Espèce de bégaiement, d’empâtement, d’enlisement
À l’Institut franco-japonais de Tokyo, ce matin, on aborde Olivia Rosenthal par fils sélectifs. Avec tous les paragraphes où son nom figure, Alzheimer lui-même nous mène de sa jeunesse et ses études à sa déconvenue lorsqu’il apprend que la maladie qu’il a grandement contribué à découvrir portera officiellement son nom, empêchant sa descendance de le porter puisqu’il est désormais réservé à des cohortes de malades mentaux.
« Pour se venger du docteur Alzheimer qui allait à coup sûr réussir mieux que lui dans le domaine scientifique, le professeur Kraepelin a décidé de donner le nom de son concurrent à une maladie qui transforme un être de raison en animal apeuré et sans défense. » (Olivia Rosenthal, On n’est pas là pour disparaître, p. 174)
Basse vengeance, ou « sourde perfidie » (p. 148) comme il s’en exécute entre savants ou universitaires, bien avant David Lodge, certes. Ce fil biographique, le temps de quelques pages, croise celui de la narratrice qui met en scène la découverte d’une coïncidence… étonnante (p. 136) : que son arrière-grand-père a vécu à Francfort-sur-le-Main, en Allemagne, à la même époque qu’Alzheimer et Kraepelin. Bon, pourquoi pas. Mais quelle n’est pas la perplexité du lecteur lorsqu’il arrive au dernier membre de la phrase !
« Je pourrais peut-être, en l’honneur du docteur Alzheimer, me rendre au cimetière de Francfort et me recueillir sur sa tombe. Ce serait une manière détournée de revenir à mes origines bien qu’à ma connaissance, aucun des membres de ma famille n’ait été enterré dans cette ville, pas plus que dans une autre ville d’ailleurs. » (Id., p. 139)
Que doit-on en penser ? Qu’il y a une ellipse « d’Allemagne » dans cette dernière expression ? Que tous les Rosenthal1 – puisque c’est le nom de famille de la narratrice (p. 112-113) – choisissent la crémation ? Qu’aucun d’entre eux n’est jamais mort ? Ou que ceux d’entre eux qui sont morts ont subi une crémation… forcée, telle qu’il s’en est pratiqué à Auschwitz ou ailleurs au temps des Nazis ? Ou quoi ?
Si l’on ajoute à cela l’espèce de bégaiement, d’empâtement, d’enlisement de plus de deux pages que subit le livre (p. 153-155) quand la narratrice essaie d’exprimer ce qu’elle ressent à la vue d’une photographie montrant son arrière-grand-père et ses trois enfants au début du XXe siècle, il y a vraiment de quoi penser à une révélation en filigrane, dont la discrétion ne tiendrait par exemple qu’au refus de la littérature de témoignage ou d’un victimarisme familial.
Quoi qu’il en soit, la perte de mémoire n’est plus seulement un thème du livre, limité à la maladie de A. C’est maintenant l’élément d’un axe de discours et de vie qui va de la présence à l’absence de la mémoire, c’est-à-dire du devoir de mémoire, comme dans le cas de la Shoah, à la catastrophe identitaire et sociale des alzheimeriens. En croisant cela avec les possibilités d’acceptation ou de rejet, on obtient d’ailleurs un beau carré sémiotique comme ça faisait longtemps que je n’en avais pas vu ! Et que j’ai d’ailleurs gardé pour moi.2
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Sinon, le soir, Les neiges du Kilimandjaro (R. Guédiguian, 2011), à Marseille, bien sûr, et avec les acteurs guédiguianais habituels, mais inspiré des Pauvres gens de Victor Hugo dans la mesure où un couple déjà assommé par le système (licenciement, cambriolage) viendra en aide aux enfants d’un collègue encore plus mal loti. Oui, la vie est une loterie, et il n’y a à peu près que des lots de merde. Ce qui fait la différence, c’est avec qui on vit tout ça et si on peut encore se respecter soi-même. Donc, oui, ce film me plaît.
Notes ________________« […] Quand il verra qu’il faut nourrir avec les nôtres
Cette petite fille et ce petit garçon,
Le bon Dieu nous fera prendre plus de poisson. »
(Victor Hugo, « Les pauvres gens », dans La légende des siècles, 1859)
- Ceux de la porcelaine, je ne sais pas, mais au moins ceux de la famille d’Olivia… [↩]
- Faites un exercice et construisez-le vous-même : A1. Mémoire présente mais rejetée : négationnisme ; A2. Mémoire présente et acceptée : histoire, patrimoine, commémoration ; B1. Mémoire absente mais rejetée (ou ignorée) : état provoqué par la maladie d’Alzheimer ; B2. Mémoire absente et acceptée : corps médical, famille et services d’assistance. [↩]
Tags : Guédiguian Robert, Hugo Victor, Rosenthal Olivia
Publié dans le JLR
Merci pour le carré sémiotique, si qq. temps libre, je m’y soumettrais.
Pardon, mais j’ai détesté le film de Guédiguian : ai failli hurler et sortir de la salle. A mes yeux, film démago., convenu, truffé de clichés, de qqu’un qui n’a jamais, IRL, subi d’agression.
Cela a été mon cas, à Naples le 15 août 2011, par un type en scooter qui m’a arraché ma fine chaîne en or avec deux médailles, et à ce jour j’en porte encore les séquelles et suis traumatisée.
Non sur ce qui est montré dans ce film : j’en suis à douter de Guédiguian et pourtant j’aime beaucoup ce cinéaste (suis née/ native de ses quartiers), donc il me parle intimement, mais là NON.
Le jeune qui élève ses deux frères est prêt à recommencer. La mère de ces trois enfants-là paumés, on lui jette la pierre (salope versus Ascaride sainte) alors qu’elle a envie de vivre, elle n’en peut plus et elle a raison.
Il me faudrait relire Victor Hugo Les pauvres gens, mais dans le film, ils ne partagent pas la même classe sociale, les plus vieux ont commencé à s’en sortir, les très jeunes pataugent dans la galère : ce n’est pas une raison pour aller dépouiller ceux qui s’en sont quelque peu sortis.
Ce que vous dites de la transmission du patronyme d’Alzheimer, je le trouve fort intéressant.
Bonjour Rose, et merci de votre commentaire. Je comprends votre rejet de la psychologie dans ce film, surtout si vous avez aussi été victime d’une agression. Vous avez une réaction comme la belle-sœur et l’ami d’enfance et il est probable que j’aurais la même que vous : c’est impardonnable.
Par ailleurs, il est certain que le jeune arrêté est dans un mode de pensée tellement nihiliste que la prison ne fera que l’endurcir et le rendre pire.
Le défaut du film, si je dois lui en trouver un, c’est d’être téléologique : il faut qu’à la fin les deux personnages principaux (Ascaride et Darroussin) décident de concert de prendre les deux petits enfants avec eux, c’est le contrat hugolien, et tout est construit à rebours pour en arriver là.
Où le film (et Guédiguian) a raison, c’est sur le constat d’une dégradation irréversible des relations entre les gens à l’intérieur de ce qui était autrefois (à tort ou à raison) compris comme une « classe sociale » cohérente, la classe ouvrière.
À propos de la mère des enfants, c’est vrai qu’on a tendance à lui jeter la pierre, mais quand Guédiguian lui donne la parole, sur le quai, et qu’elle explique ses choix, et le fait qu’elle a été successivement abandonnée par les deux hommes qui lui ont fait des enfants, Ariane Ascaride reste sans voix, ses accusations tombent, je crois qu’elle comprend maintenant cette femme et qu’elle accepte la situation : on ne peut pas récupérer le grand frère,on ne peut pas faire revenir la mère, reste les deux petits frères abandonnés… On en revient toujours là, c’est le constat hugolien.
Bonjour Berlol (ici 15h 09)
merci de votre rapprochement avec Hugo qui assouplit quelque peu (très peu) mon point de vue. Je reviens à la belle-sœur : elle urine sur elle de trouille durant l’agression, déchéance réservée, las, au grand-âge…
Ce qui m’a outrée, hormis l’effet flash-back personnel, c’est que, sociétalement je ne suis pas pour des solutions de ce type-là.
Les jeunes ont droit/accès à l’éducation : aujourd’hui, ce qu’ils vivent d’intime les voue à l’échec scolaire et ensuite engrènement. Or, ils ont droit à un salaire décent, un emploi stable et tout le toutim.
Se tourner vers agresser autrui, de nouveau, non ! C’est vrai qu’ils partagent, eux en bas,les autres en haut le même milieu social ouvrier ; peut-être cela contribue-t-il au fait que j’ai été scandalisée par ce film.
De plus, à Naples, c’est un modus operandi banalisé, accepté, qui fait partie du patrimoine. Re-non. D’ailleurs je vais m’inscrire à un stage de self-combat destinée aux femmes qui se font agresser, j’ai cinquante-cinq ans, je veux vieillir calmement.
J’aime bien votre analyse : néanmoins, même si Ariane Ascaride reste sans voix, elle est trop parfaite ; bien des femmes ont des vies très difficiles.
P.S : le grand frère je considère qu’il a ses chances. Mais pas comme ça. Là, il s’enferre.
Intéressant aussi la notion de téléologie, que je découvre et l’aspect construction du film à rebours.
Chance donnée aux gamins de vivre différemment ; mais là est le problème. Sort-on du moule ?
à +, contente de découvrir votre blog (grâce à google/votre article sur l’héritage et le texte de Flaubert, grands mercis).
Restons-en là pour Guédiguian 😉
et j’espère que d’autres de mes pages vous agréeront !