a rien à voir ni avec de l’impressionnisme ni avec de la recherche scientifique, la rapprocher de la « clinique », au sens deleuzien, est une manière de concevoir ce discours de manière créatrice et non anatomiste. Mais après tout, si phantasme il y a, plus ou moins spectral, tant mieux, cela ne me semblerait pas trop hors sujet si l’on parle de littérature… tant en ce qui la concerne, je conçois la critique comme une ouverture, « faisant feu de tout bois », et la recherche dite scientifique comme une fermeture, plus ou moins sclérosée, à commencer par un jargon de spécialistes ; bon, bien sûr, tout cela est éminemment subjectif et je l’énonce ici à grands traits schématiques… cela mériterait de plus amples développements, mais c’est en tout cas ce qui me guide et me nourrit depuis longtemps (en fait depuis que j’ai achevé ma thèse, dernière concession, encore que jouant pas mal avec les règles académiques, à ce que l’on nomme « recherche », depuis lors abandonnée en ce qui me concerne).
C’est qu’en fait, je ne conçois pas de discours (critique) sur la littérature dès lors qu’on ne s’implique pas soi-même… or, dans une recherche scientifique à proprement parler, le chercheur doit généralement s’oublier lui-même pour arriver à quelque résultat jugé objectif, en quête d’une vérité, plus ou moins apodictique… tout au moins temporairement…
Désolant !
Comme tu veux…
Comme tu veux… mais un peu court aussi…
Je précise que je ne crache pas sur la « recherche » littéraire, respectable en soi et intéressante… je fais simplement état d’une différence, qui, qu’elle te désole ou pas, est pourtant réelle (les critiques que j’ai cités n’ont rien à avoir avec la recherche ! et si tu trouves cela « désolant », il faudrait préciser en quoi…)… et de ma préférence, mes affinités.
Loin de moi l’idée de faire du prosélytisme, mais je prendrai toutefois 2 exemples précis, non sans quelque rapport avec toi, d’ailleurs…
– quand je planchais naguère pour l’agreg, cette année-là (avec ou sans chanson), il y avait « A rebours » de Huysmans au programme… or, quelque temps auparavant, Hubert de Phalèse avait sorti un livre, « Comptes à rebours », sur le lexique du roman, comprenant notamment un glossaire des mots rares… fort intéressant et très utile (surtout quand on songe à la richesse du vocabulaire de Husymans… qui paraît inouïe aujourd’hui)… en même temps bien limité comme approche du livre en général (étant absentes les questions de style, héritage et influence dans l’histoire littéraire, hypertexte, réflexions esthétiques, poétiques, métaphysiques, etc.)…
Mais je ne renie pas l’intérêt d’une telle recherche, mais elle me semble limitée au vu d’un « discours » critique…
– Autre exemple, suggéré par une discussion ici même à propos de la biographie de Rimbaud par J.J. Lefrère… impressionnant et précieux travail de recherche, indéniablement, tout comme la correspondance qu’il vient de publier. Mais comme je l’avais déjà dit, du point de vue critique et/ou littéraire, son livre ne m’ouvre aucun horizon… tout compte fait, à partir d’un travail de recherche, à base historiographique (mais pas seulement), j’ai plus appris sur Rimbaud, au-delà des détails biographiques, en lisant le livre de F.Lalande consacré à la mère du poète (tellement vilipendée !), « Madame Rimbaud ».
Quant à une « recherche » exemplaire sur Rimbaud, qui tient autant de la critique que de la recherche, il y a les 2 sommes d’édition critique de P.Brunel (sur les « Illuminations » et la « Saison »), qui tiennent à la fois de la philologie et du comparatisme, ne séparant pas et allant au-delà…
Néanmoins, sur Rimbaud et son oeuvre, j’ai préféré lire les textes, parfois très courts, de Bonnefoy, Michon, Stétié, Char, Chazal, Bounoure… qui sont de la critique créatrice, qui tient autant de la critique que de la création littéraire… ou un dialogue avec… c’est ce qui m’intéresse avant tout.
Mais bon, je ne fais état que d’une différence et d’une préférence personnelle. Aucun « phantasme » et aucune « haine » là-dedans, je trouve simplement ces recherches limitées, alors que je conçois la critique comme sans limites, ou aux limites… et comme une création à part entière. Il y a des textes critiques sur lesquels on peut revenir tout une vie, sans jamais les épuiser (comme ceux de Deleuze ou Blanchot notamment)…
quant à ceux du type « Comptes à rebours » par exemple, une fois lus (bien souvent dans le but d’études précises), ils reposent généralement en paix…
En dehors de points de détails (qui ont pu me servir à une époque), une approche dite scientifique de la littérature ne me parle pas, déjà dit, et je la perçois grosso modo comme la médecine qui regarde bien souvent le corps humain comme un corps mort…
je ne sais plus si je te l’ai déjà dit (pas relu), mais comme tu parlais de la critique qui serait soit en amont (« impressionnisme d’une lecture de circonstance ») soit en aval des « résultats de la recherche »…
celle à laquelle je fais allusion n’est ni l’une ni l’autre… mais est le fruit de lectures (que je ne tiens pas en soi pour de la « recherche scientifique »), souvent croisées, infinies et multiples, d’une réflexion-méditation approfondie, creusant et ouvrant des passages (dedans et « dehors » du texte), et d’une écriture, d’un style, dialoguant avec la lecture et l’oeuvre ou l’auteur en question (« en lisant en écrivant »).
… et je ne vois vraiment pas ce qu’il y a de « désolant » à privilégier cette critique là, qui, même si elle peut parfois s’appuyer sur elles, se différencie très fortement des recherches dites scientifiques.
Réentendu cet été, chez Alain Veinstein, Lacoue-Labarthe (rediffusion), qui, ne se considérant pas comme un « philosophe », mais comme quelqu’un « faisant de la philosophie », définissait son travail, en particulier sur les textes littéraires, comme étant de la critique, dans la lignée de Benjamin notamment… voilà exactement la perspective qui m’intéresse, me parle profondément (l’auteur lui-même n’étant jamais absent de son discours, dans son texte sur un autre…) et dans laquelle, très très modestement, je me situe…
Que te voilà piqué !
D’abord tu déboules hors-sujet en important ton opposition critique / recherche dans mon dilemme entre philologie et comparatisme ! Ensuite tu plaques une opposition science / lecture qui te semble rédhibitoire ! Et après tu t’étonnes que je te rappelle ce que « science » signifie simplement.
Mais as-tu seulement bien lu l’introduction d’Hubert de Phalèse ? Il y était clairement écrit, je crois, que nous ne présentions que des éléments de construction, des outils de travail et que toute l’élaboration de la critique était précisément, à partir de ces matériaux triés et offerts, du ressort de l’agrégatif !
Et tous les volumes de Cap’Agreg ont été faits dans cet esprit.
Je n’ai rien à dire contre les gens que tu as cités. Je les respecte tous.
Mais je privilégie, pour ma part, les ouvrages qui offrent des matériaux qui restent en partie à interpréter (type de Phalèse ou Lefrère) plutôt que des résultats dont la beauté a souvent fait disparaître les étapes et la méthode (Bonnefoy, Le Brun), si bien qu’un esprit aussi fort que le leur pourrait soutenir l’exact contraire (ce qui arrive parfois).
Les matériaux, les relevés de corpus, les méthodologies ont l’avantage d’être démocratiques et transmissibles, alors que les « lectures » de l’un par l’autre sont par nature magiques et élitistes, rares étant ceux qui ont une démarche réellement pédagogique (Derrida).
Mais il est possible qu’après avoir rejeté la recherche, tu souhaites également pour toi-même rejeter la pédagogie…
vais je encore oser lire ?
Pardon d’avoir déboulé, cher Berlol… et surtout hors sujet… je me demande quand même, vu le jugement de ton couperet laconique « désolant ! », qui a été le plus piqué des deux…
Pour ce qui est des lectures démocratiques, comme tu dis, les outils érudits de spécialistes s’adressent précisément, le plus souvent, à des spécialistes, chercheurs…
Et, au cas où tu m’auras mal lu, je n’ai pas craché dessus, en évoquant « Comptes à rebours »…
J’ai fait état d’une différence, qui ne date pas d’hier, tu t’en doutes (que je pourrai développer encore sous d’autres biais… j’y ai beaucoup travaillé, dans le champ de l’esthétique, du temps de ma thèse sur Bataille)… et d’ailleurs, ce n’est pas si « hors sujet » que ça, me semble-t-il, car l’exposé de Ferrier, comme ton propre blog, me semblent, perso, plus proches de la critique que de la recherche – sinon, franchement, j’aurais cessé de te lire depuis un moment, sur ce blog… pour le reste, je ne connais guère tes études ou articles que tu peux produire ailleurs…
Cette différence, et j’arrête là mon déboulement butor (!), se rapporte (pardon de rester si profondément nietzschéen ou deleuzien) à la différence entre « non-savoir » ou « gai savoir » et « savoir ».
(Pour ce qui est de la pédagogie, en matière de littérature, ce n’est ni ma passion, ni mon domaine ni même mon travail.)
Enfin, pardonne-moi de te dire cela, mais au vu du ton de tes réponses, de tous tes points d’exclamation et de ton vocabulaire (« phantasme », « haine », « Désolant! », « élitistes » ?
– je ne trouve rien d’élitiste chez les gens que j’ai pu citer… en tout cas ni plus ni moins que les études préparatoires à l’agrégation… et quant à moi, je ne lis pas ou ne travaille pas la littérature sous l’angle de la pédagogie – que je respecte complètement par ailleurs, mais ce n’est pas mon propos – si tel était ton propos, je veux dire dans un souci pédagogique, par rapport à ce que tu disais du colloque Butor ou de l’opposition philologie/comparatisme, que j’ai par ailleurs évoquée à un moment, pardon de ne pas t’avoir compris et d’avoir débordé certaines limites…)
…tu as l’air plus piqué que moi…
Enfin, ton rappel à l’ordre final m’étonne pas mal dans cet espace de commentaires, qui se veut nouveau « salon littéraire » ou en tout cas lieu d’échanges, de dialogue, au risque de désaccords, toujours intéressants,
espace où par ailleurs (tu l’as dit toi-même plusieurs fois), les commentaires sont si souvent « hors sujet » (expression qui pour moi est à prendre avec beaucoup de réserve toutefois, surtout à propos de discussions… aucune parole n’étant vaine… toujours dans le même esprit de liaison, relation, interdépendance, ouverture, passages, plutôt que cloisonnements, classifications et taxinomies paradigmatiques) ou du moins digressifs…
alors que par ailleurs aussi, quand il n’y en a pas, tu sembles un peu peiné, en tout cas le fais remarquer (comme cette semaine, à propos de l’enregistrement Butor)…
Cela me rappelle soudain les fortes et belles empoignades dans une discussion précisément (dialogue) et intitulée telle, entre Bataille, Sartre, Adamov, Hypollite, Klossowski, Massignon, G.Marcel, etc. faut dire qu’étaient aussi présents Blanchot, Camus, Leiris, Merleau-Ponty, Paulhan et d’autres… ce qui fait au final une sacrée assemblée ! Bref, c’était la « Discussion sur le péché » (1944, je crois bien)…
au-delà de tout jugement.
Tu sais bien, comme moi, que tout entretien, tout dialogue est infini… et qu’en littérature, il n’y a pas de « vérité », mais une quête infinie, inachevée et insensée, de « sens »…
Juste une parenthèse finale… Ta phrase : « les “lectures” de l’un par l’autre sont par nature magiques et élitistes » est pour le moins très étonnante et mystérieusement axiomatique, surtout le « par nature »… car quand Gracq écrit sur Breton, tous deux auteurs connus, reconnus et lus, je ne vois pas ce que cela a d’élitiste… quant à la magie, en l’occurrence, s’il y en a, je dis tant mieux !
car au fond, pour moi, la littérature serait plus proche de la magie que de la science….
Mais soit, suite à ce rappel à l’ordre, je tâcherai à l’avenir de me faire plus discret et de ne pas m’égarer en « hors sujet ». Pardon.
Pas de problème de mon côté, on discute, ça a une fin ou ça n’a pas de fin, c’est selon.
Pour être plus clair sur le pédagogique VS magique, qui me semblait déjà bien évident, j’ajoute que le pédagogique procède par document, raisonnement et preuve, enchaînements logiques de pensées, déductions, toutes affaires bien posées sur la table, de cette façon on apprend aux écoliers à penser, puis aux étudiants à chercher, comme cela a dû t’être appris (et je ne veux pas évoquer ici la mode structuraliste, qui a ses avantages et ses inconvénients mais qui n’est qu’un épiphénomène historique) — c’est ce que j’appellerai l’éducation démocratique.
Le magique en revanche procède comme une boîte noire (souvent après des dizaines d’années de lectures, réflexions, etc., mais pas toujours) et livre un résultat tout chaud, sublime, éblouissant mais improuvable, il s’impose donc (subjugation) par l’impression de justesse (parfois) mais ne peut être « enseigné » comme l’est un raisonnement progressif et déductif. Pour produire de la pensée magique, il faut naître dans un milieu de gens cultivés (sauf exception, il y en a toujours et on les brandit pour masquer le reste de la statistique), recevoir en quelque sorte par infusion des capacités à faire fonctionner une boîte noire qui fonctionnera d’autant mieux qu’on aura de bons exemples, de bons maîtres — et c’est là que je vois de l’élitaire.
Merci, Brigetoun, de faire entendre votre voix, et votre droit à la lecture, et pardon pour cet échange un peu vif. Vinteix et moi nous connaissons un peu et n’en sommes pas à notre première passe d’armes. Mais toujours mouchetées, jamais d’insultes ni de porte claquée (enfin, j’espère).
sur le pédagogique VS magique, oui, d’accord avec toi, sauf que ce n’est pas non plus une règle (« par nature »)… comme tu le précises d’ailleurs toi-même…
ni le « magique » une position majoritairement élitiste (sauf à restreindre le point de vue à une application ou présentation pédagogique ou didactique de la littérature – pardon de me répéter, mais ce n’était pas et ce n’est pas mon propos). D’ailleurs, les « exceptions » que tu mentionnes comme telles ne sont, me semble-t-il, pas si exceptionnelles que ça… (rapport aux statistiques) et d’ailleurs, il faudrait tenir compte de tout un tas de gens, de tout un tas d’auteurs (connus ou méconnus, voire inconnus), qui peuvent produire de tels éclats magiques, et qui peuvent être plus proches de l’autodidacte, ou en tout cas sans lien privilégié avec des milieux cultivés ou des institutions… et il y en a, à mes yeux, beaucoup plus que ce que tu as l’air de tenir comme « exception ». Mais bon, c’est encore un autre sujet…
Pas de porte claquée, non, bien sûr… mais je t’ai trouvé quand même bien piqué et piquant, et comme voulant peu ou prou (re ?)mettre sur des rails des commentaires qui, la plupart du temps, pour ne pas dire toujours, ne le sont pas vraiment (en-raillés, limités)… comme cela se passe, « par nature », dans la plupart des discussions… au fil des échanges…
Pour finir, encore une fois, quitte à me répéter, mais c’est pour moi essentiel (dans la différence « critique »/ »recherche », sans en faire non plus un dualisme absolu… il y a des passages et des ponts évidents entre les deux), le superbe exposé de M.Ferrier et ce que je peux généralement lire ici dans ton blog sont plus de l’ordre du « non-savoir » ou du « gai savoir » que du « savoir »…
Tu sais, dans ton premier commentaire (le n°2 ci-dessus), recherche / critique était une « différence majeure », alors que je ne parlais pas de ça (même si « grosso modo » et « à tes yeux », ça y faisait reférence). Cela m’a beaucoup étonné, d’autant que je ne suis absolument pas d’accord : pour moi il n’y a pas opposition entre les deux, mais entrelacement permanent et complémentarité. C’était le dualisme surgissant qui m’étonnait sous ta plume (de butor).
Et puis dans ton dernier commentaire (n°20), ce n’est pas (plus) un « dualisme absolu ». Ça me rassure.
Plus embêtant est le fait que chacun trouve l’autre « piqué » alors que ni l’un ni l’autre ne reconnaît l’avoir été. Si l’on exclut la mauvaise foi, reste que l’écriture, qui peut être vive, peut donner, devant l’écran et le clavier, l’impression de la mauvaise humeur, alors que de visu ça ne serait pas possible, au moins entre nous deux.
Méfions-nous donc de ces impressions de lecture !…
Certes, et si j’ai été, peut-être, un peu vif ou trop affirmatif dès le début, c’est simplement en raison de la récurrence relativement fréquente de cette question… (et aussi, parce que même si je m’étale un peu, c’est ici, forcément, un peu raccourci, schématisé)
question qui d’ailleurs m’oppose souvent à certains universitaires (dont je suis néanmoins, de manière tout à fait anecdotique… et essentiellement pour des raisons de (sur)vie sociale)…
n’empêche que je n’ai pas usé à propos de tes commentaires de jugements piquants comme « phantasme », « haine », « qui t’égare », « désolant ! », « tu déboules hors sujet », « tu plaques »…
Amicalement néanmoins.
Je me retire pour aujourd’hui.
Sans vouloir faire redémarrer — à supposer qu’elle soit éteinte — la « querelle », je me permets de mettre mon grain de sel… Il me semble que, pour ne parler que de ceux que je connais un peu moins mal, deux des noms cités dans cet échange, Lacoue-Labarthe et Derrida, sont plutôt rangés par Vinteix dans la « critique » (dans l’opposition — non absolue — qu’il fait avec la « recherche » «« scientifique »»), alors qu’ils sont à mes yeux exemplaires d’un travail rigoureux, documenté, plus ou moins méthodique (je dis « plus ou moins », parce qu’on se souvient de la réticence qu’avait Derrida quant à l’idée de faire dégénérer son travail en « méthode », avec tout ce que cela présuppose de processus réglés d’avance). Bref, de la « recherche » au sens le plus plein du terme — tout en étant également, bien sûr, de la « critique » au sens tout aussi plein du terme (en le prenant, bien sûr, dans la continuité des Romantiques, de Benjamin, etc.).
En fait, c’est bien en effet le mot « science » qui est à repenser de fond en comble, ainsi qu’y invite Derrida à de nombreuses reprises (dès De la grammatologie, mais aussi dans Mal d’archive, etc.), ou encore, mutatis mutandis, dans les termes du débat Adorno/Popper des années 60.
Tout ceci peut devenir un sérieux casse-tête, quand on est en charge d’un cours de « méthodologie de la recherche », qu’on pencherait plutôt d’un côté que Vinteix appellerait encore la « critique » (Lacoue, Derrida, donc, et quelques autres), mais qu’on voudrait faire droit, et justifier devant des étudiants de 3e année peu initiés à ce genre de débats, à la « scientificité » de ce type d’approche. (Si vous avez des idées, je suis preneur, début du semestre dans 10 jours…)
Bref, tout ça pour dire : je crois que la meilleure façon de défendre ce que vous appelez « la critique », Vinteix, n’est pas de l’opposer à « la recherche » ou « la science », mais au contraire de montrer que ce type d’approche peut posséder sa pleine légitimité au sein de ce champ. Je dis « peut posséder », parce que ce n’est pas automatique, un seul exemple : oui moi aussi je suis fan du Rimbaud de Michon, oui si je devais faire cours sur Rimbaud j’encouragerais mes étudiants à se précipiter dessus, oui peut-être même je « travaillerais dessus » avec eux, mais non cela n’appartient pas au domaine de la « recherche » — ce qui ne signifie certainement pas que cela ne renferme aucun « savoir ».
Je m’en arrête là, bon dimanche !
benjamin
Je suis grosso modo d’accord avec vous, Benjamin. J’ai sans doute trop opposé, caricaturant un peu, au départ en tout cas.
Evidemment, comme vous posez aussi le problème sous l’angle pédagogique ou didactique, je n’ai pas grand chose (dans l’immédiat) à en dire…
Mais quand je parle de « non-savoir » ou de « gai savoir » (après pas mal de gens, comme vous le savez bien), ce n’est évidemment pas une négation du « savoir »… simplement, cela me semble un « pas au-delà » qui me ravit davantage qu’un froid « savoir ».
Pour illustrer, permetttez-moi de conclure par deux citations de Bataille, ayant trait à sa critique esthétique, opposée aux discours plus historicistes ou seulement rationnels, à propos de laquelle Didi-Huberman a parlé précisément de « gai savoir visuel » :
« Essentiellement, la peinture dont je parle est en ébullition, elle vit… elle brûle… je ne peux parler d’elle avec la froideur que demandent les jugements, les classements. »
et une autre, qu’il faudrait citer en entier, mais trop longue, qui se termine par : « cet exposé me met en jeu personnellement. » (OC, t.IV, p.397).
sans tout citer, j’écris quand même la dernière phrase en entier, précédemment tronquée :
« Si mon exposé est une oeuvre d’art, c’est que j’ai conscience en l’écrivant, de ce qui, parce que je l’écris, se passe en moi : cet exposé me met en jeu personnellement. »
Bataille, par ailleurs, né dans un milieu paysan, tout à fait inculte, tout comme Rimbaud… et je me demande si la « magie » ne serait pas plutôt là…
Anecdotiquement, il faudrait faire un recensement de grands écrivains et/ou critiqués nés dans des milieux plus ou moins incultes…
Bon dimanche… ou ce qu’il en reste…
Merci, Benjamin, d’apporter de l’eau à notre moulin — ou du sel à notre cuisine…
En relisant le fil des commentaires, je m’aperçois, cher Vinteix, qu’il est bien possible que ta réticence devant le scientifique (l’esprit scientifique) tienne à ce que tu penses être l’objectivité, ou absence, ou froideur du chercheur devant la matière de ses recherches.
Or il est assez clair pour la plupart des scientifiques, et ce depuis assez longtemps, que la présence du chercheur fausse TOUJOURS les mesures, et même que sa présence à tel ou tel endroit pour effectuer une soi-disant mesure est toujours un choix partiellement subjectif.
De plus, pour revendiquer ton pas très sympathique « bidouillage », je dirai, pour reprendre mon exemple, que quand je travaille sur un relevé d’occurrences tirées de millions de mots, je me mets beaucoup en jeu personnellement, et quand je présente cela devant un parterre de « spécialistes » comme en mai sur Claude Simon, je fais aussi état de l’immense part de subjectivité que tous ces tableaux et calculs ont comportée.
Mais j’appelle quand même cela « science » (et non pseudo-science) parce que des protocoles ont été posés et peuvent être reproduits par quelqu’un d’autre — même si de nombreux micro-choix peuvent à chaque instant être faits différemment et entraîner de tous autres résultats.
Ce qui me ramène à la méthodologie de la recherche, pour Benjamin.
Ayant fait cours plusieurs années sur ce thème, je ne saurais donner de conseil ni de méthode, tant cela dépend du public et des moyens. Mais trois principes m’ont toujours accompagné : celui des protocoles de recherche, qui doivent être clairement décrits (pour reproduction, vérification, critique, etc.), celui de la délimitation de corpus, pour connaître / décider les limites de ce sur quoi on travaille, et celui de la fiabilité des sources et matériaux textuels (ou autres : audio, photo, vidéo, etc.). Ces principes découlent en fait d’une éthique pour nos sciences molles qui est tout de même bien proche de l’esprit scientifique.
Oui, j’entends bien… par contre, je n’ai pas de réticence vis-à-vis de l’esprit scientifique en soi, bien conscient par ailleurs de l’intervention humaine, ayant, malgré une non formation scientifique, quelques notions d’épistémologie, et m’étant intéressé un temps à la physique quantique et ses répercussions philosophiques…
Non, la différence est que la mise en jeu et l’investissement personnels, comme la « magie » (notamment en raison d’une méthodologie généralement bien structurée) ne me semblent malgré tout pas les mêmes…
Je prends un autre exemple précis, toujours pour illustrer… Ayant travaillé un temps sur Lascaux (toujours le même travail de thèse), en marge du texte de Bataille, j’ai évidemment lu un certain nombre de textes plus scientifiques, d’archéologues ou préhistoriens… ce fut très intéressant et j’ai beaucoup appris (d’autant que j’ai un grand ami archéologue, qui m’a permis, à l’époque – ô chance inouïe ! – de visiter la vraie grotte, et non la réplique)…
en même temps, au bout d’un moment, ces lectures m’ennuyaient et m’enfermaient… et je préférais revenir à un texte plus « libre », moins limité ou contraint, plus « GAI SAVOIR » que « SAVOIR » formel ou formalisé, en l’occurrence celui de G.B. (même si c’est loin d’être un de ses meilleurs textes !)… d’autant plus aisément que, dans leur approche scientifique, les préhistoriens sont eux-mêmes réduits à une part d’imagination, ayant affaire, comme le disait Leroi-Gourhan de la préhistoire, à des « messages tronqués »…
(Bataille qui, bien sûr, avait lui-même lu à ce sujet les ouvrages scientifiques de l’époque… comme il s’intéressait de très près aux sciences, et pas seulement humaines, ayant notamment parmi ses amis les plus proches le physicien G.Ambrosino)
De la différence dont j’ai parlé, je ne fais pas une question de jugement heuristique ou axiologique, mais simplement une question de différences de point de vue, à mon goût personnel, d’intensité, d’ouverture, de passage, de limites… d’émotion… concevant difficilement la littérature et un discours sur la littérature sans émotion, la lecture, comme l’écriture, étant elle-même une expérience…
Or, malgré la présence du chercheur et un investissement personnel certain, que je renie pas et respecte, dans la majorité des discours rationnels ayant pour principe une recherche véritablement scientifique, en quête de résultats, on ne peut guère dire que l’émotion ou la sensibilité soient au premier plan…
Pour le dire encore autrement, en schématisant encore plus, m’intéressent d’abord sur la littérature des textes qui sont eux-mêmes de la littérature.
Finalement, je cite en entier l’extrait précédent de Bataille, tant il ne sépare pas et correspond assez bien à ce que je pense :
« Je n’ai d’autre moyen de m’exprimer que de parvenir à cet exposé d’une philosophie qui serait en même temps une oeuvre d’art. (…) Il me semble de toute façon que seule une oeuvre d’art répondrait à la représentation de ce qui est que je veux formuler. Non que j’aie l’intention de donner une forme pathétique ou de charger mes phrases d’images émouvantes : je n’ai rien en moi qui m’oppose au mouvement pathétique de la pensée et je m’adresse plutôt qu’à l’intelligence à la sensibilité, mais peut-être ma pensée sera-t-elle d’autant plus pathétique que je la formulerai comme s’il n’en était rien ; et j’atteindrai peut-être d’autant mieux le coeur que j’aurai été intelligible. La question de la forme est secondaire. Si mon exposé est une oeuvre d’art, c’est que j’ai conscience en l’écrivant, de ce qui, parce que je l’écris, se passe en moi : cet exposé me met en jeu personnellement. »
Sur ce, bonne nuit (je n’ai été que trop bavard).
Parenthèse : j’ai pour ma part une formation scientifique, et suis toujours étonné de l’idée que se font les gens « de l’extérieur », y compris certains épistémologues (je ne parle pas du tout pour vous, Vinteix). La différence sciences exactes / sciences « molles » me paraît moins marquée qu’on ne croit, ou plutôt dépend fortement des disciplines. Certaines « grosses » (en terme de taille de la communauté de chercheurs, d’étudiants, etc.) disciplines ont une méthodologie précise, très construite — je pense par exemple à la sociologie (oui, je sais, il y a en fait plusieurs méthodologies qui s’y affrontent, mais ils n’en sont que plus précisément formalisés, le plus souvent). Pour des « petites » disciplines, il en va tout autrement. Dans mon cas, ç’en est caricatural : la musicologie n’est déjà pas un bien gros machin, mais la musicologie jazz, ça devient quasi inexistant — en particulier, il n’y a pas de tradition « épistémologique » vraiment constituée, même implicitement. (Et donc, pour réagir à ce que disait Berlol, et le remercier de sa réponse : oui, ça dépend très fortement du public, et mes petits jazzeux débarquent complètement sur ce genre de problématiques…)
Mais à vrai dire, je n’évoquais au départ le contexte didactique / pédagogique que parce qu’il est généralement le moment privilégié pour une certaine « objectivation » de nos méthodes de travail, et donc une étape — pour moi essentielle — de la réflexion sur nos pratiques, pour nous-mêmes, chercheurs.
Quant à la « magie » : j’ai grande suspicion à son égard, s’il s’agit de faire une opposition trop ferme par rapport à ce qu’on peut gagner par un travail de recherche précis. Si elle est bien faite, l’analyse permet justement de se rapprocher de ce qui est vraiment « magique » — à condition bien sûr de ne pas prétendre réduire l’objet qu’on analyse à ce qu’on aura réussi à en extraire.
Pour vous souhaiter une bonne fin de dimanche, deux citations du livre d’Adorno sur Alban Berg :
« La méfiance vis-à-vis de l’analyse — et déjà le plus souvent, comme on l’a vu à propos de Freud, à l’égard du mot lui-même — va de pair non seulement avec une conception non-critique, irrationaliste de l’œuvre d’art, mais plus généralement avec une attitude réactionnaire. L’on s’imagine que toute la substance est menacée par la connaissance, alors que ce qui lui résiste ne fait ses preuves qu’en se déployant au sein d’une connaissance pénétrante. » (p. 72)
mais aussi :
« Pour éviter que le concept d’analyse ne dégénère en réellement en faux rationalisme, on ne saurait, il est vrai, se montrer trop exigeant à son endroit. » (p. 73)
amicalement
benjamin
P.-S. : sur l’exposé qui est « lui-même » une œuvre d’art, je suis pour une part d’accord (cf. aussi, par exemple, le texte « L’essai comme forme », dans les Notes sur la littératures d’Adorno)… mais pour une part seulement : on a souvent reproché (entre mille autres choses) cela à Derrida, ce à quoi il répondait avec beaucoup de méfiance — le fait qu’il fasse droit, pour commenter une œuvre d’art (ou un texte littéraire), à une certaine nécessité que ses protocoles d’écriture soient eux-mêmes, d’une certaine façon, « littéraires », ne doit pas conduire à confondre un « texte littéraire » avec le produit d’un réel travail de recherche, précis, rigoureux.
(Mais quant au fait que de nombreuses lectures « érudites » sont ennuyeuses à mourir, ce n’est pas moi qui vous contredirait ! Mais il y a aussi de nombreuses « critiques » qui, à prétendre verser dans la « magie » et « l’ineffable », en sont parfaitement indigentes, et finalement nettement plus ennuyeuses, non ?)
Tout à fait d’accord, Benjamin, avec les deux écueils que vous énoncez là. Oui, bien sûr, je ne sépare pas complètement « recherche » et « critique », et comme je l’ai dit n’en fais pas une antinomie, mais j’entends d’abord « recherche » (car il ne s’agit pas non plus de mépriser le travail !) comme une lecture ou plutôt des lectures approfondies, accompagnées de réflexion et inventant quelque chose (peu importe la forme ou la manière). En même temps, quand je privilégiais (à mon goût personnel) les critiques où l’émotion et la sensibilité priment sur une grille formelle méthodologique, ce n’était pas, bien sûr, pour verser dans l’irrationnel ou le pathos de l’ineffable, mais la « magie » comme la « pensée sauvage » sont aussi des formes de pensée. Dans les termes d’émotion ou sensibilité, forcément vagues et généraux, j’entends aussi le rire ,l’ironie, le désir, la joie, la violence, la révolte, l’ivresse, etc. autant d’énoncés ou d’énonciations qui me semblent (jusqu’à preuve du contraire) généralement très peu présents, voire bannis, dans le sérieux des protocoles de recherches véritablement scientifiques.
Petite parenthèse, en écho à l’entretien avec E.Chevillard rapporté aujourd’hui par Berlol : je suis en train de lire « Fragments de Lichtenberg » de Pierre Senges… évidemment, on ne peut pas dire que ce soit à proprement parler un livre de critique littéraire, mais à partir d’une matrice fictionnelle, pleine d’érudition et de délire baroque, qui n’est qu’un prétexte pour revisiter et (re)lire Lichtenberg, P.Senges fait aussi une analyse, brillante, suprenante et aussi hilarante, de deux siècles d’histoire littéraire (s’en donnant notamment à coeur joie dans sa raillerie de certaines « recherches », du XIXe siècle !)… Un livre vraiment impressionnant, comme le dit Chevillard, et passé presque inaperçu. Bien sûr, cela tient plus d’une sorte d’aérolithe inclassable que de la critique… mais le délire (aussi virtuose !) et l’humour, parfois désopilant, y ont aussi leur place.
« Tous les mots
Sont des pièges
A mouches.
L’araignée
C’est l’idée. »
M. de Chazal, « Sens magique »
Autre petite parenthèse, cher Berlol, concernant l’esprit scientifique… Si je n’ai pas une approche scientifique de la littérature, j’ai par contre le plus grand respect pour « l’esprit scientifique » en général et une vive curiosité (en amateur modestement éclairé, très longtemps abonné à « Sciences et avenir ») à l’égard des sciences. Petit exemple anecdotique : je viens de terminer un petit travail sur l’écriture du rêve, assez fortement opposé à la « doctrine » de Freud (que je ne tiens pas pour scientifique), mais dans lequel, justement en opposition au freudisme (des rêves, j’entends), j’essaye, dans la mesure de mes modestes moyens, de tenir compte des découvertes et avancées scientifiques (neurobiologie, onirologie moléculaire…) concernant ce que l’on appelle depuis 50 ans le « sommeil paradoxal »… (encore une question de ponts et de passages…)
Voilà qui est fort intéressant ! Et ça va paraître ou c’est pour une communication ? Moi aussi, je travaille sur le langage des rêves, justement…
Pour ce qui concerne Freud, je t’accorde que ce n’est peut-être pas très scientifique aux yeux de ce qui l’est aujourd’hui, mais je pense que tu évites l’anachronisme d’une façon ou d’une autre…
Tiens, quelle coïncidence !
Oui, c’est pour une communication dans un colloque franco-japonais (comme quoi, je ne crache pas dessus non plus…) le mois prochain à Fukuoka (Université de Seinan), intitulé « Traduire le rêve »… et un article à paraître (dans une version plus longue)… mais dans une revue que personne ne lit, bien sûr, puisque celle de l’Université de Fukuoka… (en attendant d’autres supports avenir)…
Pour ce qui est de Freud, même si je le pique un peu, je ne l’accable pas non plus, vu qu’il ne pouvait qu’ignorer les découvertes neurobiologiques postérieures… néanmoins, je m’étonne encore (ayant notamment relu ses commentaires de « la Gradiva » de Jensen) à quel point il a pu réduire le rêve à une interprétation si étriquée, focalisée sur le solipsisme de la pysché, la tribu familiale et ses scénarios oedipiens…
Bref, si ça t’intéresse, je peux t’envoyer mon texte par courriel privé…
J’y serai ! mais seulement le vendredi…
Pour Gradiva, c’est vrai qu’il n’y est pas allé de main morte, si je puis dire.
(Je sors. A ce soir.)
Ah bon ! quelle surprise !
Au plaisir alors !