Une armée ne s’improvise point
« Avec le premier argent qu’il se procura ainsi, il [le prince de Condé] envoya des commissaires dans tout le pays [de Guienne] pour lever des soldats et les diriger à la hâte sur les points qu’il désigna ; mais une armée ne s’improvise point, et au bout de plusieurs mois il n’avait encore que des recrues sans armes, sans munitions, sans instruction et sans discipline. » (Victor Cousin, « La Fronde à Bordeaux », Revue des deux mondes, juin 1859, p. 756)
« X avait une chambre à mon étage à l’hôtel Al-Rasheed, en plein centre de Bagdad, et nous passions la plupart de nos soirées ensemble dans les petits restaurants de poissons sur les bords du Tigre. Au fil des semaines, il m’apparaissait de plus en plus inquiet : ses élèves, malgré la pression très vive qu’exerçait sur eux l’état-major, progressaient très lentement. Ils ne parvenaient à mener à bien que des missions simples et se révélaient incapables de détruire des cibles avec leurs missiles. Lors d’une séance de démonstration organisée pour l’état-major, c’est lui qui, sous uniforme irakien, avait effectué les tirs. Il pensait que certains officiers n’avaient pas été dupes. » (Philippe Vasset, Journal intime d’un marchand de canons, Paris : Fayard, 2009, p.28-29)
Belle expression, donc, de Victor Cousin, à propos de Condé allant continuer (et finir) la Fronde en 1651-1652 à Bordeaux. Ne concerne pas que lui… me suis-je dit dans le shinkansen en lisant ce récit situé vers 1981-1982.
Quel plaisir ça a été, deux heures avant, de rechercher dans mes piles où était le Vasset pas encore lu ! Enfin reprendre des lectures… Et reprendre avec celle-là. Pas de stress à cause du retard, ni de honte de ne pas être à jour. Le Femina attendra un peu… Et sur Reclus, ça m’intéresse aussi. Juste le plaisir d’entamer mes piles. Tout comme de sortir de sous le lit ce vieux sac de cuir pour un aller-retour de vingt-quatre heures.
1652, 1859, 1981, 2009… Que se passe-t-il dans le cerveau quand on essaie de comprendre une date ? Tout dépend d’abord si on y vivait ou pas ; ça, je crois que c’est automatique.
Pour 2009, pas de problème, c’est comme hier, ça colle encore au présent, même si les grands changements d’avril 2010 ont déjà creusé chez nous un fossé.
1981, présidence Mitterand, rupture pour tous ceux qui y vivaient, radios libres, fin de la peine de mort, pour moi entrée à Censier et début de la filière littéraire, logements ici et là… La réalité politique et sociale fait corps avec les souvenirs personnels qui la masquent en grande partie.
1859, personne d’aujourd’hui n’y était, c’est sûr ; en revanche, c’est un siècle quand même étudié durant la scolarité, suite de révolutions et de régimes, Napoléon III et un modèle de pouvoir encore en vigueur, presque… Élisée Reclus était revenu de son grand voyage en Amérique. C’est l’année de Darwin, de la Légende des siècles, de La Femme de Michelet, de Tristan et Ysolde de Wagner, pas encore connu en France. Ça fait réfléchir (voir ma Chronologie 1848-1914). La ville se modernise mais attention, il n’y a pas encore l’eau et le gaz partout, l’électricité on n’en parle même pas.
Enfin 1652 ; là, plus grand-chose à se mettre sous la dent, à part quelques grosses dates : on ne sait pas bien comment étaient les maisons, s’il y avait des fenêtres ou pas, les rues, pavées ou en terre, les transports, les modes de vie, sans usines ni banques ni salariat ni aucune protection sociale (on y revient), les vêtements, on a bien vu des gravures et des films mais on n’est pas sûr de ne pas faire un contresens en choisissant une paire de gants, et pas ou presque pas de tomates, ni pommes de terre, ni chocolat, ni café, l’impression d’avoir affaire à une autre espèce et pourtant la fiction scolaire nous livre des noms, rois, nobles, cardinaux, artistes, philosophes et écrivains comme si c’était des gens comme nous… On reste dans l’abstrait, sauf pour quelques spécialistes, et encore. Depuis un an que je fore une galerie vers cette époque, j’ai changé trois fois de tête de forage, deux ont pété net, une sur la forme de l’état, l’autre sur la notion d’auteur, et c’est plus compliqué que d’aller verticalement chercher des mineurs chiliens, croyez-moi.
Pour mémoire :
Alain Beuve-Méry, « Patrick Lapeyre remporte le prix Femina », Le Monde, 2 novembre 2010.
Prix Femina. C’est finalement Patrick Lapeyre qui a été récompensé, mardi 2 novembre, par le jury du prix Femina pour son roman La vie est brève et le désir sans fin (P.O.L). Il l’a emporté au sixième tour d’un scrutin très disputé, par sept voix contre six voix à Claude Arnaud, auteur de Qu’as-tu fait de tes frères ? (Grasset), avec la double voix de la présidente du jury Chantal Thomas.
Agé de 61 ans, Patrick Lapeyre est l’auteur de six romans, tous publiés aux éditions P.O.L. Professeur de lettres dans plusieurs lycées de la région parisienne, il a publié son premier roman en 1984, Le Corps inflammable. Ont suivi La Lenteur de l’avenir (1987), Ludo & Companie (1991), Welcome to Paris (1994) et Sissy, c’est moi (1998). En 2004, il avait obtenu la reconnaissance du public en recevant le prix du Livre Inter pour L’Homme-sœur.
Dans La vie est brève et le désir sans fin, le romancier s’est inspiré de Manon Lescaut, le roman de l’abbé Prévost, pour conter l’histoire d’un trio amoureux. Mais il a considérablement réactualisé la structure d’origine. Son septième roman est sur les affres de l’amour, vues du point de vue masculin. Il met en scène deux hommes, l’un marié, à Paris, Louis Blériot (comme l’aviateur), l’autre pas, Murphy Blomdale, qui vit à Londres, tous les deux amoureux de la même femme, Nora assez énigmatique, et qui va de l’un à l’autre. Il y a celui qui hésite, et celui qui attend, tous les deux souffrent.
L’ambition de Patrick Lapeyre, peintre du quotidien, est dans la perspective : « Mon rêve est de rendre à mon lecteur la vie transparente, comme si j’étais un souffleur de verre – et qu’à travers mon verre, la qualité poétique de la vie devienne évidente. » Il veut que ce lecteur termine un livre avec la même intensité, le même soulagement, que lorsqu’il sort du cinéma après avoir vu un grand film. « Je veux qu’il respire mieux », dit-il, car pour lui, c’est bel et bien une « respiration » qu’apporte la beauté.
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Prix Femina Essais. Il va à Jean-Didier Vincent pour Elisée Reclus : géographe, anarchiste, écologiste (Robert Laffont).
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Publié dans le JLR