Le malaise des deux touristes de 1937
« (et il pouvait se rappeler : Berlin, la gare de Friedrichstrasse, le soir ou plutôt déjà la nuit, le Mexicain et lui déjà installés dans leur wagon-lit, leur train à destination de Varsovie encore à quai, et sur un quai, plus loin, une foule grouillante d’hommes, de femmes et d’enfants chargés de ballots, attendant de monter dans un train composé de wagons de troisième classe, et eux deux, les deux nonchalants touristes, regardant avec simplement d’abord leur curiosité de touristes dans un pays étranger, puis avec un sentiment croissant de malaise, puis (quand ils virent les quelques silhouettes en uniforme marchant parmi les ballots, les valises et les enfants, les poussant – sans brutalité particulière, avec patience même, mais inexorablement, tranquillement, comme auraient pu le faire des machines -, les aidant même parfois à se hisser, eux et leurs bagages, dans les wagons, et à la fin refermant les portes, restant debout de loin en loin sur le quai désert) comprenant, le Mexicain lâchant alors un juron, tous les deux abaissant le rideau d’un même mouvement et restant là, incapables d’échanger un mot, assis côte à côte sur le lit déjà préparé de la couchette inférieure dans le compartiment aux petites lampes roses et aux boiseries d’acajou, incapables même de se regarder) » (Claude Simon, L’acacia, Paris, Minuit, ch. VIII, p. 221-222, coll. Double.)1
Dans les chapitres pairs de L’acacia, le narrateur se remémore les événements non-épiques vécus pendant la guerre, ceux-là même que Claude Simon a déjà utilisés et en quelque sorte usés dans La route des Flandres et ailleurs : le commandement aléatoire, les mouvements de troupes désorganisés, la supériorité de l’armement allemand, la fatigue et la faim, l’incident de la selle auquel il doit de survivre à un mitraillage, etc., jusqu’au geste brave et con de l’officier sortant son sabre quand on l’abat. Mais la réorganisation des passages et ce qu’il faut bien appeler de nouveaux détails, ou de nouvelles descriptions de séquences déjà connues font que L’acacia présente tout de même un intérêt et une qualité remarquables, et comme une densité différente de celle des autres livres. Plus qu’ailleurs, textuellement, un train peut en cacher un autre. La mémoire fait des trains de trains, ou des trains russes, comme on dit des poupées russes… Dans mon souvenir des lectures simoniennes, il me semble que la description du train destiné aux mobilisés, arrivant en gare avant d’être investi,2 est nouvelle, de même que certains détails du voyage de 1937 en Allemagne, en Pologne et jusqu’en Russie. Idem pour ce texte entre parenthèses, décrivant des familles déportées (?) poussés dans un train à la gare de Berlin, vues par deux touristes soudain très mal à l’aise. Ne comprennent-ils qu’à ce moment-là la nature réelle du régime nazi ? (Et ils seraient déjà en avance sur bien d’autres…)
Or, dans l’écriture simonienne, les parenthèses détaillent (ou dérivent à partir) des éléments textuels qui les précèdent. Dans le cas de celle-ci, ce qui précède et suit la parenthèse concerne le narrateur lui-même, son temps de vie numérisé parce qu’il craint de mourir bientôt (« vingt-six années », « soustraire celles de sa petite enfance », « dix bonnes années […] d’oisiveté », p. 221, « dix années », « ajoutées aux seize », p. 222), et se trouve être, narrativement, sans rapport avec le contenu de la parenthèse, comme si celle-ci était rapportée, ou tombée là comme un cheveu sur la soupe, comme un collage arbitraire, à quoi je ne puis me résoudre. À moins que la relation entre la parenthèse et son contexte soit précisément cette peur de la mort, ou ce questionnement sur l’existence que pouvaient partager le réserviste mobilisé ET les familles poussées dans le train : le dernier mot avant la parenthèse est précisément « inexistence »…
Si la motivation de la parenthèse est existentielle, c’est que le « sentiment croissant de malaise », le malaise des deux touristes de 1937 – dont se souviennent le narrateur de 1940 et l’écrivain de 1989 (date de parution initiale de L’acacia) – porte bien sur la possibilité d’existence ou de mort de cette « foule grouillante » du quai de Berlin. Cependant, je n’ai pas souvenir que Claude Simon en ait parlé ailleurs (que l’on me détrompe, le cas échéant). Mais peu importe, je ne vais pas lui faire un procès. Il en donne d’ailleurs peut-être lui-même la clé : « tous les deux abaissant le rideau d’un même mouvement et restant là, incapables d’échanger un mot » – la surprise et l’impuissance, et en quelque sorte la honte de l’impuissance.
Des scènes simoniennes sont reprises d’un livre à l’autre (troupes à cheval, fusillades, etc.), des personnages et des motifs font souvent leur retour (camarades ou cartes postales, par exemple), et chaque retour ou reprise est une occasion de découvrir de nouveaux à-côtés, commentaires, de nouvelles circonstances, scènes satellites ou repêchées dans la mémoire. Il est bien possible que le puissant et merveilleux travail de remémoration et de réécriture entrepris pour L’acacia ait permis de (faire) sortir ce souvenir de Berlin, soit qu’il ait été enfoui, longtemps refoulé et redécouvert par l’écriture, soit qu’il n’ait jamais été oublié (comme nous le suggère l’insertion dans la remémoration de 1940) mais qu’aucune place n’ait pu lui convenir jusqu’alors dans l’œuvre simonienne.
Notes ________________« À Berlin, les schupos portaient une sorte de képi, également en cuir bouilli, qui leur moulait le bulbe du crâne au-dessus de leur nuque rose et rasée. C’est une coiffure d’un effet particulièrement pénible. Mais toutes ces polices ne sont pas très dangereuses pour vous si vous êtes étranger, à condition qu’on ne vous soupçonne pas de faire de la politique et que vous ayez de l’argent à dépenser. » (Claude Simon, La corde raide, Paris, Le Sagittaire, 1947, p. 13-14)
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Publié dans le JLR