Conte et décompte des noms d’oiseaux
Récapitulatif des séances du cours sur Alto solo à l’Institut franco-japonais de Tokyo.
Que j’intitulerais :
Conte et décompte des noms d’oiseaux
- samedi 9 janvier : des premières pages à la page 30 — écouter
- samedi 16 janvier : pages 31-39 et 50-61 — écouter
- samedi 23 janvier : pages 65-88 — écouter
- samedi 30 janvier : pages 89-105 — écouter
- samedi 6 février : de la page 105 à la fin — écouter
Dernier lever à six heures pour les yeux toujours beaux de Tchaki Estherkhan. Préparant mes notes de cours, je sens une dernière zone de risque : la lecture des pages des deux grenades (p.115-117), que l’émotion m’altère la voix.
En ouverture du final à l’Institut, un des participants du cours donne son opinion : ce livre ne lui a pas procuré de plaisir de lire. Il ajoute qu’il était à Paris en 1968 et que son souvenir est plus… engageant, plus optimiste que ce qu’Alto solo suggère dans la référence au militantisme (je résume, sans déformer, j’espère). Je le remercie de sa franche parole, pas si courante au Japon, et regrette pour lui que ce plaisir lui ait été refusé. Mais pour peu qu’il y ait référence à la France, ce serait plutôt celle des années 1972-1973, la barre gravement à droite après 68 et les dérives groupusculaires de l’extrême-gauche, le renfermement et l’étiolement du militantisme — même si les références à l’Allemagne des années 1930 me paraissent plus importantes, en l’occurrence.
Par ailleurs, je pense qu’il est possible d’utiliser ce commentaire en faveur du texte : car si beauté, qualité, style, puissance il y a dans Alto solo, c’est au service d’une vision d’horreur humaine et sociale, certes exilée dans un lieu utopique — post-exotique — pour éviter la référence, mais en effet créée dans le but de terroriser le lecteur, peut-être pour qu’il prenne conscience d’un danger, par exemple celui du populisme totalitaire, ou du totalitarisme populiste, comme on voudra — et ce n’est bien sûr pas épique comme chez Le Clézio ni héroïque comme chez Gracq (auteurs étudiés récemment dans le cours).
À l’instar de Candide, Zadig ou d’autres contes philosophiques de Voltaire, Alto solo travaille la langue pour entrelacer l’éthique, le poétique et le politique sans plus de souci apparent que Voltaire ou Kafka pour le vraisemblable paysager ou la véracité des références à notre monde — ce qui était d’ailleurs annoncé dans l’art poétique de Khadjbakiro, le représentant intra-diégétique de Volodine (p.31).
Autre point désagréable — et sublime — du livre : la disproportion, celle des peines et celle de l’effet des mots, ce qu’elle suppose et ce qu’elle entraîne : Matko met une gifle à son frère Bieno devenu frondiste, un autre frondiste l’abat de deux balles (p.100), et puis ça va de mal en pis, les équilibristes involontaires ne sont pas de vrais oiseaux, ils s’écrasent au sol, enfin des grenades sont lancées sur le carré de mélomanes.
Cette disproportion est inimaginable pour ceux qui sont sensés, cultivés, intellectuels, parce que leur formation est empreinte à tous les niveaux de congruence et de symétrie, de perception des nuances et des écarts (trop, parfois), alors que le propre du tyran ou de celui qui abuse du pouvoir, qu’il y soit parvenu légalement ou pas,1 est précisément l’exagération, l’emportement, l’arbitraire, quand bien même il n’est qu’une émanation du peuple — peuple d’ailleurs ici signifiant le plus bas étiage de l’humain. L’asymétrie, ou la disproportion, c’est la base de l’injustice, de la pauvreté, de l’oppression, et c’est aussi un des moteurs de l’art, mais beaucoup plus comme réaction épidermique et corporelle, ensuite éventuellement intellectualisée, que comme une construction de l’esprit créateur.2
Le Jean Valjean des Misérables devient ainsi pour l’éternité le témoin et la preuve de cette disproportion et de ses conséquences : le bagne pour un morceau de pain.
Notons aussi que l’exagération, l’emportement, l’arbitraire, l’asymétrie de pouvoir commencent quand un groupe dominant et décomplexé aime à se montrer et à se donner en exemple.
Mais revenons à nos oiseaux, la fin du cours leur est largement consacrée parce que Zagoebel nous offre un festival de boutades aviaires dont je ne reprendrai ici que la plus vulgaire, la plus savante et la plus poétique.
La plus vulgaire, selon moi, est dite après qu’un bon nombre de personnes ont été poussées sur le filin suspendu et se sont écrasées au sol : « On ne fait pas d’omelette sans casses les œufs ! » (p.113)…
La plus savante est à propos de la rue, le pouvoir de la rue n’étant pas à « confondre avec un parlement-croupion » (p.112)
La plus poétique, qui est aussi la dernière, juste avant les jets de grenade, est sur « les intellectuels capables de discuter des nuits entières sur le sexe des mésanges » (p.116) — un sexe des mésanges dont il faudrait que je parle avec Jean-Pierre Vidal en juillet prochain…
1973 — côté utopies — est aussi l’année du très rock Jesus Christ Superstar (film de Norman Jewison). Dans la même année, cohabitent Pierre de Grenoble par Malicorne, et Tanzmusik de Karftwerk…
L’Éric de Kyoto m’attend à la sortie. Je passe chez Omeisha pour problème de disponibilité de l’édition folio de Zazie dans le métro pour la session d’avril. Je repasserai pour indiquer une autre édition. Nous déjeunons avec T. au Saint-Martin à trois. Grande nouveauté, il y a maintenant bavette frites au menu !
Notes ________________- D’aucuns insistent sur le fait qu’Hitler soit parvenu légalement au pouvoir, mais ce n’est un argument pour rien, en fait. [↩]
- D’où l’ennui qui se dégage de l’art engagé, de l’écrivain engagé ou militant, quand ils sont missionnés à se servir de l’art pour la bonne cause, alors que tant d’œuvres géniales proviennent d’engagés artistes et d’engagés écrivains. [↩]
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Publié dans le JLR