Sortir par l’œil gauche
Encore du boulot dans l’appartement à rendre : grand nettoyage du balcon. Je balance des dizaines d’arrosoirs, sur les murs, les baies vitrées, je brosse à fond, c’est très amusant. Mentalement, je me remets au travail intellectuel aussi. (Comme si j’avais jamais arrêté.) T. en est à son 30e carton de livres, contenus triés et notés dans un grand cahier (c’est ça qui prend du temps).
Deuxième courrier mensuel de sélection des Flux Litor envoyés à la liste.
Au téléphone, ma grand-mère chronique son retour de vacances. Une personne de la famille a le ver solitaire. Maintenant sous traitement médical, elle a fait des anneaux mais n’a pas encore eu la tête. Belles expressions ! Dans la voix amusée, le sentiment courant, généralement chez nous, de dégoût, d’avoir cette sorte de bestiole dans le ventre. Plus tard, T. me dit qu’au Japon, on a un sentiment un peu différent, presque amical, pour le ver solitaire. Il protégerait d’autres maladies. Et puis pour les femmes, il aide à maigrir.
Résurgence du débat sur la vitesse de lecture, en commentaires ces jours-ci, repris et arbitré en Lignes de fuite hier. Je crois qu’on est tous d’accord : la vitesse de lecture n’est pas un critère de comparabilité des qualités individuelles (de la lecture ou de la personne) mais une des richesses de la différence personnelle. Pas de top ten des idiorythmes, même si certains journalistes veulent nous en imposer en chroniquant un ou deux ou trois livres par jour. Mais si elle existe, l’idiologie littéraire, réticulaire et non normative, admet des domaines, des liens, des branches, etc., mais pas de haut et de bas pour la vitesse. Ce principe donné, nous savons que les conditions de lecture sont déterminantes (temps disponible, lieux de lecture, qualités de l’environnement comme le bruit ou la luminosité, problèmes personnels, goûts pour un auteur ou un genre), de même que la nature du texte en question (longueur, difficulté thématique ou stylistique) et l’objectif de sa lecture (distraction, passe-temps, étude, fanatisme pour un auteur ou un genre, volonté d’être dans le coup, etc.).
Tout ceci dit, nous savons tous qu’il y en a qui lisent comme des pieds. À qui on ne confierait pas la prunelle de ses lignes. Qui dévorent comme des cochons en salopant toute la beauté du texte, tandis que d’autres s’endorment à tout bout d’alinéa et laissent sortir par l’œil gauche ce qui vient d’entrer par le droit. Dans les rangs de la littérature, ces gougnafiers sont légion et tous ne sont pas fantassins…
« L’émotion, tiens, mets-toi à ma place, c’est bien normal : la phase finale de l’insurrection ! Un coup de genou dans une porte, en prenant garde à ce qu’elle ne te revienne pas dans la figure, quelques paroles solennelles, et en une seconde il y a quelque chose qui s’écroule, qui bascule dans l’enfer devant toi, quelque qui pour toujours se détourne, tu ne le reverras plus que dans les livres ou sur la pellicule dont tremblent les couleurs de paille, et toi tu es là, toi, en équilibre à peine stable sur autre chose qui vient, qui s’impose, qui obéit encore un peu à tes gestes si tu veux bien y accorder l’attention qui convient, si tu ne te laisses pas aller trop vite à l’impatience. Thü te rends compte ? » (Antoine Volodine, Biographie comparée de Jorian Murgrave, p. 108)
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Publié dans le JLR