Le mécanisme de la poignée télescopique
Samedi 4 juin. Cours à l’Institut sur W. On est en retard sur le programme, il y a tellement à dire.
« L’événement eut lieu, un peu plus tard ou un peu plus tôt, et je n’en fus pas la victime héroïque mais un simple témoin. Comme pour le bras en écharpe de la gare de Lyon, je vois bien ce que pouvaient remplacer ces fractures éminemment réparables qu’une immobilisation temporaire suffisait à réduire, même si la métaphore, aujourd’hui, me semble inopérante pour décrire ce qui précisément avait été cassé et qu’il était sans doute vain d’espérer enfermer dans le simulacre d’un membre fantôme. Plus simplement, ces thérapeutiques imaginaires, moins contraignantes que tutoriales, ces points de suspension, désignaient des douleurs nommables et venaient à point justifier des cajoleries dont les raisons réelles n’étaient données qu’à voix basse. Quoi qu’il en soit, et d’aussi loin que je me souvienne, le mot « omoplate » et son comparse, le mot « clavicule », m’ont toujours été familiers. » (Georges Perec, W ou le souvenir d’enfance, p. 113-114)
Dans un passage comme celui-ci, et il en va de même à toutes les pages autobiographiques, c’est l’interpénétration des temps évoqués qui pose le plus problème aux étudiants japonais. Ils comprennent le sens des phrases mais ils ont du mal à construire, virtuellement, dans leur esprit, le volume spatio-temporel nécessaire. Il serait intéressant de savoir si la traduction en japonais le leur permettrait plus aisément. Ceci dit, je ne suis pas certain que tous les francophones natifs pourraient clairement différencier :
- Le temps de « l’événement » (flou, fin 1942, début 1943, voire inexistant si c’est un faux souvenir).
- Le temps de la comparaison (faux souvenir du bras en écharpe à la gare de Lyon, quelques semaines ou mois auparavant, séparation d’avec la mère pour être pris en charge à Villard-de-Lans, plusieurs fois évoqué dans les pages précédentes).
- Le temps de l’écriture : « je vois bien […] aujourd’hui » (instance narrative, dans les années 1970) qui est aussi celui de la réflexion sur tous ces souvenirs (ce temps de l’écriture a lui aussi une épaisseur, entre le projet du garçon de 15 ans, en 1951, et la reprise de 1974, avec rédaction de chapitres et additions de notes après recherches diverses, etc.).1
- Le temps du traumatisme premier : « ce qui précisément avait été cassé », c’est-à-dire la relation avec le père, dès 1940, et celle avec la mère en 1942.
- Le temps de séjour à Villard, où l’on était gentil avec lui : « des cajoleries ».
- Le temps (fantasmatique ?) d’une première relation au langage, et donc aux mots associés, omoplate et clavicule (vers la fin des années 30 ou au tout début des années 40).
Dimanche 5 juin. Ma petite valise à roulettes ayant rendu l’âme le mois dernier (après les roues grinçantes et couinantes, c’est le mécanisme de la poignée télescopique qui s’est bloqué), nous passons au centre commercial de la gare d’Iidabashi pour en acheter une autre, de la même marque que celle de T., Swany, dont elle apprécie beaucoup la résistance. Après avoir vu les dizaines de milliers de personnes qui étaient bloquées dans des gares et des couloirs le 11 mars, après avoir constaté que le nombre de suicides provoquant des retards de trains avait beaucoup augmenté depuis trois mois, le cadre rigide qui permet aussi de s’asseoir sur la valise trouve, hélas, son utilité éventuelle.
Je transfère dedans le contenu de mon sac à dos et me trouve bien mieux pour reprendre les allers-retours hebdomadaires Tokyo-Nagoya – tant qu’ils sont possibles, c’est-à-dire tant que la centrale nucléaire de Hamaoka n’aura pas irradié toute la région de Shizuoka, région déjà sinistrée par les particules de Fukushima puisque les doses trouvées dans les feuilles de thé le rendent impropre à la consommation.
Lundi 6 juin. Après déjeuner au Rhubarbe, allons en vélo à Fukiage (prononcer fou-ki-agué) où T. ne connaît pas encore l’Antique Market, fameux immeuble de sept étages dans lequel nous passons plus de deux heures, tiraillés de tentations diverses (tables de chevet, commodes, poteries) auxquelles nous échappons par l’exhortation mutuelle à l’économie par temps de crise. Je ne résiste cependant pas à un supplément littéraire illustré du Petit Journal de 1902 en parfait état, dont les gravures de couverture et de dernière page sont consacrées au centenaire de la naissance de Victor Hugo (en voici l’une).
Mardi 7 juin.
Si tu reçois une mauvaise nouvelle, rends-la douteuse.
Si tu annonces une mauvaise nouvelle, fais-le clairement.
- Ce que Perec résumait d’entrée par : « le cheminement de mon histoire et l’histoire de mon cheminement » (p.18), où le chiasme renvoie sans doute à la phrase de Ricardou : « Le récit n’est plus l’écriture d’une aventure, mais l’aventure d’une écriture. » dans Pour une théorie du Nouveau roman, 1971 ; avec, pour Perec, une supériorité conceptuelle de taille : les deux membres de la phrase sont connectés et interpénétrés, alors que Ricardou énonce un changement réel et positif, certes, peut-être, « mais » sous une forme autoritaire dont on comprend qu’elle n’ait pas plu… [↩]
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Publié dans le JLR