Chargé et déchargé
[Samedi, 5 heures du matin.] Sommes toujours vivants.
Avec David, sommes allés prendre le camion 2 tonnes avant 9 heures à l’agence Nippon RentACar de Kanayama, avons fait l’aller-retour Nagoya-Tokyo-Nagoya (plus de 700 kilomètres), chargé et déchargé le camion, avec des aides. Et même dîné au Saint-Martin ! Fin complète vers 4 heures du matin, et rendons le camion dans la foulée…
Total : vingt heures dans la peau d’un déménageur.
Un grand grand merci à David pour l’ensemble de son œuvre. À T. et Komiya-kun pour avoir tout préparé à Tokyo. Et à Andreas pour être venu nous aider à 1h45 du matin à Nagoya.
[Complément, après quatre heures de sommeil]
En fait, le retour a été plus difficile que l’aller. Comme toujours, me dira-t-on. D’abord pour ce qui est de la route : selon nos habitudes encore assez françaises, nous pensions qu’il y aurait plus de trafic de jour que de nuit. Au contraire, nous avons été confrontés à une quantité phénoménale de camions, dont nous étions nous-mêmes pour une fois un des éléments, tous lancés à 100 ou 110 km/h, se doublant les uns les autres avec des coups de clignotants autoritaires, des passages tortueux sous la pluie et des tunnels où ça continue à doubler (trafic évident pour les Japonais sur ce segment centralissime de la vie industrielle). J’ai conduit la première moitié de chaque trajet, soit près de deux cents kilomètres à chaque fois, David les secondes portions, s’adaptant vite et bien à la boîte de vitesse quelque peu rugueuse (il utilise quotidiennement une boîte de vitesse automatique). Ensuite pour ce qui est de la manutention : quatre marches à descendre à Tokyo pour être dans la rue et charger le camion, tranquillement, dans le creux de l’après-midi. Mais à Nagoya, deux étages et demi à monter entre deux heures et trois heures et demie du matin, après dix-huit heures d’aventure dans les pattes et des organismes pas mal sollicités. Le pire, ça a été sans conteste le frigo. D’ailleurs, c’est la seule chose qu’on a montée à trois.
Je peux le dire maintenant avec tranquillité et certitude : c’est le dernier déménagement que je fais moi-même.
Avons découvert la redoutable efficacité des bâches munies d’élastiques. Il y en avait deux dans le camion, chacune d’une surface d’au moins cinquante mètres-carrés, permettant d’envelopper et séparer les meubles, de les stabiliser par des fixations en sens contraires.
Un temps, à l’aller, comme nous étions lassés des crachotements des radios indigentes, Modiano a été l’hôte de notre camion littéraire. J’ai lu à haute voix, assez pour couvrir le moteur, les vingt premières pages de Dans le Café de la jeunesse perdue. David a été très intéressé. S’en est suivie, dans la grande descente vers la plaine du Kanto, une discussion sur la valeur littéraire et la façon de personnellement l’apprécier.
Une des idées principales était que les gens qui rejettent, dénigrent ou démolissent un livre précisément parce qu’il les a laissés perplexes avec plein d’incertitudes et de questions pas résolues, tant par les personnages, aventures et circonstances, que par l’expression, le point de vue ou l’ordre de la construction ne sont peut-être pas faits pour aimer la littérature (ou n’en n’ont pas encore trouvé la clé ou la porte). Mais ils n’en ont pas moins identifié, en creux, sa spécificité au sein des activités humaines : c’est du construit textuel qui sape ou désorganise à l’intérieur de l’identité du lecteur et dans son rapport direct avec le monde. Ça déménage, non ? comme définition…
Tags : Modiano Patrick
Publié dans le JLR
découvert de la douce vie des routiers ?
est ce que le fait de dénigrer ou déprécier ce que l’on n’arrive pas à comprendre est spécifique à la littérature ? bon, ça devait être un spectacle épatant votre cabine
Pas mal du tout, cette définition. Il y aurait un Eloge de la perplexité à écrire…
(être lu à voix haute, la nuit, sur une autoroute japonaise : le rêve secret de tout écrivain !)
Merci, Didier. Pour le rêve de tout écrivain, je comprends… Oui, ça peut être un but dans la vie…
Question centrale, Brigetoun, en effet. Dénigrer & déprécier, c’est dans la nature humaine. Après, tout dépend de ce qu’on en fait. Si on le convertit en graphisme et couleurs, c’est la peinture; en texte, c’est la littérature; en mélodies et couleurs d’instruments, c’est la musique, etc.
Quelle journée épique !
Voila bien de ces moments rares, car impensables dans nos quotidiens respectifs, et qui surgissent, un peu comme ce diable que nous avons poussé, et déposent assez de matière pour composer un souvenir bâti pour la durée.
En tout cas, l’arrivée en camion à boîte manuelle (of course) avec une 4ème fuyante sur l’autoroute urbaine qui, plus que dominer semble s’enfoncer dans cette molle (=plastique) urbanité à laquelle m’a toujours fait penser Tokyo…, quelle sensation ! C’est comme le camion-littéraire, il faut le vivre !
Que les fans se rassurent, bien dormi, bien récupéré, pas de méchante surprise articulaire, mais comme prévu le YOGA !
Un très très grand merci à T. pour le trésor brillantissime qui a ravi la petite. Plus efficace que bien des cadeaux sophistiqués.