Âge de l’envol, de l’arrachement
Résultat de plusieurs semaines de travail dans la cuisine et dans le matériel informatique : trois gros sacs que je descends au tas de poubelles à huit heures. Suit une quarantaine de mètres-carrés aspirés à fond, puis deux ou trois kilos de documents littéraires déchirés — pour environ un kilo conservé. Cinq ou sept ans après avoir imprimé des articles ou photocopié des pages de revues, on est apte à décider si ça vaut le coup de garder ou pas.
David et moi retrouvons un collègue japonais pour déjeuner. Rhubarbe ayant décidé de fermer le jeudi — on le découvre — nous allons au Bamyan, family restaurant chinois très moyen.
Pause lecture au bureau.
Au sport, trente minutes de pédalage dans l’ambiance automnale de Modiano. Étrange impression… Quand j’ai lu rapidement les premières pages du dernier Modiano, il y aura bientôt un an, je suis passé complètement à côté. J’en ai gardé une impression poussiéreuse et désolée — comme s’il traitait d’une banlieue abandonnée. Faut croire que ça n’était pas le moment, je n’y ai rien compris, pas réussi à y pénétrer.
Alors qu’aujourd’hui, aucun problème, le sens se forme vite, clair, l’installation des personnages est ultra rapide, je ne rate pas la topographie (du côté d’Odéon), je perçois le feuilleté temporel d’emblée proposé, et tout le premier chapitre y passe tandis que je sue à grosses gouttes. Bien sûr, il y a toujours quelque chose de mélancolique dans la remémoration et la reconstruction, mais il faut croire que je n’avais même pas compris le titre…
« Cette clientèle, un passant qui aurait jeté un regard furtif de l’extérieur — et même appuyé un instant son front contre la vitre — l’aurait prise pour une simple clientèle d’étudiants. Mais il aurait bientôt changé d’avis en remarquant la quantité d’alcool que l’on buvait à la table de Tarzan, de Mireille, de Fred et de la Houpa. Dans les paisibles cafés du Quartier latin, on n’aurait jamais bu comme ça. Bien sûr, aux heures creuses de l’après-midi, Le Condé pouvait faire illusion. Mais à mesure que le jour tombait, il devenait le rendez-vous de ce qu’un philosophe sentimental appelait « la jeunesse perdue ». Pourquoi ce café plutôt qu’un autre ? » (Patrick Modiano, Dans le Café de la jeunesse perdue, Gallimard, 2007, p. 16)
« Ce Caisley n’avait pas simplement souligné le prénom de Louki. Chaque fois qu’était mentionné dans le cahier « le brun à veste de daim », il y avait deux traits de crayon bleu. Tout cela avait beaucoup troublé Bowing et il avait rôdé rue Saint-Benoît dans les jours qui suivirent avec l’espoir de tomber sur ce prétendu éditeur d’art, à la Malène ou au Montana, et lui demander des explications. Il ne l’avait jamais retrouvé. Lui-même quelque temps plus tard avait dû quitter la France et m’avait laissé le cahier, comme s’il voulait que je reprenne sa recherche. Mais il est trop tard, aujourd’hui. Et puis si toute cette période est parfois vivace dans mon souvenir, c’est à cause des questions restées sans réponse.» (Id., p. 27)
Outre les dix mois passés entre ces deux lectures, quatre ou cinq pages en octobre et les trente premières aujourd’hui, je me demande ce qui pourrait expliquer l’impression radicalement différente d’aujourd’hui. Peut-être parce que je suis retourné à Odéon entretemps et y ai vécu de nouveau, même si ce n’était que cinq jours.
C’est que j’ai aussi un lourd passé — (dis)continu — dans ce quartier (à la différence de la plupart des quartiers précédemment traités dans les livres de Modiano). Arrivé de banlieue à quinze ans pour aller à l’école rue Pirandello, secteur Campo-Formio Gobelins, j’allais à 17 ans à Jussieu puis l’année suivante à Censier, et n’ai jamais quitté cette partie de Paris jusqu’à 32 ans, âge de l’envol, de l’arrachement vers le Japon.
Mais il faut aller au lit, j’y reviendrai sans doute.
Tags : Modiano Patrick, Rebollar Patrick
Publié dans le JLR