Planète impossible
Plaisirs du silence… Silences du plaisir…
Quoi ? Si c’est pour commenter indéfiniment les impasses égyptiennes et syriennes, les affaires Tapie, les atermoiements gouvernementaux, les accidents ferroviaires en série ou les dernières révélations sur la surveillance de l’internet, je préfère me taire. Et même mon avis sur Fukushima, ça n’a aucun intérêt. Mieux vaut aller lire des spécialistes.
Demain, fin des cours sur Le neveu de Rameau (le matin) et Le petit prince (l’après-midi) à l’Institut français de Tokyo. Ces deux agréables sessions de cinq semaines, je les dois à mes étudiants, à leur fine écoute et à leur participation. Mais aussi à la dimension philosophique exceptionnelle de ces deux œuvres si différentes. Exceptionnelle surtout en ce qu’elles ne se présentent pas comme des œuvres philosophiques, qu’elles ont d’abord une excellente couverture auprès d’un grand nombre de gens pour qui la philosophie doit être une chose ardue, sombre, complexe. La couverture de la satire ou du conte pour enfants est tellement bien imitée que ces textes sont en effet ce qu’ils paraissent être : une satire et un conte pour enfant.
Tout comme le cheval de Troie qui était bien un cheval. Mais pas un cheval vivant, hein ! Il ne faudrait pas prendre les Troyens pour de totaux abrutis, non plus. Ils avaient bien vu qu’il ne s’agissait pas d’un vrai cheval, au sens de cheval vivant, mais ils ont considéré que c’était un vrai cheval non vivant, une vraie représentation de cheval, et tellement bien représentative, cohérente et intrinsèque qu’ils n’ont pas pensé qu’il pouvait avoir été fabriqué par des hommes, mais bien que c’était un cadeau des dieux, ce qui évitait de penser la production de la chose ou le sens de sa présentation devant les murs de la ville (sauf Laocoon et Cassandre, bien sûr).
Bref, Le neveu de Rameau, si sautillant, si littérairement et théâtralement complexe, si tableau social à quelque distance de la Révolution, et Le petit prince, avec ses dessins vraiment naïfs, sa planète impossible, son apparition et ses voyages sans explication valable, peuvent devenir, pour les lecteurs qui se penchent un peu sérieusement dessus, de véritables mines dont ils extrairont sans cesse, à chaque page ou presque, de quoi nourrir leurs appétits intellectuels.
La question étant alors – et je mets mes étudiants à part puisqu’ils ont fait leurs preuves : qui a encore de l’appétit intellectuel ? Beaucoup de gens, sans doute (et je l’espère). Mais tous les autres les cachent. Comme la forêt cache l’arbre, ou la meule de foin l’aiguille.
On voit peut-être – petite aporie comme je les aime – que le point commun entre les deux textes est dans le déni de l’esprit de sérieux. Et par contrecoup, dans le sérieux autre auquel mène ce déni. Un contre-coût comme un retour de kick qui vous envoie à l’hosto.
À propos des apories, j’aime bien ça pour ce que c’est, un truc de la pensée qui vous grippe une machine comme du sel ou du sable, mais aussi parce que c’est un révélateur à gens sérieux. Les gens sérieux n’ont pas la fibre aporétique et c’est leur protestation réflexe contre l’aporie qui les trahit.
Du sel ou du sable ?
Et je repense à l’espièglerie de Jacques Higelin dans [son] aéroplane blindé, quand son propre fils lui demande de lui dessiner une chèvre… pour aller avec son mouton.
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Publié dans le JLR