Immortel au foyer de l’instant
Retour à l’université pour la dernière réunion du semestre. Dans le train, j’en arrive enfin aux pages de l’attentat contre Heydrich. Le narrateur de Laurent Binet (son double autofictif), qui musardait parmi ses contemporains ou dans ses sources, qui procrastinait plutôt qu’il ne ménageait un stratégique suspense, se pique au jeu de la reconstitution en temps réel, voire en zoomant dans le (Ô) temps (suspend ton vol !). Le temps est très ralenti, donc, et pourtant ça va très vite. La vitesse coule dans l’écriture, de sorte qu’il n’est guère possible d’extraire un passage à citer (p. 327-380). Les instances narrative et diégétique ont fusionné et un vers du pourtant détesté Saint-John Perse remonte à la surface – « Nous qui mourrons peut-être un jour, disons l’homme immortel au foyer de l’instant » (p. 345) – tandis que la mitraillette anglaise se bloque, qu’Heydrich et son chauffeur se ressaisissent et vont riposter et qu’une bombe est lancée vers la voiture… En fait, l’action est diégétiquement accélérée et narrativement ralentie au « foyer de l’instant » T ; c’est l’équivalent d’un vertigo de cinéma, et de l’excellent travail littéraire !
Avant cela, il y avait encore quelques passages hypertextuels comme celui où se mêlent les propos de Milan Kundera, Marjane Satrapi et l’auteur (p. 289-291). Mais je les commenterai un autre jour, si j’en trouve le temps, parce qu’il faut justement que je revoie Persepolis du fait qu’une de mes étudiantes l’a choisi pour son mémoire de fin d’études. Et remettre la main sur le DVD n’a pas l’air d’être facile… L’aurais-je prêté ?
En fin d’après-midi, je reçois la Quinzaine littéraire d’août, numéro double et spécial, avec un dossier Écrire le futur ? Parmi plein d’articles alléchants, je repère tout de suite celui d’Antoine Volodine sur le post-exotisme (qui n’est pas de la science-fiction, faut-il le rappeler, mais n’est pas sans rapport avec l’avenir, forcément) dont voici un extrait :
« On entre donc dans un monde de l’après, dans un monde d’anticipation où se confrontent sans cesse un présent sans saveur et un très, très lourd passé, chargé d’images qui appartiennent à l’inconscient collectif occidental et, disons, à une mauvaise conscience collective universelle. L’objet post-exotique ne spécule pas sur le futur mais reprend dans un vague futur les ruines des guerres du XXe et du XXIe siècle, avec au premier plan une rumination sur l’échec : échec de l’humanisme, naufrage du communisme, évanouissement des utopies, mauvais aiguillages de l’Histoire, entêtement de l’espèce à choisir des chemins qui mènent à sa disparition. L’objet post-exotique répond ainsi à une angoisse collective fondée sur un désastre déjà expérimenté et perpétuellement actualisé. » (Antoine Volodine, « Le temps du post-exotisme », La Quinzaine Littéraire, n° 1066, août 2012, p. 15.)
Cet « entêtement de l’espèce à choisir des chemins qui mènent à sa disparition » me paraît bien être la chose la plus insolite de l’humain au sein du règne du vivant. L’amibe la plus conne, le virus le plus basiquement méchant n’œuvrent qu’à leur survie dans les meilleures conditions possibles…
Oui, je sais, les philosophes, les poètes expriment ça ou tentent de l’expliquer. Et alors, ils servent à quoi ? À rien. Tant qu’on garde cela à l’esprit, on peut les apprécier, paradoxalement. Mais « l’immortel au foyer de l’instant » n’aura pas toujours un instant pour y fonder son foyer… Cela ne résout donc pas notre problème de survie face aux tarés qui veulent s’accaparer toutes les richesses de la Terre.
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Publié dans le JLR