Qui veut sortir la tripe se rend bouffon
Nous sommes tout à fait conscients des dangers sismiques, et y sommes préparés autant qu’il est possible de l’être. Cependant, nous nous amusons des tremblements de terre quand ils se produisent et quand nous sommes ensemble. La peur est là, dans la surprise, tout de suite la porte à ouvrir, la fenêtre, s’habiller, même sommairement si c’est la nuit, et le sac est là, chacun le sien, les papiers dans une poche étanche, de l’eau, divers articles de secours et même une clé usb avec la plupart de nos pièces d’identité en pdf ou en jpg. Mais c’est plus fort que nous, le rire vient, la moquerie, la distanciation, le commentaire sur cette fois-ci comparée à d’autres. Jusqu’au jour où l’un de nous se prendra un morceau de mur ou de plafond. Ou rien. Dans la nuit de lundi à mardi, un peu avant deux heures du matin, deux dizaines de secondes. Et puis cet après-midi, à cinq heures moins le quart, même durée et même magnitude. Tout de suite la télé donne images et graphiques, enchaînement stéréotypé de vues secouées, du haut d’une tour, du trottoir d’une grande avenue, dans un bureau d’une vingtaine de journalistes, dans un convenient store… Puis la carte avec les pastilles de couleurs de 1 à 5, parfois 6, et presque toujours au nord de Tokyo. Mais on s’inquiète encore plus pour Fukushima que pour Tokyo, et de ça on ne rit pas, non, jamais. Soulagement dans ces deux derniers cas…
« Le 22 avril [2011]
[…] Avec Mariko Asabuki, nous parlons des expressions figées. Dans certains cas, la formule toute faite offre une description très exacte de la réalité. Le jour où j’ai été agressée dans le métro, j’ai senti mon cœur battre la chamade. La peur nous coupe littéralement les jambes. On sent, physiquement, que le cœur se serre, se brise. Ces expressions reflètent précisément nos sensations.
Mais pourquoi donc, quand on l’exprime en ces termes, la chose tombe-t-elle dans la banalité la plus absolue, pourquoi ?
Pourquoi les témoignages des sinistrés, qui ont indiscutablement traversé une épreuve extrême, sonnent-ils faux alors même que ces mots doivent exprimer au plus près leurs sensations les plus intimes.?
Ce n’est pas le fait d’un défaut d’expression de leur part ; c’est une double nature propre aux tournures idiomatiques qui, fatalement, sonne faux.
Quels mots, quelles expressions la littérature doit-elle trouver, dans tout cela ? » (Ryoko Sekiguchi, Ce n’est pas un hasard, p. 165)« Le 24 avril [2011]
[…] Cette fois, j’étais arrivée à Tokyo avec le sentiment de la fin, en ayant renoncé au mode de vie en allers et retours que j’avais vaguement concocté lors de mon précédent séjour. Pourtant, j’ai comme l’impression désormais que je pourrais l’envisager à nouveau, que je m’habituerais aux secousses, que je pourrais même prendre plaisir à cette vie entre deux lieux, entre deux mondes.
Ce sont mes amis qui m’ont rendu cet espoir, eux qui s’acharnent à poursuivre leur existence, leur travail surtout, pour que la culture continue à vivre. C’est aussi la ville de Tokyo, dont j’ai beaucoup fréquenté cette fois le quartier de Kagurazaka, qui m’est très familier, et où je suis née. Ce quartier, cette ville, j’y suis décidément attachée. Cela m’apparaît plus clairement à présent. » (Id., p. 172-173)
Familiarité que je comprends et que je partage, même si je n’y suis pas né.
Ton livre m’a beaucoup apporté, Ryoko, en mémoire, en poésie, en réflexion, je t’en remercie très sincèrement.
Pour finir, je dois te dire que j’étais aussi le 28 avril à la performance du « poète français qui […] s’était rendu à Iwaki » et « évoque son expérience de manière obscène » (p. 179). Pour éviter tout malentendu dans le climat de l’époque, je n’en avais pas parlé. J’avais aussi trouvé insupportable tous ces noms déformés, comme un manque de respect, et « Godziya » n’était pas le pire. Comme si au fond il n’en avait rien à foutre, que ce soit au Japon, au Chili ou en Italie. Ne valait à ses yeux que sa volonté de s’exprimer, à tort et à travers, donc, d’où ta conclusion que je trouve très juste. Décidément, témoigner n’est pas une chose facile : telle qui la joue légère et chroniqueuse trouve le bon équilibre, tel qui veut sortir la tripe se rend bouffon.
Tags : Sekiguchi Ryoko
Publié dans le JLR