Digressions sur l’idée de patrie dans la poésie barbaresque
L’année universitaire s’achève. J’ai maintenant quatre paquets de copies d’examen à corriger. Ça attendra quelques jours. Si je note trop tôt, c’est le massacre, tant le décalage est grand entre les résultats et ce que je pensais qu’ils pourraient être… Décalage aussi, mes collègues ne me contrediront pas, entre la gentille personne de chaque étudiant, au développement de laquelle nous aimerions contribuer, et la médiocrité de ses performances réelles. Leur naïve attente de la vie encore sur leur figure, les étudiants japonais sont plombés par leur éducation utilitariste (ils doivent seulement servir aux entreprises de leur famille, de la région ou du pays), leur cerveau privé de curiosité (pour qu’ils ne soient pas critiques du système) et les résultats chaque année plus mauvais du taux d’embauche des jeunes diplômés.
À l’Institut franco-japonais, la session prend son envol avec le troisième cours, ce matin, sur Bel-Ami. Son premier article paru, mensonger et conçu par une autre que lui, Duroy se voit refuser le deuxième, nul parce qu’écrit tout seul. À peine installé dans son nouvel état et voyant les autres rédacteurs très à l’aise, il se demande déjà « quels moyens secrets ils pouvaient bien employer pour se procurer cette aisance », soupçonnant « des procédés inconnus et suspects, des services rendus, toute une contrebande acceptée et consentie » (p. 90-91). Là encore, le mauvais exemple le précède et l’encourage.
Il parvient à avoir une maîtresse, une bourgeoise certes mariée et déjà mère, mais fine, curieuse et un peu vicieuse… pour l’entretien de laquelle il ne gagne pas assez. Si bien qu’elle en vient à payer. La fierté duroyenne s’en offusque, mais cela ne dure que quelques instants : comme tout ce qui est duroyen, la fierté cède devant l’argent et la satisfaction à très court terme. Or ce type de petits profits n’est guère sophistiqué : il suffit qu’ils aillent aux Folies-Bergère pour que la maîtresse découvre que son argent avait aussi servi à payer une fille. Fin du chapitre III, Duroy va devoir trouver autre chose…
En fait, il n’est pas vraiment nécessaire de trouver autre chose. Il peut faire pareil, simplement il faut le faire plus haut, et profiter de la leçon apprise pendant l’entraînement… avec sa première maîtresse.
La semaine prochaine, nous le verrons à l’œuvre chez la femme du patron de presse. Pour séduire et parvenir à ses fins, nous verrons qu’il lui arrive même de dire la vérité toute nue (et l’opinion de Maupassant ?) à des dames engoncées dans leurs mondanités :
« Elle remarqua que Duroy n’avait rien dit, qu’on ne lui avait point parlé, et qu’il semblait un peu contraint ; et comme ces dames n’étaient point sorties de l’Académie, ce sujet préféré les retenant toujours longtemps, elle demanda :
– Et vous qui devez être renseigné mieux que personne, monsieur Duroy, pour qui sont vos préférences ?
Il répondit sans hésiter :
– Dans cette question, madame, je n’envisagerais jamais le mérite, toujours contestable, des candidats, mais leur âge et leur santé. Je ne demanderais point leurs titres, mais leur mal. Je ne rechercherais point s’ils ont fait une traduction rimée de Lope de Vega, mais j’aurais soin de m’informer de l’état de leur foie, de leur coeur, de leurs reins et de leur moelle épinière. Pour moi, une bonne hypertrophie, une bonne albuminurie, et surtout un bon commencement d’ataxie locomotrice vaudraient cent fois mieux que quarante volumes de digressions sur l’idée de patrie dans la poésie barbaresque.
Un silence étonné suivit cette opinion.
Mme Walter, souriant, reprit :
– Pourquoi donc ?
Il répondit :
– Parce que je ne cherche jamais que le plaisir qu’une chose peut causer aux femmes. Or, madame, l’Académie n’a vraiment d’intérêt pour vous que lorsqu’un académicien meurt. Plus il en meurt, plus vous devez être heureuses. Mais pour qu’ils meurent vite, il faut les nommer vieux et malades.
Comme on demeurait un peu surpris, il ajouta :
– Je suis comme vous d’ailleurs et j’aime beaucoup lire dans les échos de Paris le décès d’un académicien. Je me demande tout de suite : « Qui va le remplacer ? » Et je fais ma liste. C’est un jeu, un petit jeu très gentil auquel on joue dans tous les salons parisiens à chaque trépas d’immortel : « Le jeu de la mort et des quarante vieillards. »
Ces dames, un peu déconcertées encore, commençaient cependant à sourire, tant était juste sa remarque.
Il conclut, en se levant :
– C’est vous qui les nommez, mesdames, et vous ne les nommez que pour les voir mourir. Choisissez-les donc vieux, très vieux, le plus vieux possible, et ne vous occupez jamais du reste.
Puis il s’en alla avec beaucoup de grâce.
Dès qu’il fut parti, une des femmes déclara :
– Il est drôle, ce garçon. Qui est-ce ? » (Maupassant, Bel-Ami, 1-VI, p.141-142.)
Dans ce « jeu de la mort et des quarante vieillards », il n’y a pas qu’un trait d’esprit, ou de mauvais esprit… En effet, la forme de l’expression n’est pas sans rappeler Ali Baba et les quarante voleurs. Ce qui permettrait donc d’assimiler les académiciens à des voleurs !
Voleurs ? Voleurs de quoi ?
De places, de notoriété, de privilèges ? Je ne suis pas certain que Maupassant leur ait jamais envié tout cela. Le détour par l’extra-diégétique n’est peut-être pas efficace pour cette fois.
Et si l’important était intra-diégétique et qu’il concernait plutôt le nom absent. Parce que refoulé. Ali Baba.
Quoi Ali Baba ?
Eh bien, Duroy dévoile son désir inconscient d’être une sorte d’Ali Baba, une sorte de pauvre bûcheron, de tâcheron du journal, qui espère par hasard trouver l’endroit où le trésor est caché et entendre le mot de passe. Or justement, une sorte de mot de passe lui arrivera la semaine suivante : une promotion au journal et une invitation chez le patron. Après, ce sera à lui de jouer pour rafler le magot.
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Publié dans le JLR