Géolocalisation dans la barre chocolatée
Les pains au chocolat ont changé de dimension, ils sont des signes ostentatoires d’une bourgeoisie qui nargue les caïds de la drogue des trottoirs. Les mères se demandent s’il ne faudrait pas passer au petit pain au lait. Ou consommer dans la cour de récréation, hors de portée des arracheurs. D’autres pensent que la soustraction des quatre-heures est l’amorce d’un écosystème qui déplacera le surpoids vers une population plus facile à courser par les agents de la BAC. La droite débat de l’insertion d’une puce de géolocalisation dans la barre chocolatée.1
Les repaires des Sedangs sont des nids d’aigle en haut des pitons, protégés de hautes palissades. Après qu’on a reconnu Guerlach, on actionne les portes à poulies, on fraternise, on échange des objets, on danse, partage des repas. Yersin au milieu de la place déballe ses instruments scientifiques. Les jambes écartées, le regard levé vers le ciel, il prend ses latitudes et ses longitudes, cherche le soir la Polaire, mesure au baromètre les altitudes. Le père sort les crucifix et les encensoirs, dit la messe, marmonne et lève les bras vers son dieu qui semble se tenir non loin de la Polaire. C’est la première fois que les Sedangs rencontrent de plus sauvages qu’eux et assistent à leurs rites impayables. Ils se marrent et se frappent les cuisses. Les sorciers à l’écart font la gueule, qui ne manqueront pas à l’avenir d’intégrer quelques variantes du show dans leurs cérémonies.2
L’amplitude politique et historique du projet devillien est soutenue par un humour qui dézingue gentiment la modernité et le modernisme sur lesquels la société occidentale s’appuie encore. Contrebalançant le sérieux de la documentation scientifique et archivistique, les nombreuses allusions et citations rimbaldiennes, spécialement en parallèle avec Yersin, font déborder le texte des parapets littéraires vers un post-exotisme qui déborde du 20e siècle, comme on chercherait les racines du mal dans de mesquines pelouses.
Oui, les explorateurs qui réduisaient la planète en élargissant les cartes violaient des territoires et des cultures avec une naïveté boy-scoutesque, comme dirait Claude Simon, qui servait avant tout les intérêts bassement colonialistes du capitalisme européen. La différence entre Rimbaud et Yersin serait au fond que chez le second la quille n’éclate pas.
Sa sœur lui fait parvenir un grand coq vaudois pour ses poulettes annamites. Et là, sans doute, c’est la petite bande des freudiens qu’il faudrait interroger sur cette incestueuse procuration. Les poulettes ébouriffées n’ont pas vu le coup venir. Elles prennent goût à la recherche scientifique.
Pourtant ça ne suffit pas, et il faut encore une fois en venir au microscope, aux revues scientifiques. Assis à son bureau, dans son fauteuil en rotin, Yersin étudie l’embryologie, et le principe de Haeckel, selon lequel le développement d’un seul être, l’ontogenèse, récapitule en embryologie du poussin celui de toute l’espèce, la phylogenèse, et qu’en accéléré, à l’intérieur de l’œuf, le fœtus parcourt à grande vitesse l’évolution des gallinacés depuis le reptile. Parce qu’il aime les œufs, parce qu’il aime sa sœur, Yersin voudrait savoir comment avec du jaune et du blanc d’œuf on obtient un bec, des plumes, des pattes, bientôt dans l’assiette l’aile ou la cuisse et parfois des frites.3
Lors de mon prochain poulet-frites au Saint-Martin de Kagurazaka, je promets solennellement de boire une bière à la mémoire de Yersin !
L’humour n’est d’ailleurs pas facile à partager, notamment quand aucune base culturelle commune ne peut susciter la connivence. Je l’ai encore vérifié ces dernières semaines au séminaire de cinéma en passant aux étudiants Et soudain, tout le monde me manque (J. Devoldère, 2011). L’humour juif dont le père fait naturellement preuve ne peut être compris qu’en ayant au moins une idée des déboires des Juifs au 20e siècle (à défaut d’une connaissance plus large) et de leur capacité à se moquer d’eux-mêmes et de leurs malheurs, à l’instar d’un Woody Allen que les Français connaissent assez bien mais que les Japonais ignorent. Mais après quelques extraits bien choisis de Scoop (W. Allen, 2006), par exemple, le père (Michel Blanc) devient comique quand il recommande à sa femme (Claude Perron) d’avorter ou quand il dit à sa fille (Mélanie Laurent) qu’il l’a bien préparée aux désillusions qui l’attendent dans la vie…
En revanche, les absurdités liées à l’hypermodernité quotidienne sont directement risibles ; elles sont d’ailleurs mises en exergue dans la bande-annonce du film : « pas de nom, pas de boisson », dit le caissier dans le café à emporter, ou « il faut s’asseoir, c’est la procédure » sinon « j’appelle la sécurité » que débite machinalement Géraldine Nakache au père de son amie…
- Un petit « Copé » ? Pour la route… [↩]
- Patrick Deville, Peste & Choléra, p. 97. [↩]
- Id., p. 148-149. [↩]
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Publié dans le JLR