Tu n’es qu’un chien immonde
Éclipse à 7h30. Sur le balcon dix minutes avant, avec les lunettes spéciales. Mais on ne voit rien, il y a de gros nuages… Les portes fenêtrent, les cris fusent. À 7h24 – miracle – la dernière nuée s’écarte. Cette petite couronne solaire qui s’ajuste et déborde du cercle lunaire, on la regarde bien, longtemps, en se collant des deux mains le bout de carton sur les joues pour éviter les reflets latéraux. On sait ne pas la revoir dans cette vie-ci.
Après le petit déjeuner, T. et moi coupons des roses, celles que nous cultivons depuis deux ans dans l’entrée de la résidence. Elles ont reçu l’éclipse, elles seront offertes, elles symboliseront notre choix pour les législatives.1
Je reviens à hier et aux Découvertes, qui pour moi n’en sont pas. À moins que l’on parle des belles. Celles qui, lorgnées des bancs à encrier du primaire aux AG enfumées de la fac, provoquent émois et taches sans le savoir tout en le sachant.
On est en 1986, c’est l’époque du « sida mental » de Pauwels. À quelques heures près, le narrateur d’Eric Laurrent perd sa virginité en même temps que Devaquet son maroquin. La relation de la manifestation monstre du 4 décembre m’a fait souvenir que j’y étais aussi. J’ai vu la liesse et j’ai vu les voltigeurs. La section de chinois de Jussieu, où j’ai suivi deux ans de cours, était dans le cortège. Nous scandions « de-wa-ke / ni-zi-shi / i-tiao ma-zi ko », soit, si ma mémoire est bonne : « Devaquet, tu n’es qu’un chien immonde ». D’ailleurs, on devait régulièrement expliquer ce que ça voulait dire à des membres suspicieux du service d’ordre étudiant…
« De retour à la cité universitaire [de Clermont-Ferrand], où j’occupais une chambre depuis la rentrée, je me mis tout de suite au lit. Le froid, la fatigue et l’exposition aux gaz lacrymogènes m’avaient rendu malade. Brûlant de fièvre, perclus de courbatures, la gorge et le nez enflammés, débile au point de ne pouvoir enchaîner trois pas sans être pris de vertiges, je me trouvais malheureusement dans l’incapacité d’aller consulter un médecin – la pièce n’étant pourvue d’aucune ligne téléphonique, je ne pouvais pas même en joindre un pour le mander à mon chevet. » (Eric Laurrent, Les découvertes, p. 144)
Dans l’après-midi, prenons thé et café au Rhubarbe. J’y relis quelques pages de Ryoko de mars 2011. Du temps a passé, encore pas beaucoup mais…
J’ai tout suivi en direct, sur le web, en anglais et en français, et T. me traduit, depuis plus de 14 mois, une bonne partie de ce qu’elle lit et entend au sujet des centrales nucléaires, des piscines de combustibles, des habitants déplacés, des nourritures irradiées, des produits mélangés ou maquillés, des déchets radioactifs stockés, envoyés dans tous les coins du Japon, etc.
En France, vous n’avez pas idée de tout ce qui se dit et se fait quotidiennement…
Notes ________________« Les Japonais qui partent vivre à l’étranger ne se pensent pas et ne se disent pas immigrés. Notamment s’ils sont riches : « Nous ne sommes pas comme ces pauvres immigrés… » C’est surtout qu’ils supposent toujours que ce sera provisoire et qu’ils finiront par rentrer au Japon. Ce sont pourtant bien, au sens strict, des immigrés. J’ai voulu quitter le Japon et devenir immigrée pour pouvoir faire l’expérience de l’aliénation, du déracinement, me libérer du joug du pays natal comme peuvent le faire les étrangers au Japon. C’est une chose qu’il faut avoir vécue pour le comprendre. » (Ryoko Sekiguchi, Ce n’est pas un hasard, p. 60)
- Les Français de l’étranger peuvent voter par Internet dès le 23 mai. [↩]
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Publié dans le JLR
Merci! Littérature, pensée politique ajustée au moment où beaucoup se décide, où l’immonde n’est pas forcément canin mais toujours là, immarcescible; nous, de France, ne savons rien, souvent ne voulons rien savoir, comme toujours. Les quelques voix essentielles sont plus sûrement étouffées par les illusionnistes révérés de tous que par l’éclipse de la pluralité et du souci du dissemblable.
L’écriture, même son ressassement, reste, comme dans toutes les époques d’inquiétude, un recours obligé. Tenez bon !
Et l’éloignement! Il devrait, si ce monde consentait à se faire soutenable, être un droit applicable à tout un chacun. S’éloigner de soi, un critérium de sincérité. Vous avez su d’évidence trouver la distance, quels que soient les bouleversements induits. Continuez!
À propos des « illusionnistes révérés de tous », la question, c’est : pourquoi ils le sont ? Et « illusionnistes », et « révérés » ?
Merci de vos encouragements !