D’un sextant et d’un compas
Le soleil revient et déjà la chaleur comme en juillet. On se croirait dans un cœur de centrale…
Pendant que la France vote, peu, semble-t-il, nouveau déplacement en shinkansen avec T., mais pas de Mont Fuji pour cause de nuées. Je replonge dans le somptueux passé devillien et en suis tellement ébloui que je n’ai, quant à moi, rien d’autre à dire.
« Mouhot c’est le nez de Cléopâtre et la théodicée de Leibniz, l’histoire du battement d’ailes d’un papillon qui provoque une catastrophe des milliers de kilomètres plus loin ou des dizaines d’années plus tard. Sans Mouhot peut-être pas de rue Saint-André-des-Arts pour Ieng Sary et Ieng Thirith ni pour Pol Pot.
Ce paisible savant fait s’entrechoquer ici l’Orient et l’Occident, traîne dans son sillage l’exploration, la conquête, la colonisation, la guerre. Mouhot n’est pourtant pas le premier Européen à découvrir les temples d’Angkor. Des voyageurs portugais égarés avaient mentionné dès le XVIe siècle les grands fantômes de pierre sous la nuit humide de la forêt. Mais c’est qu’il écrit et dessine plutôt bien, Mouhot. C’est aussi qu’il est équipé d’un sextant et d’un compas. Des mois après sa mort dans la région de Luang Prabang, on retrouve ses effets, ses bocaux d’insectes, ses animaux empaillés, son journal surtout. La position des temples d’Angkor y est consignée. C’est sous le Second Empire la mode de ces voyages en des terres inconnues que la mort solitaire nimbe d’une grandeur christique. On s’arrache les revues des Sociétés de Géographie, et Le tour du monde, qui publie en feuilleton le journal de Mouhot, mais Mouhot n’en saura jamais rien. » (Patrick Deville, Kampuchéa, p. 55-56)« Pendant plus d’un siècle, jusqu’à la fin de la Guerre froide, se donneront libre cours, dans cette Indochine ravagée, écrasée de bombes, les folies de l’Europe puis de l’Amérique, de la Russie et de la Chine. Les rêves écroulés, les actes d’héroïsme grandiose et les lâchetés immenses, les barbaries. Tout ce contre quoi voulait lutter, à juste titre, quelques étudiants idéalistes du tiers-monde. » (Ibid., p. 62)
« La seule invention digne d’Angkor fut celle de Coppola.
L’idée de déplacer le cœur des ténèbres de Conrad depuis Kisangani au Congo vers le Cambodge, et d’installer là le vieux Kurtz délirant, le visage rayé de ses peintures de guerre. L’Horreur ! L’Horreur !
On peut regretter que le bourreau Ta Mok n’ait pas eu le talent de Coppola, et sans doute n’ait pas vu Apocalypse Now, ni lu Conrad, et n’ait pas assigné ici, sur la terrasse du Roi lépreux, le vieux Pol Pot, son prisonnier, au lieu de l’enfermer dans sa cabane d’Anlong Ven, pas très loin d’ici. Le vieux Pol Pot aux mains pleines de sang, prisonnier de ses propres troupes das la jungle d’Anlong Ven, à la frontière thaïlandaise, jusqu’à sa mort en 1998. » (Ibid., p. 62-63)
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Publié dans le JLR