Un moment de l’histoire humaine
Au moins, il n’était pas encore interdit de fumer…
« Le cri primal du bébé avait été couvert par le grondement du sol, les détonations des bouteilles de gaz dans les étages, le vacarme des murs d’immeubles qui se couchaient sur la chaussée. L’absence de sage-femme avait été fatale pour la mère, pour Yaïcha Omonenko que misère et clandestinité avaient affaiblie. Mais, d’un autre côté, cette absence avait eu quelque chose de positif. Elle avait permis au bébé de voir le jour sans être aussitôt éliminé pour monstruosité. Les épaules du nouveau-né étaient en effet parfaitement lisses, et il n’aurait pas été possible de prétendre que les ailes étaient là, seulement repliées et embryonnaires à l’intérieur du dos, et qu’elles finiraient bien par éclore quand l’enfant aurait grandi. Si un membre du corps médical avait été là, il aurait à peine palpé la chair du bébé au niveau de ses clavicules, et la discussion n’aurait même pas pu se tenir. On était à un moment de l’histoire humaine où, sur la question de la conformité raciale, aucune blouse blanche ne se laissait fléchir. En cas de non-appartenance flagrante à la race dominante, l’euthanasie était automatique et immédiate. L’affaire aurait été traitée sans délai ni recours. La sage-femme aurait invité le père à aller fumer une cigarette à l’écart, elle aurait retiré le bébé des mains ensanglantées de la mourante, elle aurait une dernière fois, rapidement et par acquit de conscience, vérifié qu’il avait bien les omoplates anormales, et elle lui aurait tapé sur la nuque pour le faire taire de façon définitive.
À la polyclinique, c’était même quelque chose qu’on facturait, cette frappe mortelle. » (Lutz Bassmann, « À la mémoire de Golkar Omonenko », dans Les aigles puent, p. 52-53)
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Publié dans le JLR