Caparaçonné de l’intérieur
Hier, c’était le douzième anniversaire de la mort de mon père. C’était aussi mon premier jour en tant que docteur de littérature française, après la e-soutenance de jeudi. Deux événements qui se sont passés en France alors que je n’y étais pas. Cette distance est-elle constitutive de mon approche épistémologique large et circonspecte des phénomènes que j’étudie ou qui me concernent ? Ou est-ce une disposition naturelle qui m’a amené à ne pas rester trop près de ce qui me touche ?
Enfant déjà, balladé entre deux parents divorcés, je me suis peut-être caparaçonné de l’intérieur pour en souffrir le moins possible, me réfugiant dans les livres et le ping-pong seul contre le mur de ma chambre… Une fois mon scaphandre littéraire confectionné, j’ai continué et achevé ma scolarité en étranger dans ma famille, le moins impliqué possible, toujours un livre à la main ou un casque sur les oreilles. Jusqu’à partir au bout du monde, d’où je suis les péripéties de mes lointains proches – ou de mes proches lointains, on ne sait plus.
Mes parents éprouvaient pour mon parcours une sorte d’admiration teintée d’incrédulité, puis un respect non dénué d’hostilité.
Au-delà du peu qu’en dit Flaubert, sait-on vraiment pourquoi Bouvard et Pécuchet sont hors de la société qu’ils essaient de comprendre ? Ou pour quelles raisons Meursault est assez indifférent au décès de sa mère ? On comprend à peine ce qui pousse Kafka à vouloir qu’un individu quelconque soit ostracisé et broyé. Et que dire de l’indifférence peut-être feinte du narrateur de La Jalousie ?…
« La nuit vous savez qu’il y a peu de chances que vos parents entrent dans votre chambre. Même si vous ne fermez pas la porte de peur de devoir vous expliquer sur ce geste, vous avez loisir de penser à ce que votre vie pourrait être si vos parents étaient morts. Vous pensez à la mort de vos parents. Vous imaginez les sentiments que vous éprouveriez, l’enchevêtrement des démarches à accomplir, des gestes à réaliser, des apprentissages à faire. Vous ne savez pas si vous êtes abattue en raison de l’idée même de cette mort et de son caractère inéluctable ou si votre abattement vient plutôt du sentiment que vous avez de ne pas être en mesure, à votre âge, d’en supporter les conséquences vertigineuses. Vous n’êtes pas encore prête à la mort de vos parents. » (Olivia Rosenthal, Que font les rennes après Noël ?, Paris, Verticales, 2010, p. 112)
Même jeune adolescent, je scrutais souvent par la fenêtre la perspective dégagée de quelques centaines de mètres en direction de la gare par où mon père devait revenir du travail. Quand son retard devenait étrange et étant seul dans l’appartement, je pensais à l’éventualité accidentelle de sa mort. Comment je l’apprendrais. Comment j’y survivrais et ce que ça voulait dire… Certains jours, ça m’apparaissait comme une libération, enfin le monde s’ouvrirait à moi, mais la plupart des fois c’était terrifiant – comme dit Olivia, je n’y étais pas encore prêt.
Je viens d’apprendre la mort de Guy Marchand, dont je parlais il y a peu. Voyages, musique, cinéma, voitures, etc., j’ai l’impression que c’est un homme qui a eu une belle vie. Dans mon esprit, il se range automatiquement à côté de Belmondo et de Georges Descrières – élégance, ironie, jovialité – loin de Delon, De Funès ou de Ventura, par exemple, avec lesquels je ne me sentais aucun point commun.
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Publié dans le JLR