Quand le robinet des informations est ouvert
J’avais tellement de choses à dire depuis des jours et des jours que ça ne servirait à rien d’essayer de les rassembler maintenant. D’ailleurs ça ne ressemblerait plus à rien. Les expressions seraient fanées. Sans compter que c’était surtout des petites choses personnelles dont tout le monde pourra très bien se passer, ou littéraires, sur G… ou sur E…, ce qui a l’air d’être encore moins bien considéré de nos jours… Rien à voir avec les catastrophes mondiales qui s’accumulent et font chaque jour ma réprobation autant que mon étonnement. Dès qu’on ouvre un canal d’information audio, vidéo ou texte, ce sont des torrents de merde qui se déversent. Comment est-ce possible ? Comment survivons-nous chaque jour à tant de saletés, de crimes, de corruptions et d’accidents ? Jusqu’au jour où justement nous n’y survivons pas parce que nous sommes dedans… Chaque fois que je prends l’avion, je me dis que cette fois pourrait être la bonne. Je me le dis aussi en prenant mon vélo, c’est-à-dire beaucoup plus souvent, mais avec l’impression que ça pourrait être moins grave. Alors, oui, il y a des jours où je n’écoute rien. Rien que des voix normales autour de moi, chez moi, au supermarché, au centre de sport, les voix des étudiants qui essaient encore et encore de ne pas travailler mais qui progressent tout de même, les voix en réunion quand je n’ai rien à décider et même pas besoin de comprendre, les voix des inconnus dans le métro, des voix qui chantent aussi, même si je ne les comprends pas toujours, et parfois c’est justement ça qui est bien. On veut comprendre. On veut comprendre et quand on comprend quelque chose, on comprend qu’on est pris dedans, le fait même de comprendre quelque chose nous prend dans quelque chose – acquiescement ou opposition – qui est comme une participation, une implication, et aussi une insatisfaction de ne pas pouvoir ou vouloir intervenir, ou de ne pas en avoir le temps, ou la force, ou l’argent, et ça nous fait comme une petite blessure d’amour-propre, une petite culpabilité, un minuscule remords, qui se répète à chaque fois qu’on comprend quelque chose, c’est-à-dire dix fois ou cent fois par jour quand le robinet des informations est ouvert. Et ces minuscules blessures répétées des milliers de fois sont notre expérience et notre connaissance du monde au-delà de ce que nous voyons personnellement. Je n’étais pas à T…, ni à F…, ni au B…, ni sur la P… à N…, je n’étais pas devant ce connard de S…, ni devant cet enfoiré de P…, ni devant cette râclure de M…, ni même devant l’arrogant V…, pourtant chacun de ces noms m’a atteint, et des milliers d’autres que je ne citerai pas, et c’est comme ça qu’est le monde pour moi, parce que je ne suis personne, en contact avec rien ou si peu. Et malgré tout, je veux comprendre et continuer de savoir, c’est devenu un spectacle ignoble, une nourriture dégoûtante et on dirait bien que j’en veux encore. Alors j’ai aussi mes fils d’actualités de Facebook, de Twitter, de Netvibes qui me nourrissent, et on peut le lire comme mes enfants, mes fils, qui me nourrissent, qui me rapportent ce qu’ils sont allés chercher partout. Et les jours où je n’écoute ni ne regarde rien, je me sens aussi coupable. Comme si j’abandonnais le monde.
Aujourd’hui, j’ai eu cinquante-cinq ans.
Publié dans le JLR