Éloigner les vulgarisateurs façon fresque
Retour à Tokyo dans la matinée. Il n’y fait pas moins chaud qu’à Nagoya. Et quand on arrive à la maison, il faut près de cinq heures de climatisation pour refroidir les murs et les objets… L’air ambiant peut être frais, disons à 26 degrés en dix à quinze minutes mais les solides et le bâti ont une inertie thermique impressionnante. Ainsi si vous arrêtez la climatisation à 23 heures dans une pièce à 28 degrés, vous vous réveillez en sursaut et en nage à deux heures du matin dans une pièce à 32°C ! C’est déroutant…
Dans les transports en commun, les couloirs des bâtiments, les magasins, presque tout le monde porte sans cesse à son visage et dans son cou un mouchoir ou une petite serviette – d’où l’importance de ces rayons à l’entrée des grands magasins alors qu’en France, il faut aller chercher les mouchoirs en tissu loin dans les étages.
Dans les rues, pour ceux qui s’y aventurent, les heures sans ombre sont mortelles. Si vous n’êtes pas assommé dans le quart d’heure, il y a de fortes chances que vous soyez éborgné par une baleine d’ombrelle, tant les femmes en portent.
Le dentiste me fait une radio et un nettoyage pour me dire que tout va bien. Tant mieux.
Plongé dans la lecture d’HHhH, je n’ai même pas pensé à regarder le Mont Fuji ! Laurent Binet continue à la fois la chronique des horreurs heydrichiennes, la narration forcément plus imaginaire (ou fragmentaire) des préparatifs des deux parachutistes et le journal de ses propres découvertes d’auteur. L’entreprise n’a de succès – littérairement parlant – que si l’alternance textuelle des parties, inévitable, produit tout de même un effet d’entrelacs sémantique. Le lecteur garde à l’esprit et voit bouger en temps réel les pièces du mobile ; il se sent à la fois happé par la tragédie historique (inévitable, donc) et épaulé par un contemporain qui relativise fraternellement les choses : « Eh oui, ça s’est passé à peu près comme ça et je viens moi-même de m’en rendre compte », attitude fort différente de celle de l’historien patenté qui requiert, à juste titre, une froide distanciation. Les détracteurs peuvent dire que Laurent Binet est de ceux qui débarquent dans le monde de la vulgarisation historique… Mais si c’est comme Échenoz avec sa trilogie historico-biographique Ravel, Zatopek, Tesla, je crois qu’on peut faire une large place à ces nouveaux venus et éloigner les vulgarisateurs façon fresque.
Dans les pages lues aujourd’hui, Binet découvre deux ouvrages récents et en rend compte à sa façon, fragmentairement, en espérant qu’ils ne vont pas trop déstabiliser son projet… Le Fatherland de Robert Harris (p. 264-267), adapté en téléfilm, avec Rutger Hauer, et Les bienveillantes de Jonathan Littell (p. 307, 309). J’ai moi-même acheté Fatherland il y a quelques mois et ne l’ai pas encore lu. Quant au Littell, j’ai assez suivi les commentaires et les extraits publiés à sa sortie pour savoir que je n’ai pas de temps à perdre à le lire, au moins pour l’instant.1 De Fatherland, il dit :
« Cette fiction fait de la conférence de Wannsee en quelque sorte l’instant crucial de la Solution finale. Certes, ce n’est pas à Wannsee que la décision a été prise. Certes, les Einsatzgruppen d’Heydrich tuent déjà par centaines de milliers sur le front de l’Est. Mais c’est Wannsee qui officialise le génocide. Il ne s’agit plus de confier la tâche plus ou moins en douce (si tant est qu’on puisse tuer des millions de personnes en douce) à quelques unités d’assassins, mais de mettre toutes les infrastructures politiques et économiques du régime au service du génocide. » (Laurent Binet, HHhH, p. 266.)
En effet, le moment de la reconnaissance et de la prise en charge étatique d’une question est le plus important.2 Binet y revient bientôt en nous faisant part de son véritable désarroi (historique et juridique) au moment de l’assassinat de René Bousquet, dont le procès aurait pu avoir plus d’importance que ceux de Papon ou de Touvier (p. 322-325).
« René Bousquet, toute sa vie durant, est donc, comme chacun sait, resté l’ami de François Mitterrand, mais ce n’est pas ce qu’on lui reproche le plus.
Bousquet n’est pas un flic comme Barbie, ou un milicien comme Touvier, ni même un préfet comme Papon à Bordeaux. C’est un politique de très haut niveau destiné à une brillante carrière, mais qui choisit la voie de la collaboration et qui trempe dans la déportation des Juifs. C’est lui qui s’assure que la rafle du Vel’ d’Hiv’ (nom de code : « Vent printanier »), en juillet 1942, est bien effectuée par la police française, et non par les Allemands. Il est donc responsable de ce qui est probablement la plus grande infamie attachée à l’histoire de la nation française. Que cela s’appelle l’État français ne change évidemment rien à l’affaire. » (Ibid., p. 323.)
Où l’on entend une pensée très semblable à celle qu’a récemment exprimée François Hollande… À l’opposée de ce courant qui veut faire du régime de Vichy une vacance de l’État français afin d’éviter de le juger responsable des exactions commises ; la France étant alors, selon ce courant, à Londres et uniquement à Londres. Noble gaullisme3 qui oublie les dizaines de milliers de responsables ministériels, cadres, employés, policiers, etc., qui ont continué à travailler au nom de la France et de son gouvernement, fût-ce sous la domination nazie – une domination nazie dont on a bien vu qu’elle satisfaisait chez beaucoup l’antisémitisme rentré depuis l’Affaire Dreyfus.
Selon ce raisonnement, les responsabilités des Capétiens, Valois ou Bourbons ne seraient d’ailleurs pas à mettre au compte du seul Royaume de France… Et, pour avoir un concentré historique, les alternances dynastiques du XIXe siècle ne seraient pas de la responsabilité de la France et n’auraient pas favorisé ou affecté les Français…
- Dans dix ans, je ne sais pas… [↩]
- C’est d’ailleurs pour cette raison que j’avais parlé d’une sorte de conférence de Wannsee lors de la création de CampusFrance, organisme dont nos étudiants subissent toujours l’iniquité, malgré le changement de gouvernement… [↩]
- Que personne n’aurait l’idée de nier : Oui, une voix de la France et une action de la France ont été à Londres et ont permis, comme d’autres forces, la reconquête. L’erreur (voulue ?) est peut-être dans le fait de nationaliser telle ou telle action : la « France » était ici ou là… est stupide ; c’est de la représentation officielle de la France dont il est question, et officiellement, elle était à Vichy, qu’on le regrette ou non. [↩]
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Publié dans le JLR