Estime du loup
En ce moment, je prépare des cours sur les Lettres de mon moulin. Classique de littérature gentillette s’il en est, pensez-vous ?…
Prenons la chèvre de M. Seguin – enfin quand je dis « prenons », je m’entends : je n’ai pas l’intention de la prendre ou de la retenir. Car c’est bien là, le problème…
On s’émeut souvent du sort de la pauvrette dévorée par le loup, les enfants pleurent, les mères avertissent, etc. Mais l’histoire de Blanquette – me semble-t-il – a un tout autre sens. Et pas besoin de recourir à Gringoire ou Esméralda, ces petits cailloux que Daudet dispose pour égarer les érudits de son temps.
Décryptage : plutôt qu’une vie entière d’ennui et de servitude (n’oublions pas qu’elle est attachée à une corde et, même très jeune, donne son lait tous les jours – ce qui peut être assimilé à du travail forcé et à de l’abus sexuel), Blanquette choisit trois fois et en toute conscience :
1. Elle décide de partir dès qu’elle en a la possibilité et elle jouit de sa liberté avec grand bonheur ; elle s’est d’ailleurs élevée dans le monde et elle a découvert en une journée plus de choses que dans toute sa vie précédente.
2. Elle est tentée de redescendre le soir mais elle y résiste en sachant parfaitement le risque qu’elle prend ; elle doit d’ailleurs pressentir qu’en cas de retour, elle serait punie et enfermée plus sérieusement.
3. À une mort rapide et sans souffrance, elle préfère l’épuisant combat contre le loup même si c’est sans espoir de le vaincre ; elle n’y prend aucun plaisir mais elle sauve – ou gagne – sa dignité et pourrait presque avoir l’estime du loup.
Elle est donc une héroïne libertaire et désespérée : elle ne prône pas romantiquement « la liberté ou la mort ! » mais elle assume – post-exotique avant l’heure – « la liberté et la mort ». Total respect !
De l’autre côté, on dirait que le naïf M. Seguin n’est pas du tout conscient d’être un exploiteur. Tortionnaire, peut-être, c’est à discuter ; en tout cas, un véritable mono-maniaque : Blanquette est tout de même sa septième chèvre qui s’enfuit ! Il aurait pu changer de pécore ou se mettre à la vigne. Il aurait pu se poser des questions sur sa dépendance caprine.
Du coup, ce sept nous inquiète, c’est un peu comme la septième femme de la Barbe-Bleue, il y a une sorte de compulsion masculine – même sans être un ogre – à vouloir s’assujettir des personnes du sexe féminin qui ne le souhaitent pas.
Par ailleurs, « il y a le loup dans la montagne » est l’éternelle réponse sécuritaire des profiteurs devant l’aspiration humaine à la liberté – car Blanquette s’est élevée du niveau animal au niveau humain, M. Seguin faisant le trajet inverse. Enfin, sur ce dernier point, je ne suis plus très sûr. C’était sans doute vrai à l’époque d’Alphonse Daudet et de Victor Hugo. Mais après un XXe siècle de totale indignité, l’élévation humaine en a pris un bon coup dans l’aile. Et le XXIe siècle ne se dirige pas non plus vers le haut.
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Publié dans le JLR