Sérendipité tabulaire, Hong-Kong et Macao
Arrivé à Paris samedi après-midi, la longue série des activités et rendez-vous préparés patiemment depuis des semaines s’est mise en marche dans une ambiance surchauffée digne d’un Mexique ou d’un Bali, surtout hier avec des bus où il n’était même pas possible de s’asseoir tant il y faisait horriblement chaud.
Il y a les événements programmés de longue date et il y a ceux qui arrivent en sus, soit que je les ajoute au dernier moment, comme cette très belle soirée avec Scott Carpenter et Martine Reid, dimanche soir, ou le déjeuner d’aujourd’hui avec Constance Krebs au Zimmer, soit qu’on me les apporte sur un plateau, comme ce dîner, chez mes hôtes, samedi, avec Cécile Ladjali et Sophie Képès.1
Aujourd’hui, premier jour d’activités en solo : acheter un Pass Navigo Découverte et le monter, passer à ma banque pour enfin essayer de comprendre pourquoi certaines cartes de crédit françaises ne permettent pas d’effectuer des retraits d’espèces au Japon (ce qui est arrivé à mes amies le mois dernier ; réponse pas encore très probante), aller confirmer chez Autorent, rue Fabert, ma location de voiture pour le week-end, trouver à la librairie Compagnie le livre que je voulais offrir depuis un mois à l’ami E.B. hospitalisé à Tokyo ; je ne dis pas lequel donc, mais que j’ai acheté, par sérendipité tabulaire, Hong-Kong et Macao de Joseph Kessel (folio, réédition de 1957), Bande-son de Bertrand de la Peine (Minuit, 2011), Jean Echenoz, étude de l’oeuvre de Sjef Houppermans (Bordas, 2008) et la surprenante Vie imaginaire de Lautréamont de Camille Brunel (L’arbalète, Gallimard, 2011).
J’ai même trouvé une heure pour m’asseoir au café de l’Odéon et finir Tomates de Nathalie Quintane, et pour, en face, chez Celio, faire l’acquisition d’un bermuda en lin écru.
Bruts, donc, les événements. Mais que puis-je écrire qui, destiné à moi-même plus tard, et non à un hypothétique et volatil lectorat, me permette non véritablement de revivre ces instants, ce qui serait stupidement illusoire, mais d’en redéployer une mémoire correcte, une mémoire qui ait la dimension de ces trois jours, qui me restitue leur déroulé, leur chaleur, leur belle lumière du soir (au Japon, il fait nuit à 19 heures), la mémoire des visages nouveaux, la supervision des lieux traversés ?
En compagnie de Scott, j’ai ainsi relongé le square Croulebarbe que je fréquentais en amoureuse compagnie il y a trente ans, puis emprunté pour la première fois l’allée Atget et vu le jardin Brassaï en montant vers la Butte aux cailles. Rencontrant Martine Reid, et appréciant sa conversation sur le carcan de l’histoire littéraire, j’ai ainsi mis du sens, du vécu et une amicale approbation sur un nom qui voisinait depuis près de dix ans en moi ceux de George Sand, Françoise Guyon, Nicole Savy et de quelques sandiennes japonaises. Ayant connu Scott durant mon tourisme mériméen, je suis heureux de le retrouver à Esternay, sur le terrain des corpus numérisés, si proche de l’actuel travail sur les Mazarinades, puisqu’il s’occupe, lui, de milliers de lettres trouvées, scannées, transcrites puis éditées en ligne.
La conviction littéraire qui émane de Cécile Ladjali, même à table entre un tajine et un sorbet aux mûres, rejoint les propos entendus sur France Culture depuis plusieurs années, me laisse entendre que son enthousiasme n’est pas une niaise et (aujourd’hui trop) banale mise en avant de soi. Bien que mes yeux eussent besoin d’allumettes (c’était samedi soir, après 12 heures de vol), j’ai pu à mon tour faire comprendre ma passion pour Perec, la difficulté du cours sur W, bien sûr, puis aborder le sujet de l’autobiographie et de l’autofiction, après Perec, (et j’évite Doubrovsky dont le style et le ton ne m’ont jamais plu) valorisant Christine Angot jusqu’à L’inceste puisque, pour ma part, tout ce qu’elle a publié après n’est plus novateur, ne vise et ne va qu’à une provocation non littéraire.
Avec Constance, et pour l’encourager dans les épreuves qu’elle surmonte en permanence avec le site André Breton, c’est l’occasion, dans le cadre désuet mais culinairement performant du Zimmer, d’évoquer tout ce qu’Antoine Volodine emprunte au et détourne du Surréalisme, des formes du collage ou du slogan (façon Jugement originel de L’Immaculée Conception, par exemple) à l’onirisme généralisé, non pas sous la forme maniérée et mensongère du récit de rêve (qu’en tout cas pour ma part j’exècre), mais dans la teinture ineffaçable et profonde de toute évocation de réalité, de toute structure narrative, de toute forme de vie humanoïde. Ce qui pourrait aussi provenir de Lautréamont.
Notes ________________« Tu penses pas que maintenant je devrais le dire, dis-je à S., que c’est moi, l’auteur de L’insurrection qui vient ? C’est tout de même incroyable qu’ils aient pas encore compris ! » (Nathalie Quintane, Tomates, Paris : P.O.L., 2010, p. 64)
« Il vaut mieux avoir le bac pour entrer sur le marché du travail. Le bac d’aujourd’hui ne vaut plus rien. Ceux qui ont le bac ne valent rien sur le marché du travail. » (Ibid., p. 71 ; il y aurait beaucoup à citer dans le faux décousu de ce livre, en vérité d’une formidable cohérence, de Blanqui à Rouillan, qui me fait regretter de ne pas avoir rencontré l’auteur à Tokyo ce printemps…)
« Isidore Ducasse est désormais un enfant au fin fond de sa vie. Voici le moment où il s’accroupit pour la première fois dans les toilettes à la turque du dortoir, sachant qu’il lui faudra reproduire ce geste, regarder cette porte à la peinture déjà salie, des centaines, des milliers de fois jusqu’au retour du bonheur. Mises bout à bout, ce seront des centaines et des centaines d’heures de dessin, calcul, récitation, religion, latin, grammaire, géographie, chant, et de courses à pied longeant les murailles, chaque mardi et vendredi matin, peu avant le lever du soleil, sous les sifflets des surveillants qui jouent à n’appeler les élèves que par leur numéro de matricule. Dans les toilettes à la turque, Isidore est gagné par l’odeur nauséabonde de la fosse d’aisance en même temps que par celle de son désespoir, dès lors qu’il apparaît évident que les pions ne sont pas ici pour surveiller les élèves, mais appliquer sur eux leur sadisme vulgaire, cet œil remplissant par intermittence le losange découpé dans la porte des toilettes, et cette voix qui répond à la pudeur offensée :
— On est là pour vous surveiller, on vous surveille.
À 21h35, Isidore ravale ses larmes au son d’une voix provenant du lit d’à côté du sien.
— Tu as lu beaucoup de choses de Théophile Gautier ? »
(Camille Brunel, Vie imaginaire de Lautréamont, Paris, L’arbalète Gallimard, 2011, p. 26 ; bien sûr, l’écueil à éviter, c’est le téléologisme…)
- Il y a d’autres personnes, parfois, mais je ne nomme que celles qui ont une dimension littéraire, et qui sont donc en rapport avec l’objet, certes large mais tout de même borné, de ce journal. [↩]
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Publié dans le JLR