De la littérature en matière noire
De six à huit, j’essaie de m’organiser un radeau sur un océan de choses à dire au sujet des trente ou quarante premières pages d’Alto solo — sur lequel je m’efforce de voguer avec mes étudiants de dix à douze.
Certains détails textuels ont une valeur exceptionnelle. Par exemple, le nom Vanzetti (p.15), choisi pour le cirque, et qui, s’il démarque Achille Zavatta (1915-1993), renvoie prioritairement au Bartolomeo Vanzetti (1888-1927), immigré italien qui, avec Nicola Sacco, fut victime d’une erreur judiciaire dans l’Amérique des années 1920, ce qui suscita une vague internationale de protestation, puis un film et une chanson, puisque son innocence était déjà évidente avant la chaise électrique — connaissant l’avenir du cirque dans Alto solo, on ne peut que trouver pertinente l’association…
Ou bien le nom Karakassian, l’amoureux disparu de l’altiste Tchaki Estherkhan, peut-être parti se battre dans le Sud mythique et qui m’a fait penser au Karamanlis de Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ? de George Perec et à tous les autres kara- que suscitent ses réapparitions textuelles.
Quant au clown Baxir Kodek, cette fois c’est en aval : il a donné son nom à une composition musicale de 2000 d’Ambre & Mark Spybey, sur un disque intitulé Sfumato et disponible dans l’Internet Archive.
Et reprendre l’idée de Jean-Louis Hippolyte, dans Fuzzy Fictions (p.150), selon laquelle le lecteur qui zapperait, se détournerait de ces noms de prime abord un peu difficiles d’Alto solo ne ferait que manifester une xénophobie de premier niveau. En ajoutant que cela me paraît en fait assez naturel, même si un esprit curieux doit en même temps pouvoir s’y intéresser, surtout en se demandant quel peut être le but littéraire d’un auteur qui met une telle passion à produire des noms compliqués, exotiques. Pour peut-être, finalement, les trouver… poétiques.
Montrer aussi que tous les mots dont Volodine convoque simultanément deux sens, comme pour ses personnages à la fois métaphoriquement et réellement « oiseaux », produisent dans bien des phrases un effet de zeugma identique à celui d’Apollinaire quand il écrit que : « Sous le Pont Mirabeau coule la Seine / Et nos amours…»
Un Apollinaire qui affectionnait lui aussi ces effets d’inversion syntaxique où l’on voyait parfois une préciosité de retour à l’ancien français et où je vois un moyen économique de renforcer sémantiquement les deux membres déplacés, comme cela se constate justement dans les paragraphes consacrés à l’écrivain Iakoub Khadjbakiro (p.31-35) : « il choisit, de la vie réelle, les brins les plus ténus », antéposition du complément de nom, ou ce beau détachement du complément d’objet indirect : « Aux hideurs de l’actualité Iakoub Khadjbakiro avait coutume, dans ses livres, de substituer ses propres images absurdes.» (p.31)
Enfin dire que le mouvement d’ensemble de cette période d’exposition dans laquelle les personnages sont présentés chacun leur tour sous la forme d’une « histoire de » peut bien être comparé à la période de présentation des instruments d’un orchestre avant qu’ils n’entament une pièce concertante — dans laquelle un solo adviendrait… Ou plusieurs.
La présentation de l’écrivain Iakoub Khadjbakiro pourrait bien être au nombre des solos que nous attendons. L’art poétique qui nous est exposé dans ces pages ne peut guère appartenir qu’à ce narrateur qui dit « Je » à la page 26, tout en étant bien proche de celui de l’auteur, pour peu qu’on ait déjà lu ne serait-ce qu’un autre livre de lui. Une mise en abyme transcendantale, donc, dans laquelle le « souterrain des mirages » (p.32) mène au cœur exotique des problèmes inséparablement politiques et poétiques — et qui accueille soudain, avec un air neutre, une métaphore de la littérature en matière noire.
« Exotique est le terme que l’on applique à des particules déconcertantes, mais fondamentales, de la matière.» (p. 32)
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Publié dans le JLR