Dommage que la poésie doive servir
Il a fait plus de 36°C dans l’après-midi. Radios et télés nippones en ont fait leurs choux gras. Victimes de coups de chaleur, plusieurs centaines de personnes ont dû être hospitalisées à Nagoya et dans la région. Heureusement, mes deux derniers examens se sont bien passés, pas d’absents, climatisation maîtrisée, correction dans la foulée et des notes plutôt bonnes.
Pendant que les étudiants planchent, je réfléchis…
« Mais tout compte fait, nous n’avons que la poésie à opposer à la pauvreté de l’évidence. Nous n’avons qu’elle pour renverser la grossièreté du rapport du général au particulier qui, jusque dans nos façons d’être, vient nous faire violence. Nous n’avons qu’elle pour affronter en nous la monstruosité d’une volonté de pouvoir, chaque jour renforcée par l’illusion de la maîtrise et la maîtrise de l’illusion. Et cela pour la bouleversante raison qu’elle ne cesse d’affirmer scandaleusement la richesse, la subtilité et la justesse des moyens qui justifient la fin contre la brutalité d’un monde où la fin justifie les moyens. » (Annie Le Brun, Appel d’air [1988], Verdier Poche, 2011, p. 66.)
Parce que j’ai lu un paquet de fois certaines de ces pages… Toujours impressionné par l’affirmation, le ton, l’engagement. Et toujours, en même temps, une désapprobation. Comme si on collait une bonne rhétorique sur une mauvaise vision du monde, pour y faire croire. Que la poésie soit une chose merveilleuse, je veux bien, mais qu’elle soit la seule bonne chose – et la solution – face à un monde en proie à la violence et à la vulgarité, il y a une exagération, un manichéisme, une simplification et une instrumentalisation de la poésie qui m’ont toujours parus suspects, et en tout cas inacceptables. C’est quoi, cette « pauvreté de l’évidence » ? Cette « grossièreté » ? Cette « monstruosité » ? Je ne les connais pas, et surtout pas en tant que totalités agissantes. Et quand bien même, admettons… Il serait alors bien dommage que la poésie doive servir à – voire ne servir qu’à – nettoyer sysiphesquement ces écuries d’Augias que constituent le monde selon madame Le Brun.
Sans parler de ces jeux de mots à trois francs entre « illusion de la maîtrise » et « maîtrise de l’illusion », « moyens qui justifient la fin » et « fin [qui] justifie les moyens » qui ne font que souligner le binarisme réducteur entre son camp, celui de la poésie, et les autres, tous les autres… C’est d’ailleurs cette vision polarisée entre un intérieur censé être plein de miasmes (tièdes et fétides) et un extérieur idéal (frais et fleuri) qui permettrait de faire un appel d’air salutaire.
Sorry, I don’t buy !
Paradoxalement, ça me rafraîchit, cette mise au point.
Nous rejoignons une amie qui nous emmène en voiture à Toyota pour dîner dans un petit restaurant traditionnel, Okayama. En huit petits plats distincts, jeunes et vieilles poteries, une diversité d’au moins trente aliments, et pas un pet de graisse, si ce n’est dans la chair de certains poissons, d’ailleurs grillés. Et aucune viande. Seule la glace, concession à la cuisine occidentale, laisse à désirer…
Tags : Le Brun Annie
Publié dans le JLR
» On est aujourd’hui au point où nul ne sait ce que va devenir l’humanité, ni à plus forte raison la poésie; nous sommes toujours, semble-t-il, dans le tunnel dont parlait Mallarmé.
Cependant l’espérance d’une unité harmonique du genre humain – hors du choc meurtrier des nations et des légendes surnaturelles du passé – ouvrant un horizon nouveau à la Poésie, n’a toujours pas péri, parce qu’elle ne peut périr. »
Paul Bénichou « Selon Mallarmé »
Folio Essais (1995)
Il faut imaginer les poètes heureux
Sisyphesquement votre
jj dorio