Heureuse beaufitude nous
Près de douze heures d’avion, précédées d’une restitution de voiture, du trajet de la maison à l’aéroport par la Francilienne, de la fermeture des portes, volets, placards, robinets, d’une vaisselle ultime après un déjeuner de restes, etc., et suivies d’un Narita Express, d’un taxi et d’un dîner sorti du congélateur pour finir au lit à 22h30.
Pendant le vol, trois films américains de consommation courante, déjà oubliés.
Et à Tokyo, la chaleur, sa chape. Celle de la fin août à Paris mais en plus humide, alors qu’en région parisienne, on commençait tout juste à remettre des vestes et des petites laines en soirée. Comme une régression dans l’été après avoir entamé l’automne. Rewind saisonnier qui me tombe sur la gorge, au sens propre. D’où les bonbons et un peu d’homéopathie, en espérant que ça ne s’aggrave pas.
Je le dis, oui, une heureuse beaufitude nous gagnait ces dernières semaines. Non parce que je ne postais plus mon journal, ce qui serait simple à régler, mais parce que je reprenais en quelque sorte une vie française normale (appartement, voiture, courses, embouteillages parisiens, rendez-vous de travail, librairies, bricolage et Conforama le dimanche, comparer Franprix et Intermarché, avoir toujours une pièce pour le caddie…).
Serait-ce ce que je désire secrètement tout en croyant l’avoir en horreur ? Pas facile de se comprendre soi-même. Que veux-je, au fond ? Des choses contradictoires ? Est-ce pour cela que je suis tiraillé depuis plus de quarante ans ? Entre mon père et ma mère, entre les sciences et les lettres, une femme puis une autre, Tokyo et Nagoya, le Ve et le VIe (arrondissements), le XVIIe et le XXe (siècles), et maintenant à nouveau la France et le Japon…
C’est peut-être la question « que veux-je, au fond ? » qui est mauvaise. Parce qu’il n’y a pas de fond. Nos vies sont des tonneaux percés dès la naissance et nos certitudes sont les pires chimères.
Pour nous remettre dans le bain japonais, nous sommes allés à des soldes privées à Yurakucho qui, par chance, étaient aujourd’hui. J’y ai trouvé (acheté) des caleçons d’hiver, des chaussettes, un maillot de bain, que des articles de marques françaises. Et des chaussures d’hiver italiennes, car l’hiver viendra.
– C’est ça, ton bain japonais ?
– Ah, si ! Je sais ! On a mangé d’excellents sushis !
Il y a quelques jours, un ami m’a envoyé un message m’invitant à signer au bas de l’article d’Annie Ernaux dans Le Monde du 10, contre Richard Millet et son Éloge littéraire d’Anders Breivik. Je n’ai pas eu le temps de lui répondre parce que j’étais trop occupé par les Mazarinades et les aménagements dans l’appartement de mon père – et aussi parce que je n’ai pas lu ce livre et qu’il me semblerait malhonnête de signer contre sans l’avoir lu.
Aujourd’hui, je découvre le billet de Pierre Jourde du 14 dans ses Confitures de culture et me trouve en accord avec lui, à la réserve, toujours, que je n’ai pas lu le Millet. Il arrive parfois qu’on se trouve emporté dans une polémique où l’on finit par prendre position sans bien connaître le dossier, puis par crier avec la foule pour finalement pendre ou lapider quelqu’un, le mettre à mort – fût-ce en effigie – sans bien savoir pourquoi. I would prefer not to, sans être bartlebiste à tout crin.
Tags : Ernaux Annie, Jourde Pierre, Melville Herman, Millet Richard
Publié dans le JLR