Jusqu’aux Dawkes de Cerisy
Cher Lionel,
Est-ce aujourd’hui ou était-ce hier ? En tout cas la bonne nouvelle d’une double naissance chez toi nous a soulagés — et justifie pleinement ton absence, que tu dois être, en même temps, le premier à regretter. Je n’ai donc pas eu le temps de te connaître au-delà des quelques courriers échangés et de tout ce que j’ai lu de toi, dont le Dénouement, ouvrage plusieurs fois cité durant les communications et les débats. C’est un peu pour cela que j’ai choisi de t’écrire aujourd’hui, et plutôt aujourd’hui qu’un autre jour, parce que « la découverte des Dawkes eut lieu », elle aussi, « un samedi »… (5e narrat des Anges mineurs)
Enfin, le samedi arriva. Ou déjà, hélas. Plût au ciel qu’il arrivât. Ou quoi ? Comment dire ?
En tout cas, il est là. Tu me vois (tu ne me vois pas, mais bon) partagé entre les deux, entre le bonheur d’être ici, extase d’un temps alangui, aristocratique, et l’angoisse de mon tour qui vient, le tic-tac du décompte, l’épée de Damoclès qui doit tomber et me traverser pour que l’événement ait lieu.
En matinée, Jean-Pierre Vidal, sur la stase apocalyptique — après avoir disséminé des bouts de sa communication dans les commentaires des autres, Jean-Pierre a tout de même pu, dans le kairos de ces dernières heures, reconstituer une unité originale à son propos, un propos qui vient de loin pour concerner le post-exotisme… J’aurais dû le rencontrer l’an dernier à Ottawa au colloque consacré à Robbe-Grillet mais il avait eu un empêchement administratif et son texte, envoyé par courriel, avait été lu, de sorte que j’en connaissais l’excellence.
Puis François Bizet, lui aussi venu du Japon mais qui a connu Antoine Volodine très longtemps avant moi, qui développe bien au-delà du post-exotisme, notamment chez Didi-Huberman et chez Günther Anders, une problématique du temps tout à fait en dialogue avec tes propres travaux.
Après le déjeuner, c’est mon tour, présenté par Annie Epelboin. Parvenu jusqu’aux Dawkes de Cerisy (toujours ce narrat 5 des Anges mineurs), je lis directement à l’écran ce que j’ai intégralement écrit pendant la traversée de la semaine et pas eu le temps d’imprimer — les arbres m’en sont gré. C’est composé de dix-neuf paragraphes (voir l’un d’eux ci-bas), et exécuté en quarante-quatre minutes : Onirologie post-exotique.
(Tu noteras que je mets cette communication en ligne parce que c’est la mienne mais que je ne puis en faire autant avec celles des autres ; il faudrait leur accord, et celui des organisateurs et celui de Cerisy, bref, autant engager un dir’ de com’… D’ailleurs, je crois que tu devrais recevoir de Cerisy un disque gravé avec toutes les communications ; c’est comme ça qu’ils font maintenant ; mais, comme je t’en avais prévenu des mois à l’avance, je suis très content d’avoir effectué mes propres captations, contre l’avis de la direction du Centre le premier jour…)
Une petite pause et l’on reprend, avec Valéry Kislov puis Brian Evenson, respectivement traducteurs de Volodine en russe et en anglais. Occasion pour moi de découvrir Brian, qui est aussi écrivain, traduit en français notamment par Claro. Leurs passionnantes interventions, surtout quand ils abordent les questions de détail de langue, de contexte et de culture, est suivie, après une autre pause, d’une mini-table ronde improvisée, dirigée par Frédérik Detue, avec Mirka Cevcikova, traductrice en tchèque, qui se joint aux deux précédents.
On a fini plus tard que prévu mais ça valait vraiment le coup. Et puis ça ne m’empêche pas d’aller faire des courses au village en voiture avec Dominique (bières, vins rosés et gâteaux d’apéritif), puis, ayant ramené ces provisions au château, de faire seul un grand tour (photographique) du parc. D’où ce cliché pris depuis le chemin de descente vers l’étang, sur lequel les petits brins de l’herbe se détachent et me sourient, malgré l’envahissement des masses à contre-jour. Et la minuscule silhouette qui va passer derrière l’arbre…
Après le dîner, succession de spectacles : la potachique aventure de Marko, mini-colloque improvisé par quelques-uns de l’autre colloque, au grenier. Un peu plus tard, écoute de deux des pièces radiophoniques de Volodine dans la bibliothèque presque entièrement éteinte, des ombres immobiles dans des fauteuils, la lueur de la lune par les fenêtres et les textes et les bruits bizarres du Silence de Myriane Marane et d’Outrage à mygales…
Plus tard encore, libre de sortir, je descends dans la cave. On y picole gentiment, on y tapote la balle, rien d’excessif. À minuit, je vais à mon rendez-vous téléphonique et je réveille T., toujours en forme malgré le retour de la canicule nippone. Elle attend mon retour, moi aussi. Rejoindre ceux qu’on aime, n’est-ce pas la priorité ?
« Seuls ceux que j’aime, écoutez !… »
Extrait de l’Onirologie post-exotique, le paragraphe 8 :
8. Le rêve comme métaphore
« Tariana posait sur moi l’infinitude de ses prunelles, grise comme une source d’eau noire sous la lune, bleutées comme une renarde blanche dans les brumes du petit matin, merveilleusement brillantes et grises, belles comme un miroitement de neige dans un rêve de lichens, plus belles encore, en diaprures d’anthracite, chiffrées au plomb galactique, plus mystérieuses et plus belles encore. » (Nuit blanche en Balkhyrie, 1997, p.41)
À la métaphore hyperbolique de « l’infinitude des prunelles » qui valorise la profondeur du regard succèdent les valeurs inversées du gris, de « l’eau noire », de l’astre de la nuit, la comparaison à une renarde d’autant plus furtive qu’elle est dans les brumes matinales. La reprise comparative, « belles comme », devient progression jusqu’à réaliser dans la phrase cette infinitude avec « plus belles encore », « plus mystérieuses » et « plus belles encore » qui n’a plus de comparant. Dans cette ambiance baudelairienne, la composition très délicate enserre le « rêve de lichens » entre la renarde, d’un côté, et l’anthracite et le plomb, de l’autre côté, c’est-à-dire dans une progression inversée de l’animal vers le minéral, du vivant vers le non-vivant, qui est aussi une progression positive du temporel vers l’éternel.
Dans ce système inversé, le lichen, qui est une sorte de degré zéro du végétal par rapport aux fleurs colorées et aux arbres immenses qui ont tout du vivant, est le thème ou l’objet d’un rêve dans lequel la neige vient proposer son miroitement, ajoutant la froideur cadavérique à la blancheur lumineuse et à la maigreur végétale.
C’est comme si le poète convoqué dans le sonnet de Baudelaire intitulé La Beauté répondait intertextuellement à la parole de la belle allégorique, sonnet qui contient également la blancheur, la neige, et des yeux, des « larges yeux aux clartés éternelles », et dont je vous rappelle le premier quatrain :
« Je suis belle, Ô mortels ! comme un rêve de pierre,
Et mon sein, où chacun s’est meurtri tour à tour,
Est fait pour inspirer au poète un amour
Éternel et muet ainsi que la matière. »
Au travers des métaphores et par le chemin des rêves, Volodine dialogue avec Baudelaire, qui pourrait bien être un des autres internés de la Balkhyrie…
Cette communauté des écrivains se trouve alors comme décrite sur la quatrième de couverture du prochain Écrivains, justement, où Linda Woo est citée :
« Leur mémoire est devenue un recueil de rêves. Ils inventent des mondes où l’échec est aussi systématique et cuisant que dans ce que vous appelez le monde réel. » (Écrivains, Paris : Éditions du seuil, 2010)
L’inversion baudelairienne de la valeur civilisationnelle de la métaphore du beau est un des marqueurs de la modernité, nous a-t-on appris à l’école. Dans le post-exotisme, cette inversion est reprise et généralisée, comme si un siècle et demi de progrès avait mené l’humanité plus loin que le pire cauchemar de l’auteur des Fleurs du mal, qui n’avait en effet pas connu les deux guerres mondiales, les génocides, les goulags, les bombes atomiques, les catastrophes pétrolières, etc.
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Publié dans le JLR