Des gants pour le dire
J’ai reçu tout à l’heure en pdf la Quinzaine littéraire, revue admirable s’il en est, la seule à laquelle je sois abonné. Après avoir parcouru l’intéressante table des matières de ce n°1046, j’attaque le premier article, sur 1Q84, d’Haruki Murakami. Me voilà arrêté net à la première phrase par une allégation qui me paraît plus que douteuse. Connaissant historiquement le peu d’inclination de la revue pour le succès éditorial et les gros vendeurs, une telle ouverture doit être un indice… Mais de quoi ?…
« Succès complet [au Japon], aussi marqué auprès du lecteur moyen (beaucoup plus cultivé, soulignons-le, qu’ici [en France]) que dans l’intelligentsia. » (p.4)1
Pourquoi l’auteur de cet article, Maurice Mourier, dit-il cela ? Qui plus est en le soulignant…
Je ne discute pas du succès de Murakami, qui semble bien réel,2 mais de cette affirmation dans une revue littéraire française et sérieuse sur le public « moyen » japonais qui serait plus cultivé qu’en France. Et je me demande bien d’où sort cette affirmation !
Il est fort possible que M. Mourier soit un bon connaisseur de la littérature japonaise, ce que je ne suis pas, doublé d’un intellectuel bien renseigné sur la situation culturelle et sociale du Japon, ce que je ne suis pas non plus.
Cependant, je m’interroge sur ce qu’est le « lecteur moyen » ou « l’intelligentsia », en France et au Japon, et sur les moyens dont disposerait M. Mourier pour les comparer sérieusement. Je m’interroge également sur ce que signifie être « cultivé », ici ou là, ainsi que sur les raisons de traiter séparément « lecteur moyen » et « intelligentsia ». Il y a dans tout cela un parfum d’idéologie et d’approximation qui ne me convient pas du tout.
Par ailleurs, comme j’enseigne dans des universités japonaises depuis près de vingt ans, il m’a tout de même été possible de me faire une petite idée personnelle, d’une part sur l’ensemble des étudiants que j’ai eus, d’autre part sur la population au sein de laquelle je vis. Et si le mot cultivé renvoie bien à une quantité de connaissances entretenues et employées à se comprendre soi-même et à comprendre le monde alentour, alors, que ce soit en bibliothèque, en librairie, dans les transports en commun ou les salles d’attente, dans les discussions, dans les devoirs des étudiants, dans les programmes télévisés, et partout où il m’a été possible de parler ou d’entendre parler de littérature, ou plus largement de culture, d’art, de la société et de son fonctionnement, je n’ai pas constaté que les gens étaient particulièrement plus cultivés qu’en France.
Enfin, on peut se demander en quoi il serait important d’être plus ou moins cultivé ; cela non plus, M. Mourier ne le dit pas. Peut-être le sous-entend-il ? Mais j’ai beau tendre l’oreille, je n’arrive pas à entendre en-dessous. Je crains de confondre sous-entendus et présupposés ; les présupposés qui seraient ceux du lectorat de la Quinzaine, peut-être quelque peu différent du « lecteur moyen » français…
Ajoutons que si ce sac de nœuds est involontaire ou inconscient, de la part de M. Mourier, c’est encore pire.
Pourtant, dans la suite de l’article, il casse subtilement les pattes du roman qu’il juge « QQ la praline », et d’un auteur qui « prête peut-être déjà le flanc à cette critique », celle du « maître à penser » (p.5).
Cela tendrait à dire (?) que le public « beaucoup plus cultivé » japonais, intelligentsia comprise, n’est toutefois pas capable d’apercevoir les travers du romancier qu’il plébiscite, alors que M. Mourier, sur la foi d’une traduction, « ce qui n’est pas l’idéal », y parvient sans difficulté (mais en prenant des gants pour le dire).
J’ai demandé à T. quel avait été l’accueil critique de ce roman de Murakami au Japon. Elle m’a dit qu’il avait été excellent, dans l’ensemble. Mais elle a ajouté qu’en ce moment, il n’était pas possible de dire du mal de Murakami. Sous-entendu – c’est moi qui explicite – qu’il était trop bien considéré, qu’il jouissait d’une réputation trop haute, qu’il y avait un implicite soutien national (nationaliste ?) entourant le nobelisable qui interdisait à tout un chacun d’émettre quelque avis négatif que ce soit sur l’élu.
Tout à fait le contraire de la situation de Claude Simon en France en 1985 !
Tags : La Quinzaine littéraire, Mourier Maurice, Murakami Haruki, Simon Claude
Publié dans le JLR
Tout à fait d’accord. Je n’ai pas aimé cet article d’une revue à laquelle je suis abonné aussi et trouve aussi excellente. J’ai lu le livre de Murakami tu t’en doutes puisqu’en ai toujours venté l’effet qu’il me fait. Ce Mourier est tout simplement pas bon.
Je voulais dire mauvais…
Ce qui ne veut pas dire que tout ce qu’écrit Mourier est mauvais…
Mais, bon, parfois, faut le dire, y’a du remplissage, et, dans l’attente du Nobel, qui risquait d’échoir à Murakami, fallait que quelqu’un s’y colle, même à reculons.
En plus, il ne l’a même pas eu. Je veux dire, le Nobel, Murakami.
Au plaisir de te lire !