Sans trop commenter l’étoffe
Sur le front HHhH, peu à dire ces derniers jours malgré une significative progression au centre de sport, bien climatisé. J’avance dans le centre mou du volume. La carrière d’Heydrich avance, elle aussi, avec de nombreux détails fort intéressants mais qu’il n’est pas nécessaire de commenter, tandis que les deux parachutés, dans le livre comme dans la réalité, prennent discrètement leur place pré-historique – avant l’événement qui les rend célèbres. Chacun son rôle. Le narrateur lui-même s’est effacé derrière ses personnages sans trop commenter l’étoffe dont il les vêt. Et puis soudain :
« Pendant quinze ans, j’ai détesté Flaubert, parce qu’il me semblait responsable d’une certaine littérature française, dénuée de grandeur et de fantaisie, qui se complaisait dans la peinture de toutes les médiocrités, s’abîmant avec délice dans le réalisme le plus emmerdant, se délectant d’un univers petit-bourgeois qu’elle prétendait dénoncer. Et puis j’ai lu Salammbô, qui est immédiatement entré dans la liste de mes dix livres préférés.
Quand j’ai eu l’idée de remonter au Moyen Âge pour exposer en quelques scènes les origines du contentieux tchéco-allemand, j’ai voulu chercher quelques exemples de romans historiques dont l’action remontait au-delà de l’ère moderne et j’ai repensé à Flaubert.
Dans sa correspondance, pendant qu’il rédige Salammbô, Flaubert s’inquiète : « C’est l’Histoire, je le sais bien, mais si un roman est aussi embêtant qu’un bouquin scientifique… » Il a aussi l’impression d’écrire « dans un style académique déplorable » et puis « ce qui (le) turlupine, c’est le côté psychologique de (son) histoire », d’autant plus qu’il s’agit de donner aux gens un langage dans lequel ils n’ont pas pensé ! » En matière de documentation : « À propos d’un mot ou d’une idée, je fais des recherches, je me livre à des divagations, j’entre dans des rêveries infinies […]. » Ce problème va de pair avec celui de la véracité : « Quant à l’archéologie, elle sera « probable ». Voilà tout. Pourvu que l’on ne puisse pas me prouver que j’ai dit des absurdités, c’est tout ce que je demande. » Pour le coup, je suis désavantagé : il est plus facile de me prendre en défaut sur une plaque d’immatriculation d’une Mercedes des années 1940 que sur le harnachement d’un éléphant du IIIe siècle av. J.-C…
Quoi qu’il en soit, je ressens un certain réconfort à l’idée que Flaubert, écrivant son chef-d’œuvre, a ressenti ces angoisses et s’est posé ces questions avant moi. Et c’est encore lui qui me rassure quand il écrit : « Nous valons plus par nos aspirations que par nos œuvres. » Cela signifie que je peux rater mon livre. Tout devrait aller plus vite maintenant. » (Laurent Binet, HHhH, p. 250-252.)
Cette digression libératrice, dont on se demande si elle vient dans le fil du work in progress ou si elle est insérée après-coup pour donner du corps, dit aussi quelque chose aux lecteurs sans doute nombreux à n’avoir pas accroché avec Flaubert durant leur cursus scolaire…
J’ajouterais qu’il n’est pas nécessaire d’écrire un livre pour se découvrir flaubertible, et flaubertible heureux !
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Publié dans le JLR