Si près des affres psychologiques
Dernier cours sur On n’est pas là pour disparaître et dernier cours de la saison. Je peux ranger les vingt heures d’enregistrement et fermer le dossier. Je reprendrai sans doute à la session d’automne, en octobre, avec le Roman de la momie de Théophile Gautier. Qu’on se le dise. Volonté de revenir au XIXe siècle ainsi qu’à l’une des sources du fantastique et de l’égyptomanie.
En ce qui concerne Olivia Rosenthal, nous sommes allés au bout de ce que nous pouvions faire, fatigués de fréquenter de si près des affres psychologiques de malades d’Alzheimer et de leur entourage. Ni atteints de la compassion que veut pathétiquement susciter le témoignage familial, ni diplômés ès affections de la cervelle comme par une encyclopédie médicale, l’expérience est autre, et autrement engageante : nous avons séjourné des mois dans un accélérateur de particules textuelles provenant de personnages diversement concernés par cette maladie. Chaque rebond entre le malade, sa femme, sa fille, son médecin nous déchoquait et nous rechoquait, cependant qu’en sous-tension les plans narratifs se renforçaient, jusqu’à former le puzzle d’une famille avant la maladie, avant la découpe. Sur l’échiquier rhétorique, nous avons pris toutes les cases et joué tous les coups. Mémorisez cette phrase ; elle vous sera redemandée dans cinq minutes. Nous sommes maintenant habités par les paradoxes de la disparition de soi vivant, et y sombrerons pourtant dès qu’un cas d’Alzheimer adviendra dans notre entourage, car c’est une des rares maladies desquelles on peut dire que la douleur disparaît du malade pour se loger dans ses proches – sans transmission biologique.
« Je me demande ce que ça fait d’être ignorant, d’être ignorant de son histoire. Ce que ça bouleverse, comment on fait quand on est dans l’ignorance. Est-ce qu’on comprend même qu’on ignore, est-ce que l’ignorance est un manque ou juste un fait, c’est-à-dire un état, c’est-à-dire un état de fait. Les malades de A. n’ont sans doute pas le sentiment d’être ignorants, les malades de A. flottent dans l’éternel présent, les malades de A. sont différents. Les malades de A. sont différents sans le savoir, c’est cela qui compte, qu’ils ne le sachent pas, qu’ils ne se rappellent pas qu’avant d’être différents ils étaient différents autrement, ils flottent, ils circulent, le présent contient un tas d’événements minuscules, suffisants, la force du présent les tient, ils sont dans la force particulière que le présent donne quand il n’y a rien d’autre, rien d’autre que le présent. » (Olivia Rosenthal, On n’est pas là pour disparaître, p. 158)
– Alors, cette phrase ?
– Hein ? Quelle phrase ?
– C’est bien ce que je disais…
« À ceux qui se promèneraient seuls dans le dédale des couloirs et des sous-sols, l’imagination pourrait jouer des tours. » (Olivia Rosenthal, Viande froide, Èditions Centquatre, 2008, p. 74)
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Publié dans le JLR