Cornichon contre oignon
Matinée à la maison pour répondre à tête reposée aux questions écrites de Paula Pinto Gomes, pour article dans La Croix. D’ailleurs il pleut. C’est François Bon qui a donné mon nom à cette journaliste qui travaille sur un dossier consacré à l’histoire de l’internet et notamment des sites pionniers, et pour la plupart aujourd’hui disparus. J’ai peu l’habitude de l’exercice, n’étant pas connu par mes sympathies pour la presse et l’édition. J’envoie mes réponses avant midi ; elles seront lues quelques heures plus tard du fait du décalage horaire.
Pendant ce temps, je vais déjeuner avec David au Downey. Ça faisait bien un mois qu’on n’y était pas venu. Le « humberger », comme il est orthographié dans la carte, est toujours aussi bon. Nous échangeons des rondelles, cornichon contre oignon. Dernières tâches de la semaine au bureau, puis je m’en retourne à Tokyo par le shinkansen de 16h10, lisant beaucoup Flaubert, encore et toujours l’Éducation sentimentale, pour le cours de l’Institut qui finira demain — le cours finit, mais comment en finir avec cette œuvre ?…
Peu avant le coucher, je reçois la réponse de Paula Pinto Gomes avec l’entretien tel qu’elle me propose de le publier. Des phrases ont été déplacées, réduites, édulcorant à l’évidence le propos et illustrant parfaitement ce que je critiquais de la fonction journalistique. L’essentiel étant malgré tout préservé avec habileté, je n’ai pas l’intention de me battre ; je corrige a minima et donne mon accord pour ce qui paraît dans les heures suivantes sous le titre : « Patrick Rebollar : « La survie des sites pionniers, un espoir pour la liberté d’expression » ».
Je remercie ici même Paula de m’avoir donné la parole. Toutefois, je profite de ma liberté d’expression entière pour publier ci-après le texte original ; le lecteur attentif trouvera lui-même les changements.
1) Vous connaissez Remue.net, connaissez-vous aussi les deux autres sites dont je parle dans mon article, Place Publique et Rezo.net ?Sans être un lecteur régulier de ces sites, j’en ai suivi l’évolution et ai régulièrement été dirigé, plusieurs fois chaque mois, vers certaines de leurs pages soit par des recherches thématiques via moteur (type Google), soit par des recommandations d’amis et de relations de réseau. Ils se caractérisent par leur indépendance allant parfois jusqu’à un esprit libertaire qui rappelle en effet l’ambiance des premières années mais qui ne leur permet pas d’avoir aujourd’hui la visibilité des sites prônant un certain professionnalisme, notamment journalistique comme c’est le cas de Médiapart. Leur survie dans un environnement de plus en plus tourné vers la captation de l’audience et la recette publicitaire est un espoir pour tous ceux qui, comme moi, continuent à s’exprimer individuellement par leur site ou leur blog au sein d’une communauté attentive, réactive et connivente.
2) Je n’ai pas vraiment fait d’enquête, mais il semble que peu de sites pionniers aient résisté aux évolutions d’Internet. Pourquoi, à votre avis ?
Comme pour les avant-gardes, la situation de pionnier n’est pas une essence, ni une identité en soi. Ceux qui se sont ou ont été définis de cette façon n’ont pas vocation à survivre au-delà d’un premier temps, disons d’attaque, de quelques années, sauf à disposer d’une structure matérielle ou intellectuelle relativement stable, fût-elle sans argent ou presque, comme c’est le cas des équipes universitaires, de certains collectifs politiques ou poétiques, d’associations thématiques, etc. Exemples : la Revue des ressources, Le Terrier ou Publie.net. Le fait d’être dégagé de toute emprise institutionnelle et de tout financement public est aussi, paradoxalement, un bon moyen de durer. Ainsi Zazieweb ou Inventaire/Invention, que nous étions nombreux à beaucoup aimer, n’ont pas résisté aux aléas (comprendre : à la cessation) des financements publics.
http://www.larevuedesressources.org/spip.php
http://www.le-terrier.net/
http://www.publie.net/3) Quel était l’esprit du Net à ses débuts ?Le Net ou le Web n’avait pas spécialement d’esprit par lui-même. Pragmatiquement, il y avait là de nouveaux outils qui permettaient à tout un chacun de s’exprimer et de se faire entendre, lire ou voir directement sans passer par une structure éditoriale. S’il y a un mode de pensée commun à toutes les personnes qui se sont emparées du Net au début, c’est bien cette volonté de se passer d’intermédiaires, considérant que ces médias, éditeurs, sponsors, jurys, etc., sélectionnent, filtrent, dénaturent, réorientent ou bloquent en fonction de leurs propres visées ce que d’autres ont exprimé, quand ces autres (les auteurs) ne sont pas — très exactement — employés par ces intermédiaires. Après, les contenus pouvaient être très variés : cuisine, jardinage, voyage, poésie, politique, informatique, etc. Donc, s’il y avait un esprit, bien que je n’aime pas beaucoup le mot, c’était un mélange d’indépendance, de curiosité, de disponibilité, de liberté d’expression et de disposition à la connivence.
4) Qu’est-ce qui a changé, en une décennie ?Tout. Les performances des matériels, la vitesse des connexions, les logiciels, les acteurs, les financements, les intérêts… Même la diabolisation de l’internet en soi par les politiques et les médias a disparu ; bizarrement, c’était à partir du moment où médias et politiques y sont venus… Bien sûr, ils ont commencé par stigmatiser tout ce qui contestait la reconduction de leur domination, mais ils ont fini par comprendre que ça leur faisait du tort.
5) A l’ère de la professionnalisation , y a-t-il encore une place pour le bénévolat sur Internet ?En ce qui concerne la participation collective, que j’ai appelée bénévol@t pour la différencier du bénévolat traditionnel, j’ai toujours pensé qu’elle existerait et continuerait d’exister parallèlement à la professionnalisation. Le ton aussi bien que le contenu permettent de repérer instantanément le bénévole désintéressé, passionné, motivé, engagé, etc. Les médias ont ouvert des sections de blogs dans lesquelles les journalistes s’alignent parmi les bénévoles mais leur différence saute aux yeux et puis ce sont tout de même les journalistes qui sont mis en vedette. Depuis deux ans, la nouveauté est venue de Facebook. En effet, si vous choisissez bien vos « amis », ils vous signaleront et vous leur signalerez les documents susceptibles d’être les plus intéressants par rapport à vos centres d’intérêt, qu’ils soient mis en ligne par des inconnus, des écrivains, des journalistes, des politiques, des collectifs, que ce soit dans ce pays ou dans un autre, voire en une autre langue. Cette forme de sérendipité contrôlée permet d’échapper à la dictature du ranking imposée par Google et à quoi médias et institutions sont grandement favorables.
Pour plus d’information sur cette histoire du web, voir mon livre Les Salons littéraires sont dans l’internet (PUF, 2002 et en ligne) et mon article « Anonym@t et bénévol@t sont dans un bateau…» chez François Bon :
http://www.berlol.net/jlr2/?page_id=1730
http://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article372
Tags : Bon François, Pinto Gomes Paula, Rebollar Patrick
Publié dans le JLR
Ton propos reste très précis et garde ton empreinte forte. Peu importe un déplacement minime ou un changement de mot. Ce qui est perdu est très largement compensé par ce qui est gagné.
Alors remercions encore Paula !